Mes Amis/1

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Ferenczi (p. 5-25).

Mes Amis




I


Quand je m’éveille, ma bouche est ouverte. Mes dents sont grasses : les brosser le soir serait mieux, mais je n’en ai jamais le courage. Des larmes ont séché aux coins de mes paupières. Mes épaules ne me font plus mal. Des cheveux raides couvrent mon front. De mes doigts écartés je les rejette en arrière. C’est inutile : comme les pages d’un livre neuf, ils se dressent et retombent sur mes yeux.

En baissant la tête, je sens que ma barbe a poussé : elle pique mon cou.

La nuque chauffée, je reste sur le dos, les yeux ouverts, les draps jusqu’au menton pour que le lit ne se refroidisse pas.

Le plafond est taché d’humidité : il est si près du toit. Par endroits, il y a de l’air sous le papier-tenture. Mes meubles ressemblent à ceux des brocanteurs, sur les trottoirs. Le tuyau de mon petit poêle est bandé avec un chiffon, comme un genou. En haut de la fenêtre, un store qui ne peut plus servir pend de travers.

En m’allongeant, je sens contre la plante des pieds — un peu comme un danseur de corde — les barreaux verticaux du lit-cage.

Les habits, qui pèsent sur mes mollets, sont plats, tièdes d’un côté seulement. Les lacets de mes souliers n’ont plus de ferrets.

Dès qu’il pleut, la chambre est froide. On croirait que personne n’y a couché. L’eau, qui glisse sur toute la largeur des carreaux, ronge le mastic et forme une flaque, par terre.

Lorsque le soleil, tout seul dans le ciel, flamboie, il projette sa lumière dorée au milieu de la pièce. Alors, les mouches tracent sur le plancher mille lignes droites.

Chaque matin, ma voisine chante sans paroles en déplaçant des meubles. Sa voix est amortie par le mur. J’ai l’impression de me trouver derrière un phonographe.

Souvent, je la croise dans l’escalier. Elle est crémière. À neuf heures, elle vient faire son ménage. Des gouttes de lait tachent le feutre de ses pantoufles.

J’aime les femmes en pantoufles : les jambes n’ont pas l’air défendues.

En été, on distingue ses tetons et les épaulettes de sa chemise, sous le corsage.

Je lui ai dit que je l’aimais. Elle a ri, sans doute parce que j’ai mauvaise mine et que je suis pauvre. Elle préfère les hommes qui portent un uniforme. On l’a vue, la main sous le ceinturon blanc d’un garde républicain.

Un vieillard occupe une autre chambre. Il est gravement malade : il tousse. Au bout de sa canne, il y a un morceau de caoutchouc. Ses omoplates font deux bosses dans son dos. Une veine en relief court sur sa tempe, entre la peau et l’os. Son veston ne touche plus les hanches : il ballotte comme si les poches étaient vides. Ce pauvre homme gravit les marches une à une, sans lâcher la rampe. Dès que je l’aperçois, j’aspire le plus d’air possible afin de le dépasser sans reprendre haleine.

Le dimanche, sa fille lui rend visite. Elle est élégante. La doublure de son manteau ressemble au plumage d’un perroquet. C’est tellement beau que je me demande si ce manteau n’est pas à l’envers. Quant au chapeau, il a une grande valeur puisque, pour lui, quand il pleut, elle prend un taxi. Cette dame sent le parfum, le vrai parfum, pas celui qui se vend dans des tubes de verre.

Les locataires de ma maison la détestent. Ils disent, qu’au lieu de mener la grande vie, elle ferait mieux de tirer son père de la misère.

La famille Lecoin habite aussi sur le palier.

Au petit jour une sonnerie fonctionne sur son réveil.

Le mari ne m’aime pas. Pourtant, je suis poli avec lui. Il m’en veut de ce que je me lève tard.

Ses habits de travail roulés sous le bras, il rentre chaque soir, vers sept heures, en fumant une cigarette de tabac anglais — ce qui fait dire aux gens que les ouvriers gagnent bien leur vie.

Il est grand et musclé. Avec un compliment on peut se servir de sa force. L’année dernière, il a descendu la malle d’une dame du troisième, assez difficilement, il est vrai, car le couvercle ne fermait pas.

Lorsqu’une personne lui parle, il la dévisage, parce qu’il s’imagine qu’elle veut se moquer de lui. Au moindre sourire, il dit :

— Vous savez… quatre ans de guerre… moi. Les Allemands ne m’ont pas eu… Ce n’est pas aujourd’hui que vous m’aurez…

Un jour, en passant près de moi, il a murmuré : « Fainéant ! » J’ai pâli et n’ai su que répondre. La peur d’avoir un ennemi m’empêcha de dormir pendant une semaine. Je me figurais qu’il cherchait à me frapper, qu’il m’en voulait à mort.

Pourtant, si M. Lecoin savait comme j’aime les travailleurs, comme leur vie me fait pitié. S’il savait ce que ma petite indépendance me coûte de privations.

Il a deux filles qu’il bat seulement avec la main, pour leur bien. Elles ont des tendons derrière les genoux. Un élastique maintient leur chapeau.

J’aime les enfants, aussi quand je rencontre ces deux gamines, je leur adresse la parole. Alors, elles marchent à reculons, et, subitement, sans me répondre, elles se sauvent.

Chaque mardi, Mme Lecoin lave sur le palier. Le robinet coule toute la journée. À mesure que les brocs s’emplissent, le bruit change. Le jupon de Mme Lecoin est démodé. Son chignon est si maigre que l’on distingue toutes les épingles à cheveux.

Souvent elle fixe son regard sur moi, mais je me méfie, car il serait très vraisemblable qu’elle me tendît un piège. D’ailleurs, elle n’a pas de seins.

À peine sorti des draps, je m’assois sur le bord du lit. Mes jambes pendent à partir du genou. Les pores de mes cuisses sont noirs. Les ongles de mes doigts de pied, longs et coupants : un étranger les trouverait laids.

Je me lève. La tête me tourne, mais ce vertige disparaît rapidement. Quand il y a du soleil, un nuage de poussière, échappé du lit, brille une minute dans les rayons, comme de la pluie.

D’abord, je mets mes chaussettes, sinon des allumettes se colleraient à la plante de mes pieds. En tenant une chaise, je revêts mon pantalon.

Avant de me chausser, j’examine les semelles de mes souliers pour leur assigner une certaine durée.

Ensuite, je pose sur le seau de toilette ma cuvette graduée par l’eau sale de la veille. J’ai la manie de me laver courbé, les jambes écartées, la bretelle tenant aux boutons de derrière seulement. Au régiment, je me lavais ainsi dans le bouteillon étroit de la soupe. Ma cuvette est si petite qu’en y plongeant les deux mains à la fois l’eau déborde. Mon savon ne mousse plus : il est si mince.

La même serviette me sert pour la figure et les mains. Si je devenais riche, ce serait la même chose.

Une fois lavé, je me sens mieux. Je respire du nez. Mes dents sont distinctes. Mes mains resteront blanches, jusqu’à midi.

Je mets mon chapeau. Les bords en sont gondolés par la pluie. Le nœud du ruban est à la mode : il se trouve derrière.

J’accroche ma glace à la fenêtre. J’aime à me regarder en face, à la lumière. Je me trouve mieux. Mes pommettes, mon nez, mon menton sont éclairés. Une ombre noircit le reste. On dirait que je suis photographié au soleil.

Il ne faudrait pas que je m’éloignasse du miroir, car celui-ci est de mauvaise qualité. À distance, il déforme mon image.

J’examine soigneusement mes narines, le coin de mes yeux, mes molaires. Celles-ci sont cariées. Elles ne tombent pas : elles se cassent. À l’aide d’une autre glace je surprends mon profil. Alors, j’ai l’impression d’être dédoublé. Les acteurs de cinéma doivent connaître cette joie.

Puis, j’ouvre ma fenêtre. La porte remue. Une gravure 1914-1918 clapote contre le mur. J’entends des tapis qu’on secoue. Je vois des toits de zinc bleus, des cheminées, une brume qui bouge quand un rayon de soleil la traverse, et la tour Eiffel avec son ascenseur au milieu.

Avant de sortir, je jette un coup d’œil sur ma chambre. Mon lit est déjà froid. Quelques plumes sortent à demi de l’édredon. Il y a des trous pour les barreaux, dans les pieds de ma chaise. Les deux segments d’une table ronde pendent.

Ce mobilier m’appartient. Un ami m’en a fait cadeau avant de mourir. Je l’ai désinfecté moi-même, avec du soufre, car je crains les maladies contagieuses. Malgré cette précaution, longtemps j’ai eu peur. Je veux vivre.

J’endosse mon pardessus, assez difficilement, car la doublure des manches en est décousue.

Je mets mon livret militaire, ma clef, mon mouchoir sale qui craque quand je le déploie, dans la poche gauche. J’ai une épaule plus haute que l’autre : le poids de ces objets doit rabaisser celle-là.

La porte ne s’ouvre pas entièrement. Pour sortir je me boutonne et passe de biais.

Le carrelage du palier est fendu. Une lame de fer, avec trois trous, pend au vasistas. La rampe finit dans le mur, sans boule de verre.

Je descends l’escalier le long du mur, là où les marches sont plus larges. Afin que mes mains ne se salissent pas, je ne tiens pas la rampe. Des trousseaux de clef ballottent aux serrures.

Je suis léger comme au premier jour de sortie sans pardessus. L’eau de ma cuvette mouille encore mes cils et le fond de mes oreilles. Je plains ceux qui dorment.

Je vois toujours la concierge. Elle a mis les paillassons sur la rampe pour balayer un palier, ou bien, avec une brosse jaune, elle frotte un corridor. Je lui dis bonjour. Elle me répond à peine, en regardant mes souliers.

Elle voudrait être seule dans la maison, après huit heures.


II


J’habite à Montrouge.

Les immeubles neufs de ma rue sentent encore la pierre sciée.

Ma maison, elle, n’est pas neuve. Le plâtre de la façade tombe par morceaux. Des barres d’appui traversent les fenêtres. Le toit sert de plafond au dernier étage. Un crochet retient chaque volet au mur, quand il ne vente pas. L’architecte n’a pas gravé son nom au-dessus du numéro.

Le matin, la rue est calme. Une concierge balaie, devant sa porte seulement.

En passant près d’elle je respire du nez, à cause de la poussière.

Par les fenêtres entre-bâillées, j’épie les rez-de-chaussée. Je vois des plantes vertes qui viennent d’être arrosées, des douilles d’obus rutilantes et des lames de parquet étroites, cirées, qui font des zigzags.

Quand mon regard rencontre celui d’un locataire, je suis gêné.

Parfois, un linge blanc bouge derrière un rideau, à hauteur d’homme : quelqu’un se lave.

Je prends mon café, à côté de chez moi, dans un estaminet. Le zinc du comptoir est ondulé, au bord. On devine l’âge du bois sur le plancher lavé à l’eau claire. Un phonographe, qui marchait avant la guerre, est tourné vers le mur. On se demande ce qu’il fait là, puisqu’il ne fonctionne pas.

Le patron est aimable. Il est petit comme un soldat en queue de section. Il a un œil de verre qui imite si bien l’œil vrai, que je ne sais jamais quel est le bon — ce qui est ennuyeux. Il me semble qu’il se vexe quand je regarde son œil faux.

Il m’a assuré qu’il avait été blessé à la guerre : pourtant, on dit qu’il était déjà borgne en 1914.

Le brave homme se plaint continuellement. Le commerce ne va plus. Il a beau essuyer les verres devant les clients ; il a beau dire : « Merci, monsieur ; au revoir, monsieur ; laissez la porte », personne ne vient.

Il voudrait que la guerre fût oubliée. Il regrette l’année 1910.

À cette époque, paraît-il, les gens étaient honnêtes, sociables. L’armée avait de l’allure. On pouvait faire du crédit. On s’intéressait aux problèmes sociaux.

Quand il parle de tout cela, ses deux yeux — le vrai et le faux — se mouillent et ses cils s’unissent par petites mèches.

L’avant-guerre a sombré si vite qu’il ne peut croire qu’elle n’est plus qu’un souvenir.

Nous aussi, nous abordons les problèmes sociaux. Il y tient. C’est la preuve, pour lui-même, que la guerre ne l’a pas changé.

Il me certifie, chaque jour, qu’en Allemagne, pays mieux organisé que le nôtre, les mendiants n’existent pas. Les ministres français devraient interdire la mendicité.

— Mais elle est interdite !

— Allons donc ! Et tous ces gueux qui vendent des lacets ! Ils sont plus riches que vous et moi.

Comme je n’aime pas les disputes, je me garde bien de répondre. J’avale mon café, qu’une goutte de lait a rendu marron, je paye et je sors.

— À demain ! crie-t-il en plaçant ma tasse encore chaude sous un filet d’eau qu’on ne peut arrêter qu’à la cave.

Plus loin, se trouve une épicerie.

Le patron me connaît. Il est si gras que son tablier est plus court devant que derrière. On voit la peau sous ses cheveux en brosse. Sa moustache « à l’américaine » lui bouche les narines et doit l’empêcher de respirer du nez.

Devant son magasin, il y a un étalage étroit — c’est plus prudent — composé de sacs de lentilles, de pruneaux et de bocaux de bonbons. Pour servir, il sort, mais il pèse à l’intérieur.

Jadis, quand il se tenait sur le pas de la porte, nous causions. Il me demandait si j’avais trouvé quelque chose, ou bien il m’assurait que ma mine était excellente. Puis, il rentrait en me faisant avec la main un signe qui signifiait : « À une autre fois. »

Un jour, il me pria de lui aider à porter une caisse. J’aurais volontiers consenti, mais j’ai toujours craint les hernies.

Je refusai en balbutiant :

— Je ne suis pas fort, je suis un grand blessé.

Depuis cet incident, il ne m’adresse plus la parole.

Il y a aussi une boucherie dans ma rue.

Des quartiers de viande pendent par un tendon à des crochets argentés. L’établi est usé au milieu comme une marche. Des filets de bœuf liés saignent sur du papier jaune. La sciure se colle aux pieds des clients. Les poids fourbis sont alignés par ordre de grandeur. Il y a une grille comme si on craignait que la viande ne s’échappât.

Le soir, je vois, au travers de cette grille peinte en rouge, des plantes vertes sur le marbre nu de la devanture.

Le patron de cette boucherie ne se souvient pas de moi : je n’ai acheté que quatre sous de déchets pour un chat galeux, l’année dernière.

La boulangerie est bien tenue. Chaque matin, une jeune fille lave la devanture. Des filets d’eau suivent la pente du trottoir.

Au travers de la vitrine, on voit la boutique tout entière, avec ses glaces, ses boiseries Louis XV et ses gâteaux sur des assiettes de fil de fer.

Bien que cette boulangerie ne soit fréquentée que par des gens aisés, je fais partie de sa clientèle — le pain coûtant partout le même prix.

Souvent, je m’arrête devant une mercerie où les gamins du quartier achètent des amorces.

Dehors, sur une table, il y a des journaux pliés dont on ne peut lire que la moitié du titre.

Seul l’Excelsior pend comme une nappe.

Je regarde les images. Les clichés trop grands représentent toujours la même chose : un ring, un revolver avec ses douilles.

Dès que la mercière me voit arriver, elle sort de sa boutique. Une odeur de jouets peints et de coton neuf l’accompagne.

Elle est maigre et vieille. Les verres de ses lunettes ressemblent à des loupes. Un filet de bonne d’enfant emprisonne son chignon sec. Les lèvres sont rentrées dans sa bouche et n’en sortent plus. Son tablier noir moule un ventre qui n’est pas à sa place. Pour changer cinq francs, elle disparaît dans l’arrière-boutique.

Je lui demande comment elle se porte.

Ce serait trop impoli de ne pas me répondre ; aussi elle branle la tête. La porte qu’elle a laissée ouverte me fait comprendre qu’elle attend mon départ.

Un jour, j’ai soulevé le journal pour lire de petits caractères.

Elle m’a dit d’un ton mauvais :

— Il coûte trois sous.

J’eus envie de lui apprendre que j’avais fait la guerre, que j’étais gravement blessé, que j’avais la médaille militaire, que je touchais une pension, mais je compris tout de suite que c’était inutile.

En partant, j’ai entendu la porte qui se refermait avec un bruit de garde-boue.

Je suis obligé de passer devant la laiterie où travaille ma voisine. Cela m’ennuie, car celle-ci a certainement ébruité ma déclaration d’amour. On doit se moquer de moi.

Aussi je marche vite, discernant, dans un coup d’œil, des mottes de beurre striées par un fil, des paysages sur les couvercles de camembert et un filet sur les œufs, à cause des voleurs.


III


Quand le luxe me fait envie, je vais me promener autour de la Madeleine. C’est un quartier riche. Les rues sentent le pavé de bois et le tuyau d’échappement. Le tourbillon qui suit les autobus et les taxis me soufflette la face et les mains. Devant les cafés, les cris que je perçois une seconde semblent sortir d’un porte-voix qui tourne. Je contemple les automobiles arrêtées. Les femmes parfument l’air derrière elles. Je ne traverse les boulevards que lorsqu’un agent interrompt la circulation.

Je m’imagine que, malgré mes habits usés, les gens attablés, aux terrasses, me remarquent.

Une fois, une dame, assise devant une théière minuscule, m’a toisé.

Heureux, plein d’espoir, je suis revenu sur mes pas. Mais les consommateurs ont souri et le garçon m’a cherché des yeux.

Longtemps, je me suis souvenu de cette inconnue, de sa gorge, de ses seins. Sans aucun doute, je lui avais plu.

Dans mon lit, quand j’entendais sonner minuit, j’étais certain qu’elle pensait à moi.

Ah ! comme je voudrais être riche !

Le col de fourrure de mon pardessus provoquerait l’admiration, surtout dans les faubourgs. Mon veston serait ouvert. Une chaîne en or traverserait le gilet ; une chaîne d’argent relierait ma bourse à ma bretelle. Mon portefeuille se trouverait dans ma poche-revolver, comme celui des Américains. Un bracelet-montre m’obligerait à faire un geste élégant pour regarder l’heure. Je mettrais mes mains dans les poches de la veste, les pouces en dehors, et non pas, comme les nouveaux riches, aux entournures du gilet.

J’aurais une maîtresse, une actrice.

Nous irions, elle et moi, prendre l’apéritif à la terrasse du plus grand café de Paris. Pour nous faire un passage, le garçon remuerait les guéridons comme des tonneaux. Un morceau de glace flotterait dans nos verres. Le rotin des chaises ne se déroulerait pas.

Nous dînerions dans un restaurant où il y a des nappes et des fleurs sur des tiges inégales.

Elle entrerait la première. Des glaces essuyées renverraient ma silhouette cent fois, comme une lignée de becs de gaz. Quand le maître d’hôtel se courberait pour nous saluer, son plastron bomberait du ventre au col. Le violon-solo reculerait, s’élancerait en avant sur un tremplin, en se balançant. Des mèches ballotteraient sur ses yeux, comme au sortir d’un bain.

Au théâtre, nous occuperions une loge. En me penchant, je pourrais toucher le rideau. De toute la salle, on nous observerait, avec des lorgnettes.

Tout d’un coup les ampoules de la rampe, derrière leur abat-jour de zinc, illumineraient la scène.

Nous apercevrions le profil des décors et, dans les coulisses, des acteurs qui ne remueraient pas les bras.

Un chanteur mondain, avec ses boutons de jais, nous lancerait un regard après chaque couplet.

Puis, une danseuse évoluerait sur la pointe du pied. Les feux jaunes, rouges, verts du projecteur qui la poursuivraient, plaqueraient mal comme le coloris d’une image d’Épinal.

Le matin, nous irions au Bois, en taxi.

Les coudes du chauffeur remueraient.

Par les vitres tressautantes des portières, nous discernerions des gens arrêtés, d’autres semblant marcher lentement.

Quand, dans un virage, le taxi en chassant, nous déplacerait, nous nous embrasserions.

Une fois arrivé, je descendrais le premier, en baissant la tête, puis je tendrais la main à ma compagne.

Sans regarder le compteur, je paierais. Je laisserais la porte ouverte.

Des passants nous épieraient. Je ferais semblant de ne pas les voir.

Je recevrais ma maîtresse dans une garçonnière au rez-de-chaussée d’une maison neuve.

Des palmes plates de fer forgé protégeraient la glace de la porte de l’immeuble. Le bouton de la sonnette brillerait au milieu d’une soucoupe de bronze. Dès le seuil, on distinguerait, au fond du corridor, le bois rouge d’un ascenseur.

Le matin, j’aurais pris une douche. Mon linge sentirait le fer à repasser. Deux boutons déboutonnés de mon gilet me donneraient un air désinvolte.

Ma maîtresse arriverait à trois heures.

Je lui enlèverais son chapeau. Nous nous assiérions sur un sofa. J’embrasserais ses mains, son coude, ses épaules.

Ensuite, ce serait l’amour.

Mon amante grisée se renverserait. Ses yeux deviendraient blancs. Je dégraferais son corsage. Pour moi, elle aurait mis une chemise avec de la dentelle.

Puis, elle s’abandonnerait en murmurant des mots d’amour et en me mouillant le menton de ses baisers.