Merlin l’enchanteur/Livre VIII

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (1p. 243-280).

LIVRE VIII

PÈLERINAGES


I

Et moi aussi, je suis à pas lents la fortune de Merlin. Avec lui je m’éloigne, je pars, sans savoir où s’arrêtera ma course. Bientôt j’aurai perdu de vue les choses les plus aimées dans le pays natal. Voici que les arbres, les maisons, les bois, les champs, les monts connus se montrent encore à mes regards. Mais ceux qui m’ont accompagné au départ, où sont-ils ? Quelques-uns, je crois, me font signe de la main. Peut-être n’est-ce qu’une illusion. Pourtant leur voix arrive encore à mes oreilles… Oui, c’est elle que j’entends, triste et grave, comme à l’heure où ceux qui se sont aimés se quittent pour toujours. À leur cri d’adieu, répété de rive en rive, je réponds par un soupir, ou plutôt par un cri d’espoir, par un adieu de bon présage !

Ici commencent les pèlerinages de Merlin. Il n’allait pas comme les autres pèlerins visiter une relique, ni accomplir un vœu. La douleur le poussait. Il marchait devant lui, espérant changer de pensée en changeant d’horizon. Peut-être aussi n’était-il pas fâché de voir jusqu’à quel point il avait conservé le don d’enchanter la terre.

Ce fut, je pense, par une fraîche matinée d’un lundi après Pâques fleuries qu’il entreprit ses voyages. Il marchait le premier ; Jacques Bonhomme après lui, à moins que l’enchanteur ne l’appelât pour converser chemin faisant. Tous deux étaient suivis de leur chien noir.

Cet équipage n’avait rien d’imposant ; pourtant les plus grands rois de la terre se courbaient quand ils rencontraient le puissant Merlin sur leur sentier. Passait-il devant les nations ? s’il les trouvait désolées, il gémissait avec elles ; ou bien si elles dormaient, il les touchait de la main pour les réveiller de leur sommeil de plomb. Puis il leur donnait des droits : Jura dabat populis, dit la chronique que je traduis, sans y joindre ni réflexion, ni idée, comme doit le faire tout historien qui mérite ce nom.

Merlin allait sortir de France par la mer de Bretagne. Il n’avait plus qu’un pas à faire pour franchir la frontière. À ce moment il s’arrêta sous la poterne de Calais, et jetant un long regard autour de lui :

« Adieu, France l’honorée ! dit-il en soupirant. Que de fois tu t’entr’ouvriras, comme la glace brillante sous les pas de celui qui se confiera à ton éclat ! Mes yeux te reverront-ils jamais ? Cette porte verrouillée se rouvrira-t-elle pour moi ? À cette pensée mon âme se trouble, comme si je descendais au fond de la mer d’angoisse. Et pourtant, mieux vaut encore ne pas te voir qu’assister à tes maux, sans pouvoir les guérir. Que de fois j’ai usé pour toi les forces de mon cœur et presque toujours vainement ! ta plaie est si grande ! C’est mourir que d’y penser. Je vais chercher au loin le simple pour guérir tes blessures. Fais-moi d’avance un tombeau sous une pierre qui parle, et mets-le dans les lieux réservés aux sauveurs à venir. »

Cependant il s’informa des matelots quel temps il faisait et si le vent soufflait du nord. La mer était paisible ; pas une ride ne l’effleurait quoiqu’un ciel de plomb pesât partout sur elle. Des barques rasaient les eaux tranquilles et la tempête était dans la nue. À la vue de ce contraste singulier, il dit encore au moment de s’embarquer :

« Toi aussi, quand l’iniquité s’amasse sur ta tête, reste calme et serein. Que des pensées ailées surgissent à l’improviste de ton esprit, blanches comme la voile qui émerge, en ce moment, du puits amer de l’Océan. »

Cela dit, il partit, le cœur un peu moins lourd.

La première contrée visitée par Merlin fut la Grande-Bretagne. On la nommait encore Albion. Au débarquer, il fut reçu à Douvres, près du rivage, par les trois sorcières des trois îles, l’œil en feu, les cheveux ruisselants sur les épaules. Elles lui firent les honneurs du château, qui, dès ce temps-là, était réduit à un pan de tour croulée. On visita les ruines :

« Malheur ! malheur ! s’écria le prophète, je respire ici l’homicide. Macbeth sera roi ! les trois îles l’acclameront !

— Nous le savions, » dirent les devineresses qui l’ignoraient absolument, et elles se turent. Mais, en sortant de là, elles allèrent se poster dans les bruyères et firent retentir dans les trois îles le fameux cri : « Macbeth, tu seras roi ! » qui résonne encore.

Elles eurent ainsi tout l’honneur de la prophétie ; elles l’ont conservé. Merlin sourit de cette fraude. Il savait depuis longtemps que les prophètes se volent réciproquement leurs prophéties.

Sans rechercher davantage cette compagnie, il pénétra dans l’intérieur du pays. Le seul être communicatif, liant à son gré, se trouva être le fameux Robin-Hood, grand braconnier de ce temps-là, grand amateur de carrefours, toujours chassant, toujours chantant, un peu voleur, un peu écumeur de mer, auquel il apprit à découvrir les sources, tondre les moutons écossais, engraisser les troupeaux, perforer les mines, allumer la houille, ouvrager les métaux, et qui le paya en retour de plusieurs ballades dont quelques-unes plaisent encore aujourd’hui, par exemple la plus charmante de toutes :

« Connaissez-vous le braconnier ? »

Ce que Merlin admirait sans réserve, c’étaient les yeux épanouis des femmes de cette contrée. Il les comparait à des primevères écloses sous la neige. Pour les hommes, il les crut longtemps les meilleures gens du monde, sur leur bonne mine fleurie. Par malheur, il finit par se convaincre qu’ils avaient, en grand nombre, une âme de pirate.

Prodigue d’enchantements, il les répandait alors sans compter. (L’âge, la réflexion, je pense aussi l’ingratitude humaine, devaient le rendre plus circonspect.)

Albion profita de son inexpérience. À la seule demande de quelques lords qui sortirent de leurs bourgs pourris et vinrent à sa rencontre, que ne fit-il pas en peu de jours ? Apprivoiser les dragons de Kylburn, planter la rose rouge dans les jardins d’York, la rose blanche dans les bosquets de Lancastre, forger de sa propre main la couronne de l’Océan, semer d’émeraudes la verte Érin, mettre un frein ciselé aux chevaux de mer, bâtir la tour de la Cité avec force corridors sombres, réduits cachés, voûtes, portes cadenassées pour servir d’hôtelleries aux rois découronnés et même à leurs fantômes, préparer la place à table pour le spectre de Banco ; quoi encore ? Mille autres choses. Et tout cela noblement, simplement, sans que personne l’en priât.

Quand les habitants de Cambrie se virent si aisément comblés, ils en conçurent un fol orgueil, mêlé surtout de dureté et d’injustice pour le reste du monde ; car ils s’attribuaient tout à eux-mêmes. Loin de ressentir la moindre reconnaissance pour Merlin, à peine le regardèrent-ils d’un air altier, où l’infatuation n’était que trop visiblement peinte.

S’ils le voyaient sur la place publique, à Hyde-Park, dans un square, il est vrai qu’ils lui serraient la main. Mais ils ne le recevaient point chez eux, dans leurs maisons, dans leurs cottages, encore moins dans leurs châteaux. Même, ils rabaissaient ses œuvres. Forger la couronne verdâtre de l’Océan ! belle affaire, en vérité. Pouvait-il donc faire moins pour le pays des lords ? Et puis, était-il gentilhomme ?

Ces propos, d’autres encore, murmurés en sifflant, ne manquaient pas d’être rapportés par Robin-Hood à Merlin, qui en ressentit d’abord beaucoup de surprise, puis autant de pitié. Mais cette pitié se changea en indignation lorsqu’il fit en se promenant sur la grève la découverte que voici :

Sur la plus haute falaise, dans un lieu fort apparent, les habitants avaient établi un grand encan, et ils le laissaient ouvert jour et nuit. Ils avaient un crieur dont la voix se faisait entendre des trois îles, et autour de ce brelan il y avait une Bible entrouverte. Sitôt que la vigie signalait au loin en pleine mer quelque peuple nouveau, qui arrivait plein d’espérances, toutes voiles dehors, gonflées, vent arrière, ils vendaient ce peuple au plus offrant. Ils s’en partageaient le prix.

« Que vois-je, Robin-Hood, s’écria Merlin, la première fois qu’il se présenta à ce marché. On vend ici l’espèce humaine ! ô mon ami ! quel trafic ! Le saviez-vous ? dites, parlez. »

Ne sachant que répondre, Robin-Hood se mit à chanter entre ses dents, selon sa coutume.

Cette découverte ajouta une tristesse presque infinie à celle que Merlin ressentait. Il s’assit au bord de la Tamise sur la grosse pierre que j’ai vue moi-même à Westminster ; et, songeant à ce premier mécompte, il fit de vains efforts pour échapper au désenchantement et à l’ennui, si bien que le spleen le gagna. Plus il avait espéré de ces peuples d’Albion, pour la liberté des autres, plus il se désolait d’avoir été si indignement trompé.

Certes, il eût pu retirer d’un seul coup tous ses dons à des hommes qui en faisaient un si mauvais usage. Cette pensée lui vint d’abord ; il allait l’exécuter, lorsqu’il réfléchit qu’il était peut-être indigne d’un enchanteur de reprendre ce qu’il avait donné une fois.

Alors, il se sentit vraiment seul ; et il eut horreur, de son isolement. Les facultés qui lui restaient ne lui servaient qu’à sonder sa misère profonde. Il se sentait puissant comme un dieu, impuissant comme un ver de terre. Il eût voulu mourir. Tout ce jour-là il pleura et encore le lendemain. Rien ne pouvait le consoler de cette première vue de l’iniquité.

De ces larmes mystérieuses sont sorties, depuis ce temps, les noires vapeurs qui assiégent le cœur des hommes de ce pays-là. Souvent il leur arrive de se lasser de vivre ; et, quand ils mettent fin à leurs jours, ils ne se doutent pas qu’ils consomment le suicide rêvé par Merlin. Qu’ils descendent au fond de leur cœur ! ils y trouveront l’héritage douloureux du prophète, à ce moment de sa vie. Mais où sont, hélas ! son ingénuité, sa simplicité, son innocence, sa douceur, sa candeur ?

Tout cela a été altéré par le temps. Ce qui était chez lui le cri déchirant de l’amour inassouvi, la soif de la justice, est devenue trop souvent chez eux le mal de l’ennui, la satiété. La tête dans ses deux mains, Merlin sanglotait. C’était la première explosion de sa douleur. Jeune, dans un monde étranger, rien ne l’obligeait à se contenir. Ses yeux aveuglés par les larmes distinguaient à peine les objets autour de lui.

Voilà pourquoi on entend aujourd’hui tant de sanglots dans les rochers battus par la mer de Bretagne et pourquoi une couronne de noirs soucis pèse éternellement sur le front des trois îles et leur voile le soleil.

II

Pour mettre le comble à la désolation de Merlin, arrivèrent les rouges Saxons sur leurs noirs vaisseaux recourbés ; aussitôt les Bretons, tristes fils des orages, furent dépouillés de leurs champs, de leurs cabanes moussues, de leurs vergers aux pommes d’or, plantés par l’enchanteur. La terre d’Arthus trembla sous des flots de fer. Les Anglais se joignirent aux hommes de proie, si bien que toute âme dut se taire. On ne voyait plus que bardes errants, les mains vides, sans espoir, demandant un abri aux tombeaux ; toute sagesse eût péri d’un seul coup, si Merlin n’eût fait un vaisseau de cristal, plus transparent que l’azur, où il fit monter avec lui les meilleurs.

« Adieu, dit-il à Robin-Hood ; je ne saurais vivre ici un jour de plus. Quittez, mon ami, cette vie de braconnier, c’est moi qui vous en prie. Surtout ne trafiquez plus de l’espèce humaine, si vous désirez me revoir un jour. »

Personne ne l’accompagna au rivage. Personne ne le salua de la main, quand il partit de Southampton. Abreuvé d’amertume, méprisant les orgueilleux, obligé de se repentir de ses bienfaits comme d’une duperie, il se retourna au moment de monter sur son petit vaisseau ; et c’est alors qu’il prononça ce qu’on appelle encore aujourd’hui :

LA MALÉDICTION DU BARDE.

« Quoique Jean l’Anglais[III.] soit un méchant traître, pire que la pluie et les vents, il ne domptera pas mon cœur, tant que sera debout le rocher de Maël.

« Quand les mauvais jours sont venus, je me suis retourné vers leur île, couleur de l’aile du cygne. J’ai crié : pitié, vérité, humanité, c’est là qu’est la blanche demeure de la justice, allons nous asseoir sur ces plages.

« Je suis venu dans leur île sur le rocher du bon droit ; j’y ai trouvé le repaire de l’iniquité.

« Ah ! qu’ils m’ont fait payer cher la joie de sangloter en face de la mer de Bretagne !

« Comme leurs regards étaient froids et hautains quand ils passaient devant moi ! Comme ils ont insulté à mon deuil, au deuil de la justice ! Les jeunes hommes à la langue sifflante ont été plus durs que les vieillards, et les femmes aux yeux de primevères plus dures que les hommes, et le peuple plus dur que les barons.

« Ceux en qui j’avais le plus espéré, ceux-là m’ont frappé les premiers. C’est d’eux qu’est venue la première blessure. Oui, c’est de leur arc de bois d’if qu’est partie la flèche empoisonnée.

« Ils m’ont donné le goût de la mort éternelle, ceux auxquels je demandais la vie.

« Ô vous que l’Océan insulte de son ricanement, n’abordez pas ici. Retournez dans l’orage. Mieux vaut mourir par la colère de l’Océan que d’acheter la vie de la pitié homicide de Jean l’Anglais !

« Mieux vaut boire goutte à goutte l’hydromel de l’enfer que le dédain et l’injure du rouge Saxon !

« Comme j’étais seul au milieu de la foule innombrable ! Nul ne m’adressait la parole.

« Ah ! j’ai presque oublié parmi eux le doux son de la voix humaine.

« Voyez-les passer muets, les dents serrées parmi les autres peuples. Qui a reçu d’eux un salut, un adieu ? Qui a vu jamais leurs regards vitreux s’épanouir sur le faible ? Qui a senti l’étreinte de leur main ?

« Où vont-ils, étrangers parmi les hommes ? Que viennent-ils faire au doux foyer de ceux qui les abritent ? La pluie, le gel, le vent, la bise sont moins impitoyables à la plainte de celui qui succombe sous la loi du plus fort.

« Vierge du bois chenu, reconnais tes bourreaux. Ils te lieront sur le bûcher et le bûcher brûlera pendant cinq siècles. Quand il s’éteindra, ce sont eux, les rouges Saxons, qui le rallumeront de leur souffle maudit. »


Pendant que Merlin parlait ainsi dans l’orage et que son navire rasait la côte, les habitants le suivaient des yeux du haut de la falaise ; quelques-uns disaient : « Que parle-t-il de justice ? C’est pour nous seulement qu’elle est faite. »

Ils essayèrent de le lapider ; mais la mer elle-même rit de leur impuissance.

Cependant ils allaient lécher à genoux les mains d’Hengist le Païen qui ruisselaient du carnage des bardes ; ils rampaient sous son char, l’œil pieux, à mains jointes, ils adoraient le meurtrier.

Et ils s’engraissaient de la chair des taureaux ; leurs joues s’empourpraient comme celles des hommes repus qui cuvent le vin sanglant de l’homicide.

Puis, étant montés sur le plus haut rocher, ils crièrent de manière à être entendus de toute la terre : « Il n’y a point de justice, il n’y a que de l’or ! »

Et le prêtre irlandais, maudit des bardes, répéta après eux : « Il n’y a point de justice ! »

À ces voix, parties du milieu du peuple qui semblait le plus sage, tous les hommes pâlirent à la fois. Ils s’entre-regardèrent comme si la mer venait d’engloutir la conscience de l’homme. Chacun se sentit dépouillé un moment de son âme immortelle.

À ce moment, Merlin, regardant les trois îles, recommença de maudire, et sa voix couvrait celle des peuples et celle des tempêtes :


« Je ne savais qu’aimer ; pourquoi m’ont-ils appris à haïr ?

« J’ai vu des bardes, des outlaws, des bannis, des justes, auxquels leur froide indifférence a ôté la raison. Ils riaient au bord des flots et ils s’y engloutissaient au même moment.

« Non, je ne puis pardonner l’insanité de l’homme juste, provoquée par l’endurcissement des hommes de proie.

« Qu’elle retombe sur eux, à leur dam, en larmes, en angoisses, en affres et désespoirs ! Au milieu de leurs vaisseaux démâtés, qu’ils aillent errants, sur la grève, la tête nue, branlante, égarée, chantant des complaintes enfantines comme leur roi Lear, privé de son royaume.

« Voilà mes vœux pour eux, voilà ma merci pour leur pitié, pour leur humanité !

« Je vous le dis, rouges Saxons : pourquoi avez-vous provoqué le lion rugissant de la justice ? Si les justes ne sont pas puissants aujourd’hui, ils le seront demain. Leur règne durera toujours.

« Pourquoi arrachez-vous aux hommes le cœur pour en faire un butin ? Le cœur est immortel ; il criera contre vous.

« Croyez-vous que la rive escarpée vous défendra éternellement ? Le rocher de Cambrie s’use comme la corne du bœuf ; le vautour égrènera de son bec la cime du rocher.

« La patience des gens de bien est longue ; elle attend, elle ajourne. À la fin, elle est comble. Ce jour-là, croyez-vous qu’un dieu en colère ne saura pas franchir l’Océan à pieds secs ? Où fuirez-vous ce jour-là ?

« Où est l’île inconnue qui ne nourrisse contre vous un vengeur ? Où est l’écueil, où est la grève qui ne se soulève contre vous ?

« Dites un peuple que vous n’ayez fraudé. S’il en est un, nommez-le. Votre masque est tombé ; il est tombé dans l’abîme.

« Tous vous voient, tous vous connaissent, tous vous maudissent.

« Quelle est la race, quel est le peuple, quel est le Christ dont vous n’ayez été le Judas Iscariote aux cheveux écarlates ?

« Votre propre fils vous condamnera : celui-là s’appellera Harold.

« Fils des tempêtes, vous vous abritez derrière les tempêtes et vous dites : « Nul ne viendra jusqu’à moi ; je me ris du ciel et de la terre ; je me ris surtout de la bonne foi des hommes. Les flots vaillent sur moi. »

« Prenez-y garde ! Les flots commencent à se lasser.

« Viendront des vaisseaux sans voiles et sans rames, et ils henniront comme des chevaux de mer.

« Le souffle de leurs narines sera si fort qu’il couvrira de vapeurs la mer verdâtre, et le vent de la justice tout seul les poussera.

« Les îles superbes trembleront quand elles verront que la ceinture de l’Océan a disparu, que l’abîme est comblé, qui sépare Cornouailles et Neustrie.

« Et ce jour-là pèsera l’éternel talion sur l’île homicide des Lords. »


Déjà le vaisseau qui emportait le prophète était loin de la côte ; ses dernières paroles retentissaient encore sur la grève avec les flots en colère. Plusieurs de ceux qui, d’abord, avaient voulu le lapider, commencèrent à se repentir de leur dureté envers le reste des hommes. La peur les avait gagnés. Quelques-uns de ces peuples en devinrent tout pâles : ils le sont encore aujourd’hui.

III

La barque était à peine sortie du port, une bergeronnette (c’est l’oiseau de magie), arrivant d’outre-mer, tombe sur le pont. Merlin la prend dans ses mains et la réchauffe, toute tremblante, de son souffle. Frappé d’un incident si simple, l’idée lui vient d’en profiter pour envoyer une lettre qu’il projetait d’écrire depuis longtemps, ce qu’il exécuta de la manière suivante :

MERLIN L’ENCHANTEUR À VIVIANE.

« La mer est triste, le ciel immense, le monde est vide ; je te cherche, m’entends-tu ? Si tu regardes du rivage la profonde mer, ou si tu es assise à l’angle de la forêt, ou si tu cueilles l’herbe d’or, ou si tu lis dans le livre magique au sommet de la montagne, ou si tu écoutes le grillon du foyer, souviens-toi de Merlin. J’appelle, réponds-moi ! »


Après avoir écrit ces mots, il les ploie et les attache au cou de la bergeronnette. L’oiseau part en ligne droite et disparait.

Comment, direz-vous, Merlin pouvait-il espérer qu’une lettre ainsi confiée au hasard parvint jamais à Viviane ? Est ce là une preuve de sagesse ?

Et vous-même, ô lecteur, n’avez-vous jamais jeté des paroles aux vents ? N’avez-vous jamais adressé un message par l’étoile du soir ? N’avez-vous jamais confié un adieu, un regret, un salut, ou au moins un soupir, à la voile lointaine du navire qui blanchit à l’extrémité de l’horizon et qui hésite sur son chemin ?

Pour moi je l’ai fait, non une fois, mais cent fois.

D’ailleurs, que sert de raisonner ? Voici, pour trancher la question, l’oiseau qui reparaît en portant la réponse : et sans se lasser, toujours battant de l’aile, donnant à peine le temps d’écrire, il va, revient, repart six fois, tant qu’il y a un message :

VIVIANE À MERLIN.

« Que me fait le grillon ? je n’ai point de foyer. Que me fait le livre magique ? les larmes m’empêchent de lire. Que me fait la mer profonde ? je méprise les perles. Reviens, reviens, Merlin ! j’ai soupiré. Écoute-moi ! »

MERLIN À VIVIANE.

« Revenir, dites-vous ? J’ai réfléchi, Viviane, depuis mon dernier message. Parlez-vous sérieusement ? Qui me répond de votre parole ? N’avez-vous pas tout rompu entre nous ? Je ne saurais l’oublier. Est-ce un nouvel affront que vous me préparez ? »

VIVIANE À MERLIN.

« Tu as raison, Merlin, tu fais bien de rester. Non, non, ne reviens pas. J’ai eu tort de te demander de revenir ; je ne le faisais que pour adoucir ta peine qui me semblait trop grande. Pour moi, je ne désirais pas ton retour. Nos caractères sont trop différents, et ma marraine, à laquelle j’ai confié ta dernière lettre, ne consentira jamais à notre mariage. Il vaut bien mieux pour ta gloire, parcourir le monde et y semer tes bienfaits. C’est même là un devoir rigoureux. »

MERLIN À VIVIANE.

« Non, non, il faut repartir et te revoir, t’enlacer de mes bras, expirer sur tes lèvres. Me comprends-tu, Viviane ? Efface les mots que je t’ai écrits, je les efface de mes larmes. La douleur m’avait rendu insensé. Dans ce combat d’orgueil, c’est toi qui as vaincu. »

VIVIANE À MERLIN.

« Ne jouons pas ainsi, Merlin, avec nous-mêmes. La vie est sérieuse. Ne revenez pas, je vous le défends. Si vous êtes assez fou pour reparaître, vous ne me trouverez pas. Vous êtes le roi des sages, et je vous ai reconnu à votre dernière résolution de ne pas me revoir. Vous l’avez dit, la chose est sans remède. Nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre. Que tout soit fini entre nous, même cette correspondance, digne, en effet, d’être confiée à tous les caprices des vents. »

MERLIN À VIVIANE.

« Quoi, Viviane, même cet anneau magique donné à la dernière heure et mon seul héritage, vous m’avez renvoyé tout ce que vous avez de moi ! Qu’ai-je donc fait, sinon de vous avoir trop aimée ? C’est bien, Viviane ; ni amour, ni amitié, ni humanité, ni pitié ! Va, je te pardonne ; je me suis trompé, ton cœur n’est pas méchant ! il n’est qu’impuissant ! Me voilà donc maintenant seul au monde, sans que je sache pourquoi ; et personne ne me dira ce que tu deviens. Le dernier ver de terre est moins misérable, moins abandonné que moi. Je souffre de l’eau que je bois, de l’air que je respire. Vienne donc la tempête ! Elle sera moins implacable que vous ! »

IV

Après cette lettre qui resta sans réponse, Merlin erra tristement sur la mer du Nord, battu de la tempête qu’il venait imprudemment de soulever. Son vaisseau de cristal échoua en Flandres, sans se briser. Il talonna toute une nuit au large et, à la marée montante, fit côte sur la plage basse, nue, éternellement retentissante, que ferme la dune d’Ostende à Anvers.

« Sauvez-moi ! cria Jacques, ou je péris ! » Déjà Merlin l’avait saisi par son sayon et mis en lieu de sûreté.

S’étant aventuré dans le plat pays, il fut accueilli par Geneviève de Brabant, qui l’hébergea d’abord dans sa grotte, et lui servit de guide à travers les plaines coupées de marécages. À l’entrée de chaque village, les pinsons le saluaient d’un chant intarissable. Il crut que c’était là un concert ménagé pour célébrer son arrivée.

Mais quelle fut son indignation, lorsqu’il apprit que ces chanteurs étaient aveugles et que les habitants leur avaient traîtreusement crevé les yeux pour mieux jouir de leur gazouillement :

« Pauvres Homères ! s’écria Merlin en considérant leurs petites paupières blanchâtres abaissées l’une sur l’autre, n’est-ce pas assez que Thamyris, Orphée, Amphion et le poëte de l’Iliade aient reçu le même prix de leurs chansons ? Qui donc a été fait pour la lumière, si ce n’est vous, puisque vous en êtes les messagers ? Les yeux fermés par les méchants, saluez l’aurore éternelle, puisque l’aurore, ici-bas, vous a été retirée ! »

Se tournant alors vers les peuples régis par Geneviève de Brabant :

« Ô peuples ! n’avez-vous pas de honte, d’ôter la lumière aux fils de la lumière ? À qui la laisserez-vous, si vous l’enlevez aux coryphées du jour ? »

Puis il ajouta :

« Hommes ! c’est donc ainsi que partout vous accablerez les vrais bardes de soucis et d’avanies ! Vous les plongerez dans la nuit d’angoisses, seulement pour en tirer de plus beaux chants. Si vous crevez les yeux aux bardes, qu’avez-vous besoin de poëtes ? Craignez qu’il n’en naisse plus parmi vous ? »

Ces discours firent réfléchir les peuples, qui promirent de se réformer au moins sur ce point, mais ils n’ont pas tenu parole.

Le surlendemain, l’enchanteur et son compagnon traversaient en Brabant une petite vallée couverte d’épis de blé et abritée du vent du nord par la forêt de Soignes. Fatigués de la route, ils se couchèrent dans un sillon et s’endormirent.

En s’éveillant, Merlin dit à Jacques :

« N’as-tu rien entendu pendant notre sommeil ? Il me semble, mon ami, que de terribles chariots de guerre ont passé par là et que la terre est rouge de sang.

— Je n’ai rien entendu, rien vu, dit Jacques.

— Il faut donc, repartit Merlin, que j’aie eu la tête pesante de l’ardeur du soleil et que j’aie fait un furieux rêve. Non, jamais le bélier de Cornouailles heurtant le sanglier des Gaules, jamais le puissant Arthus aux prises avec l’odieux Saxon, ne firent un tumulte semblable. Figure-toi que j’ai vu deux formidables armées se heurter, se briser dans les sillons à cette place où nous sommes couchés ; et là-bas, sur cette butte de sable rouge, où tu vois distinctement un champ de trèfle, un fantôme immobile, à cheval, que j’ai pris à cette distance pour le roi découronné des tempêtes, s’est abîmé avec fracas.

— Et à qui est resté la victoire ? dit Jacques.

— À l’Anglais.

— On voit bien que vous avez fait un rêve.

— Je le pense comme toi ; vois pourtant comme les blés sont foulés.

— Sans doute ce sera quelque Cobold qui aura passé par là.

— Il le faut bien, » dit Merlin. Et il se leva du fond du sillon, qui depuis ce jour n’a cessé de se creuser, jusqu’à prendre la forme d’une immense tombe, telle qu’on la voit aujourd’hui.

« Demande à ce berger un peu d’eau, car j’ai grand’soif, et le nom de ce village. »

Jacques revint l’instant d’après :

« Il n’y a ni eau ni vin, et le village s’appelle Waterloo.

— C’est bien. Ne l’oublie pas, mon fils. »

De là, errant du Brabant à l’Ardenne, rejoignant l’Escaut, il entendit les peuples se vanter entre eux qu’ils lui accordaient l’hospitalité. Ce mot le fit rougir ; car il payait toujours largement son écot, soit en or monnayé à l’effigie d’Arthus, soit en inventions de son art, telles que murailles bastionnées pour les communes, donjons pour les gueux qu’il honorait particulièrement, maisons de ville dont les peuples ne possédaient avant lui aucun vestige. Il en prit occasion de leur donner une leçon de modestie :

« Ne vous servez pas si légèrement de ce saint mot d’hospitalité, leur dit-il. Le cœur seul y met du prix. Est-ce être hospitalier que de ne pas rejeter à la mer les naufragés qui prennent terre sur vos côtes ? Est-ce être hospitalier que de leur laisser respirer l’air des grèves et contempler le ciel orageux, sans les repousser dans l’abîme ? Autant font les vautours. Hospitaliers au même titre, eux aussi ne dépècent que les morts. »

Ainsi il parla aux bourgeois et aux peuples. Mais, craignant tout aussitôt d’être injuste, il se retourna vers Jacques et il lui dit :

« Je prévois, à la tristesse qui me prend dans ces lieux, qu’ils deviendront pour toi, mon fils, un endroit, non de pèlerinage, mais d’exil. Je ne sais si tu y laisseras tes os. Je sais, assurément, que tu y passeras de longs jours, non par la volonté, mais par celle d’autrui. Tu resteras enchaîné dans ces lieux, parce qu’il te semblera doux d’entendre au moins un écho de la langue natale. Pour quelle cause tu seras conduit ici, je ne puis le dire. Au reste, je te ferai une enceinte sacrée autour de ta pensée, et nul ne pourra t’y assiéger.

— Serez-vous avec moi, seigneur Merlin ?

— Oui, mon fils, si je suis encore de ce monde.

— Alors tout sera pour mon bien.

— Ne parle pas ainsi, mon fils. Rien ne peut remplacer le doux air du pays où l’on est né, l’ombre des arbres qu’on a plantés, le parler des femmes qui ont connu votre mère ; rien, ô mon fils, ne peut remplacer cela, pas même le puissant Merlin qui remue les rochers. Tâche seulement de ne pas être injuste envers ceux au milieu desquels tu vivras. Ils n’ont connu ni les tiens ni ton berceau. Tu es pour eux l’étranger qui peut-être partira dès demain. Pourquoi veux-tu qu’ils donnent leur cœur à l’oiseau qui n’a pas choisi son gîte, que la tempête a jeté sur leur côte, et qui lui-même n’aspire qu’à revoir le nid natal ? Contente-toi de la justice ; ne demande pas l’amour. C’est beaucoup s’ils le prêtent une pierre du chemin pour y poser ta tête, et cela même mérite une récompense. »

En témoignage de ces dernières paroles, Merlin apprit aux gens du pays, Flamands, Bataves, Frisons, hommes de Bruges et d’Anvers, à briser sur leurs rivages la colère de l’Océan.

« Assemblez, leur disait-il, de petites verges d’osier, et, après les avoir entrelacées les unes aux autres, faites-en une claie où viendront se briser tous les flots mutinés.

Les gens du pays se prirent à rire.

« Comment, disaient-ils, ô roi des sages ! apprivoiserons-nous la mer en la fouettant de verges d’osier ? »

Merlin répondit :

« Les grandes passions domptent les grands obstacles, mais elles s’usent devant les plus petits, lorsqu’ils sont répétés et ne laissent de répit ni jour ni nuit. Il en sera de même de la fureur de l’Océan, si vous faites ce que je dis. »

Convaincus par ces discours, les Bataves obéirent au conseil de Merlin ; c’est ainsi qu’ils se firent, parmi les algues et les coquillages, une patrie invincible dans le lit toujours orageux de la mer du Nord.

V

À mesure qu’ils approchaient des plaines herbues de la Teutonie, par delà Aix-la-Chapelle, Merlin donna d’amples instructions à Jacques ; il les termina ainsi :

« Nous allons entrer, ô mon fils, chez des peuples tout nouveaux pour toi et dont tu n’as aucune idée. Jusqu’ici nous avons vécu chez des nations de notre famille. Désormais tu verras d’autres visages et d’autres mœurs. C’est maintenant qu’il faut user de sagesse et de circonspection. Les peuples que nous allons visiter sont très-honnêtes ; ils ont même, quand on sait les prendre, une grande bonté de cœur. Mais encore faut-il savoir leur parler. Je les connais pour les avoir visités en d’autres temps. Je les suppose ombrageux, ainsi qu’il sied à des êtres qui ont vécu longtemps dans l’obscurité des bois sacrés. Je les crois aussi d’humeur rancuneuse, d’ailleurs peu amis du rire. Garde-toi donc de railler avec eux : ils s’imagineraient que tu veux les injurier, leur mansuétude naturelle se changerait en venin. »

En parlant ainsi, ils se trouvèrent au bord du Rhin aux flots verdâtres, le père des eaux. Ayant hélé une barque qui remontait le fleuve, ils y entrèrent aussitôt. À travers la brume, Merlin faisait remarquer à Jacques le nombre prodigieux de châteaux forts assis sur les deux rives ; il lui montrait les hameaux endormis au pied de ces hautes murailles.

« Vois ces peuples ! Ils sont heureux, ils ne font aucun bruit. On croirait qu’ils germent en silence, comme l’herbe des prairies.

— C’est donc qu’ils payent peu d’impôts ? disait Jacques Bonhomme.

— C’est le contraire, ils en payent beaucoup, et, malgré cela, ils sont heureux, parce que les enchanteurs y ont plus de crédit qu’en aucun lieu du monde, et, si je ne me fais grande illusion, tu en auras bientôt la preuve. »

À peine avait-il achevé, sur les balcons et les terrasses des vieux châteaux, et sur l’esplanade des tours crénelées, on vit paraître une population entière de rois, d’ermites, de ménestrels, de pèlerins, de nains, de rhingraves, qui, se courbant jusqu’à terre, témoignaient le plus grand respect à notre héros. Tantôt c’était un roi centenaire, à la barbe blanche, qui, pour lui faire honneur, laissait tomber du haut d’un balcon sa coupe d’or dans le Rhin pendant qu’il passait. Tantôt c’était un vieux joueur de harpe qui, se tenant au sommet d’une tour, chantait une ballade que l’écho répétait jusqu’à trois fois. Après avoir chanté il brisait sa harpe.

Quelques nains boudeurs, il est vrai, se dressaient sur leurs pieds et, regardant par la fente d’un mâchicoulis, ils demandaient :

« Cet homme est-il vraiment Tudesque ? Est-ce sûr ?

— Non, répondaient d’autres nains, il est Français. »

Sur cela, une foule de nains difformes rentraient dans leur taudis avec horreur et s’écriaient : « Nous ne serons pas de la fête ! Quoi ! c’est trahir la blonde Allemagne que de faire fête à Merlin le Gaulois. »

Mais tous ceux dont la taille n’était pas trop au-dessous de l’ordinaire riaient de cette colère des nains et se prêtaient au triomphe de Merlin. Partout où il s’arrêtait, des jeunes filles blanches de neige, aux longues tresses blondes tombant sur les épaules, lui apportaient des couronnes de lierre. Elles avaient soin d’y ajouter quelques tranches d’un pain doré, quelques baies de myrtilles et un vin fumeux dans le cristal coloré de Bohême. Entraînés par une force souveraine, la foule des rois, des ermites, des pèlerins, qui habitaient les vieux manoirs, descendirent de leurs retraites et suivirent sur les deux rives le bateau de Merlin qu’ils avaient pavoisé de fleurs de houblon. Cette foule, qui grossissait à chaque pas, couvrait au loin le pays ; elle lui eût fait son cortége jusqu’au bout de la terre, s’il ne s’y fût opposé. Même plusieurs cerfs des bois entrèrent dans le fleuve et suivirent à la nage. En face de Mayence, le docteur Faust, sortant de la Thurmmause, arriva sur une petite barque. Il vint saluer en Merlin son ancien et son maître, ce qui fut cause d’un grand malheur, comme on le verra bientôt.

De temps immémorial, les deux rives étaient habitées par des peuples très-jaloux l’un de l’autre. Ils étaient toujours prêts à en venir aux mains. Pendant que Merlin passait, ils avaient fait trêve à leurs haines séculaires, subjugués par sa douceur, jointe à son bon sens. Mais il était à craindre qu’à la moindre occasion leur tempérament opposé ne les brouillât de nouveau et ne les mît aux mains sous les yeux mêmes de l’enchanteur ; ce qui, hélas ! ne manqua pas d’arriver. La parole imprudente de Faust en fut la cause.

À peine il avait fini de parler, plusieurs murmurèrent et dirent : « Pourquoi se fait-il si humble ? Pourquoi reconnaît-il la supériorité de Merlin ? Pourquoi avoue-t-il que Méphistophélès, qui est de race teutonique, est le vassal et non le prince de l’Enfer ? Le voilà qui maintenant abandonne cet honneur à Belzébuth, qui est de race française. Cela peut-il se supporter ? »

Les nains, entendant ce langage, se glissèrent en rampant hors de leurs manoirs. Ils vinrent mêler leur fiel à l’amertume et à l’envie qui remplissaient déjà le cœur de la foule. Suivant eux, c’était pour humilier les Teutons que Merlin s’était préparé ce triomphe. Dire que le roi de l’Enfer n’était pas de race germanique, n’était-ce pas le comble de l’injure ? Le sang seul pouvait laver cette honte. « Il n’était rien de mieux, ajoutaient-ils, que des os de Francs-Gaulois broyés pour faire pousser le blé. » Tant firent-ils, que la haine remplaça partout l’amour.

Déjà sur les deux bords s’étaient rassemblées deux armées, opposées par la race, la langue, le génie. Sur la rive droite marchaient en tête Malvasius, roi d’Islande, Grunvasius, roi des Orcades, Lot, roi de Norvège, Holdinus, roi des Ruthènes. Ils avaient auprès d’eux Thor avec son lourd marteau, Hildebrand avec son archet d’acier, Siegfried, qui portait dans un coffre le trésor nouvellement retrouvé des Nibelungen. Une population rude, fauve, se pressait sur leurs pas au bruit des cornes de buffle. Au sommet des montagnes brumeuses, sur la rive gauche, défilaient, dès l’aube du jour, des chevaliers à la visière baissée, accourus à l’appel de Merlin. Ils montaient des cavales gris pommelé et conduisaient en laisse leurs innombrables chiens de guerre, qu’ils allaient démuseler. C’était le peuple d’Arthus, à la fière pensée, la lance haute, prête à frapper. Leur chef portait de l’ambre en forme de bandeau tordu autour de ses tempes.

Des deux côtés du fleuve, plusieurs défis avaient été lancés. Un seul mot de plus, et la fête se terminera par un carnage. Le malheur voulut qu’il se trouvât un gué. Aussitôt des deux bords les deux peuples se précipitent l’un sur l’autre. En un moment le grand fleuve, tout impartial, tout philosophe qu’il est, prit la couleur du sang.

Dans ce premier moment de confusion, Faust conduit Merlin sur une roche d’où l’on dominait aisément le combat. Avec un mélange d’exaltation et de froideur :

« Quel spectacle sublime, ô Merlin ! lui dit-il. Quelle épopée non fantastique mais réelle ! Où vites-vous jamais mieux qu’ici, je vous prie, la puissance humaine aux prises avec la surnaturelle ? C’est dans ces heures que l’énergie de l’âme apparaît dans sa grandeur épique. La pensée brille ici comme l’épée hors du fourreau ; car ce qui plaît dans cette affaire, c’est qu’il s’agit ici d’un combat d’idées ; et, comme vous le savez, rien n’est plus rare que d’en rencontrer de semblables. Les hommes, je l’avoue, ont fini par se jeter dans la mêlée ; mais remarquez bien que ce sont les esprits qui ont commencé la lutte. Oui, vraiment, c’est une bataille homérique, telle que vous n’en trouvez plus même dans les poëmes. Voyez ici, sur cette butte, Thor qui frappe à coups redoublés de son marteau sur le haubert d’Arthus. L’archet d’acier d’Hildebrand vibre là, dans une mélodie sauvage, au milieu de vos paladins. De ce côté, à l’aile gauche, la lance enchantée de vos larmoyeurs a fait merveille contre la peau de buffle de Siegfried. Au loin, sur les deux bords du fleuve, la plèbe des hommes de fer, sans nom, sans gloire, laisse sa dépouille flétrie, comme le serpent sa peau en automne. »

Merlin interrompit Faust avec émotion :

« Faust, ce spectacle dure depuis trop longtemps. C’est pour nous qu’ils combattent. Le moment est venu de nous en mêler.

— Gardez-vous-en bien, ô Merlin, repartit Faust. À ne vous rien cacher, il m’est impossible de dire auquel de ces deux peuples je m’intéresse. Quel est celui qui porte avec lui le plus d’idées ? Voilà la question. C’est tout ce qu’il s’agit de savoir. Ne troublons donc pas les événements. Laissons les choses se développer avec la mâle impartialité du destin. Il en sortira toujours quelque vérité avantageuse, dont nous pourrons faire profiter notre art. »

À cet instant même, la vallée retentissait de cris sauvages. Nul ne fuyait, chacun était frappé à sa place de bataille. Les blessés se traînaient sur le ventre jusqu’au fleuve. Pendant qu’ils étanchaient leur soif, ils étaient égorgés par les nains, qui se trouvaient en nombre à peu près égal dans les deux camps. La mort allait se hâtant partout, sur son blanc palefroi.

Merlin ne put résister plus longtemps au spectacle de tant d’horreur.

« Quand le sang coule par torrents, s’écria-t-il, je ne vois que le sang. »

Il n’avait pas achevé ces paroles, que la belle Brunhild passa sur son char attelé de cygnes. Les cheveux épars, elle chantait dans la tempête un chant de mort, et elle versait un jaune hydromel à ceux qui avaient soif.

Aussitôt Merlin :

« Toi qui es si belle, ne les enivre pas de ton chant de carnage. »

Mais elle s’éloigna sans vouloir rien entendre. Les cygnes, le col tendu, sifflèrent comme des couleuvres, et le vautour leur répondit :

« Chevauchez, rois, vos peuples sont à nous ! »

Cependant, le moment était venu où les plus furieux étaient las de tuer. Merlin saisit ce moment avec une admirable présence d’esprit. Au risque d’être percé de mille coups, il va se placer entre les deux peuples, et fait signe qu’il veut parler.

Cet homme isolé, sans armes (il avait jeté son épée dans le Rhin), l’attitude, le geste, tout frappa d’étonnement. Il parle, il prie, il adjure ; les armes tombent des mains.

Non content d’apprivoiser les peuples, Merlin panse leurs blessures. Il répand sur les plus envenimées le baume qu’il tenait de Morgan le Breton. Lui-même, il lave leurs plaies dans le fleuve. Surtout, il leur promet de fêter leur réconciliation par quelque grand festin qu’il leur donnera à tous, sitôt qu’il sera rentré en terre de France. Jusque-là, il les priait de vivre en paix, comme ils faisaient à cette heure, couchés à côté l’un de l’autre, sur l’herbe neuve encore ensanglantée. La grande épée d’Arthus, belle, tranchante, aiguë, dormait au milieu d’eux. Déjà les étoiles caressaient leurs visages d’un rayon d’or. Où l’on avait entendu la bataille rugir, le murmure du fleuve interrompait seul le rêve des nations assoupies. Merlin s’assura que le rêve était bon, et, seulement alors, il consentit à les quitter.

C’est ainsi que furent réconciliés les Tudesques et les Français. Heureux si leurs descendants eussent suivi leur exemple !

VI

La nuit venue, Faust emmena Merlin dans sa demeure, au toit aigu, qui était près de là ; et dès qu’ils furent seuls :

« Ce qui m’a le plus étonné, Merlin, dans ce que je viens de voir, c’est que vous ayez pu dompter l’orgueil des hommes. À ce signe, je reconnais votre supériorité. Une autre chose me confond. Dans nos pays, les enchanteurs n’ont de puissance que sur les hommes de notre race, de notre langue. Hors de ce cercle, ils n’ont pas de crédit. Je vois qu’il n’en est point ainsi parmi vous. Vos enchanteurs ont, à ce qu’il paraît, le même empire sur les étrangers que sur leurs compatriotes. J’ai vu l’humeur de nos Teutons apprivoisée par votre doux parler. Expliquez-moi cette partie de votre art et donnez moi votre secret.

— Je le veux bien, dit Merlin en jetant un coup d’œil autour de lui sur le laboratoire de l’enchanteur tudesque. Mais, avant tout, Faust, je crains que vous ne lisiez trop.

— Comment trop ? dit Faust.

— Oui, repartit Merlin. Des parchemins, des alambics, des creusets, des cornues, des crânes de mort, des peaux de hibou, quel triste séjour est ceci ? Pourquoi vous ensevelir vivant dans cette poussière ? Je n’y saurais vivre un seul jour. Pour moi, je vis dans les bocages, au milieu des fleurs printanières et des abeilles.

— Quoi ! si savant, et vous n’êtes pas toute la journée dans votre laboratoire comme nous autres, consciencieux enchanteurs du Nord ?

— Nullement. Je lis mes meilleurs secrets sur les ailes des oiseaux, des papillons diaprés, et, s’il faut l’avouer, dans le regard sombre ou gai, ou caressant ou indifférent des jeunes filles, car c’est là toute une science.

— Voilà donc pourquoi, malgré votre puissance, on vous accuse d’être si légers ?

— On a tort ! s’écria Merlin. Léger ! plût à Dieu que je le fusse ! »

Et il lui raconte son histoire, qu’il termine par ces mots : « Cher Faust, vous ne voyez plus que l’ombre de Merlin. Je ne suis plus que la moitié de moi-même. »

Faust en conclut que, pour égaler Merlin, il ne lui manquait que d’être amoureux.

« Je le serai, lui dit-il, je veux l’être. »

Merlin répondit qu’il donnerait tout ce qui lui restait de son empire d’enchanteur pour un sourire de Viviane. Sur quoi les deux amis, ayant échangé leurs anneaux, allèrent se livrer à un sommeil doublement nécessaire après une journée si remplie.

Le jour qui suivit, au moment du départ, Faust remit son dernier livre de magie à son hôte ; il l’accompagne, par l’escalier en colimaçon de la tour maîtresse, jusqu’à la porte à ogive ; là, tout à coup il s’arrête sur le dernier degré ; sa figure s’éclaire d’une lumière livide, comme il arrive à ceux qui laissent échapper, malgré eux, un secret trop longtemps retenu.

« Avouez-moi, Merlin, que vous n’existez pas, lui dit-il en l’embrassant pour lui faire ses adieux. Avouez que vous n’avez aucune réalité, que nous n’êtes tout au plus qu’une idée très-abstraite. »

Merlin, stupéfait, se contint d’abord et répondit :

« Sont-ce là vos adieux, Faust ? Sur quoi vous fondez-vous pour supposer que je n’existe pas ?

— Le voici, ô roi des sages ! Premièrement, vos œuvres surpassent mon intelligence. Or mon intelligence est la mesure du possible. Secondement, vous agissez, vous pensez, vous sentez, vous aimez autant qu’un peuple tout entier. Donc, vous êtes, non pas un individu, mais l’idée creuse de ce peuple. Faites-moi cet aveu, je vous garderai le secret. »

Merlin, qui s’était contenu d’abord avec peine, sortit de son caractère et répliqua avec une véhémence qu’il s’est reprochée plus tard :

« Ô le plus ingrat des hommes ! tu m’accuses de ne pas exister, moi qui viens de t’enseigner le mystère de mon art ! Tu m’accuses de ne pas exister ! Que dirais-tu donc de Viviane ? »

Ici sa voix se brisa ; il éclata en pleurs, car un doute affreux avait traversé son esprit ; ce ne fut qu’un éclair, mais un éclair dans une nuit infernale. Il semblait se chercher lui-même, s’interroger en silence ; toute sa personne donnait l’idée du déchirement le plus cruel. Enfin, ne pouvant discuter, il prend la main froide de Faust et la met sur son cœur :

« Sentez-vous, docteur, comme il bat ? Voilà ma réponse ! »

Le philosophe allemand en fut attendri malgré son triple airain.

« Vous pleurez, Merlin ? lui dit-il. Donc vous existez, la conséquence est sûre. »

Sorti d’une angoisse fiévreuse, pire que la mort, Merlin reprit par degrés son équilibre. Il accabla de sa bonté angélique celui qui lui avait enfoncé un trait dans le sein. Mais un mot, qui lui échappa à la fin, prouve qu’il en souffrait encore et qu’il avait su se vaincre.

« Après tout, dit-il à l’enchanteur allemand en lui serrant la main, je sais bien, moi, que j’existe, car je vous pardonne. »

Merlin, jugeant qu’il avait accompli la tâche qui l’avait amené dans ces lieux, s’apprêta à les quitter. Plusieurs affaires l’appelaient en Italie. Mais, comme il sentait déjà le mal du pays, au lieu de prendre le chemin le plus court, par les Grisons, il se détourna et choisit celui de France.

Pourtant il ne fit pas si grande diligence qu’il ne s’arrêtât quelques semaines dans la forêt Noire, sur les bords du Necker.

Comme il cueillait des myrtilles, un étudiant vint le prier, suivant l’usage du pays, d’écrire quelque chose dans son album. Merlin y griffonna de très-bonne grâce, mais d’une très-mauvaise écriture, une de ses triades ; elle commençait ainsi : « Sous chaque parole obscure il y a un esclavage. » L’étudiant, ne pouvant la déchiffrer, alla interroger son maître le docteur Albert le Grand, qui consulta un plus savant que lui. Et aujourd’hui encore, si vous visitez ces lieux enchantés, à travers l’épaisseur des bois de châtaigniers, parmi les prés, les ruines des tours écroulées, dans les niches de lierre, vous verrez de nobles groupes de vieillards tout pensifs, qui vont cherchant le meilleur sens de la page laissée par Merlin.

Ce sont les hommes les plus sages, les plus heureux de la terre ; car ils sont dans un commerce perpétuel avec lui. L’œil arrêté sur son écriture magique, ils la couvrent d’annotations, ils en sondent les profondeurs, ils en devinent le mystère ; ignorants du reste du monde.

Véritable paradis, si quelquefois pour une virgule, pour un point oublié, ils n’entraient dans de saintes colères, que les générations se transmettent les unes aux autres ; la paisible cité, pleine de la senteur des foins coupés, retentit d’une guerre de plume, qui ne doit plus avoir de trêve.

Et comment les accuser ? Une lettre de plus ou de moins dans une page de Merlin, et la terre et les cieux sont aussitôt changés.

Mais laissons là ces anciennes rancunes. Oublions-les pour toujours et prenons un autre ton. Aussi bien une voix résonne là-bas, fraîche, émue, au fond des bois. Quelle est-elle ? Enfant, fille, femme ou démon ? Ce que je vais en apprendre, heur ou malheur, couronnera le présent livre.

VII

Apportez-moi des fleurs, mais des fleurs de deuil. Apportez-moi des immortelles ; j’en veux semer sur un tombeau.

Merlin s’avance dans la forêt Noire qui n’a point d’issue. Une jeune fille, abandonnée du monde, s’est trouvée sous la ramée.

Ses cheveux blonds, ondulés, roulent sur ses épaules ; c’est là son manteau. Sa voix forte, robuste, semble de pur acier.

Sa taille est petite, sa volonté est grande ; elle luit dans ses yeux intrépides. C’est une âme d’airain dans un corps d’enfant.

« Êtes-vous égarée ?

— Une nation marche après moi, seigneur.

— Votre pays ?

— Les Carpathes.

— Votre père ?

— Le Danube.

— Et votre mère ?

— La Moldova.

— Que cherchez-vous ?

— Les yeux fixés sur le pays où le soleil se couche, partout je cherchais l’enchanteur. »

Plusieurs fois Merlin a changé de chemin ; elle s’est obstinée à le suivre.

Toujours il l’a retrouvée, le matin, debout sur son seuil, au moment de partir. La seule chose qu’elle lui eût demandé jamais, c’est de porter le livre de Merlin.

« Ah ! Merlin ! Merlin, j’ai peur. Les fées sont jalouses ; les belles des bois me tueront, vous le verrez.

— Ne crains pas les fées ; ne crains pas les belles des bois. Elles sont mes sujettes ; je leur commande d’un sourire. »

Plût à Dieu qu’il eût dit vrai ! Hier, elle a vu, en songe, une belle des bois dont le regard l’a percée comme un dard.

Au portrait qu’elle en a fait, Merlin a reconnu Viviane.

Depuis ce moment, la jeune fille tremble de tous ses membres ; la fièvre maudite ne la quitte plus, ses dents claquent en parlant.

Le matin, en sortant de son seuil, Merlin a foulé un corps mort, le corps de Florica.

Lui-même l’a ensevelie ; lui-même a déposé, de ses mains, sous la terre, cette enfant qui vivait d’un de ses regards, qu’un regard de Viviane a fait mourir.

Merlin, Merlin, en sera-t-il ainsi de tout ce que vous aimerez sur la terre ?

Verra-t-on sitôt mourir les jeunes filles et leurs yeux se fermer, s’ils se lèvent sur vous ?

Verra-t-on sitôt passer l’aubépine et l’herbe neuve se flétrir ?

Apportez-moi des fleurs, mais des fleurs de deuil. Apportez-moi des immortelles ; j’en veux semer sur un tombeau.

Note du Livre XVIII

III.La malédiction du Barde

« Quoique Jean l’Anglais, » etc.

Début d’un de nos anciens chants populaires bretons. Dans un sujet qui tient si intimement aux traditions de la France, il était impossible de ne pas donner un écho à l’ancienne haine populaire de la France et de l’Angleterre. Mais on verra dans le volume suivant que la malédiction n’est pas le dernier mot de Merlin. La colère du barde ne lui a pas ôté l’esprit de justice envers une grande nation et il n’a mis en jeu ces violentes aversions de race que pour rendre plus éclatante la réconciliation finale.

Au reste, ce qui est dit du massacre des bardes et des ressentiments contre les Anglo-Saxons est partout au fond des légendes de Merlin :

« La race saxonne fondra sur nous avec son esprit féroce, et, de nouveau, elle nous détruira cruellement nous et nos villes, » etc.

Insuper incumbet gens Saxona Marte feroci
Quæ nos et nostras iterum crudeliter urbes
Subsertet, etc., etc.