Merlin l’enchanteur/Livre XXIV

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Michel Lévy frères (2p. 381-424).

LIVRE XXIV

TRIOMPHE ! Ô TRIOMPHE !


I

Ils sont finis, les voyages des trois vies. D’autres reprendront le même chemin, mais non pas moi. Il me faut dire ici adieu à toutes les choses sereines qui m’ont donné la paix.

Amis, je remets entre vos mains le rameau de coudrier qui m’a fait pénétrer dans le pays de Merlin sans crainte de m’égarer. Tenez ! voici les clefs des mondes enchantés. Ouvrez-les à votre tour. Vous savez maintenant comme la route est aisée à travers les salles innombrables de la maison de la justice.

À l’endroit où je me suis arrêté, vous trouverez d’autres horizons que j’ai dû abandonner. Ils vous appartiendront dès que vous y aurez mis le pied.

Donnez à votre esprit l’essor. Quand vous aurez trouvé ces lieux nouveaux, vous penserez en vous-mêmes : « Ces lieux nous plaisent, ils en annoncent de plus beaux. Mais c’est lui qui nous les a ouverts. »

Pour moi, je m’arrête ; et je fais comme ceux qui se séparent d’un ancien ami qu’ils ont longtemps retenu sous leur toit, et qu’ils désespèrent de revoir ; ils précipitent leur adieu, pour ne pas laisser aux larmes le temps d’arriver.

II

Cependant que devenait l’enfer privé de son chef ?

L’enfer, devenu libre, sans tuteur et sans maître, se dévorait lui-même.

Jusque-là, le père de Merlin, avait conservé dans l’abîme un ordre, qui le rendait habitable aux maudits Nul n’avait osé enfreindre un seul de ses commandements. Sa volonté régnait, c’était la loi de tous. Chacun savait quel était son supplice légitime et y restait attaché. Chacun rendait exactement à la douleur ce qu’il devait à la douleur. Nulle usurpation dans l’éternelle chute. Il y avait une règle dans le désespoir.

Quand le chef des abîmes eut disparu, d’abord tous les maudits le cherchèrent longtemps ; car ils étaient accoutumés à son autorité, et ils ne croyaient pas pouvoir vivre un moment sans celui qui remplissait de sa pensée le vaste enfer.

« Où est-il ? Quand reviendra-t-il ? » disaient les maudits aux ténèbres.

Et les ténèbres répondaient :

« Nous ne savons où il est.

— Cherchez encore, reprenaient les démons ; vous êtes ses conseillers.

— Nous avons cherché, répliquaient les ténèbres ; nous n’avons pu le retrouver. »

Alors un éclair de joie traversa l’enfer ; car chacun des maudits se prit à espérer qu’il remplacerait le chef des abîmes. Tous regardèrent à la fois d’un œil oblique du côté du trône funèbre ; et, le voyant vide pour la première fois, chacun se promit de s’y asseoir, à la place de celui qui avait disparu.

Aussitôt celui qui était le plus près du trône infernal en monta les degrés et il cria :

« Consolez-vous ! Je remplacerai celui que vous avez perdu, et serai pour vous un véritable père, ce qu’il n’a jamais été. Malgré les apparences, je suis plein de douceur. Obéissez-moi seulement, comme vous lui obéissiez. Tout ira bien. Je suis partisan du progrès. Je ferai des réformes. »

C’est ainsi qu’il parla. Mais sachez qu’il n’y eut pas dans l’abîme une seule puissance, si petite qu’elle fût, qui n’entrât en fureur à ces mots. Le plus petit comme le plus grand, tous voulaient également, avec la même frénésie, être le roi de l’enfer. Et chacun de rugir : « Prenez garde ! il y a ici des anges déguisés. »

Ce fut alors une succession non interrompue de tyrans de l’abîme qui passaient sur ce trône où nul ne pouvait se maintenir plus d’un moment. À peine l’un d’eux s’était-il montré, il était renversé et déchiré par la foule. Mais, bien qu’il n’eût qu’un instant, il en profitait pour changer le vieil ordre établi dans les tortures, en sorte que le mal se ravivait d’heure en heure ; il changeait et se renouvelait, comme la roue d’un char entraîné par des chevaux ailés. Les supplices se succédaient avec une rapidité prodigieuse, ou plutôt ils étaient infligés, tous à la fois, au même moment, à chacun des damnés. Un long cri s’éleva. Tous les misérables disaient : « Où est l’ancien roi des douleurs ? Son règne était plus juste. »

Et rien au monde ne peut donner une idée de la force de l’enfer tournée contre l’enfer ; il mettait à se détruire lui-même cent fois plus de fureur qu’il n’en mit jamais à détruire l’œuvre d’en haut, car il était dupe de tous ses piéges ; les plus grossiers étaient ceux qui lui plaisaient le plus. Il tombait infailliblement dans toutes ses embûches.

Alors le plus chétif, le plus impuissant des démons, toujours rampant, toujours ricanant, Malacoda, s’écrie de sa voix sifflante :

« C’est à moi de régner.

— Non, répond Taillecosse, c’est à moi !

— Plutôt qu’il règne, hurle une troisième voix, que l’enfer périsse ! »

Cette voix était celle du père de Merlin, qui avait entendu retentir dans son cœur les cris forcenés des maudits. Il arrive ; il porte à sa ceinture de fer les clefs rouillées des abîmes. Lui seul savait sur quelle colonne torse s’appuyait tout cet édifice si terrible et si grêle qu’il était chargé de réparer et de soutenir à mesure que le temps la minait. Il s’en approche :

« Je périrai, mais ils périront avec moi ! »

Comme il achevait ces mots, il renverse la colonne de son temple déjà usée par la base. Les voûtes prodigieuses qui formaient la basilique de l’enfer s’écroulent toutes ensemble. D’immenses plateaux de montagnes roulent dans la vallée. Ils laissent derrière eux des pentes nues, érodées, que ne graviront plus les peuples maudits qui habitaient à leurs pieds.

Tels les bergers de Goldau ont été surpris dans la nuit par l’éboulement de la montagne natale. Ils dormaient dans leurs chalets, étendus sur la litière de feuilles mortes, après avoir marqué leurs troupeaux qu’ils devaient conduire le lendemain dans les herbages de l’alpe verdoyante ; car la saison était venue. L’alpe a roulé de la cime avec les monstrueuses moraines ; elle s’est abîmée sur les pâtres avant qu’ils aient pu délier dans l’étable les génisses et le taureau. Le rocher écorché garde au front l’immense plaie qu’aucun siècle ne pourra guérir. Zug, tu en as hurlé de douleur ; et toi, Uri, tu en pousses encore des mugissements !

C’est ainsi qu’ont été surpris les pasteurs des âmes qui vivaient de tortures. Le soleil funèbre, qui les éclairait à demi, se voile, il s’éteint. La mer de feu s’éloigne et tarit. Au loin, un dernier flot rouge se perd dans les sables.

Ils sont tombés les remparts de feu, et les chaînes sont rompues. Mais les âmes prisonnières, accoutumées au supplice, n’osent saisir la liberté. L’immense plèbe servile reste couchée, rampante, dans les fosses de douleur. Le cœur lui manque pour échapper aux lâches tourments qui sont devenus sa vie même. Nourris de serpents, le plus grand nombre ont pris goût à l’enfer. Comment songeraient-ils à se soulever du fond de leurs sépulcres éteints ? Voyant qu’il se dévore lui-même, ils attendent, stupides, qu’un nouvel enfer sorte de ténèbres nouvelles.

Dans cette mer d’hommes, quelques âmes seules osèrent se dresser debout en face de l’éternelle douleur, et elles la virent disparaître. Celles-là apparaissaient de loin comme la blanche voile d’un vaisseau sur l’Océan sans bornes. Parmi elles surgissait la plus anciennement condamnée, celle qui avait précédé toutes les autres dans le mal et dans le châtiment. Les siècles de torture ne semblaient pas l’avoir lassée.

« Levez-vous, frères ! dit Caïn au troupeau des hommes. Hors d’ici !… l’enfer est passé. »

Ces mots furent répétés par ceux qui avaient osé soulever leur tête. Alors les âmes tremblantes sortirent l’une après l’autre de leur couche de torture, et voyant qu’en effet l’enfer s’était écroulé, elles se mirent à fuir comme ceux qui sortent la nuit, à la hâte, d’une ville qu’ébranle un tremblement de terre.

Elles fuyaient, et nul des démons ne songeait à les poursuivre, tant ils étaient acharnés à se détruire les uns les autres. Dans l’anarchie de l’enfer, ils avaient même oublié de fermer les portes de la cité de deuil. Les âmes exemptées du supplice se hâtent vers cette porte ; elles la franchissent, elles revoient la lumière ; ainsi fut réalisée, ce jour-là, la prophétie de Merlin :

« La poussière des aïeux sera renouvelée ! »

III

Au fracas de l’enfer écroulé, Merlin sent chanceler le sépulcre. Son père, privé d’abri, étonné de survivre, déshérité, proscrit, avait voulu rester dans les ruines de l’empire des douleurs. Tous deux se rencontrent dans ces vastes abîmes. Ils cherchent l’un et l’autre les frontières effacées des royaumes maudits.

Celui qui a gravi, à minuit, la cime du Vésuve ou de l’Etna, dans une cendre tiède, sur un sol tremblant, coupé de fleuves de feu, d’où s’exhale une respiration haletante de géants, celui-là peut se représenter le chemin calciné où marchent les deux derniers pèlerins de l’enfer. À mesure qu’ils avancent, Satan reconnaît les lieux qui lui étaient le plus familiers.

« Quelle chose étrange, disait-il, que le souvenir ! J’aime à revoir ces lieux où toutes les colères du ciel se sont usées sur ma tête. »

Et il montrait à son compagnon un débris de son trône. Tous deux s’assirent sur les cendres éteintes ; ils prêtèrent longtemps l’oreille. Au lieu des grincements de dents qui avaient rempli ces lieux, on n’entendait plus aucun bruit. Quelquefois seulement un souffle passait sur les cendres et les soulevait en tourbillons. Du reste, pas un être vivant n’était resté dans cette ténébreuse immensité.

« Nous sommes seuls, dit Satan. Tout passe. L’enfer même a passé. En sera-t-il ainsi du ciel ? »

Ce mot jeta une ombre dans l’âme de Merlin, qui n’osa d’abord l’approfondir. Mais il pensa secrètement à son Hôte et retrouva la paix.

« Du moins, c’est moi qui l’ai voulu, reprit son père. Si j’y eusse consenti, l’enfer triompherait encore. Maintenant, où est-il ? Je ne le retrouve qu’en moi.

— Gloire à vous !

— Ô le plus sage des sages ! dis-moi où ont pu s’abriter les innombrables multitudes d’âmes dolentes qui comblaient autrefois ces vallées ?

— Dans la miséricorde d’en haut. »

Ces paroles dites, ils se levèrent et arrivèrent auprès des portes ; elles étaient restées ouvertes. À la vue de l’inscription en lettres de feu :

« Vous qui entrez, laissez toute espérance ! »

L’enchanteur s’arrêta ; il eût voulu effacer cette devise écrite par l’éternel désespoir. Mais il ne savait si cela était en sa puissance, et il hésitait. « Laisse-moi faire, enfant, ces portes me connaissent. » Et le Maudit les souleva sur ses épaules. Après les avoir arrachées de leurs gonds, il les précipita au fond de l’étang des pleurs. Un peu plus loin, il aperçut des brandons qui se rallumaient ; il les éteignit sous son pied-bot. On entendit un soupir immense au fond des gouffres.

« C’est le dernier râle de l’enfer, écoutons. »

Puis, après une pause :

« Encore une fois, Merlin, moi, moi seul, j’ai détruit l’enfer. Mon châtiment, c’est moi qui me l’inflige.

— J’en suis témoin.

— Moi seul, j’ai délivré le monde de ce qui faisait sa terreur ; et le monde m’en raillera. Je m’en repens déjà, comme d’un suicide ; mais le mal que j’ai détruit, je peux encore le refaire.

— Ne vous repentez pas, mon père. Par tout ce que je vois, le temps de la réconciliation est arrivé. Le plus beau jour de ma vie sera celui où je l’annoncerai au monde.

— Tout beau, mon fils. Voilà précisément ce qui me coûte le plus. J’ai bien pu renverser l’enfer. Mais en faire l’aveu au monde, est vraiment au-dessus de mes forces.

— Ce sera la cérémonie la plus simple.

— Au moins, ne convoque pas, comme tu en as trop l’habitude, les mondes, les sphères, les comètes, et (que sais-je ?) la voie lactée pour témoin. Si la chose doit se faire, qu’elle soit au moins sans fracas. J’ai pris goût à la simplicité. Que tout se passe donc en famille. Deux ou trois témoins, pour la création, cela suffit, je pense. Il me serait matériellement impossible de supporter, comme autrefois, les regards moqueurs de tous les soleils assemblés.

— Choisissez vous-même vos témoins.

— Eh bien ! Voyons ; les plus intimes, Jacques, l’archevêque Turpin, le prêtre Jean.

— Qu’ainsi soit ! » répondit Merlin, dont le cœur débordait de joie.

Il se fût bien gardé de contrarier son père sur un détail, quand, à force de précautions, il l’avait vaincu sur presque tout le reste.

« Vous, vous seul, serez mon démon tutélaire ! » poursuivit-il.

Pendant que ces choses se passaient, le plus petit des esprits du mal, Farfarel, grâce à sa petitesse même, avait réussi à s’échapper de la destruction de l’enfer. Il méditait à l’écart sur cette grande ruine, et se disait à lui-même :

« Voilà ce qu’il en coûte de contrefaire le ciel ! Nous avons voulu être trop fins, trop habiles ! C’est nous qui avons créé Merlin ; c’est Merlin qui nous a perdus. L’enfer a été dupe de l’enfer ; il le sera toujours ! »

Il se tut, espérant qu’aucun œil ne l’apercevrait dans ces ruines. Une voix s’entendit au loin, claire, ailée, argentine. Farfarel eut peur d’avoir été surpris ; il cacha sa tête sous son aile et il se boucha les oreilles des deux mains ; car cette voix disait dans la profondeur du ciel :

« Reviens, Merlin, Merlin ! Il n’y a d’autre enchanteur que Dieu. »

IV

Le grand jour de la réconciliation était venu. Sans que Merlin eût laissé s’échapper son secret, tout l’univers l’avait deviné. Aussi jamais soleil plus radieux ne s’était-il levé. Pas un oiseau qui ne chantât sur la branche. Les fleurs, du haut de leurs tiges, semblaient attendre un visiteur. Les peuples seuls n’avaient aucun pressentiment de ce qui se préparait. Ils sont quelquefois bien moins instruits des grands secrets des choses que les oiseaux et que les fleurs ; souvent même ils sont sourds aux trompettes des archanges, et aveugles à la lumière du jour, en son midi.

À l’heure marquée par Merlin, on vit paraître à l’entrée de son tombeau un pèlerin voilé ; il était accompagné du prêtre Jean, de Turpin et de Jacques.

« Que voulez-vous ? demande Merlin.

— La paix.

— Je vous la donne, mon père ; parlez. Qui êtes-vous ?

— Le Roi de l’Enfer, » répond le pèlerin en soulevant son capuchon.

À ces mots, ses trois compagnons reculent d’horreur. Ils allaient s’enfuir. Merlin se hâle de les rappeler.

« C’est mon père, leur dit-il, mon vrai père par la chair et par le sang. Il demande la paix. Amis, la lui refuserez-vous ?

— À genoux ! dit Turpin ; qu’il tombe à deux genoux !

— Cela n’est pas nécessaire, interrompit le prêtre Jean.

— Au moins qu’il se confesse ! reprit Turpin.

— Paix ! Écoutons. Et toi, monde, fais silence !

— Je me confesse, reprit le pèlerin, au torrent, à la tempête déchaînée, au sable de la mer de Syrie, à la fleur des forêts, au volcan qui brûle encore.

— Pourquoi cela ? demanda Turpin.

— Parce que, répondit le pèlerin, mon cœur est plus impétueux que le torrent, parce que mon âme est plus aride que le sable, parce que mes pensées ont été plus orageuses que la tempête, plus brûlantes que le volcan, parce que mes œuvres sont plus fragiles que la fleur des bois.

— Est-ce là votre Confiteor ?

— N’entrez pas en dispute avec lui, repartit le prêtre Jean.

— Mais quel gage de son changement a-t-il donné ?

— La destruction de l’enfer, répondit le Roi de l’Enfer.

— Écris ce mot, dit Merlin à l’archevêque Turpin ; cela doit te suffire. »

Turpin écrivit ce qu’il venait d’entendre et de voir.

L’enchanteur aurait eu maintes réflexions à faire sur ce qui venait de se passer, et ses compagnons prêtaient d’avance l’oreille. Mais il craignait par-dessus tout l’impatience de son père qui en donnait déjà quelques signes. Voilà pourquoi il abrégea la cérémonie et se contenta de dire :

« Vous êtes témoins de la conversion de Satan. Allez ! répandez-en la nouvelle. C’est, sans contredit, le plus grand de mes prodiges. »

Longtemps les hommes refusèrent toute créance à cette nouvelle. Quand Jacques allait la répandre dans les villes, on lui fermait la bouche. Il était resté si crédule, il avait si peu de dehors que son témoignage n’avait aucune autorité. Turpin inspirait plus de respect. Mais il avait, disait-on, plus d’imagination que d’esprit, plus d’esprit que de jugement. Quant au prêtre Jean, il passait pour hérétique. Aussi la foule réunie devant le tombeau de Merlin disait-elle, d’une commune voix :

« Comment croirons-nous à la conversion de Satan ? Certes, ce n’est là qu’un mensonge de plus. Qui voudrait se faire son garant ?

— Moi, répondit le tombeau.

— Vous, Merlin ?

— Moi-même. »

Et sur cela, Merlin ferma le soupirail de son sépulcre qui trembla et faillit s’abimer pour la seconde fois.

V

Cependant, au bruit des portes de l’enfer précipitées par le père de Merlin dans l’étang des pleurs, le roi Arthus avait soupiré ; puis il avait étendu les bras, tâté sa couche, mordu ses lèvres, ouvert les yeux ; enfin il s’était relevé à demi sur son séant. Jacques s’était hâté de lui présenter une coupe d’hydromel et un bocal de vin extravagant ; sûr que le dormeur allait se rendormir, comme cela était si souvent arrivé.

Il n’en fut rien. Tout au contraire, Arthus se lève, ceint son épée, et se frottant les yeux, il rencontre ceux de Jacques.

« Il faut, dit-il, que mon échanson m’ait versé du pavot ; car il me semble que mon sommeil a été plus long et plus pesant qu’à l’ordinaire. »

Jacques s’excusa sans peine sur le breuvage, et pour montrer son innocence, il avala d’un trait le reste de la coupe. Mais, comme il craignait les reproches, et que d’ailleurs il n’avait jamais eu la notion bien exacte du temps, il se contenta de répondre :

« La nuit a été noire et pluvieuse. Le mieux était de dormir. Sire, avez-vous eu un songe ?

— Plusieurs, et tous plus étranges que plaisants, répondit Arthus en un langage un peu gothique, où l’on sentait la rouille du temps. Retiens ce que je vais t’en dire ; voici le principal. J’aurais juré que force siècles se dévoraient l’un l’autre, tels que limiers démuselés, que force royaumes s’écroulaient, que peuples se succédaient hâtivement, générations passaient, comme fleurs ou ombres, batailles se livraient ; et, chose incroyable, langues changeaient, ainsi que lois et coutumes. N’as-tu rien entendu de pareil, toi qui es resté éveillé ?

— Quelque chose approchant.

— De plus, j’entendais des peuples haletants, comme sangliers traqués au gîte.

— Justement.

— Et plus d’un autel était mal encensé ; la face même des cieux changeait.

— Témoin le char de David, qui a perdu son timon.

— Il y avait encore des rois sans tête et des reines qui s’asseyaient sur la terre et pleuraient.

— Cela s’est vu, sire !

— Après chacun de ces changements, je te retrouvais toujours, Jacques, te chauffant au même feu demi-éteint, demi-flambant ; et tu étais toujours plus dupe et plus misérable que devant.

— C’est vérité, bon roi !

— Il me semblait encore que la terre désolée m’appelait à son secours, et je faisais un effort prodigieux pour arriver en temps utile. Mais figure-toi que quantité de nains me retenaient assez vilainement l’un par le pied, l’autre par le bras, qui par la chevelure, qui par mon baudrier ; et grâce à cette cohue de gnomes, dont un bon nombre portait des couronnes ou des mitres, je ne pouvais avancer d’un seul pas. Rancune et Félonie ! C’était le cas ou jamais, de m’assister, Jacques ; tu ne l’as point fait. » À la fin, un bruit violent, comme d’une porte que l’on arrache à ses gonds, m’a réveillé. Quel bruit cela peut-il être ?

— Le seigneur Merlin expliquera tout, répondit Jacques.

— Mais où est-il ?

— Ici près, dans sa sépulture.

— Quoi ! il est mort ! peuples, pleurez ! Quand reverrez-vous un sage qui lui ressemble ?

— Il est enseveli ! Mais sa sagesse en est deux fois plus grande.

— Allons donc le visiter. »

VI

Le soleil, à ce moment, jaillissant du bord d’un nuage noir, versa une cascade de flamme sur les armes blanches d’Arthus ; l’horizon en fut ébloui.

À ce signe, Merlin reconnut de loin le Monarque des Bons qui s’avançait lentement, dans sa gloire, entouré de ses féaux. Pour la première fois, la tombe lui pesa. Il eût voulu s’élancer, hors de la tour funèbre, dans la campagne fleurie, au-devant de celui que, vivant ou mort, il avait toujours aimé comme son roi légitime. Trop impatient, il ébranla sur leurs gonds les portes d’airain qui le séparaient des vivants. Mais son effort fut inutile. Il en gémit sourdement, sous la terre.

Alors il se résolut à faire au roi le meilleur accueil qui se pouvait dans l’enceinte de la mort. Pour cela, il commanda à Viviane et à son fils de tresser en toute hâte des guirlandes dont il couronna les soixante soupiraux de sa demeure. Lui-même, il lâcha nombre d’oiseaux, à la double paupière, qui tous portaient au col cette devise :

« La mort est demeurée fidèle au sommeil. »

En même temps, il hissa au haut d’un pennon sa bannière tumulaire, nuée des plus vives couleurs, lampassée d’or, qui flamboyait au premier rayon du jour, si bien qu’on la prenait de loin pour un joyeux arc-en-ciel. Combien il eût souhaité présenter le premier au Roi de l’Avenir le pain, le vin d’honneur et les clefs de sa demeure ! Mais il n’y pouvait songer en aucune manière. Tout ce qu’il put imaginer, ce fut de renouveler l’huile de la lampe enchantée, accorder sa harpe, avertir les morts, faire résonner les lieux souterrains des fanfares du sépulcre, en sorte que le tombeau pavoisé se remplit d’une joie si profonde qu’elle rayonnait pleinement au dehors.

Ces préparatifs achevés, le roi attendu se trouva proche ; et Merlin, ayant auprès de lui sa famille, le salua par ces mots :

« Je vous salue, grand roi Arthus ! Venez, venez, beau roi de la justice. Tout est vôtre, ici, parmi nous : À vous la tombe ; à vous aussi l’enseveli. Beaucoup de rois, sire, ont passé sur la terre, beaux, jeunes, chevelus, amoureux de batailles. Ils venaient, triomphants, me demander conseil pour l’apparence, sourds au fond, impatients de me désobéir ; ils se retiraient, dans le deuil, chauves, ridés, boiteux, courbés sous les années. Vous seul, sire, avez gardé votre verte jeunesse. Combien peu vous êtes changé ! Le temps n’a rien pu contre vous. Tel je vous ai quitté à Lutèce, aux beaux jours de ma vie, tel je vous revois. »

À ces mots, Viviane et son fils laissent tomber sur le front du roi, en guise d’hommage, une blanche pluie de fleurs de pommiers, dont il se réjouit plus que de toute autre aubaine.

Touché de cet accueil, le roi tendit gracieusement la main vers l’enchanteur ; s’il l’eût osé, il eût laissé couler ses larmes :

« Oui, c’est moi, Merlin ! Que Dieu le garde en joie ! Ta fidélité m’agrée et ne m’étonne point. Ton honneur s’est conservé sans tache dans ce sépulcre. Plût au ciel que nul n’ait failli plus que toi !

— Sire, merci. Depuis le jour où j’ai vu votre couronne, je n’en ai pas salué d’autres.

— Ô fidélité antique ! répliquait Arthus ; cœur d’or ! appui de ma maison ! Combien il est doux pour un roi de retrouver un ami que ni l’adversité, ni le temps, ni le tombeau même n’ont pu changer !

— Cent fois, disait Merlin, j’ai craint de ne pas vous revoir. Je priais ici tout bas la mort de ne pas me fermer les yeux que je n’aie eu cette joie. « Fais, lui disais-je, mort implacable, mort sacrée, fais que je le revoie un jour, une heure seulement, à cette place, au bas de cette tour ; et je ne te dispute plus cette portion qui me reste de moi-même. » Voilà, sire, comment je lui parlais. Elle a été complaisante, et je la remercie. Ma seule peine, aujourd’hui, est de ne pouvoir faire en vos mains hommage-lige de mon sépulcre. Que ne puis-je, sire, moi troisième, vous héberger ici, au moins un jour, dans ma salle d’honneur, vous et vos preux, et vos amis, et madame Genièvre, et Tristan votre neveu, et tous vos gens et leurs chevaux, dont j’entends d’ici les fiers hennissements ! le souvenir en serait éternel. Excusez-moi, beau roi des justes. Ce n’est pas méchant vouloir, ni avarice de cœur. »

Et le bon Merlin pleura.

« Console-toi, ami, lui répondit Arthus. Je sais que tu ne possèdes rien dans ce lieu ténébreux qui ne soit à ton roi. Mais tu peux encore me servir, d’un cœur loyal, dans la tombe où tu gis pour en sortir, un jour, à ton honneur. Explique-moi mes songes.

— C’est à vous d’interroger, répliqua l’enseveli.

— Écoute. Dans cette nuit sans soir ni matinée, ai-je donc tout rêvé ?

— Il y a eu aussi quelque chose de réel, sire. Toutes les fois que Votre Majesté s’est remuée sur le côté, le monde s’est renversé de fond en comble.

— Cela m’est-il arrivé souvent ?

— Assez.

— Combien de fois dans la nuit ?

— Vingt ou trente.

— Et si je remuais la tête, qu’arrivait-il ?

— La France branlait son chef.

— Et si les bras ?

— Rome croulait.

— Et si les pieds ?

— La couleuvre lombarde se redressait et mordait le vermisseau germanique. Elle annonçait sa présence à ses petits par ses longs sifflements.

— Si les jambes ?

— Les marches d’Allemagne se prenaient à trembler.

— Quand je m’appuyais sur le coude ?

— Le sanglier des Gaules aiguisait ses dents sur le roc.

— Quand je me dressais sur mon séant ?

— Bretagne, Allemagne, Sicambrie, rejetaient le frein qui se fabrique en Italie.

— Et si je soupirais ?

— Vésuve, la Sicile tremblaient.

— Et si je m’écriais ?

— Le lion de la justice rugissait ; et à son rugissement s’ébranlaient les tours des Gaules. »

C’est ainsi que Merlin expliquait les songes du roi Arthus, qui lui en montra tout son contentement. En même temps que le monarque, ses preux, ses cavaliers, ses gens de cour, se tenaient au bas de la tour funèbre et disaient l’un après l’autre :

« Il est donc vrai, Merlin, que vous ne nous trompiez pas en nous promettant le réveil ?

— Gens au cœur dur, vous me croyez maintenant. Veillez-vous ou dormez-vous ?

— Certes, nous veillons. Mais, au nom du ciel, ne nous rendormez plus du long sommeil. Les rêves sont trop pesants. »

Ici, Jacques, après avoir longtemps hésité, osa interrompre les courtisans ; car une sourde envie le rongeait, et il ne put se contenir davantage.

« Je vois bien céans, dit-il, les barons et les preux et les gens de cour. Mais où sont mes compagnons de charrue que j’ai laissés dormant dans les étables ? Où est le peuple assoupi des vilains ? Pourquoi les a-t-on oubliés ? Moi, j’irai les réveiller et leur chanter des aubades ; ou bien le doux réveil n’est-il fait que pour les barons ? »

Alors Arthus, voyant que la jalousie le faisait parler, sourit du sourire de la justice et répondit :

« Paix, ami ! Regarde avec moi de ce côté et guéris-toi d’être envieux. Connais-tu ceux qui me suivent ? »

Jacques regarda derrière lui. Il vit le grand peuple des vilains, qui sortaient grouillant de la glèbe, tous éveillés comme le roi, ébahis, les yeux écarquillés. Ils semblaient n’avoir jamais dormi du dormir d’airain. À cette vue, il se repentit d’avoir montré tant d’envie et jura qu’il s’en corrigerait.

La terre aussi sortit de sa torpeur ; les fleurs auraient eu honte de paraître assoupies, les papillons quittaient leurs linceuls, les serpents changeaient de peau.

Ce qui fit que la renommée de Merlin fut alors au comble. Il retrouva en un moment toute la faveur qu’il avait perdue sur la terre et dans le ciel. On se reprochait d’avoir douté de lui. « Quelle injustice, grand Dieu ! murmurait-on de toutes parts. Il est donc vrai que les meilleurs seront toujours les plus méconnus ! »

Ce retour subit du monde vers Merlin profita aussi à Jacques. Il n’était plus regardé avec pitié, quand il passait, comme un simple d’esprit. Loin de là ; on admirait qu’il eût lui seul conservé si longtemps le vague espoir en dépit des apparences. Sa crédulité passée parut un avertissement du ciel. Pourtant, même alors, il restait encore des incrédules, ainsi qu’on le verra dans l’un des chapitres suivants, où l’on apprendra aussi combien les nations mortes ont de peine à ressusciter.

VII

Cheminant dans les bois, Jacques trouva couchée, au pied d’une tour emmantelée de lierre, la Belle au Bois dormant ; la tête sur son bras, elle rêvait d’amour. À ses côtés, sur la même herbe vierge, dormait aussi, comme elle, celui que les dieux autrefois avaient plongé dans un même sommeil divin. C’est le bel Endymion.

Au bruit des sabots de Jacques sur le sentier pierreux, tous deux ouvrent à demi la paupière et se retournent sur le flanc. Sans le savoir, ils s’enlacent en rêvant, comme l’orme et la vigne, de leurs bras endormis. Jacques les voit : il s’en dépite ; il les secoue, l’une par son manteau ducal de martre zibeline et son chaperon, l’autre par sa tunique de pourpre de Tyr.

Tous deux, enfin, ouvrent les yeux ; tous deux se lèvent sur leur séant, puis sur leurs pieds. Ils s’étonnent l’un l’autre de se trouver si beaux ; ils s’étonnent davantage d’avoir été si longtemps couchés et endormis l’un près de l’autre. La Belle en rougissait, pleine encore d’une langueur amoureuse qui doublait sa beauté.

« Je rêvais de toi, lui dit Endymion.

— Et moi, seigneur, je vous voyais en songe, dans mon manoir gothique.

— N’es-tu pas Cinthie, la lune au moite front d’argent ?

— Moi, Cinthie ! Vous rêvez encore, monseigneur. N’êtes-vous pas mon fiancé, le prince des Ardennes ?

— Moi, prince des Ardennes ! Mais ouvre donc les yeux. Je suis Endymion.

— Ne jouons pas ce jeu, seigneur ; que diraient les barons ? Venez, rentrons au vieux château. Déjà j’ai tardé trop longtemps dans ce bois ombreux.

— Allons plutôt d’abord dans ma grotte de Latmos, tapissée de jacinthes. Depuis trop longtemps je n’ai mené mes chèvres à l’abreuvoir, elles périront de soif.

— Écoutez, monseigneur ! Oyez le son des cloches. Le chapelain nous appelle pour nous marier à l’autel, dans la chapelle dorée.

— Écoute, écoute la cornemuse ! Les nymphes nous appellent dans ma caverne pour chanter : Hymen ! ô Hyménée

— Vous êtes donc païen, mon doux seigneur ? Depuis quand et comment ? Mais qu’importe ? Venez ! je vous convertirai. »

Pendant qu’ils parlaient ainsi, Jacques, sans les écouter, les conduisit en droiture auprès de madame Viviane, qui fit monter près d’elle la Dormeuse, sous un auvent de rubis.

« Où donc est mon amant ? dit-elle en s’asseyant.

— Madame, ayez patience. Votre amant est sur le seuil, il prend ses habits de carmin.

— Et mes courtisans ?

— Madame, ils vont venir ; ils mettent leur livrée.

— Et mes dons du matin ?

— Madame, les voici, » répondit Viviane en lui présentant un coffret rempli de perles de rosée ; et, riant de leur surprise, elle les hébergea ainsi tous deux, tant que dura l’aurore.

VIII

Arthus éveillé, Merlin voulut en instruire sur-le-champ les nations mortes, ensevelies à ses côtés dans son propre tombeau. Il envoya son serviteur leur porter du dehors son message et les appeler par leurs noms, au bruit puissant du cor des Alpes. Jacques, ne recevant aucune réponse, imagina de leur chanter, de sa voix la plus haute, traînant sur chaque syllabe, les trois couplets de l’aubade suivante :

Voici l’étoile qui pâlit ;
En gazouillant l’hirondelle s’éveille
Peuples dormeurs, sortez du lit !
Elle a souri l’aube vermeille !

Qu’a dit la guette sur la tour ?
La guette a dit : Honni soit qui sommeille.
Peuples, debout ! voici le jour.
Elle a pâli l’aube vermeille.

Couronné d’or et de jasmin,
Dans le verger le jour flamboie.
Là-bas, quel champ d’azur poudroie ?
Peuples, debout ! Voici votre chemin !

Mais, endurcies comme elles l’étaient, les nations refusèrent de s’en fier aux aubades de Jacques. Après l’avoir raillé jusqu’à lui tirer plus d’une larme, elles se rendormirent du sommeil des trépassés.

Il fallut donc que Merlin, lui-même, indigné, se rendit auprès d’elles ; et il cria, d’une voix qui brisa son sépulcre :

« Nations paresseuses, levez-vous ! Arthus est réveillé ! »

En même temps, il s’arma d’un fouet qu’il fit retentir dans le monde souterrain ; et les quadriges, impatients de revoir la lumière, s’agitèrent sous les vastes portiques creusés dans le tombeau.

À ce bruit nouveau pour elles, les nations mortes s’éveillèrent ; elles cherchèrent à tâtons autour d’elles les vêtements de fête qui leur avaient été préparés ; puis, revêtues d’une pourpre lumineuse, elles montèrent sur leurs chars et reparurent au jour, jeunes et vermeilles, si bien qu’elles semblaient autant d’aurores nouvelles, automnales, qui fuyaient la demeure des ténèbres.

Quelle fut celle qui reparut la première au jour et rendit au monde une partie de l’ancienne joie perdue ? Est-ce toi, Italie, que je vois se hâter si vite hors de la tombe à peine ouverte ? Ah ! prends garde à ce sentier mal éprouvé, qui côtoie les monts au bord de l’Adige. Fais monter sur ton char le prophète pour qu’il dirige mieux tes chevaux que trop de soleil enivre. Si tu étais précipitée une fois encore dans les flots sanglants du Tibre ou de l’Oglio, nul ne pourrait te sauver.

Est-ce toi qui passes, Polonia ? Tu glisses sur la neige durcie sans y laisser l’empreinte de ta course rapide. La fausse aurore t’aveugle. Défie-toi de ce que tu as trop aimé, ce chemin te ramène au sépulcre.

Est-ce toi qui devances les autres, ô Hongrie ! dont les chevaux effarés respirent encore la mort ? Prends pitié de ceux que tu as foulés trop longtemps, et vois comme ils sont prêts encore à te haïr. Ne les fais pas repentir d’avoir pleuré sur toi.

Est-ce toi, Roumanie, toi la mieux ensevelie ?

Est-ce toi, ô la plus aimée ?…

Mais la poussière s’élève sous leurs pas et m’empêche de discerner quelle est la première qui franchit le sépulcre.

Je vois seulement que la douce lumière du jour perdue et retrouvée les a enivrées d’une joie aveugle ; déjà elles se seraient perdues une seconde fois, et elles auraient repris le chemin de la nuit, si le prophète, sans les consulter, n’était monté sur leur char.

Lui-même il les conduit, par le meilleur chemin, sur le seuil entr’ouvert de sa sépulture, jusqu’à ce qu’elles se soient accoutumées de nouveau à la lumière éblouissante des vivants. Alors il referma derrière elles la porte de son tombeau, il y mit une large pierre qu’aucune d’elles ne pouvait soulever.

En vain la lassitude, la coutume, la paresse de cœur, la peur du lendemain, leur rendirent par moments le goût du sépulcre ; il se trouva fermé : elles ne purent y rentrer.

La première chose que le conducteur des peuples leur enjoignit, sitôt qu’il les vit affranchis de la tombe, fut de se rendre devant le noble Arthus. Celui-ci les reçut, le front riant, avec la majesté sereine qu’il avait rapportée du vestibule de la mort ; ils se confièrent mutuellement quels rêves ils avaient eus pendant la nuit qui s’était amassée sur eux ; tous se trouvant meilleurs, sans trop de gloire, n’insultaient plus que les ténèbres.

Arthus s’étonnait que sa profonde blessure fût fermée ; il aurait voulu demander comment son sang avait cessé de couler. Les peuples les plus navrés mettaient aussi, comme lui, la main sur leur plaie. Ils se consultaient entre eux sur ce qui leur était arrivé. Était-ce une défaillance subite ? Était-ce un sommeil, un songe ? Était-ce la mort ?

Chacun regardait son plus proche compagnon de funérailles, et s’étonnait de le trouver vivant. Tous pressentaient que Merlin avait fait ce prodige pendant qu’ils étaient ensevelis. Mais nul d’entre eux n’osai dire de sa blessure : « Se rouvrira-t-elle jamais ? » Le penser seulement, c’eût été mourir une seconde fois.

IX

Les choses ainsi ordonnées, Merlin alla s’asseoir sur le seuil de son tombeau ; et, le fouet à la main, il en chassait les nations, à mesure qu’elles reparaissaient pour s’y engloutir. Voyant même que plusieurs d’entre elles trompaient encore sa surveillance, et que nombre de gens leur conseillaient froidement d’aller se reposer dans la mort, il prit le parti le plus sage, celui de détruire de sa propre main son sépulcre, déjà fort miné et vermoulu, presque croulant, lequel ne pouvait plus servir que d’abri dangereux aux gens de nuit et de rapine.

Avec l’aide de ses compagnons, dont le nombre se grossit de tous les gens de bonne volonté qu’il put rencontrer, il démolit patiemment, lui du dedans, eux du dehors, pièce à pièce son sépulcre ; mais non pas sans avertir de loin les passants quand tombaient les grands murs. Il laissa debout une rocaille assez semblable à la Tourmagne de Nîmes ; bientôt, cela lui parut trop encore ; il ne laissa qu’une pierre où il venait s’appuyer à la tombée du jour ; ayant d’ailleurs fait planter alentour quelques arbres touffus, noyers, sycomores, platanes, marronniers, tulipiers, arbres de Judée aux grappes de fleurs rouges de feu. Car il avait rapporté du tombeau l’amour des beaux ombrages ; seule chose à quoi vous eussiez reconnu qu’il avait été enseveli.

Dans ce lieu préféré, il aimait à fouler du pied sa pierre tombale, et à se souvenir de ce qu’il avait dit et fait dans le sépulcre. C’est là qu’il donnait rendez-vous à ses amis et qu’il jouissait le plus en paix de ses travaux. Car il n’avait pas besoin de parler. À ceux qui venaient chercher quelque espérance, le lieu, la pierre brute parlaient assez pour lui.

Rien ne lui plaisait plus que la surprise naïve des bonnes gens et des peuples nouveaux qui passaient près de là. Il n’y en avait pas un seul qui ne demandât :

« Où donc est le tombeau de Merlin ? L’entrée était ici, et il s’étendait au loin dans le pays alentour, et nous n’en voyons plus de trace. Merlin a-t-il emporté son sépulcre comme une tente, ou comme la maison roulante d’un berger ? »

Alors ils avaient peur et commençaient à fuir. Bientôt, ils tournaient la tête, et se ravisaient ; puis, découvrant dans la lumière étincelante du soir, Merlin assis et souriant sur un débris de pierre tombale, entre Viviane et son fils, les peuples réveillés se prenaient par la main, et faisaient, en dansant, une ronde immense autour de lui.

Aux plus pauvres, il donnait toujours quelques-unes des épargnes qu’il avait faites dans la mort. C’était quelque manteau, quelque diamant vierge encore, ou une provision de bouche, ou un cordial à réveiller les trépassés. On recevait tout avec plaisir.

Et chacun était ravi de voir combien il est aisé à une âme libre d’user et d’abolir son tombeau.

X

« Vous êtes donc un Dieu ou fils de Dieu ? » dit Jacques à Merlin dès qu’ils se retrouvèrent seuls. Il eût voulu l’adorer et faire de lui une quatrième personne de son Credo.

Il se fit même en secret un petit ex-voto, ou simulacre de plomb qui représentait assez grossièrement, il est vrai, le sage Merlin sous la figure d’une petite divinité rustique, bocagère ; et il suspendit cette amulette dans les décombres d’une chapelle antique, consacrée autrefois aux nymphes. Ayant allumé deux lampes d’argile, il mit auprès deux grains d’encens.

Merlin, qui s’aperçut bientôt de ce culte grossier, fit tout au monde pour obliger Jacques d’y renoncer. Il ne pouvait souffrir que son serviteur le prît pour un Dieu ; et il s’en expliqua d’un ton qui ne permettait pas la résistance :

« Me confondras-tu toujours, s’écria-t-il, avec l’Invisible, avec le seul vraiment sage, vraiment grand ? Si j’ai de lui une étincelle, suis-je, comme lui, l’éternelle lumière ? Ah ! que j’en suis loin, mon ami ! Je sais bien que par cet ex-voto (tu aurais pu, en conscience, le tailler un peu moins grossièrement) tu croyais m’honorer. Mais, outre que la matière en est vile et le travail barbare, sache donc (puissé-je n’avoir jamais à le redire !) que par là, tu ne fais que m’humilier, en me confondant avec tous les génies forains qui ont trompé ta bonne foi. Tu veux, m’honorer, dis-tu ! et tu ne vois pas que tu me crucifies à cette image de plomb, comme si j’avais fait un vol au seul sage, au seul digne, au seul voyant, auprès duquel toi et moi ne sommes que poussière ! Les choses que je fais t’étonnent, ô mon fils ! Il n’est pas besoin d’être un Dieu pour les faire. Un jour, si tu suis mes conseils, tu les feras toi-même, et mieux que moi peut-être. La magie n’y est pas toujours nécessaire. Mais il y faut, je l’avoue, plus de cœur que l’on n’en montre communément, même dans les temps où nous sommes. »

Ayant parlé ainsi, il éteignit les deux lampes, et rendit l’encens à la terre.

XI

Dans ces entrefaites, Jacques ne désirait rien tant que de rentrer à son village ; il en reçut le congé ; et le cœur fut près de lui manquer, lorsqu’en arrivant dans la soirée, il vit fumer les toits de chaume par-dessus les taillis qui bordent la Crau, Il cherchait le sentier le plus court ; mais l’herbe drue l’avait couvert depuis longtemps.

Instruits de son retour, ses meilleurs amis vinrent à sa rencontre au delà du ruisseau ; et les premiers qu’il aperçut, en sortant des halliers, furent Polonius le Blond, Jonathan le Yankée, Jean l’Anglais, avec lequel il s’était réconcilié, Gauthier de Gascogne, Gustin le Bressan, toujours en sabots, Pancho l’Araucan, Tobie le Noir, Herrman le Teuton, Zerbino le Lombard, Stéphan le Roumain, Marco le Serbe, beaucoup d’autres encore. Ceux-là furent les premiers qui le baisèrent au visage.

Après eux des peuples entiers se disaient sa famille. Ils le firent passer sous des arcades de fleurs où le festin était dressé. Tous ensemble, vous eussiez dit des frères.

Tout ce qu’il y avait, dans le pays, de bergers, carats, joueurs de musettes, de chalumeaux, de cornemuses, étaient assemblés et lui chantaient des noëls.

Où était sa cabane et son toit de chaume ? Le chaume se trouva dispersé et la cabane en ruine. Mais chacun voulut l’aider à la relever ; il n’y eut au loin, alentour, personne qui n’y portât au moins une pierre. On y mit un toit d’ardoise, deux escaliers tournants sur les côtés, et, au bas, deux acacias à parasol.

Mais lui, la visitant tristement, disait : « Où est ma mère ? où sont mes sœurs ? qu’avez-vous fait de tous mes frères ? » Et ne les voyant pas, il pleurait. Une porte s’ouvrit. Il les vit tous entrer qui semblaient s’éveiller ; et sa joie fut si grande, qu’il en pensa mourir.

Son chien, aussi, sortit du hallier et vint lui lécher les pieds ; il ne mourut pas, comme celui du bon Ulysse, en revoyant son maître. Au contraire, il rajeunit, et le suivit encore maintes fois à l’ouvrage.

On tâtait ses habits, sans se fier à l’apparence. Était-ce lui, grand Dieu ! On l’avait cru si longtemps ou mort, ou égaré, au moins enseveli. Chacun voulait savoir de lui ce qu’avaient dit Arthus et Merlin, pendant qu’ils avaient disparu du monde ; et il le racontait non en patois de Bretagne, ou de Bresse, ou de Savoie, mais en français de Paris que tous entendaient ; et ses anciens compagnons disaient :

« Jacques ! est-ce toi, Jacques ? Reviens-tu de l’enfer ? Tu parles mieux qu’un Roi. »

XII

Il est vrai qu’instruit enfin par tant d’aventures, par les conversations entrecoupées d’Arthus, par la vue de Merlin échappé du tombeau, l’éducation de Jacques était plus qu’ébauchée. Vous-même, vous eussiez eu peine à le reconnaître.

Quoiqu’il n’eût pas vécu dans le sépulcre, il en avait vu l’ombre ; et il avait contracté quelque chose de la clairvoyance des sages. Ses yeux, naguère myopes, toujours demi-fermés et clignotants, s’étaient enfin ouverts à la lumière du jour ; et comme ils étaient naturellement grands, larges, bien fendus sur les bords, sa physionomie s’en trouva toute changée, à son avantage. Outre que son front était plus serein, ses joues mieux nourries, sa chevelure mieux démêlée, sa barbe moins épaisse ; ce qui joint à sa démarche plus assurée, à sa haute taille dont il ne perdait plus un pouce, fit de lui un homme nouveau, lequel n’avait plus rien de commun, que l’ancienne probité, avec l’homme ou l’homuncule qu’il avait été si longtemps.

Pendant la léthargie d’Arthus, il avait essayé plus d’une fois, par désœuvrement, la couronne sur sa tête ; il s’était accoutumé à la porter aisément, simplement, comme un chapeau de berger. Souvent il la gardait, sur sa tête, en faisant son ouvrage, quelquefois même en sommeillant ; personne n’y prenait garde, tant par l’habitude et le laps des ans, elle lui seyait à merveille.

Fort dégoûté des gens de guerre, il ne leur pardonnait pas de l’avoir ébloui si longtemps, et presque aveuglé du clinquant de l’épée.

Pour envieux, il ne l’était plus en rien. Qu’eût-il pu envier ? Il avait tout à souhait, faisant son chevet de la félicité d’autrui.

Content de sa paysannerie et de sa gauloiserie, il ne reniait plus ses aïeux. Il rougissait d’avoir contrefait, un jour, le gentilhomme.

Certes, il eût bien voulu venger le noble Arthus de tous ceux qui avaient insulté à son sommeil ; il lui proposa de leur courir sus ; déjà, il tenait à la main le glaive nommé la mort bleue. Mais Arthus l’assura qu’il l’affligerait d’en jeter le fourreau. Sa gloire en serait diminuée ; son cœur de roi était las de haïr ; pardonner, serait le courtiser. Et ces raisons qui autrefois eussent fait bondir Jacques de colère entrèrent dans son cœur ; tant il était déjà épuré et pénétré d’avance par la pluie de justice qui imprégnait alors, jour et nuit, la terre.

XIII

Le lendemain, à la pointe du jour, il visita son champ qu’il trouva en friche et fort diminué. Mais avant même qu’il songeât à s’en plaindre, on l’avait agrandi d’un vaste emplacement que l’enfer avait laissé, en se retirant ; et il se trouva que cette portion nouvelle était d’une merveilleuse fertilité à cause de la grande abondance de cendres de Gomorrhe, mêlées de pleurs, dont elle était couverte.

Quelquefois, en labourant, il trouvait sous la glèbe un croc, un trident, une fourche brisée, un anneau tout rouillé, demi-rompu, de la chaîne infernale. Son soc de charrue heurtait un reste calciné de fournaise ; l’abîme résonnait sous l’attelage. Alors, ses vaillants bœufs s’arrêtaient épouvantés et respiraient le soufre. Lui-même il reculait d’un pas. Il contemplait l’abîme, et s’étonnait qu’un si grand mal eût pu être détruit. Puis il aiguillonnait ses bœufs, pour leur faire franchir l’infranchissable borne.

Et il semait la moisson prochaine dans le sillon des maudits. Il se réjouissait de voir ses épis verdir dans la gueule de l’enfer.

Déjà il entendait les merles siffler là où avaient sifflé les démons ; il voyait les bouvreuils nicher dans un débris du trône vermoulu de Satan.

Là où avait été le cercle des tièdes, il plantait ses vignes frileuses ; où avait été la région glacée des grincements de dents, il faisait croître le mélèze et le sapin ami des hivers ; mais dans les fosses de bitume, il rassemblait les orangers, les citronniers et les pommiers sacrés.

S’il restait quelque part un antre enfumé, une crevasse, un puits de douleur, c’est là qu’il dressait son pressoir ; et le démon rubicond des vendanges, surpris, lié, gémissant, torturé, écrasé sous la pierre, versait dans la cuve, des torrents de sang vermeil.

Cependant, au bout d’un sillon, gisait à terre, dans l’herbe neuve, le père de Merlin ; il soulevait sa tête blanchie à travers l’ivraie ; et voyant, dans la vaste plaine, hier encore maudite, l’arbre bourgeonner, la vigne fleurir, la moisson jaunir et la terre amoureuse, sous les guirlandes de pampres verts, il répétait : « Jacques ! voilà mon châtiment ; c’est moi qui me l’inflige. »

XIV

Jacques se maria, non pour agrandir son bien, mais parce que la fille de Jonathan lui plut. Pendant la cérémonie du mariage, le pinson caché, dans la feuillée, chanta si haut qu’un peu plus, il eût couvert le oui des épousés. Le ciel l’entendit, et Jacques eut plusieurs fils ; tous beaux de visage, tous grands de cœur, de courage et d’audace. Lui-même, il leur apprit à lire dans le livre de Merlin.

À la fin de sa journée il aimait à s’asseoir au bord de la mer de Bretagne, sur le cap le plus avancé où le soleil se couche ; et là il conversait, par delà l’Atlantique, avec son ami Jonathan le Yankee, assis en face de lui, dans les savanes, sur le bord opposé du grand Océan. En un clin d’œil leurs paroles traversaient la mer profonde. Étaient-elles portées par les albatros, ou par les dauphins, ou par les vents ? Sans hausser la voix, ils s’entendaient d’un monde à l’autre.

Ils s’entretenaient des travaux du jour, moisson ou fenaison, quelque peu de négoce. Ils s’enquéraient de leurs familles et des fils de leurs fils. Quels peuples nouveau-nés, encore vagissants entendait-on dans le berceau ? Quel grand souffle d’en haut passait sur leurs têtes ? Quels songes avaient-ils eus, la nuit dernière, heureux ou malheureux ? Fallait-il s’assister ? Un mot suffisait. La mort se levait-elle entre eux, ils s’aidaient d’un soupir.

Par là se réalisa la prophétie du livre de Merlin : « L’homme conversera avec l’homme des deux rives opposées de l’immense Océan. »

Les jours coulant ainsi semblables l’un à l’autre, le temps vint enfin du triomphe de Merlin. Quand tout fut préparé, Jacques alla quérir les chevaux aux pieds de bronze qui paissaient dans les étangs. Trois jours, il leur fit litière d’herbes magiques et de verveine ; puis, eux bien repus d’orge fraîche et dorée, il les attela au char de Merlin.

XV

Et le triomphe de Bacchus qu’on avait cru égaré et mort dans les Indes, ni celui d’Osiris englouti par Typhon, ni celui d’Adonis, dévoré par la dent du sanglier, ne furent rien, auprès du retour de Merlin échappé du long pèlerinage de la mort.

Sa joie de revoir tant d’anciens amis fut si grande qu’un peu plus il allait défaillir. Il regardait dans la foule, tel qu’il croyait redevenu poussière et qui le saluait de la main. Tous ceux qu’il avait aimés l’acclamaient sur le seuil, où ils étaient venus le recevoir. Tous maintenant reconnaissaient sa puissance, sa sagesse, sa bonté.

« Est-ce bien lui ? criait la foule. » Alors, il se sentait troublé dans son âme jusqu’à mourir.

Mais à ce moment, s’ouvraient les portes des hymnes ; et l’écho en était si puissant que les sources de la vie renaissaient dans son cœur.

Venaient d’abord les peuples affranchis qui marchaient, la tête droite, comme s’ils ne l’eussent jamais courbée.

Puis Arthus couvert de son bouclier blanc, où se mirait le soleil de justice.

Arthus étendait son bouclier autour de lui, et vingt nations en étaient protégées.

Puis venaient les chars revêtus d’écarlate et de pourpre, chargés des tributs du tombeau.

Puis venaient Merlin, Viviane et leur enfant, devant qui Jacques portait la harpe.

Après eux, les légions des esprits et Turpin marchait à leur tête.

Après eux, le peuple des exilés ; et pour ce jour-là, ils avaient retrouvé leur robuste jeunesse.

À cet endroit, le cortége était formé de tous ceux qui avaient connu Merlin et qui figurent dans cette histoire, de tous ceux auxquels il a attaché un moment ou sa pensée, ou ses regards, de tous ceux qui l’ont renié, injurié, ou haï. N’étaient exclus que les indifférents.

Après eux venaient, comme aux champs Olympiques, des quadriges fumants ; ceux-là étaient chargés des insignes arrachés à l’enfer.

Et, comme à Naples, au jour des funérailles, une multitude s’avançait, portant des bannières ; sur chaque bannière flottante au vent, on lisait : « L’enfer est vaincu ! »

Alors venaient tous les génies de l’enfer, le front bas, comme des prisonniers, muets, couverts de sueur, désespérés, derrière le char de Merlin ; car ils croyaient qu’ils allaient être immolés.

Du milieu d’eux sortait un sourd rugissement qui était celui de l’abîme. Ils n’avaient point les mains liées derrière le dos : ils étaient enchaînés par leur propre terreur.

À leur tête marchait leur roi, qui les contenait d’un regard. Sans leur parler il les maîtrisait et semblait dire : « Suivez-le ! c’est mon fils ! »

Un moment incertaine, la troupe infernale se hâtait de suivre les porte-bannières.

Mais leur légion était confuse ; ils marchaient sans voir, tant ils étaient éblouis par les rayons du jour.

Ils ressemblaient à des oiseaux de nuit, surpris par le soleil d’été, au pied de la blanche maison de Minerve.

À mesure qu’ils passaient, les nations devenaient pâles, craignant qu’ils ne brisassent leurs liens.

Mais voyant qu’ils étaient domptés et prisonniers, elles recommencèrent à suivre le cortége.

Alors venaient les oiseaux des bois, au plumage diapré ; ils volaient et planaient, en chantant, sur le cortége, et l’ombrageaient de leurs ailes.

Après eux on voyait la troupe des bardes, des poëtes, de tous ceux qui savent chanter des hymnes. Leurs voix montaient au-dessus des nuages. Ils se regardaient les uns les autres pendant qu’ils chantaient : « Triomphe ! ô triomphe ! »

Venaient alors les génies de l’air, et de l’eau, et du feu ; ils brandissaient des thyrses et formaient une multitude innombrable ;

Puis ceux qui n’étaient jamais sortis des veines des métaux et des pierreries, et qui se trouvèrent libres ce jour-là ;

Ceux qui habitaient les froids glaciers des Alpes pennines d’où ils n’étaient jamais descendus et qu’aucun soleil des anciens jours n’avait pu réchauffer ;

Ceux qui vivent pétrifiés dans le cœur des rochers ;

Ceux qui habitent le front des étoiles et qui, jusque-là, avaient méprisé la terre ;

Ceux qui font leur séjour dans la voie lactée et dédaignent d’en descendre ;

Ceux qui n’eurent jamais de nom dans aucune langue et qui n’avaient jamais été évoqués ;

Ceux qui sont cachés au fond de l’âme du juste ;

Ceux qui vivent retirés et inexorables dans les cieux d’airain, ou qui végètent endormis au fond des siècles d’argent et de bronze ;

Ceux qui se cachent dans les poitrines endurcies fermées à la pitié.

Tous ceux-là sortirent pêle-mêle de leurs retraites pour la première fois, et ils s’écriaient aussi : « Triomphe ! ô triomphe ! »

Et les cieux d’airain et de plomb commencèrent à s’émouvoir ; ceux qui n’avaient jamais pleuré versaient des larmes de joie qui ne pouvaient tarir.

Même les séraphins et les chérubins, perdus aux derniers confins de l’Empyrée, se sentirent ravis ; les joues gonflées, ils criaient aux quatre vents : « Alléluia ! Gloire à Dieu ! »

Et ceux qui étaient taillés en pierre, aux porches des cathédrales, ouvrirent soudainement leurs bouches de granit et de porphyre.

Et toutes ces voix païennes, chrétiennes, humaines, titaniques, d’anges, de fées ou de démons, répétaient : « Triomphe ! ô triomphe ! l’enfer est vaincu ! »

Puis venaient encore, couronnés de myrte, les douze grands dieux ; et tous ceux qui se trouvaient sur le chemin quittaient leurs demeures pour grossir cette légion.

Beaucoup avaient des pieds de bouc, ou de chèvre, ou de taureau, quelques-uns d’antilope, et marchaient en sautillant.

Prométhée les chassait devant lui comme le berger qui presse le troupeau ; là où ils s’arrêtaient, il les menaçait des débris de ses fers.

Suivait la Mort sur son cheval pâle, efflanqué, hors d’haleine. Elle était couverte d’une armure de fer ; mais elle suivait à un long intervalle et semblait aussi du nombre des vaincus.

Et le cortége faisait ainsi le tour de la terre !

Là où la mer commençait, se trouvaient des vaisseaux qui l’emportaient sur l’autre bord.

Ces vaisseaux hennissaient comme des chevaux de mer, et une noire vapeur leur sortait des naseaux.

Puis venaient les dragons et les taureaux ailés qui avaient porté Isaïe, Daniel et les anciens prophètes.

Maintenant haletants, ils prenaient le prophète nouveau sur leurs ailes et lui faisaient traverser l’abîme.

Pendant qu’ils passaient, les îles tressaillaient d’espérance. Les continents perdus dans les vastes mers émergeaient du fond des eaux, sur des colonnes de corail, à l’approche du roi de la justice.

Les hommes errants qui se repaissent de la moelle du palmier,

Ceux qui vivent dans les cabanes de bambous,

Ceux qui ne connaissent pas encore le feu,

Ceux qui se ceignent du parang et qui se revêtent du sarong,

Ceux qui mangent la chair et le cœur de l’homme,

Montèrent sur les sommets des rochers, et ils pensaient en eux-mêmes : « Est-ce le grand Esprit qui passe ? »

Et il n’y eut pas alors une île, un golfe, un désert, une fente de la terre, d’où ne sortît cette voix : « Triomphe ! ô triomphe ! l’enfer est vaincu ! »

FIN