Merlin l’enchanteur/Livre XIII

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Michel Lévy frères (2p. 1-56).

LIVRE XIII

LES MESSAGES


I

Pourquoi pleures-tu ? il est donc vrai que je ne puis sécher tes larmes ?

Pourquoi soupires-tu ? es-tu sûre que le monde vaille un soupir ?

Pourquoi pleures-tu ? ne vois-tu pas qu’ils te répondent par le rire ?

Pourquoi pleures-tu ? parce que le pays de ton cœur est loin d’ici ? Je ne puis te donner ce que j’ai perdu moi-même ; mais je puis te faire entrer avec moi, couronnée de cette branche de myrte, dans le cortége du roi des enchantements.

Quand le char eut disparu, Merlin sentit la tristesse humiliante qui s’attache à nous après une fête splendide. Sitôt qu’elle est finie, nous nous ressouvenons du mal que nous portons en nous-mêmes et que nous aimons à nourrir. Nous nous sentons misérables de l’avoir oublié, et il se ravive de ce qu’on a fait pour l’éteindre.

Voilà ce qu’éprouvait Merlin. Mécontent de lui, des choses, de Psyché, du monde entier, surtout des dieux, il prit le rouleau de lettres qu’il avait reçu de la marraine de Viviane. Il le froissa dans ses mains et faillit le déchirer, puis il le mouilla de ses larmes. D’abord, il ne voulait en revoir que la première ligne, puis la seconde ; après celles-là, ne fallait-il pas parcourir au moins des yeux, le reste ? C’est ainsi que le cœur serré, les yeux tantôt humides, tantôt brûlants, l’haleine oppressée, marchant, s’arrêtant, s’interrompant à chaque pas, avec un mélange cuisant d’amertume, de bonheur, de dépit, de remords, de délices, de passion inassouvie, il relut ce qui suit, pour la vingtième fois.

II

VIVIANE À MERLIN.
Bois du roi, mois des primevères.

Tu te plains, Merlin, à tout l’univers d’être abandonné, trahi, que sais-je ? Ingrat ! voilà la centième lettre que je t’écris, et pas un mot de réponse ! Pourquoi ce silence de pierre ? Ma première lettre a été écrite sur l’aile d’un papillon diapré d’or et d’azur qui a lui-même servi de messager ; je te racontais ma peine, mes insomnies depuis notre séparation. Le messager t’a suivi deux jours et tu ne l’as pas même regardé. Enfin, découragé par tant de mépris, il est revenu à moi, mourant de fatigue et de faim. Sur cela, je t’ai envoyé pour messagers trois bandes de cygnes sauvages, deux couvées de rossignols, trois troupes de sansonnets ; tous portaient une lettre embaumée. Tu ne les as pas, disent-ils, regardés davantage, lorsqu’ils ont passé à ta porte.

J’ai fait bien plus. J’ai écrit ton nom et le mien, mariés ensemble, dans le calice des fleurs printanières, et je leur ai recommandé de se tenir penchées et d’attendre sur le bord des sentiers où tu devais passer. Il y a des pâquerettes et des primevères qui ont eu la patience d’attendre ainsi des mois entiers, jour et nuit, sur les grands chemins d’Allemagne, d’Italie, de France ; tu n’as pas daigné abaisser tes regards sur elles quand tu les as rencontrées.

J’avais mis dans ces fleurs le parfum de ce bouquet enivrant que je tenais à la main le jour, le triste jour de ton départ ; tu as respiré ce parfum sans même te souvenir de moi. Est-ce là ce que tu m’avais juré ?

Avoue que tu as rencontré quelque jeune fille dans tes pèlerinages. Tel que je te connais si bien, tu as voulu d’abord la faire servir innocemment à tes enchantements, puis, à ton insu, tu te seras enchanté toi-même. Voilà, n’est-il pas vrai, ce qui est arrivé. Merlin, Merlin, est-ce de moi que tu crois te jouer ? Insensée celle qui pense te retenir, après que je ne l’ai pu moi-même !…

Tu allais m’échapper, j’ai mieux aimé briser.

Dis-moi, au moins, comment elle est, celle qui tient ton cœur en ce moment ? Ses yeux, ses cheveux, sa taille, son air, son pays, sa langue, je veux tout savoir !

Pourquoi ai-je aimé une chose aussi légère qu’un enchanteur ! Ah ! que tu m’en as cruellement punie, Merlin ! J’étais si calme, si rieuse quand je t’ai connu ! Et maintenant comme tout est changé !

Ne vois-tu pas les tristes brumes se soulever comme des linceuls au lever du jour qui n’a plus d’aurore ? N’entends-tu pas le gémissement des grandes eaux dans les forêts ? et tout cela ne te dit-il plus rien ? Qui donc a fermé tes yeux et endurci les oreilles ? Ne sens-tu pas que je pleure ? Peux-tu voir les gouttes de pluie tomber dans l’étang solitaire et ne pas te souvenir de moi ?

Ma marraine, Diane de Sicile, est la seule personne qui m’ait donné quelque consolation. Par malheur, je la vois trop rarement ; elle est toujours à la chasse. Pourtant sa vie de chasseresse ne l’a point endurcie ; il y a un grand cœur sous ce visage d’airain. Parle-lui, ouvre-toi à elle en toute assurance. S’il y a encore un avenir pour nous, c’est à elle que nous le devrons.

Tu avais toujours rêvé la vie errante de l’enchanteur et tu as voulu la connaître ! Puisses-tu n’en pas sentir bientôt le vide ! Moi aussi je l’ai connue ; hélas ! elle n’est pas même une distraction pour celui qui aime.

Mais que dis-je ! toi, tu n’aimes que la gloire, le bruit ; tu te figures être le martyr de l’amour, quand au fond tu ne cherches que la fumée. Qui t’empêchait de revenir à moi ? Tu as mieux aimé (sublime occupation !) donner des lois aux sociétés humaines. Et qu’est-ce, il faut l’avouer, que la pauvre Viviane en comparaison de la cour du grand Arthus, et même de celle de ce noble Épistrophius dont je ne puis cependant m’empêcher de rire ? Je t’en demande humblement pardon ; car je suppose que tu es devenu au moins son chambellan.

Si tu trouves cette lettre un peu trop rieuse, il faut t’en prendre aux violettes et aux perce-neiges qui ne cessent de chuchoter à mon oreille et de causer avec le bouvreuil pendant que je t’écris.

Tu me reviendras, Merlin ! mais ne sera-ce pas trop tard ? Que serai-je moi-même alors ? je t’écrirai sans faute par toutes les occasions qui se présenteront. Déjà le pic-vert sacré accompagne de ses longues huées la fuite de l’hiver. Les cigognes se préparent à revenir la semaine prochaine.

Ce sera une excellente occasion pour toi, si tu veux en profiter à leur passage, car elles sont très-sûres.

Après elles viendront, un mois plus tard, les sansonnets, puis les pinsons, puis les loriots, qui traverseront le pays où tu es. Chacun d’eux pourrait m’apporter quelque chose de toi. On dit ici que les bergeronnettes seront très-tardives cette année. Tant mieux ! nous arriverons ainsi à l’hiver. Mais alors, plus de messages ! plus de nouvelles ! Ah ! quel silence ! quelle mort, Merlin !

III

VIVIANE À MERLIN.
Ruines de Montmort, mois de l’aubépine fleurie.

Ma marraine joindra cette lettre à toutes les autres ; elle m’a promis de te la remettre en main propre, dût-elle perdre la saison de la chasse. Chaque jour j’apprends à la connaître mieux.

Oui, Merlin, je le sens, je survivrai encore malgré toi. Des bouffées d’espérance s’exhalent de mon cœur ; les sources éternelles qui partout en ce moment jaillissent du rocher ne sont rien auprès de cette vie d’amour qui s’est amoncelée dans mon sein. Ah ! que j’ai soif d’aimer ! Comprenez-vous encore cette parole, ô le plus savant des magiciens ?

Il y a huit jours, les arbres nus tremblaient encore sous un reste de feuillage mort. Tout ce que je sais de magie, je l’ai employé à les réveiller une heure plus tôt ; et ces grands squelettes glacés se sont ranimés à ton nom. Déjà un léger duvet les enveloppe ; une petite auréole de verdure, premier don du matin empourpré, commence à poindre au bout de chaque branche.

Le bourgeon est enseveli dans sa coque brune. J’arrive, je déchire le linceul ; l’âme cachée apparaît ; du fond de son noir sépulcre, surgit une petite fée verte qui me sourit. Déjà elle s’est fait sa robe d’une feuille plissée, colorée, qu’elle s’est fabriquée et découpée elle-même. La voilà qui la déploie ! Sur les bords, traînent encore les fils blanchâtres des écheveaux de soie qui ont servi au tissage.

Sous de grêles arcades embaumées passent des ombres inconstantes au fond de la forêt. Ah ! voilà un épervier qui s’élance. Malheur à l’oiseau que sa chanson a trahi ! Mais une alouette des bois, rassurée par ma vue, continue à traîner ses notes aiguës comme le grincement de la lime. Le vent incline les têtes des pins ; ils s’entrechoquent lentement et crient à la manière des vaisseaux dans le port… Là-bas, un bruit a retenti ; c’est la hache d’un bûcheron. L’arbre frappé est tombé avec le fracas du tonnerre. Et de nouveau le silence. Puis les roucoulements du ramier, pareils à des vagissements ; le parfum des arbres résineux, mêlé aux haleines vierges des fleurs inconnues… Non, Merlin, en dépit de toi, les roses sauvages ne mourront pas cette année. Le printemps aura encore une fois sa guirlande.

Je t’écris du fond du petit bois, au cri pétillant du roitelet qui salue l’aubépine fleurie. Les nénufars à la face d’argent ont surgi du fond des eaux comme une couvée de cygnes. Que la solitude ici est profonde depuis que les gardeurs de chevaux ne viennent plus m’y troubler ! Je n’ai pour compagnons que les grues qui vont et viennent, et s’abattent bruyamment sur la margelle du grand étang. Quand elles passeront sur ta tête, elles formeront un grand V. Demande-leur ce que je leur ai dit pour toi ; elles m’ont juré de te le redire.

J’ai prêté, ou plutôt j’ai donné aux oiseaux de la forêt que l’hiver avait le plus dépouillés cette robe de soie que tu aimais tant et que je portais le jour où je t’ai vu pour la première fois. Ils en ont emporté brins à brins les fils dans leur nid, et ce travail ne leur a pas coûté plus de deux jours. Jamais leurs petits n’auront été si bien couchés que cette année ; c’est une consolation d’être aimée des petits des oiseaux, dans un temps où les enchanteurs sont si ingrats.

Ce matin, en me promenant dans la clairière, j’ai trouvé un papillon tout transi et perclus dans la rosée. Ses deux ailes blanches étaient déjà collées comme un linceul, il tremblait. Je l’ai pris dans ma main et après l’avoir réchauffé de mon haleine, je l’ai porté à un endroit que le soleil caressait de son premier rayon. Le papillon ranimé a pris son vol.

Je lui ai dit : « Tu cherches les fleurs, va donc vers Merlin, c’est lui qui les fait éclore. »

Quand tu me répondras enfin, Merlin, ne manque pas de me marquer s’il a tenu sa promesse, lui qui me doit la vie.

En dépit de tout, j’ai le cœur joyeux ; je ne puis rencontrer une biche sans être tentée de bondir comme elle. Je voudrais aussi chanter comme l’alouette ; pourquoi cela ? En vérité, je n’en sais rien. Tu me trouveras légère, fantasque, insensée, n’est-il pas vrai ? Eh bien, non ! je ne veux pas mourir encore ! tu en deviendrais trop orgueilleux.

Au reste, il faut reconnaître que ta gloire m’arrive ici de tous côtés ; les éphémères surtout en font le plus grand bruit. J’ai entendu les moucherons chanter et publier tes louanges jusqu’au milieu de la nuit ténébreuse. J’ai peur que cela ne te donne le vertige et que tu ne me connaisses plus.

Sérieusement, on ne parle à la cour d’Arthus que des pèlerinages de Merlin. Tout le monde, te dis-je, en est rempli. Moi seule ne saurai-je rien de tant de hauts faits ? On les dit cent fois plus merveilleux que ceux d’Ulysse. Raconte-les-moi ces illustres entreprises pour lesquelles tu m’oublies. Je te promets de n’en pas sourire. Puisses-tu me les répéter un jour, assis sous les cerisiers en fleur, dans les ruines du château de Montmort !

De l’endroit où je suis, l’odeur des foins est si forte qu’elle monte à la tête, et j’ai peine à continuer. Mais quelle fête partout ! Est-ce que le rossignol célèbre aujourd’hui ses noces ? J’ai marié la vigne vierge, promise depuis si longtemps au poirier sauvage, et elle l’a enlacé aussitôt de ses mille embrassements. Est-ce leur épithalame que chante le rossignol ?

Tu veux, sans doute, savoir ce que je fais chaque jour ? Hélas ! rien de plus monotone. Le matin, je suis levée la première de la maison. Ma marraine est encore endormie que déjà je suis dans le verger. Je vois le soleil jaillir à travers la ramée, comme les gerbes de feu sur l’enclume joyeuse du forgeron. Un petit souffle insensible agite la cime des peupliers. Peu à peu les brumes s’élèvent de la vallée, et je poursuis ces fantômes jusqu’à ce qu’ils soient rentrés dans les cavernes, en laissant après eux, à tous les buissons, des lambeaux de leurs longues robes blanchâtres. Il y a toujours quelque oiseau paresseux qui tarde à s’éveiller, quelque abeille que la nuit a surprise dans les courtines d’une rose. Je m’approche sur le bout du pied ; je leur dis : « Levez-vous, il fait grand jour ! »

Cependant je m’assieds dans le carrefour, ma quenouille à la main ; je file là, deux heures durant, les fils de la Vierge qui te réjouissaient dans nos jours heureux ; et Dieu sait à quoi je pense tant que se prolonge cette occupation qui me plaît plus que toute autre. Mes doigts travaillent, ma pensée est ailleurs, ou plutôt, s’il faut être sincère, je ne pense pas du tout ; je rêve, je regrette, je désire, j’appelle…

Puis je souris tout à coup de ces occupations frivoles dans lesquelles se consument mes journées : refaire une tâche qui se détruit à mesure qu’elle s’achève ; filer des fils de la Vierge qu’emporte le premier moucheron qui passe ; farder des fleurs qui pâlissent et meurent l’instant d’après : est-ce là une œuvre digne d’une créature pensante ?

Ah ! Merlin, si tu allais me mépriser et croire mon âme abandonnée sans merci à ces puérilités ! Inventer des arabesques, les dessiner, les peindre avec des couleurs trempées de rosée sur l’aile d’un papillon ou d’une demoiselle qui vit une heure, cela te paraît bien misérable, ô grand enchanteur ! Oui, sans doute, il vaudrait mille fois mieux y écrire une de tes triades.

Le soir vient ; je reste au bord du grand étang et je balance la branche d’amandier où se pressent dans le nid les petits du rouge-gorge. J’écoute si l’un d’eux, par hasard, reste éveillé, ou si les fleurs continuent trop tard de chuchoter entre elles. Je chante à voix basse la chanson que tu sais ; et l’oiseau, la fleur, l’étoile, l’abeille, le troupeau, le berger, le chien même, tout s’endort en même temps.

Si une feuille frissonne, je me retourne ; il me semble que c’est toi qui murmures dans le val. Les grandes ombres s’étendent sur les grandes eaux, et je pleure.

Rire et pleurer dans le même moment, cela te fait pitié, Merlin. Oh ! que de choses plus étranges dans le monde et que tu ne comprendras jamais ! Adieu !

IV

VIVIANE À MERLIN.
La Tranclière, mois des églantiers.

Voici, Merlin, ce qui vient de se passer près du village qui vit naître Turpin, et que j’ai voulu visiter à cause de lui ; il faut absolument que tu en sois prévenu.

L’endroit étant fort giboyeux, plusieurs seigneurs et chevaliers ont fait ici une partie de chasse avec ma marraine ; gens fort singuliers, il est vrai, pleins de prétentions extravagantes et qui me seraient déjà insupportables à ce titre seul, s’ils ne l’étaient d’ailleurs par toute leur personne. Je suppose que ce sont d’anciens seigneurs ruinés qui abusent de la bonté de ma marraine, Diane de Sicile, pour se glisser dans sa suite et dévorer sa fortune déjà fort entamée.

Figure-toi, parmi eux, un chevalier déjà sur l’âge, aux cheveux d’or bouclés, si tant est que sa chevelure soit à lui ; grand d’ailleurs, bien fait, la lèvre dédaigneuse, toujours un arc à la main ou une cythare, au reste le plus fat des êtres ; il s’appelle Phébus.

Il en profite pour débiter les choses les plus sottes, par exemple qu’il a conduit autrefois le soleil dans un char de lumière, qu’il est de la maison des dieux, qu’il possède un temple, il est vrai fort ruiné, sur le Lycée, et mille autres extravagances de ce genre que je suis obligée d’entendre de sang-froid pour ne pas offenser ma marraine qui l’estime beaucoup et se laisse aisément tromper par ce clinquant. D’une voix chevrotante, il chante à table de vieilles chansons aux dieux, sans rimes, et se dit nonobstant le roi des hymnes. Je le crois parfaitement fou. Je suis sûre que son temple prétendu est quelque hideux nid à chouettes sur le mont Lycée. C’est de quoi, Merlin, tu ferais bien de t’informer le jour où tu passeras par là. À l’entendre, ses parents seraient au moins des dieux. Il serait bien à toi de rabattre sa fatuité vraiment olympienne : c’est tout ce qu’il a des immortels.

S’il te voit quelque part, il te proposera, selon sa coutume, de disputer avec toi le prix du chant. Accepte, ô mon maître ! Sans hésiter, oppose ta harpe nerveuse à sa vieille lyre ; montre-lui quelle différence il y a entre un barde inspiré tel que toi et un froid cytharède comme lui. Tout l’univers te saura gré de lui ôter sa couronne fanée.

Tel que je viens de te le dépeindre trait pour trait, tout serait au mieux si ce beau cavalier n’avait eu ce matin l’audace de me demander en mariage, persuadé, sur sa bonne mine, qu’une pauvre fileuse, comme il m’appelle dans sa mauvaise humeur, serait trop heureuse d’une déclaration semblable. Je n’ai pu m’empêcher de lui rire au nez.

« Si je me marie, ai-je ajouté, je n’épouserai que Merlin. »

Il est sorti furieux, toujours l’arc à la main, aiguisant quelques vieilles flèches qui, heureusement, n’ont plus de fer, et promettant néanmoins de se venger. Je t’avertis de tout cela ; prends-y garde. Il n’y a rien de plus à craindre que les dieux dont la nullité est démasquée ; ils voudraient se venger sur la nature entière.

Pour moi, cette aventure m’est si odieuse que je songe à quitter ce pays. Mais combien j’ai de peine à me déraciner ! Il n’est pas ici une bruyère, une branche de verveine qui ne me retienne par le pan de ma robe.

V

VIVIANE À MERLIN.
Champ de la Crau, mois des bruyères fleuries.

Devine, si tu le peux, à quoi j’ai employé les jours qui me restent avant mon départ. Eh bien, oui, sublime enchanteur, pendant que tu hantes les cours, que tu conseilles les rois et les peuples, j’ai employé les douze heures de la journée à inventer une fleur nouvelle, que j’ai découpée et brodée avec une minutie magistrale qui provoquerait ton sourire si tu pouvais me voir. Il s’agit de petites fleurs de bruyères à cent yeux, les unes blanches, les autres rosées, dont je me suis amusée à tapisser les rochers où tu t’es assis avec moi J’année dernière à pareil jour.

Je leur ai donné cent yeux pour regarder sur le chemin par lequel tu dois revenir ; je les ai placées sur la cime des monts pour qu’elles t’aperçoivent de plus loin ; je les ai étendues en tapis pour que tu les foules du pied. Dans chacun de leurs yeux j’ai laissé tomber une de mes larmes. Mais que dis-je ? et que te fait tout cela ? Que sont, hélas ! mes pauvres inventions pour toi qu’éblouissent les perles, les bagues, les pendants d’oreille des Vénitiennes et des Napolitaines ? On dit pourtant que dans leurs diamants il y a beaucoup de faux et de clinquant. Prends-y garde !

C’est le temps où les batteurs frappent le blé mûr. Chacun apporte sa gerbe et la répand sur la terre. Et moi, où est ma gerbe ?… Au bruit monotone des fléaux, une soif infinie me dévore. Mon âme, dont tu dis tant de mal, se consume d’une inconcevable langueur. Regarde à minuit les étoiles du grand char de David. Je les regarderai à la même heure. Ô étoiles ! emportez-moi loin d’ici, sur vos chars étincelants. Baisez le front de mon bien-aimé. Dites-lui qu’il ne me connaît pas, et portez-lui ce souffle de mes lèvres.

Les grandes forêts répandent au loin une odeur âcre d’herbe brûlée. Des ombres noires frissonnent au coucher du soleil dans le bleu des lacs. J’ai essayé de dormir. Quel sommeil, Merlin ! quel songe ! tu étais près de moi. Des lianes éternelles nous enlaçaient l’un à l’autre. Je te voyais enfermé avec moi dans une tour imprenable dont la clef avait été jetée dans l’abîme, et tes lèvres étaient sur mes lèvres. Je me suis éveillée en sursaut. Mais le songe m’a poursuivie. J’ai réveillé les pics-verts qui dormaient encore la plupart, et je les ai interrogés. Tous m’ont dit avoir fait un songe exactement semblable. Qu’est-ce que cela veut dire ? Tu n’auras pas de peine à me l’expliquer, s’il est vrai que tu es le roi des songes.

VI

VIVIANE À MERLIN.
Champ de la Crau.

Hélas ! que je me ressemble peu à moi-même ! Est-ce bien moi qui ai écrit la lettre que tu viens de lire ? Où sont les espérances, les élans invincibles de ce cœur que transportait la moindre brise ? Où sont les lueurs brûlantes qui s’allumaient dans les chaudes nuits d’été ? J’ai vu au bord du ruisseau un peuplier que le tonnerre a enveloppé sans le frapper. L’écorce a été arrachée au vif et dispersée. Les feuilles calcinées tombent en une poussière fine, impalpable qui ne laisse aucune trace sur la terre. Il en est ainsi, Merlin, de mes œuvres, de mes pensées, de mes projets, de mes rêves, de tout ce que j’entreprends. La terre se dépouille ; elle se jonche de débris ; et moi, je reste seule, cent fois plus dépouillée qu’elle.

Insensée d’avoir espéré quelque chose ! Je me suis trompée par de vains amusements ; et ces amusements d’un jour me sont arrachés, quand ils me seraient le plus nécessaires. Croiras-tu que j’ai porté tour à tour le deuil des marguerites, puis des églantiers, puis des violettes, puis des jacinthes, puis des bruyères ? Enfin, je n’ai plus rien à pleurer ici que moi-même. Toutes les ombres auxquelles je m’attachais m’ont été retirées. Et toi, la plus vaine, la plus légère, la plus éphémère, toi, Merlin, tu as été la première de ces ombres qui m’ait quittée pour te dissiper dans l’éternelle indifférence.

Ô brumes du matin, lourds fantômes rampants sur la terre et que je n’ai plus la force de conjurer ! pluies des abîmes ! cieux d’airain ! nuages cuivrés sous lesquels je courbe la tête ; murmures des sapins résineux ; clapotements sinistres des rivages ! fuite des oiseaux effarés, plus rapides que la nue ! lueurs funèbres des troncs caverneux ! plaintes, gémissements des vents ! silences solennels ! feuilles jaunissantes ! soleils livides, que m’annoncez-vous ? de quoi pouvez-vous me dépouiller encore ?

Quand tu étais près de moi, Merlin, que me faisaient la chute des feuilles, la pluie qui résonne sur l’herbe flétrie ? Tout était joie et sourire. M’apercevais-je alors que mes œuvres s’écoulaient comme l’eau ? Je refaisais incessamment la même chose, et elle m’était toujours nouvelle. Mais, aujourd’hui, mes occupations me paraissent de plus en plus puériles. À quoi bon recommencer une tâche qui n’a plus aucun but, depuis que tu manques à toutes choses ? Le découragement, la lassitude, l’ennui me gagnent. Des pensées stériles, inachevées, informes, que je ne pourrais même exprimer, remplissent le vide de mes jours. Une teinte grise, plombée, se répand à mes yeux sur l’immense univers. C’est à peine si j’ai la puissance de chasser devant moi les feuilles desséchées qui roulent sous mes pas. Pendant que j’écris ces mots, ma couronne de verveine vient de tomber de mon front ; je n’ai pas le courage de me baisser pour la ramasser.

Devant moi, le dernier soleil descend sur la montagne, de créneaux en créneaux comme par autant d’escaliers, et il semble tomber à chaque gradin. Les cimes opposées s’empourprent ; elles se réfléchissent dans le lac en noires pyramides frissonnantes, soutenues çà et là par des torsades de neige ondées, à leur pointe, de feux liquides, comme le bûcher sépulcral d’un dieu sous-marin. Qui m’empêche de m’y ensevelir avec lui ?

Vois, vois, Merlin, ce que tu as fait de moi, et jouis au moins de ton ouvrage. L’œil radieux des jours d’été serait pour moi une raillerie. Il m’a été impossible d’endurer plus longtemps la chanson impassible des cigales, qui me semblait une injure ; aussi, les ai-je forcées de se taire. Je ne pourrais même tolérer la joie rustique, le sourire épanoui, assurément inoffensif des marguerites des prés. Je leur ai ordonné sèchement de se dépouiller de leurs diadèmes en ma présence et de prendre le deuil ; ce que ces innocentes créatures ont fait sur-le-champ, sans se plaindre. Oui, le deuil, Merlin, celui de Viviane. Je sais que tu n’en croiras pas un mot. Prends garde cependant de me pleurer quand il sera trop tard.

Va ! barde et poëte, sois content de tes œuvres ! Je n’ai que trop bien retenu la tristesse de tes triades. J’en ai appris le rhythme larmoyant ; elles me reviennent à chaque heure du jour. Des chaumes jaunis, des landes désertes, de pâles aurores, des ruisseaux qui sanglotent à travers les sapins blanchissant de vieillesse ; des nuages à longs plis, étalés comme une grande aile humide sur le nid des tempêtes ; une pierre debout dans la forêt, un dolmen, puis l’éternel silence sous le chêne de Membré, n’est-ce pas là ce que tu m’as enseigné ?

Oui, je suis devenue ton digne disciple. J’attache en ce moment des mousses grises, argentées, aux noirs rameaux des sapins, afin qu’ils ressemblent à ces vieux druides dont tu m’as tant parlé ! Autour des troncs rugueux des bouleaux, j’enroule de minces feuilles, moirées d’argent, pour y écrire tes triades.

Tes triades ! ah ! je les ai chantées au bord de la mer de Bretagne, et la mer s’est couverte d’écume. Je les ai chantées aux forêts de Brocéliande, et les forêts ont éclaté en gémissements. Je me les suis chantées à moi-même dans la crâ de Bresse, et je me suis enivrée de folles douleurs que toi-même ne pourrais plus guérir.

VII

VIVIANE À MERLIN.
Sous les saules de Certines.

Dans ces jours si misérables, j’ai voulu revoir le toit de ta mère, sous lequel nous avons été heureux, oui, heureux, quoi que tu en dises. J’arrivai en foulant les feuilles mouillées par le petit bois que tu connais. Je traversai le ruisseau sur la planche vermoulue qui clapotait sous mes pieds. Au sortir de la lisière du bois, je cherchai des yeux ton palais enchanté. Qu’ai-je trouvé ? des orties et des ronces. On distinguait encore la place de l’âtre. Des mousses, couleur de cendre, des digitales pourprées, des campanules bleuâtres, des genêts, des boutons d’or, avaient grimpé le long du mur noirci et imitaient la flamme mourante d’un foyer. Voilà ce qui reste de ta demeure. Je me suis assise sur les pierres, et, quoi que tu en dises, je me suis trouvé une poitrine humaine. Il ne reste plus un seul des arbres que tu as plantés dans l’île des pommiers sacrés ; même les tilleuls ont été déracinés.

Une paysanne est sortie des ruines ; sans avoir peur de moi, elle m’a demandé : « Où est notre maître ? » Que pouvais-je répondre ? J’ai gardé le silence ; elle m’a conduite dans sa cabane, où elle m’a montré ton berceau. J’ai pleuré ; elle a fait comme moi. Va ! de telles larmes baigneront éternellement ces ruines.

Un peu après je suis entrée, ce qui ne m’était jamais arrivé, dans la petite église ; j’ai traversé le cimetière où presque tous tes compagnons d’âge sont couchés ; car on meurt vite dans ce canton. L’église était pleine de monde, à cause de la fête des morts. Le tintement de cette cloche, ce vieux prêtre que la solitude a rendu presque muet, ces prières étonnantes, ces voix d’enfants de laboureurs, cet encens brûlé par des mains rustiques, m’ont remplie d’une terreur qui me poursuit encore.

Mais écoute la suite :

À la croisée des chemins, dans une niche tapissée d’aubépine, construite par les bouviers, je trouvai, sur un pavois de roses sauvages, une jeune fille qui semblait une reine. Elle tenait dans ses bras un enfantelet couronné d’une auréole, et, à leurs pieds, des joueurs de chalumeaux leur chantaient des chansons.

Quelle est cette famille bénie ? Je me suis élancée vers elle.

« Êtes-vous une fée ? ai-je dit à celle dont j’aurais voulu baiser les pieds. Et cet enfant, où est son père ? Pourquoi demeurez-vous, à la manière des oiseaux du ciel, sous ce toit de feuillée ? Je suis la reine des fleurs ; laissez-moi vous en couvrir et donnez-moi, sous votre manteau, une place pour cette nuit. »

Mais elle, en me regardant avec sévérité :

« Viens-tu disputer avec moi ? C’est moi qui suis la reine des fleurs du ciel. Les tiennes viennent de la terre, un soleil les flétrit. Va ! laisse-là ta guirlande. Tu as déjà fait pleurer l’enfant. »

À ces mots je me suis retirée, la tête basse, sans guirlande ; depuis ce moment, les paroles sévères de cette bouche divine m’accompagnent dans tous les lieux où je suis.

Qu’est-ce donc, ô roi des sages ! que ce Christ qu’ils invoquent et dont tu ne m’as jamais parlé ? Qu’est-ce que cet ennemi qui le poursuit ? Nous-mêmes, qui sommes-nous, toi et moi ? Autrefois, ces questions m’eussent semblé insensées. Dès que mes yeux te voyaient, je répondais à tout. Aujourd’hui, le regard d’un enfant me trouble jusqu’au fond de l’âme. Parle-moi ; soutiens-moi. Je t’aime, et cependant, je tremble ; j’ai peur.

VIII

VIVIANE À MERLIN.
Pierre des fées, mois des verveines.

Que ce mois s’avance lentement ! en verrai-je la fin ? Tu m’accuseras encore une fois, Merlin, de rêver au lieu de penser comme toi. Écoute, cependant, et prononce.

J’étais au pied de la tour en brique de ton château de Montmort, couleur de rouille. Je regardais le cheval de pierre que nous avons vu ensemble vautré dans l’herbe épaisse. La tempête arrivait. Je lève les yeux vers le ciel ; je crois voir, oui, je vois par derrière, dans une majesté étonnante, porté sur les nuages, un enchanteur plus grand que toi de cent coudées.

Je ne pus apercevoir son visage, qu’il détournait de moi. Il était enveloppé d’un manteau roulé autour de ses reins ; et de l’un de ses pieds nus il refoulait les nuages qui le portaient avec la rapidité des aigles. Malgré moi, je me collai contre terre pour qu’il ne m’aperçût pas. En me relevant, je rencontrai les petits bergers, et je leur demandai s’ils n’avaient pas vu sur leur tête un grand enchanteur ; ils me répondirent qu’ils l’avaient vu, et leurs pères avant eux, et qu’ils l’avaient toujours connu depuis qu’ils étaient au monde.

Ce ne sont pas là des rêves, Merlin ! Comment se fait-il que les petits enfants sachent des choses que toi et moi nous ignorons ? Que faut-il craindre ou espérer de cette rencontre ? Je me suis baissée au bord des sources et j’ai crié : Merlin ! Merlin !

Mais une voix plus forte que la tienne a répondu, et depuis ce moment je frissonne. Une feuille qui tombe, un jonc qui se lamente, une branche sèche qui se rompt et qui gémit, tout me consterne. Je reste immobile, un doigt sur ma bouche. Il me semble qu’un grand événement, qui va tout changer, arrive à pas de géant.

Reviens, reviens, Merlin, si tu veux me revoir encore, ou laisse-moi te rejoindre ! Je me sens mille fois en un jour défaillir et renaître. Si c’est là être fantasque comme tu le prétends, eh bien, oui, je suis fantasque. Il y a des heures où je cours plus vite que le daim. J’arrive avant lui à la cime de la montagne où l’espérance me porte ; et tout aussitôt je me sens plus pesante à moi-même que la tortue. J’ai les yeux du lynx pour discerner les traces de mon bien-aimé ; en même temps, je me sens plus aveugle que la mort pour tout ce qui n’est pas lui.

Où irons-nous, mon âme ? Tu es si triste, et les Alpes sont si près ! Allons monter sur les cimes. Peut-être apercevrai-je mon bien-aimé !

IX

VIVIANE À MERLIN.
Val de Madéran, mois des roses des Alpes.

Les noirs corbeaux ont annoncé les premiers les funérailles de l’année. J’ai vu les Alpes-Surènes se couvrir de leurs épais manteaux d’hermine, et des rubans d’argent traînaient jusqu’à leurs pieds. Elles m’ont glacé de leur haleine. Ô cimes orgueilleuses des Clarides, pourquoi vous êtes-vous revêtues de colliers de diamants qui étincellent sous le jour livide ? Découvrez-vous de vos faîtes les pas de mon bien-aimé ? Vierges au cœur de glace, le verrez-vous avant moi, à travers les champs qui poudroient dans la tiède aurore des jours nouveaux ?

Des pâturages suspendus aux glaciers, des rochers hérissés dont les plis ressemblent aux rides du front du lion, des forêts qui traînent leurs chevelures dans les abîmes : voilà maintenant les lieux qui me plaisent.

Surtout j’aime à remonter le cours des fleuves jusqu’à leur source. Je me laisse guider par les eaux jaunâtres, neigeuses, jusqu’à l’entrée des glaciers. Les portes ogivales en sont construites de pur saphir. Les voûtes transparentes d’émeraude servent à la fois de temple et de palais d’hiver à ma marraine, quand elle passe dans ces endroits écartés. À mesure que les fleuves encore nains jaillissent sous le seuil, je leur jette des sorts qu’ils emportent avec fureur, de chute en chute, jusque dans le fond des vallées. Souvent ce n’est qu’un brin d’herbe d’or ou de verveine. Je le vois qui surnage, sans qu’aucune tempête réussisse jamais à l’engloutir.

Cependant les monts sourcilleux se colorent, le soir, de teintes pâles, roses, dorées ; ils semblent répondre à des signes entrevus par delà la terre, à des lueurs et à des pensées empourprées qu’ils échangent avec le ciel. Ô sage ! dis-moi quelle est la main qui touche ainsi leurs fronts ? Quelle vue ou quel souvenir couvre de cette rougeur subite la face de ces vierges géantes ? Réponds-moi clairement à cette question ; surtout ne me dis pas que ce sont là des lueurs terrestres. C’est une pensée, te dis-je, qui les force de rougir. Cette pensée, quelle est-elle ? La connais-tu ?

La merveille de ce pays, Merlin (faut-il te l’apprendre ?), ce sont les montagnes de neige éternelle ; car elles semblent, comme des divinités, régner sur toutes les autres. Le plus souvent elles se cachent, et tout à coup elles apparaissent éblouissantes d’un éclat que mes yeux ont peine à soutenir ; puis elles se dérobent de nouveau et s’enveloppent de silence. Leurs pieds bruns se montrent seuls sous le rideau des nuages plombés, et c’est ainsi qu’elles excitent tour à tour l’admiration et la terreur des hommes qui se glissent tremblants dans leurs ombres.

Soyons fiers, Merlin, d’avoir posé les premiers le pied sur leur neige immaculée. Puissé-je garder, comme elle, la blancheur de mon âme !

Tiens d’ailleurs pour certain que tous nos enchantements seraient indignes de ces monts sacrés et les profaneraient. Aussi n’ai-je pas songé à exercer ici notre art. Je n’ai pas même voulu laisser la trace de mes pieds sur ces neiges vénérables ; pourtant j’y ai écrit ton nom. Il brille comme un tison, dès que le jour se lève.

Quelle paix éthérée sur ces sommets ! À peine ai-je atteint leurs gradins, roses, je me sens affranchie de la terre, oui, mon maître, affranchie de toi-même. Je me dis : Je suis libre. Ses enchantements ne viendront pas jusqu’à moi. La douleur, le regret, levain espoir, ne monteront pas sur cette cime, où toute existence s’arrête, où les majestueux sapins, devenus nains, rampent misérablement sur le sol et se cramponnent, désespérés, au rocher qui ne peut leur rendre la sève. Un peu plus haut, l’herbe menue disparaît elle-même. Là, Merlin, cessant presque de vivre, je suis heureuse.

Mais ces formes, ces images sont trop grandes pour nous. Je m’y trouve presque aussitôt dépaysée. Cette grandeur démesurée me terrifie ; et sitôt que j’ai atteint la cime, je voudrais fuir ce que je suis incapable de supporter sans vertige. Combien alors, du milieu de ces formes énormes qui me jettent dans la stupeur, je pense avec amour aux choses les plus petites ! Jamais je n’ai tant aimé les plus humbles fleurettes qu’en me trouvant sur la cime du monstrueux Wanguelé, qui regarde par-dessus l’épaule du Saint-Gothard lui-même.

Je vois le brin d’herbe, la fourmi, la goutte de rosée, puis je me retourne vers les sommets inviolés. En un clin d’œil je passe de cette petitesse à cette grandeur. Je me perds, dans cette contemplation de ce qu’il y a de plus chétif et de plus colossal. Mais je reviens toujours à ce qu’il y a de plus faible, de plus imperceptible. Je m’y repose de cette sublimité écrasante, je me reconnais dans la vie des éphémères.

Qu’y a-t-il de commun entre nous et ces monts immuables qui me consternent de leur impassible majesté ? Ils me donnent le vertige de la grandeur après le vertige de la petitesse. Pour les contempler en sûreté, j’aurais besoin de sentir dans mon cœur une force imperturbable, et c’est là ce qui me manque le plus. Je soupçonne que c’est du fond même de ce qu’ils appellent Dieu qu’il est permis de contempler, sans vertige, les précipices qui m’attirent.

Mais du fond troublé, chancelant de mon âme, je ne puis lutter avec les puissances des abîmes. Je ne sais à quoi me prendre ni où me retenir. Ravie et consternée, je crois tomber, d’une chute infinie, dans le gouffre qui dévore toutes choses. Ô maître ! où est ta main chérie pour me retenir sur la pente ?

Quel sculpteur, ô roi des sages ! a fabriqué ces colosses assis, dont les pieds se baignent dans les abîmes et dont la tête couverte de frimas est au-dessus des nues ? On les appelle dans le pays les sept Margraves. Qui les a couronnés de ces diadèmes de pierreries, par-dessus leur peuple de Géants ? Leur silence entrecoupé du craquement de l’avalanche m’épouvante. Ô sonneries des troupeaux qui seules marquez l’heure dans ces lieux d’où le temps semble s’être retiré, montez jusqu’à moi ! Chèvres conduites par l’enfant du berger, grillons du chalet, où êtes-vous ?

X

VIVIANE À MERLIN.
Cascades de Hazli, mois des anémones.

Qui a taillé, ô maître ! ces escaliers dont chaque degré est un mont pour monter au-dessus de la nue ? À quelle fête conduisent-ils ? Le sais-tu ?

Pourquoi les cascades de Hazli ont-elles hâte de se précipiter ? Et pourquoi leur furie se change-t-elle en sérénité dès qu’elles ont touché l’abîme ?

Pourquoi les rochers sont-ils si blêmes quand ils se penchent sur le gouffre ? D’où vient cette pâleur subite ? Ô Merlin ! qu’ont-ils vu dans l’insondable ?

Surtout, enseigne-moi, ô maître ! pourquoi l’embûche est tendue ici parmi les fleurs ? Dis-moi pourquoi la terre s’entrouvre tout à coup jusqu’à l’Érèbe, sous les bocages parfumés du Kirchet ? Je me suis attachée au tronc branlant d’un sapin à demi déraciné. Penchée sur le précipice, j’ai vu les pâles galeries souterraines surplomber l’une sur l’autre. J’ai cru entendre suinter l’Aar. Mais non ! son mugissement, perdu dans le gouffre maudit, ne pouvait arriver jusqu’à moi. Est-ce la vision de l’enfer ? Je n’ai fait que l’entrevoir ; toute mon âme y est restée plongée. Aide-moi à en sortir.

XI

VIVIANE À MERLIN.
Tour de Resti, mois des myrtilles.

Sans pensée, sans prévoyance, je vis ici dans une stupeur continuelle qu’augmente tout ce que je découvre. À mesure que j’avance, les choses que je croyais les plus immuables changent de forme. Je suspends mes espérances à ces sommets que l’aigle même ne visitera pas.

Voici la saison où les troupeaux redescendent en foule du haut des Alpes, pour gagner les chalets des basses vallées et s’y abriter contre l’hiver. Il n’y a pas un roc qui n’ait son troupeau et son berger. Je crois voir un peuple céleste émigrer des nues. Les Alpes rougissent d’un rouge pourpre. Tu dirais des tapis écarlates étendus sous les pas de ce peuple divin qui descend les degrés du ciel.

Parmi les bergers se trouvait ce jeune enfant, Guillaume Tell, auquel tu as donné l’arbalète qui ne manque jamais son but. Que cet enfant m’est cher entre tous les autres ! J’ai voulu le voir et l’adopter. Quand je lui ai dit d’approcher, il a d’abord été retenu par sa timidité sauvage, et il a fait un bond pour s’éloigner. Mais j’ai prononcé ton nom, Merlin ; aussitôt il s’est avancé sans crainte, car il se souvient de toi ; il demande où tu es.

Imprévoyant, selon ta coutume, tu avais oublié de lui donner la flèche ; je lui en ai fait une acérée. Ainsi, le voilà doué par nous deux. Ses parents m’ont promis que l’arbalète et la flèche resteraient dans leur famille jusqu’à la dernière génération. Qu’il soit ainsi pour leur salut et notre gloire !

Après eux, je restai seule dans la haute région que tous abandonnent. Dans le désert glacé du Titlis, je rencontrai des âmes qui planent éternellement sur ce séjour de mort, emportées par des tempêtes qu’elles ne peuvent régir. Les joues gonflées, elles soufflent perpétuellement autour d’elles leur froide haleine. Je leur demandai ce qui les retient dans ces lieux où rien ne peut vivre ; et, montrant les larmes gelées qui sont collées à leurs yeux, elles m’ont répondu :

« Le souvenir de notre dureté quand nous étions parmi les hommes. »

Ah ! Merlin ! quelle leçon pour ceux qui se vantent de ne pas connaître la pitié !

Comme la nuit s’approchait, des nains qui gardaient un troupeau de chamois m’ont offert de la passer dans leur tour de glace ; j’ai refusé. J’ai préféré descendre dans un chalet de Resti, la demeure la plus charmante que tu puisses imaginer. C’est, en même temps, un moulin dont trois cascades font tourner la roue. Les gens qui y demeurent avec moi sont les meilleurs de la terre. Croirais-tu qu’ils n’ont jamais ouï parler de toi ? Juge par là de ce qu’est leur sainte ignorance du monde.

Non, non, Merlin, n’espérons pas lutter avec la magie de ces lieux. Que pouvons-nous faire en face de ce perpétuel prodige ? Oublier nos sortiléges. On dit pourtant que, dans le voisinage, un enchanteur qu’ils appellent Manfred a voulu essayer son art sur le lac de Thoune. Quelle pitié ! il y a un autre enchanteur que toi, Merlin. Je le sens, je le vois, je l’entends dans ce mugissement étouffé de la cascade, au fond de la vallée. Mais où est-il ? où demeure-t-il ? En serais-tu jaloux que tu ne m’en parles jamais ?

Pendant que je gravissais les flancs du Wetterhorn pour me rendre de là sur l’Alpe verte, où j’espérais enfin te rejoindre, un accord gigantesque s’est tout à coup élevé dans la forêt de sapin. Elle en a frémi au loin ; et moi, que suis-je devenue ? « C’est la harpe de Merlin, me suis-je dit à moi-même. Lui seul peut ébranler le cœur de granit des montagnes neigeuses ! » J’ai hâté le pas ; mais je n’ai rien vu qu’un berger qui embouchait le cor des Alpes. Son instrument est fait du tronc d’un jeune sapin, entrelacé de fibres sonores. Il applique la bouche de son cor sur la terre, de manière que le son gigantesque soit renvoyé jusqu’aux oreilles des démons engourdis des glaciers.

Ainsi, Merlin, tu prends plaisir à te jouer de moi. Car ce n’est pas sans ta volonté que ce berger t’a emprunté, même pour un jour, la puissance d’ébranler par un accord l’âme inexorable des rochers de Rosenlaui !


Une dernière question, Merlin ! Quel est ici le roi des nuées ? Qui les range en bataille quand le jour se lève ?

Qui les dresse en pavillons, quand vient le soir pour abriter les songes ?

Qui en bâtit des villes d’or et d’opale d’où sortent les tempêtes par des portes de flammes ?

Ils sont si fantasques, Merlin, que j’ai cru d’abord que c’est toi qui leur commandés. Mais ils versent la rosée et la joie sur la terre ; et toi, Merlin, c’est le désespoir que tu laisses en partant. Non, tu n’es pas le chef des nuées, quoiqu’elles te ressemblent par leur génie vagabond. Elles sont la constance même en comparaison de toi.

Qui déploie leurs ailes hors du nid des orages ?

Qui promène leurs cités errantes dans le bleu serein du lac ? Hélas ! combien de fois j’ai voulu m’y précipiter pour te chercher dans ces humides palais de cristal !

Dis-moi, au moins, si je t’aurais rencontré, dans ces demeures fugitives, et si c’est là que tu habites. Elles sont dignes de toi, plus légères que l’écume, plus capricieuses que le flot. Réponds, de grâce, sur ce dernier point ; il n’intéresse que ta science.

XII

VIVIANE À MERLIN.
Rosenlaui, mois des premières neiges.

Me voici dans le chalet abandonné où tu t’es reposé un moment. Au bord du glacier j’ai dessiné sur les vitres des forêts de givre… Des paysages fantasques gravés sur la vitre, et où je cherche une félicité plus fantasque, c’est donc là mon univers ! Que suis-je moi-même pour chercher mon abri dans ces leurres glacés ?

Le voilà, l’hiver ! l’affreux hiver ! Ô Merlin ! quel silence autour de moi ! j’en frissonne. As-tu jamais pensé à la mort ? Moi qui ne puis même y croire, j’en suis tout à coup enveloppée. Ne te reverrai-je plus ?… Quoi ! déjà !… Quoi ! sitôt !… Les jours, les années éternelles que je me promettais avec toi dans notre île d’Avalon, je les vois qui s’effacent l’une après l’autre ; à leur place, il reste des tombes couvertes d’une neige que ne dissipera aucun souffle du midi. Ces tombes géantes où s’ensevelit toute joie, est-ce là mon sépulcre et le tien ?

Où sont maintenant les chasses bruyantes de ma marraine, les hallali, les cortéges de cavaliers, les meutes haletantes, les chevaux hennissants qui passaient au galop sur les sommets ? Où sont-ils, reviendront-ils jamais ? Ah ! si j’apercevais seulement la poussière fumante sous les pas de mon bien-aimé ! Pourquoi ne m’attends-tu pas ?

Pourquoi m’as-tu quittée, Merlin ? Je te l’ai ordonné, dis-tu. Quelle raison !

Pourquoi me laisses-tu mourir, quand les violettes et les perce-neiges vont renaître demain ! Elles verront la lumière ! elles se pencheront sur la fente des glaciers ; et toi, tu les effleureras de tes pieds sans te souvenir de moi.

Comme je l’avais prévu, il n’y a plus ici un seul être auquel je puisse confier un message. Même les aigles et les vautours sont partis. Les lacs bleus de saphir sont enchâssés jusqu’aux bords dans leurs rivages de neige. Le désert de glace m’environne. L’avalanche seule demeure ; mais qui peut lui commander ? Elle est si capricieuse !

Adieu, Merlin ! adieu… j’ai froid.

XIII

VIVIANE À MERLIN.
Mois des glaciers.

Faut-il m’en réjouir ? je vis encore, mais c’est un miracle. Harassée, désespérée, ne recevant rien de toi, n’attendant même rien (car tu t’es obstiné à ne pas répondre et tu as été plus dur que ces rochers), je m’étais assise dans les frimas, au pied du Wetterhorn, et la neige me couvrait à demi. Il me semblait que j’étais au seuil d’un palais de cristal, éclairé par des milliers de lampes ; et nous avions été invités tous deux par Titania à une fête de nuit. Je n’avais que le seuil à franchir pour te rejoindre. Déjà je discernais la danse et la ronde des esprits, le bruit même de leurs pas, à demi-étouffé par les flocons de neige.

Je crois entendre de lointains aboiements de chiens. Les cris redoublent ; ils approchent. C’était la meute de ma marraine ; elle-même suivait à la course. Bientôt je sens que des mains me soulèvent et me portent. Je me réveille dans la tour de Resti, couchée sur un lit de paille, et ma marraine toute en larmes était à mon chevet.

« Avez-vous donc juré de mourir ? me dit-elle dès qu’elle put parler. Que faisiez-vous à cette heure sur ces glaciers ? »

Elle n’ajouta aucun reproche ; mais ses larmes en disaient plus que toutes les paroles.

Je m’excusai sur mes occupations, mes devoirs. Il fallait bien cueillir l’herbe d’or qui ne croît que sur les cimes, polir quelques cristaux, semer des diamants sur les glaciers, pour leur refaire un collier.

« Cruelle, interrompit-elle, ce n’est donc pas assez de vouloir mourir ? Prétendez-vous me tromper ?

Et elle me serra dans ses bras en étouffant ses larmes. Je ne pus retenir plus longtemps les miennes. Je lui racontai ce qu’elle savait déjà, mon amour pour toi, Merlin ; comment je t’avais connu ; le jour, l’heure, le lieu, nos fiançailles ; comment j’avais quitté pour toi mon père Dionas : nos serments, nos disputes même, la différence de nos caractères, ton humeur de poëte ; je ne lui cachai que tes caprices. Mais je ne lui dissimulai pas que l’ennui de vivre m’avait saisie, que j’avais joué avec la mort, que j’y étais entrée à moitié avec une terreur mêlée d’indicibles délices.

« Pauvres enfants ! s’écria-t-elle quand j’eus fini ; au moins t’aime-t-il encore ?

— Il le dit.

— Nous verrons bien, » reprit-elle.

Depuis ce moment, elle ne songe qu’à notre mariage. Elle prend tout sur elle, et d’abord elle se chargera des lettres ; en en mot, elle ne cesse de me montrer une bonté que je ne lui connaissais pas. Il a fallu lui jurer que je ne monterais plus sur les glaciers, tant que durera la saison des frimas. En retour, j’ai exigé que l’odieux, le ridicule Phébus fût congédié pour jamais.

Voilà, Merlin, le récit fidèle de ces derniers jours. Croyez-vous, enfin, être aimé ? L’êtes-vous ? ou tout cela n’est-il qu’un songe ? Vous jugerez, sans doute, qu’il est temps de répondre.

XIV

Ne demandez pas combien de fois Merlin porta à ses lèvres cette dernière lettre dans laquelle il retrouvait Viviane tout entière. Il affecta, pendant plusieurs jours, de ne pas vouloir répondre, espérant à chaque instant qu’il lui viendrait un autre message et trouvant un plaisir infernal à prolonger le désespoir de sa bien-aimée. Mais son calcul ayant été déçu, il commença à craindre qu’elle ne se consolât, et se résignât à vivre sans lui ; il prit alors le parti de rompre le silence, ce qu’il fit, après de longs monologues, de la manière suivante :

MERLIN L’ENCHANTEUR À VIVIANE.
Royaume d’Épistrophius, mois des myrtes.

Vos messages, Viviane, m’ont été remis presque tous à la fois, à la réserve de celui que vous avez confié au papillon. Quoi qu’il en dise, je ne l’ai point vu, et je vous supplie de ne plus l’employer désormais. Il est incapable de rien de sérieux ; il mêle à tout une frivolité qui me blesse à cause de vous.

J’ai tremblé à la lecture de vos lettres. Cette nuit d’hiver dans les Alpes !… Ne craignez-vous pas enfin de jouer avec la destinée ?

La lutte n’est pas égale entre nous, Viviane. Ce que tu souffres, tu l’as voulu aveuglément, impitoyablement. Ta volonté, ton orgueil sont satisfaits. Mais moi ! je voulais être heureux, je l’étais. C’est malgré moi que tout s’est accompli. Tu m’as arraché mon bonheur tout vivant. J’ai crié comme un enfant, et tu as été sourde. Aujourd’hui tu me rappelles ; qui me dit que ce n’est pas là un caprice nouveau ? Veux-tu me rendre la vie pour me l’ôter encore ? Sache que je n’ai plus la force de souffrir. Je hais, j’abhorre la douleur ; et toi tu la cherches, tu t’y complais, au moins dans celui que tu prétends aimer.

Que me parles-tu des glaciers des Alpes ? Ils sont moins froids que ne l’a été ton dernier regard. Va ! tu ne m’as jamais aimé un seul instant ; qui sait même si tu es capable d’aimer autre chose que toi ? Mon amour était trop brûlant pour ton cœur pétri de la neige des monts. Ne te souviens-tu pas que tu prétendais qu’il te consumait comme le soleil consume les neiges nouvelles ? Et moi, insensé, quand tu prononçais ces paroles, j’avais la folie d’en sourire. Je crois même que je les trouvais adorables, quand c’était l’expression nue de l’incapacité où tu es de sentir davantage.

Que veux-tu ? on ne change pas son être à sa fantaisie. J’ai eu tort d’attendre de toi ce que tu ne peux ni donner ni partager. Je comprends trop tard aujourd’hui pourquoi tu me suppliais toujours de t’aimer comme les fleurs s’entr’aiment ; car, disais-tu, le souffle de mon cœur te dévorait comme le vent du désert. Et, stupide que j’étais, je voyais là une raison de m’enflammer davantage. J’adorais sur tes lèvres le souffle immaculé des roses matinales, sans voir que ton âme paresseuse ne demande qu’à végéter. Oh ! quels combats dont tu n’as pas même l’idée ! j’appelais retenue, sainteté, virginité ce qui n’était, chez toi, qu’impossibilité d’aimer.

Allez, Viviane ! vous pouvez beaucoup de choses ; vous pouvez, je crois, écrire dans les nues ; vous pouvez apprivoiser les aigles, changer en gémissement le ricanement de la mer de Bretagne ; mais vous ne saurez jamais ce qu’il y avait dans un seul battement de ce cœur de Merlin, que vous avez écrasé sous vos pieds.

Après tout, vous aviez certainement raison de me vanter les sentiments des fleurs et de me les donner pour modèles. Je les crois beaucoup mieux faites que moi pour répondre à l’idée singulière que vous avez prise de la félicité. Elles ont, dit-on, une douceur incorruptible, mêlée d’un peu de banalité qui ne semble pas vous déplaire. Leurs désirs sont sages, tempérés de rosée. Je vous assure que leurs baisers ne brûleront pas vos lèvres. Soyez donc heureuse, Viviane, comme je le désire sincèrement. Éprenez-vous de quelque beau lis qui saura satisfaire à tout ce que vous semblez désirer et même rêver.

Croyez-moi, il n’est rien de plus noble, de plus suave (je me sers de vos propres paroles), qu’un amour de ce genre. Et si, par hasard, cela ne vous suffisait pas, si quelque grande et sublime passion s’éveillait dans votre cœur, je ne vois point du tout pourquoi vous n’épouseriez pas ce Phébus qui, d’ailleurs, ne vous a pas trop menti sur sa généalogie non plus que sur sa lyre ; pourtant, je l’ai obligé de la briser, après l’avoir vaincu publiquement dans le combat du chant. Ce point excepté, il a, ce me semble, tout ce qui est nécessaire à votre bonheur. Il est beau ! dites-vous… Mon Dieu ! je n’en doute pas et je ne prétends pas lutter avec lui à cet égard.

Eh bien, Viviane ! épousez-le. Oui, le mot est prononcé. Sortez des vaines illusions ; voyez-vous, enfin, vous-même telle que vous êtes. Vous pensiez aimer la poésie : il n’en est rien. Ce que vous aimez, c’est le vide. Ce Phébus, déjà sur l’âge, vous convient, vous dis-je. Il ne vous accablera pas des flammes inextinguibles de son cœur. Il vous laissera bercer en paix les oiseaux endormis et vaquer à vos autres occupations. Épousez-le donc si vous n’aimez mieux être nonne et entrer au couvent. Mais je préfère mille fois de vous savoir mariée ; j’en serai moi-même beaucoup plus tranquille.

Dans quel aveuglement ai-je vécu jusqu’ici ! Enfin, mes yeux s’ouvrent ; je me réveille des songes qui m’ont trop occupé. Encore une fois (je ne pourrais trop le redire) votre âme est faite de ce qu’il y a de plus pur sur la terre, de l’âme des roses printanières : je le crois, je le reconnais, je suis prêt à le publier ; mais, en revanche, avouez-moi qu’elle n’a rien d’humain. Cette confession est tout ce que je demande à ce moment suprême.

Sachez aussi que je ne vous blâme pas ; je ne vous accuse pas, non, je vous plains, cela est très-différent. Nous nous sommes mépris l’un sur l’autre, en pensant que nous nous ressemblions, tandis que tout nous sépare. Tôt ou tard, le divorce aurait éclaté. Il vaut mieux, assurément, qu’il n’ait pas tardé davantage.

Dans ma détresse je pensais échauffer, du feu qui me brûlait votre âme puisée aux glaciers éternels. Et vous (reconnaissez-le avec ingénuité), vous espériez réduire mon cœur à ce demi-sommeil dans lequel vous vous complaisez, que vous prenez pour la plus haute vertu, et qui n’est, je le crains, que la sagesse de l’impuissance et de la mort. Non ! nos âmes n’étaient pas faites l’une pour l’autre ; ce n’est ni votre faute ni la mienne. Vous voulez un amour en dehors de la nature humaine et qui ne se trouve qu’au couvent ou dans la léthargie des plantes.

Est-ce donc ma faute à moi si le sang d’un homme court goutte à goutte dans mes veines ? Il vaudrait mieux, je le sais, y sentir circuler la sève glorieuse du plus beau des lis, comme vous redisiez sans cesse, au point de m’en avoir rendu quelquefois très-sottement jaloux.

De l’amour, Viviane, vous n’aimez que le mot ; et je suis étonné, vraiment, que vous ne vous soyez pas éprise d’un songe. J’ai le malheur d’être tout le contraire. Homme, j’aime à la manière des hommes. Faites-vous nonne, Viviane ; rêvez du lis mystique ; l’amour de la terre est véritablement indigne de vous.

Dirai-je encore un mot, Viviane ? Sachez donc que je n’ai eu par vous, auprès de vous, qu’un semblant de bonheur. Dans le moment même où je vous paraissais le plus heureux, je sentais qu’un abîme était entre nous. Je souriais, il est vrai, au bord de cet abîme ; mais je le voyais et je pensais qu’il nous dévorerait tous deux. Voilà comment j’ai vécu. Vous saurez, maintenant, vous expliquer mes soupirs et même ces larmes auxquelles vous ne pouviez trouver de cause.

XV

MERLIN À VIVIANE.
Mois des myrtes.

Eh bien, oui, Viviane, j’aime la gloire. J’aurais voulu entendre mon nom résonner noblement dans la bouche des hommes. Savez-vous pourquoi ? Je suis trop malheureux si vous ne le devinez pas.

Ce n’est pas moi qui démêlerai si vous parlez sérieusement ou ironiquement de mes pèlerinages et du peu de travaux dont j’ai semé ma route. Loin de moi la prétention de comparer mes œuvres aux vôtres ! La moindre broderie tissue par votre main sur une fleur ou sur l’aile d’un papillon est mille fois au-dessus des lois les meilleures que j’ai pu donner aux peuples qui m’en ont demandé. Les cours d’Arthus et d’Épistrophius, trop rabaissées par vous, ne sont rien à côté des réduits de chèvrefeuille que vous divinisez de votre présence. Je préférerai toujours (vous ne le savez que trop) un battement de votre cœur à toute la gloire des empires. Mais, enfin, après que vous m’avez si cruellement, si inhumainement chassé, fallait-il donc me consumer dans une stérile oisiveté ? Mes œuvres sont dérisoires ; d’accord. Mais, sans elles, il y a longtemps que j’aurais cessé de vivre.

Hélas ! Viviane, mes lois, mes institutions, mes royautés ont moins duré que vos fleurs. Pendant que vous tissez des fils illusoires sur les prairies, j’ai tissu des fils cent fois plus décevants sur les berceaux des peuples. Vous vous plaignez de l’instabilité de vos œuvres. Elles vous échappent, dites-vous. Elles vous fuient ; elles vous paraissent futiles, risibles même. Que pensez-vous donc des miennes ? De grâce, n’en parlons pas. Avouons que tout est vain et presque ridicule, excepté cet amour que vous avez brisé sans y penser, je crois.

Oui, les hommes m’ont demandé des lois, et je leur en ai donné. Le plus souvent mon cœur n’était point à ce que je faisais. Il faut un fond de bonheur pour répandre autour de soi la sérénité ; et je ne connaissais, pour ma part, que trouble, angoisse. Comment donc aurais-je pu leur donner ce que j’étais si loin de posséder moi-même ? Malgré le plaisir que vous prenez à me rabaisser (plaisir que je n’ai jamais compris), doutez-vous que je ne mesure mes enchantements à leur véritable valeur ? Mais il fallait ou mourir ou faire quelque chose.

Et, si mes œuvres sont imparfaites, à qui la faute, Viviane ? à vous. Est-il bien généreux de m’ôter ma raison, et de me railler après cela sur ma gloire ? Vous vous moquez des hymnes des éphémères ; je vous les livre. Croyez-vous donc par là me navrer comme une cigale ? détrompez-vous. J’ai obtenu de mon cœur de ne plus saigner aux petites blessures ; c’est assez des grandes.

Que vous êtes amère, quand c’est le monde seul qui devrait se plaindre de moi ! S’il avait pu lire dans mon cœur, combien il m’aurait trouvé distrait, indifférent au moment même où je semblais tout occupé de lui ! La plupart de ses maux n’ont pas une autre cause. Il s’est trouvé des peuples, et, sans orgueil, je pourrais dire des mondes qui ont mis leur sort dans mes mains. Et moi, pendant ce temps-là, je prêtais l’oreille pour entendre le bruit de vos pas. Les peuples innocents, toujours dupes, me croyaient absorbé dans la méditation de leur avenir ; et moi, penché sur quelque ruisseau, je suivais des yeux la feuille que les flots entraînaient ; je lui demandais si elle n’apportait pas un message de vous.

Où étiez-vous, Viviane, quand je sanglotais sur les grèves de Bretagne ? Et quand les nations m’ont suivi sur les bords du Rhin ? Et quand j’ai convié les peuples autour de la table ronde ? Et quand ils m’ont crucifié à Rome ? Et le jour où j’ai entendu la grande haleine du volcan ? Et cet autre où je me suis assis sur les rivages de la mer de Sicile ? Pourquoi avez-vous attendu que mon cœur se soit séché de douleur ? Vous avez commencé seulement à vous souvenir de moi, lorsque, indigné de ma misère, j’étais près de m’affranchir. Je vous savais fantasque, Viviane. Où et depuis quand, à quelle école avez-vous appris le calcul ?

En traversant les Alpes j’ai entendu un grand soupir. J’aurais juré que ce soupir sortait de ta poitrine et que tu étais cachée près de là pour m’épier. À peine entré en Lombardie, j’ai reconnu ton haleine dans les buissons de myrte. Réponds ! où étais-tu cachée dans ce grand jardin qu’ils appellent l’Italie ? N’étais-tu pas dans la foule aux processions de femmes de Tivoli et d’Albano ? J’ai cru souvent te reconnaître. Quand cette jeune fille de la Sabine m’a apporté des figues au passage du Tibre, j’ai crié d’avance dans mon cœur : Est-ce toi ? Même cri à Frascati sur le seuil d’une hôtellerie ; même délire à la vue d’une femme de la campagne de Rome. Je la pris pour toi dans tes jours de splendeur et d’humeur royale. C’était la fille d’un pifferare.

Quel plaisir trouves-tu, Viviane, à m’abuser ainsi par de vains songes, et à tourner contre moi les enchantements que je t’ai enseignés ? Un moment, un jour passe encore ! Mais une vie entière employée à se leurrer, à s’abuser l’un l’autre ! Qui peut la concevoir ?

Tu n’ignores pas, sans doute, que j’ai appris à ces peuples à faire ton portrait. Ils y ont réussi mieux que je n’eusse jamais imaginé. Tu as su que je conduisais leurs mains pour retrouver dans le marbre, sur le bois, sur les murailles, tes traits adorés ; et combien tu auras souri du maître et des écoliers ! Du moins, n’espère pas m’arracher cette image à laquelle j’ai fait travailler tout un peuple. Eh ! que crains-tu de la médisance ? Je n’ai pas dit un mot qui puisse effleurer ta renommée. La plupart me prennent ici pour un savant, un docteur, neveu de la Sibylle, qui n’entend rien aux choses d’amour. Jusqu’aux ermites des camaldules, tous sont amoureux de toi. Car ils ne connaissent de toi que ta beauté. Ah ! si je leur avais parlé des fantaisies de ton âme de pierre !

Mais toi, m’apprendras-tu d’où viennent en foule tes portraits, tes statues que je découvre chaque jour en Grèce, dans les domaines d’Épistrophius ? Qui les a faits ? en quelle circonstance ? à qui es as-tu donnés ? Que de questions, Viviane, auxquelles tu ne réponds jamais ! Pourquoi tant de mystères entre nous ? Je suppose que ces portraits de pierre ont été faits dans ta première adolescence, quand tu habitais le palais de ta marraine, Diane de Sicile. Pourquoi a-t-elle permis que tu fusses ainsi sans vêtements et sans voile ? L’enfance, la solitude ne sont point des excuses. Je suis jaloux de ces pierres ; je maudis les chevriers qui peuvent les regarder à leur aise. Il est donc vrai que d’autres que moi ont osé contempler ta beauté avant moi. Pourquoi, Viviane, ne suis-je pas le premier être que tes yeux aient rencontré ? Tes froids regards de marbre se seraient allumés au feu de mes regards. Dis-moi que tes lèvres de pierre attendaient mes baisers pour s’ouvrir. Je reste en extase devant les tresses de tes cheveux noués derrière ta tête. Cette tunique légère te donne un air étrange qui me trouble ; c’est toi, à n’en pas douter. Mais c’est toi dans ta première adolescence, quand tu jouais avec les coquillages et les tortues sur le bord de la mer azurée. Promets-moi, si nous nous retrouvons, de reprendre ce costume, ne fût-ce qu’un jour. Tu me dois cette longue éternité perdue avant de te connaître.

XVI

VIVIANE À MERLIN.

Je ne puis aimer, dis-tu ? Témoignez donc pour moi, nuits sans sommeil, tièdes aurores, jours brûlants, larmes cuisantes qui desséchez les fleurs.

Que tu sais profiter, Merlin, des avantages que je t’ai laissé prendre sur moi ! « Je rampe pendant que tu planes. Mon âme de glace ne saurait suffire à une âme de feu telle que la tienne. » Ai-je bien répété tous tes blasphèmes ? Ô Merlin ! je te demande grâce. N’ajoute pas un reproche ; ou plutôt console-moi dans cet abandonnement de toutes choses. Je m’avance en tremblant vers des régions désolées que tu ne visiteras pas, où règne un silence éternel et où ton nom même ne trouverait pas d’écho.

Quel est donc, Merlin, le perpétuel malentendu qui nous sépare ? M’es-tu, en effet, trop supérieur pour que je puisse te comprendre ? ou bien, es-tu jaloux de ma puissance ? Ah ! misérable puissance ! je la mets sous tes pieds. Sois l’être fort qui me protégera et m’expliquera à moi-même. Mais ne disputons plus, ô mon maître ! Je suis le roseau ; sois le chêne. Si j’ai jamais contesté avec toi, c’était là un grand tort, je le vois maintenant.

Du moins, n’espère pas me reléguer d’un mot au-dessous des mondes enchantés, dans les rangs de ces créatures sourdes que le soleil de l’âme n’a pas échauffées un seul jour. Quoi que tu fasses, ô prophète, barde, roi, il est une chose qui le reste impossible. Tu ne me feras pas rentrer dans la nuit de ceux qui n’ont jamais aimé.

Non, non, je ne deviendrai pas semblable à ces fées vagabondes qui, le cœur vide, sans regret, sans désir, promènent de lieux en lieux leur apathie, entre la vie et la mort. Toutes les fois qu’il m’est arrivé d’en rencontrer de pareilles dans les carrefours des bois, j’ai fui à grands pas. Leur vieillesse ridée ne m’atteindra jamais. Je garderai ma jeunesse immortelle ; car nos âmes se sont mêlées, ô Merlin, il me reste encore le goût de la tienne sur mes lèvres. Nulle éternité ne pourra l’enlever.

Ni les jours ni les siècles ne me feront oublier les nuits étincelantes, quand ta main dans ma main, nous comptions ensemble les étoiles. M’accusais-tu alors de dormir du sommeil des plantes ?

D’où te vient cette fureur qui le pousse à me déchirer ? Mais j’ai tort, Merlin. Pardonne-moi ce mot ; il vaut mieux pleurer. Quoi ! lorsque tes yeux s’arrêtaient sur mes yeux, lorsque nous lisions ensemble dans le livre magique, lorsque tu cueillais la verveine que mes pieds avaient foulée, que le matin tu me retrouvais en ouvrant ta paupière, que tu criais : « félicité ! félicité ! » quoi ! tu n’étais pas heureux !

Ne peux-tu donc oublier, pardonner un moment (caprice, erreur, fantaisie, je ne sais moi-même comment le nommer) ? N’y a-t-il point de miséricorde dans le cœur des enchanteurs ? Ma marraine pourrait te dire combien elle me trouve changée ; beaucoup de gens ont peine à me reconnaître.

Perdrons-nous toutes les éternités à cause d’une heure de mésintelligence ? Il n’est pas étonnant, Merlin, qu’avec des habitudes, des éducations si différentes, il y ait eu entre nous un instant difficile, un seul. Cela arrive à tout le monde. Aujourd’hui que je te connais mieux, il en serait autrement, je le jure. Mais, hélas ! il est trop tard, et c’est à toi maintenant d’être inflexible.

XVII

MERLIN À VIVIANE.

Rien ne ressemble moins à tes lettres que toi-même, Viviane. Tu regardes, en écrivant, certaines caresses de langage comme une douce musique qui n’a point de signification précise et n’engage à rien celle qui les laisse romanesquement tomber de sa plume de rossignol. Pour moi, je ne crois plus aux mots ; ils ont tous à mes oreilles le même sens : douleur !

Une fois, en ma vie, la science que je cultive m’a été véritablement utile. Par elle, j’ai découvert la cause de mes maux. Toi et moi, nous n’appartenons pas au même monde, au même peuple, à la même race d’êtres. Nous ne parlons pas la même langue. Les mots qui partent de mon cœur n’ont pas de sens pour toi. Ils sortent brûlants de mes lèvres : ils glissent sur ton âme et s’y glacent sans la pénétrer, comme l’eau du torrent de Ruti sur l’aile du cygne.

Vis donc, puisque tu l’as préféré, sans enchantement, sans élan, sans génie. Refais ce qui a été fait cent fois. Traîne-toi dans l’imitation du monde. Garde-toi, comme d’une impiété, de toute désobéissance à la routine séculaire. Règle-toi sur les nobles conseillers de ta marraine, sur ses chambellans, ses courtisans. Qu’ils te disent, ces gens d’expérience, ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas dans la passion d’un homme de cœur ; et tu te conformeras à leur avis ; car c’est là ce que vous appelez, vous autres, être sage que de dépouiller son cœur de toute magie. Fais-toi, te dis-je, scrupule de tout, excepté de mes larmes.

Combien tu avais raison de me dire, le premier jour où je t’ai vue : « Ne m’aimez pas, je ne puis vous répondre ! »

En effet, depuis cette heure-là, tu m’as obligé de désirer immensément pour obtenir une goutte d’eau. Ton ambition suprême a été de découvrir comment tu pourrais me donner le moins de bonheur possible.

Cette froideur, qui est en toi une sorte de maladie continue, te rend la dissimulation plus facile qu’à une autre. Tu y trouves aussi l’avantage de regarder, sans sourciller, les larmes, le désespoir, l’agonie de celui que tu prétends adorer.

Au moins il est certain que tu m’adores mieux absent que présent. Ton cœur se remplit et se rassasie en quelques jours. On se croit heureux ; on l’est peut-être ; et voilà que ton âme fatiguée, exténuée d’un sourire, s’enveloppe soudainement d’un manteau de glace, comme ces cimes des Alpes que tu excelles à décrire ; sous un ciel serein, elles sont tout à coup environnées d’une brume sourcilleuse. Mais elles n’enfanteront jamais que la tempête.

Que voulez-vous donc, Viviane ? Je vous ai mis, non une fois, mais cent fois, votre bonheur dans vos mains, et vous n’avez jamais eu la force de vous décider pour oui ou pour non.

Vous êtes une frêle liane qui a besoin du chêne pour se soutenir. Des courtisans mal avisés vous ont fait croire que c’est vous qui êtes le chêne ; de ce moment, tout a été perdu pour nous.

Vous ne savez ni aimer ni haïr. Vous détruisez d’une main ce que vous avez élevé de l’autre ; après cela vous criez : « Je me perds ! »

Pour moi, bon ou mauvais, je suis précisément le contraire. Ce que j’ai voulu je le veux toujours ; ce que j’ai désiré je le désire toujours ; ce que j’ai aimé je l’aime toujours ; ce que j’ai haï je le hais toujours.

Allez-vous, cette année, comme vous en aviez, je crois, le projet, dans la vallée de Cachemire ? ou bien n’y allez-vous pas ? Faites l’un ou l’autre, mais au moins faites quelque chose. Vous parlez de religion, Viviane, depuis ces derniers temps. Il n’y a rien de plus irréligieux que ce néant de volonté.

Après l’épreuve que j’ai faite, il faudrait être insensé pour croire encore à ma puissance sur vous. Soyez donc et continuez d’être ma sœur. Je n’aurais jamais dû désirer autre chose, et de votre côté appelez-moi votre frère. Au fond, c’est là ce que vous avez toujours demandé ; une pareille relation peut être un paradis de miel.

Vous avez pris, Viviane, depuis ces derniers temps, un verbiage pieux que je ne vous connaissais pas auparavant. À vous entendre, c’est un dieu inconnu, un enchanteur tout-puissant qui est l’auteur de mes maux. Non, encore un coup !… Toi seule as ait le mal, ta volonté, ton endurcissement, ton aveuglement.

En y pensant mieux, je crois que je vous hais ; mais la haine me fait plus de mal encore que l’amour.

À qui, Viviane, ne m’avez-vous pas sacrifié ? À quelle futilité ? à quelle crainte puérile ? Tantôt à un nuage curieux qui arrivait gonflé sur votre tête en toute hâte, tantôt à un mauvais rêve. Une fois vous étiez retenue par l’opinion que prendraient de vous les stupides roseaux ; une autre fois, disiez-vous, par le murmure subit du vent qui entr’ouvrait la porte, ou même encore par le bavardage des pies ; et ainsi perpétuellement ajourné, le bonheur n’arrivait jamais pour moi. Que penseront, que diront les cigales ? C’était là votre grande et sérieuse inquiétude dans les bois. Et si je disais qu’il n’y avait pas de cigales, vous trouviez quelque abeille égarée sous les tilleuls. Combien de fois ce mot m’a gâté toute joie dans notre solitude, moi qui ne songeais qu’à m’enivrer d’un baiser éternel ! Vous aviez toujours à votre service quelque petite maxime empruntée à la cour de votre marraine, et un pli de roses sur les lèvres pour désespérer la félicité même.

Malgré cela, Viviane, si jamais nous devons nous revoir, je souhaite que vous soyez seule : la présence d’un témoin quelconque, fût-ce même un sylphe ou un cobold, m’offenserait comme un soupçon indigne de moi. Cependant ceci vous est subordonné comme le reste. Adieu !

P. S. En finissant, Viviane, tu entasses, selon la coutume, à propos de tout ce que tu rencontres, questions sur questions, au risque de les brouiller entre elles. Je te satisferai au moins sur les principales.

Tu demandes pourquoi les monts neigeux rougissent d’une clarté mystérieuse au déclin du jour ? pourquoi le soir pose une couronne d’or et de pourpre sur la tête blanchie du grand vieillard des Alpes ? pourquoi le reste de la terre est dans l’ombre, lorsque le Titlis étincelle encore des diamants attachés à son front ?

Si tu t’étais souvenue de mes leçons, tu te serais déjà répondu à toi-même :

« C’est ainsi que la vérité met un charme dans les cheveux blancs du sage. Lorsque tout est ténèbres autour de lui, elle couronne sa tête des splendeurs d’une aurore invisible. Plein de jours, il sourit à l’approche de la nuit qui enfante le jour nouveau. »

Pourquoi, dis-tu, le fleuve se précipite-t-il, dans ses cataractes, avec tant de furie ? Pourquoi convoite-t-il l’abîme ? Pourquoi, aussitôt après sa chute, ne se rappelle-t-il plus sa colère ? Calmé entre ses deux rives de verdure, pourquoi a-t-il si vite oublié le gouffre ?

Réponse. — Le fleuve se précipite pour donner cette leçon au sage : « Si la colère te saisit à l’approche des méchants, qu’elle ne dure qu’un moment. Si tu es précipité dans l’abîme, recueille-toi dans la paix. Qu’aucun signe ne rappelle que tu as traversé les cataractes du mal ! »

Par ces réponses, Viviane, tu vois qu’il n’est pas difficile à la science de dissiper les obscurités où tu te plais. Prends garde, cependant, de trop interroger ; défie-toi des inquiétudes mystiques où l’âme se trouble et s’égare elle-même.