Mes Amis/3

La bibliothèque libre.
Ferenczi (p. 37-98).


HENRI BILLARD


I


La solitude me pèse. J’aimerais à avoir un ami, un véritable ami, ou bien une maîtresse à qui je confierais mes peines.

Quand on erre, toute une journée, sans parler, on se sent las, le soir dans sa chambre.

Pour un peu d’affection, je partagerais ce que je possède : l’argent de ma pension, mon lit. Je serais si délicat avec la personne qui me témoignerait de l’amitié. Jamais je ne la contrarierais. Tous ses désirs seraient les miens. Comme un chien, je la suivrais partout. Elle n’aurait qu’à dire une plaisanterie, je rirais ; on l’attristerait, je pleurerais.

Ma bonté est infinie. Pourtant, les gens que j’ai connus n’ont pas su l’apprécier.

Pas plus Billard que les autres.

J’ai connu Henri Billard dans un rassemblement, devant une pharmacie.

Les rassemblements de la rue me causent toujours une appréhension. La crainte de me trouver devant un cadavre en est la raison. Cependant, un besoin qui n’est pas de la curiosité commande à mes pieds. Prêt à fermer les yeux, je me fraye un passage, malgré moi. Aucune exclamation des badauds ne m’échappe : j’essaie de savoir avant de regarder.

Un soir, vers six heures, je me trouvais dans un attroupement, si près de l’agent qui le maintenait, que je discernais le bateau de la ville de Paris sur ses boutons argentés. Comme en tous les lieux où l’on se groupe, des gens poussaient par derrière.

Dans la pharmacie, à côté de la bascule, un homme était assis, sans connaissance, les yeux ouverts. Il était si petit que sa nuque reposait sur le dossier de la chaise et que ses jambes pendaient comme une paire de bas qui sèche, la pointe vers le sol. De temps en temps, ses pupilles faisaient le tour des yeux. Des taches innombrables lissaient le devant de son pantalon. Une épingle fermait son veston.

L’empressement du pharmacien, le peu de cas que les curieux faisaient des habits du malheureux et l’intérêt que celui-ci suscitait me parurent anormaux.

Une femme, enveloppée dans un fichu épais, murmura en regardant autour d’elle :

— C’est de la faiblesse.

— Ne poussez pas… ne poussez pas, conseilla un homme âgé.

Une commerçante qui guettait la porte ouverte de sa boutique renseigna le public :

— Tout le monde le connaît dans le quartier. C’est un nain. Les vrais malheureux sont fiers ; ils ne se font pas remarquer. Celui-là n’est pas intéressant : il boit.

C’est alors que mon voisin, à qui je n’avais pas encore prêté attention, observa :

— S’il boit, il a raison.

Cette opinion me plut, mais si j’approuvai, ce fut juste assez pour que cet inconnu le remarquât.

— Voilà où mènent les excès, dit un monsieur qui tenait une paire de gants dont les doigts étaient plats.

— Tant que la révolution n’aura pas balayé la société moderne, il y aura des malheureux, proféra assez bas un vieillard, celui qui tout à l’heure avait conseillé de ne pas pousser.

L’agent, à qui la pèlerine donnait un air énigmatique, parce qu’elle lui cachait les bras, se tourna et les badauds se lancèrent des coups d’œil qui laissaient entendre qu’ils n’étaient pas de l’avis de cet utopiste.

— Ils finissent tous de cette façon, marmonna une ménagère dont le râtelier s’était séparé une seconde des gencives.

Un monsieur, qui imitait involontairement les grimaces du nain, approuva en hochant la tête.

— Pourquoi ne l’envoie-t-on pas à l’hôpital ? demandai-je à l’agent.

J’aurais pu me renseigner auprès de l’un de mes voisins. Non, je préférais interroger le sergent de ville. Il me semblait que, de cette manière, la rigueur des lois fléchissait pour moi seul.

Le nain avait fermé les yeux. Il respirait avec le ventre. À chaque instant un frisson secouait ses manches et les lacets de ses souliers. Un filet de salive coulait sous son menton. Par sa chemise entr’ouverte, on distinguait un tetin, petit et pointu, comme s’il était mouillé.

Le pauvre homme allait certainement mourir.

Je lorgnai mon voisin. Il frisait sa moustache. Un bouton doré fermait le col de sa chemise. Maigre, nerveux, petit, il m’était sympathique à moi, grand, sentimental et indolent.

La nuit tombait. Les becs de gaz, déjà allumés, n’éclairaient pas encore. Le ciel était d’un bleu froid. Il y avait des dessins géographiques sur la lune.

Mon voisin s’éloigna sans me saluer. Je crus deviner à son attitude indécise qu’il espérait que je le rejoindrais.

J’hésitai une seconde, comme tout homme l’aurait fait à ma place, car, en somme, je ne le connaissais pas ; la police pouvait très bien le rechercher.

Puis, sans réfléchir, je le rattrapai.

La distance avait été si courte que je n’eus pas le temps de préparer ce que j’allais dire. Aucun mot ne sortit de ma bouche. Quant à l’inconnu, il ne se souciait pas de moi.

Il marchait drôlement en posant le talon avant la semelle, comme un nègre. Une cigarette tenait à son oreille.

Je m’en voulus de l’avoir suivi ; mais je vis seul, je ne connais personne. L’amitié serait pour moi une si grande consolation.

Maintenant, il m’était impossible de le lâcher puisque nous cheminions l’un près de l’autre, dans la même direction.

Pourtant, au coin d’une rue, j’eus envie de me sauver. Une fois loin, il aurait pu penser de moi ce qu’il lui eût plu. Mais je n’en fis rien.

— As-tu une cigarette ? me demanda-t-il tout à coup.

Instinctivement je jetai un coup d’œil sur son oreille, mais, pour ne pas le froisser, je baissai vite les yeux.

À mon avis, il aurait d’abord dû fumer sa cigarette. Il est vrai qu’il pouvait l’avoir oubliée.

Je lui donnai une cigarette.

Il l’alluma sans s’enquérir s’il m’en restait et continua de marcher. Je le suivais toujours, ennuyé devant les passants par son indifférence. J’aurais voulu qu’il se fût penché vers moi, qu’il m’eût interrogé, ce qui m’aurait permis de prendre une attitude.

La cigarette offerte par moi avait renforcé nos relations. Je ne pouvais plus m’en aller : d’ailleurs, je préfère supporter un ennui que de faire une impolitesse.

— Viens boire un verre, me dit-il en s’arrêtant devant un débit de vin.

Je refusai, non pas par politesse, mais parce que je craignais qu’il ne payât pas. On m’avait déjà joué ce tour. Il faut être méfiant, surtout avec des étrangers.

Il insista.

J’avais un peu d’argent au cas où il se déroberait ; j’entrai.

Le patron, assis comme un client, regagna rapidement son comptoir.

— Bonsoir, messieurs.

— Bonsoir, Jacob.

Le plafond de la salle était bas comme celui d’un wagon. Sur la caisse il y avait des billets de réduction pour un cinématographe.

Mon compagnon demanda un bock.

— Et toi, que prends-tu ?

— Comme vous.

J’aurais préféré demander une liqueur, mais ma timidité imbécile m’en empêcha.

Mon voisin avala une gorgée de bière, puis, essuyant sa moustache pleine de mousse, il me questionna :

— Comment t’appelles-tu ?

— Bâton Victor, répondis-je comme au régiment.

— Bâton ?

— Oui.

— Quel nom ! dit-il en faisant le simulacre de fouetter un cheval.

Cette plaisanterie ne m’était pas étrangère. Elle m’étonna de la part d’un homme qui paraissait si réservé.

— Et vous, comment vous appelez-vous ?

— Henri Billard.

La peur de le vexer ne m’eût pas retenu, j’aurais, moi aussi, ridiculisé son nom en faisant semblant de jouer au billard.

Mon compagnon ouvrit un porte-monnaie et paya.

N’ayant pas soif, j’eus de la peine à finir mon bock.

Soudain, l’intention d’offrir quelque chose me vint à l’esprit. Je résistai. Après tout, je ne connaissais pas Billard. Mais, à la perspective de me trouver seul dans la rue, je faiblis.

Je fis le vide dans mon cerveau afin qu’aucune considération ne me retînt et, d’une voix que j’entendais comme si je parlais seul, je dis :

— Monsieur… Buvons ce que vous voulez.

Il y eut un silence. Anxieux, j’attendais la réponse, appréhendant un oui, appréhendant un non.

Enfin, il me répondit :

— Pourquoi te ferais-je dépenser de l’argent ? Tu es pauvre, toi.

Je balbutiai pour insister : ce fut inutile.

Billard sortit lentement, en balançant les bras, en boitant un peu, sans doute parce qu’il était resté immobile. Je l’imitai, boitant sans raison.

— Au revoir, Bâton.

Je n’aime pas à quitter une personne avec qui je me suis entretenu, sans savoir son adresse ni où la revoir. Lorsque, malgré moi, cela arrive, je vis pendant plusieurs heures dans une sorte de malaise. La pensée de la mort, que d’habitude je chasse rapidement, me hante. Cette personne, en s’en allant pour toujours, m’a rappelé, j’ignore pourquoi, que je mourrai seul.

Je regardai tristement Billard.

— Allons, au revoir, Bâton.

— Vous partez ?

— Oui.

— Je vous reverrai, peut-être, par ici ?

— Mais oui.

Je rentrai tout pensif. Pour refuser ce que je lui avais offert, il fallait que Billard eût réellement bon cœur. Certainement il m’aimait et me comprenait.

Ils sont si rares ceux qui m’aiment un peu et qui me comprennent !


II


Le lendemain, en m’éveillant, je pensai tout de suite à lui. Je résumai, dans mon lit, les phases de notre rencontre. Les traits de Billard m’échappaient. J’eus beau me remémorer un visage avec une moustache, des cheveux, un nez, l’expression n’y fut jamais.

Que je serais heureux s’il devenait mon ami ! Nous sortirions le soir. On mangerait ensemble. Quand l’argent me manquerait, il m’en prêterait et réciproquement, bien entendu. Je le présenterais à Lucie. L’existence est si triste lorsqu’on est seul et qu’on ne parle qu’à des gens qui vous sont indifférents.

La journée passa lentement. Malgré le grondement de la ville, j’entendis sonner toutes les heures, comme la nuit quand on ne dort pas. Je vivais dans l’attente. À tous moments, des sueurs froides me donnaient l’illusion qu’il y avait de l’air entre ma chemise et mon corps.

L’après-midi, je me promenai dans un jardin.

Comme je connais les chiffres romains, je m’amusai à calculer l’âge des statues. Chaque fois j’étais déçu : elles n’avaient jamais plus de cent ans. La poussière ne tarda pas à ternir le cirage de mes souliers. Les cerceaux des enfants tournaient sur eux-mêmes avant de tomber. Sur les bancs, des gens étaient assis, dos à dos.

Tout ce que j’observais ne distrayait que mes yeux. Dans mon cerveau, il y avait Billard.

Le soir arriva enfin. Je repris les rues que nous avions suivies, moi et Billard. La pharmacie était déserte. Cela me causa un effet étrange car, dans mon esprit, elle était associée à un encombrement.

Aucune raison ne m’eût empêché de flâner plus tôt aux abords du café Jacob, mais je savais qu’en revoyant Billard à la même heure que la veille, j’aurais moins l’air de le rechercher. Il supposerait que je passais dans son quartier, chaque jour, vers six heures.

L’estaminet n’était pas loin. Mon cœur, en battant, me faisait sentir la forme de mon sein gauche. À chaque instant, j’essuyais mes mains moites sur mes manches. Une odeur de sueur s’échappait par ma veste ouverte.

Je m’imaginais que le patron se trouverait derrière son comptoir et que Billard boirait un bock, comme hier.

Sur la pointe des pieds, la main contre la glace pour ne pas perdre l’équilibre, je vis, au-dessus d’un rideau rouge, l’intérieur du café Jacob.

Billard n’était pas là.

J’en ressentis du dépit. Je m’étais figuré que, tenant à moi, il serait revenu avec l’espoir de me parler.

Je regardai la pendule d’une boulangerie. Elle marquait six heures. Tout n’était pas perdu : Billard pouvait travailler.

Je m’éloignai en prenant la décision de revenir vingt minutes plus tard. Certainement, il serait là. Nous bavarderions : j’avais tant de choses à lui dire.

Pour tuer le temps, j’errai sur un boulevard. Les arbres, entourés au pied d’une grille de fer, avaient l’air de tenir debout comme des soldats de plomb. Je voyais les voyageurs dans les tramways illuminés. Des taxis, obscurs et courts, tressautaient sur les pavés. À force de s’éteindre et de s’allumer, deux enseignes n’attiraient plus l’attention.

Pendant une demi-heure je regardai le prix des souliers, des cravates, des chapeaux. Je m’arrêtai aussi devant les bijouteries. Les étiquettes minuscules étaient à l’envers. Il est impossible de connaître le prix des montres et des bagues sans entrer dans les bijouteries.

Maintenant, Billard devait m’attendre, car au fond il tenait à moi, sinon il ne m’eût pas offert un bock.

Craignant subitement qu’il ne fût venu et reparti, je me hâtai de retourner au café Jacob.

J’étais content qu’il fît nuit. Grâce à l’obscurité, le patron et les clients ne me verraient pas. Je les examinerais de la rue. Et, si Billard n’était pas là, ils ne liraient pas ma déception sur mon visage.

Les cent mètres qu’il me restait à parcourir me semblèrent interminables. J’eus envie de prendre le pas gymnastique, mais la crainte du ridicule me retint : je n’ai jamais couru dans la rue. D’ailleurs, je cours aussi mal qu’une femme.

Enfin, je me trouvai devant le bar. Après avoir allumé une cigarette, je lorgnai l’intérieur du cabaret.

Billard n’était pas là.

J’eus un éblouissement qui tripla dans mes yeux chaque passant, chaque maison, chaque voiture.

Je comprends que des gens eussent pu rire de mon émotion. Rien de ce qui s’était passé n’aurait frappé un autre que moi. Je suis trop sensible, voilà tout.

Une minute après, je m’éloignai, complètement abattu. Au lieu de réagir, je tâchai à prolonger ma tristesse. Je m’enfermai en moi-même, me faisant plus petit, plus misérable que je ne le suis. Je trouvais ainsi une consolation à mes misères.

Billard n’était pas venu.

Il en a toujours été ainsi dans ma vie. Personne n’a jamais répondu à mon amour. Je ne demande qu’à aimer, qu’à avoir des amis et je demeure toujours seul. On me fait l’aumône, puis on me fuit. La chance ne m’a vraiment pas favorisé.

J’avalai ma salive pour ne pas pleurer.

J’allais droit devant moi, une cigarette encore sèche aux lèvres, lorsque je vis un homme qui stationnait près d’un bec de gaz. Je crus, d’abord, que c’était un mendiant, car ceux-ci sont souvent arrêtés.

Soudain, un cri, aussi involontaire qu’un hoquet, sortit de ma bouche.

L’homme, c’était Billard. Il avait un pardessus fripé comme en ont les noyés. Près du réverbère, à la clarté pâle de cette lumière en plein air, il roulait une cigarette.

— Bonjour, monsieur Billard.

Il se retourna, me regarda et ne me reconnut pas, ce qui me contraria. Cependant, j’excusai tout de suite son manque de mémoire. La nuit était épaisse. Ses yeux, habitués à la lumière du bec de gaz, ne me remettaient pas.

— C’est moi, Bâton.

Alors, il lécha le papier de sa cigarette dans la longueur.

J’attendis et, afin qu’il ne remarquât pas que je fumais une cigarette toute faite, je l’éteignis contre le mur et la mis dans ma poche.

— Où manges-tu ? me demanda-t-il.

— Où je mange ?

— Oui.

— N’importe où.

— Viens avec moi, je connais un restaurant à bon marché.

Je le suivis. Quand je marche à côté d’une personne, je la pousse sans le vouloir vers les murs : aussi me surveillai-je. Dès que les trottoirs s’étrécissaient, je descendais sur la chaussée. Comme il bougonnait, je me tournais vers lui à chaque instant, car je m’imaginais qu’il m’adressait la parole : je n’aurais pas voulu qu’il me prît pour un indifférent.

La satisfaction d’avoir retrouvé Billard m’ôtait l’appétit. Bien que je fusse harcelé par l’envie de parler de moi, de mes voisins, de ma vie, aucun mot ne sortait de ma bouche. La timidité me paralysait tout entier, sauf les yeux. Il est vrai que je n’étais pas très lié avec mon compagnon.

Lui aussi avait sans doute mille choses à me conter, mais, comme moi, il n’osait pas. Sous des apparences rudes, c’était un sensible.

— J’ai acheté un camembert. Nous le partagerons. Je dîne en général avec ma femme. Aujourd’hui, elle est absente.

Je le regardai. Le papier de sa cigarette ne brûlait pas.

— Vous êtes donc marié ?

— Non, en ménage seulement.

Ma bonne humeur tomba tout d’un coup. Dix pensées traversèrent mon cerveau en même temps.

Je me souvins de ma chambre, de Lucie, de ma rue. L’avenir me sembla fait d’une suite de journées monotones. Oui, j’en voulais à Billard qu’il eût une femme. Une amitié solide ne pouvait plus nous unir puisqu’une tierce personne la troublerait. J’étais jaloux. Aussi, pourquoi avais-je suivi cet inconnu ? Il m’avait désorienté. À cause de lui, la solitude me pèserait davantage.

Toutes ces réflexions ne m’empêchèrent pas de me raccrocher à un dernier espoir. Peut-être sa maîtresse n’était-elle pas belle ! Il aurait suffi qu’elle fût laide pour que je me remisse.

— Est-elle jolie ? demandai-je en m’efforçant d’avoir l’air distrait.

Avec l’assurance des gens indélicats, il me répondit qu’elle était superbe et qu’elle possédait, malgré ses dix-huit ans, deux seins de femme. Il me montra même la place, avec ses mains arrondies.

Cette fois, je n’eus plus qu’une idée : partir. L’injustice du sort était vraiment trop grande. Billard avait une verrue, des pieds plats et on l’aimait, tandis que je vivais seul, moi, plus jeune et plus beau.

Jamais nous ne pourrions nous entendre. Il était heureux. Par conséquent, je ne l’intéressais pas. Il valait mieux que je m’en allasse.

Nous marchions toujours. Je cherchais un prétexte pour me sauver. Comme j’aurais aimé à être assis, humble, seul et triste, dans un coin du restaurant de la rue de Seine. Là, au moins, personne ne s’occupait de moi.

Vraiment, Billard n’avait pas de tact. Si j’avais été marié, je ne l’eusse pas dit. Il devait savoir qu’on ne raconte pas son bonheur à un malheureux.

Pourtant, je ne me résolvais pas à quitter mon compagnon. Une pensée qui avait grandi, à l’écart, dans mon âme, me ranimait. Il se pouvait que cette femme n’aimât pas Billard. Peut-être, souffrait-il ! Qu’il m’eût été sympathique, alors ! Je l’aurais consolé. L’amitié eût adouci nos souffrances.

Mais, dans la crainte d’une réponse affirmative, je me gardais bien de lui demander si sa maîtresse l’aimait.

— Qu’as-tu ? Es-tu triste ? questionna-t-il.

Ma tristesse, qui jusqu’à présent n’avait pas cessé de grandir, s’évanouit. L’intérêt que Billard me portait était une réalité, alors que mes réflexions n’étaient que des divagations de malheureux.

Je le regardai avec reconnaissance.

— Oui, je suis triste.

J’attendais des plaintes, des confidences. Je fus déçu : il me conseilla de réagir.

Nous nous arrêtâmes devant un restaurant. La peinture de la devanture se décollait. Sur une glace les passants lisaient cette phrase : On peut apporter son manger.

— Entre, me dit Billard.

Je baissai un bec de cane dont la chaînette tremblait. Des gens se retournèrent.

Je restai sur le seuil de la porte.

— Entre donc !

— Non, vous le premier.

Il passa devant. À cet instant, je remarquai que c’était moi qui avais ouvert et fermé la porte.

De longues tables et quelques-uns de ces bancs de réfectoire qui se lèvent à un bout quand on s’assoit, meublaient la salle. La fumée de tabac faisait des spirales, comme du sirop dans un verre d’eau. La trappe de la cave trembla sous nos pas. Devant chaque client se dressaient un litre et un verre. On eût pu, avec un couteau, faire de la musique.

Nous nous installâmes, l’un en face de l’autre.

Billard essaya de sortir le camembert de sa poche. Celle-ci était étroite. Il dut se servir de ses deux mains.

Puis, en habitué, il appela la patronne par son petit nom :

— Maria !

C’était une belle campagnarde qui, à chaque instant, s’essuyait les mains jusqu’au coude. Quand elle marchait, ses seins bougeaient et des sous faisaient du bruit dans la poche de son tablier.

— Deux chopines et du pain.

— Une chopine, c’est trop pour moi, dis-je, un peu tard.

— Je paye… Je paye.

— Mais vous n’êtes pas riche.

— Une fois n’est pas coutume.

Je n’avais pas l’intention d’abuser de la bonté de mon voisin. C’est pourquoi ce une fois n’est pas coutume me choqua. Je suis très susceptible. Ne trouverai-je donc jamais un homme bon et généreux ! Ah, si j’étais riche, comme je saurais donner !

Un chien, qui n’avait qu’un morceau de queue, vint flairer mes doigts. Je le repoussai, mais il recommença avec tant d’obstination que j’en rougis. Mes doigts n’avaient pourtant aucune odeur.

Heureusement, la patronne arriva, le goulot des bouteilles entre les doigts et le pain sous le bras. Elle chassa à coups de pied cette sale bête.

Billard tâta le camembert de l’index et le coupa en deux. Il m’en donna une moitié, la plus petite.

Nous mangeâmes, lentement, à cause du papier transparent qui collait sur le fromage.

Quand Billard buvait, je l’imitais. Par politesse, je faisais en sorte que le niveau de mon vin ne baissât pas plus vite que le sien.

Je n’ai pas l’habitude de boire, aussi je ne tardai pas à être gai. Les vieillards pouilleux qui causaient dans un coin me parurent des sages.

Je versai le restant du vin et, comme je m’y attendais, il n’y eut pas grand’chose dans mon verre, à cause du cul de la bouteille.

Je m’adossai à une table. Pour la première fois, je regardai mon interlocuteur dans les yeux. Lui aussi avait fini de manger. En curant ses dents avec la langue, il faisait un bruit de baiser.

Il chercha du tabac dans ses poches. Sans hésiter, je lui offris une cigarette.

J’étais disposé à raconter ma vie et à dire, dans un accès de franchise, ce qui m’avait déplu en lui.

— Vous me semblez avoir bon cœur, monsieur Billard, dis-je en constatant que le vin avait changé ma voix.

— Oui, j’ai bon cœur.

— Il y a si peu de gens qui comprennent la vie.

— J’ai bon cœur, continua Billard, qui suivait son idée. Mais il faut être prudent, sinon on abuse de votre bonté. Vois-tu, Bâton, c’est pour un camarade que j’ai perdu ma place.

Ces paroles me déplurent encore et, pour trouver un point sur quoi nous eussions pu être d’accord, je sautai d’un sujet à l’autre.

— J’ai été à la guerre.

Je sortis mon portefeuille et lui montrai mon livret militaire avec mon nom, en grosses lettres, sur la couverture.

— Moi aussi, j’ai été à la guerre, me dit-il en me montrant à son tour des papiers.

Il les déplia. Il me mit dans la main sa plaque d’identité, une mèche de cheveux aplatie par un long séjour dans le portefeuille, sa photographie en soldat de l’active à côté d’un meuble, en poilu à côté d’un seau, et celle d’un groupe de fantassins au milieu desquels il y avait un écriteau avec ces mots : « Les gars de la Ire C. M. Faut pas s’en faire. »

— Tu vois, celui-là ? et il posa son index sur la tête d’un soldat.

— Oui, je vois.

— Eh bien, il est mort, celui-là aussi.

Je faisais semblant de m’intéresser à tout cela, mais rien ne m’ennuie autant que les portefeuilles des autres et que ces photographies au verso crasseux. Pourtant, combien en ai-je vu, pendant la guerre, de portefeuilles et de photographies !

Si je n’avais pas été gris, je n’aurais certes pas étalé mes papiers. Ils ont dû ennuyer Billard.

Comme il cherchait encore dans une enveloppe, je craignis qu’il ne me montrât des femmes nues. Je déteste ces cartes postales. Elles ne font qu’accroître ma misère.

— J’étais à Saint-Mihiel, dis-je pour parler de moi.

Au lieu de m’écouter et de me poser des questions :

— Moi aussi, j’y étais.

— Je suis blessé et réformé.

Je montrai l’éclat d’obus qui m’avait blessé.

— Tu vis seul ? me demanda Billard en repliant ses papiers.

— Oui.

— On s’ennuie.

— Oh ! oui !… Surtout moi qui suis si sensible… La vie de famille m’aurait plu. Tenez, vous, monsieur Billard, si vous étiez mon ami, je serais heureux, tout à fait heureux. La solitude, la misère me dégoûtent. Je voudrais avoir des amis, travailler, vivre enfin.

— As-tu une maîtresse ?

— Non.

— Pourtant, les femmes ne manquent pas.

— Oui… mais je n’ai pas d’argent. Une maîtresse me donnerait des soucis. Il faudrait que je misse du linge propre pour les rendez-vous.

— Allons, allons, tu t’imagines que les femmes font attention au linge. Naturellement, si tu veux fréquenter une bourgeoise, c’est autre chose. Laisse-moi faire, je te trouverai une maîtresse ; elle te distraira.

Si, réellement, il me trouvait une femme, jeune et belle, qui m’aimât et qui ne fît pas attention à mon linge, pourquoi n’accepterais-je pas ?

— Mais c’est difficile de trouver une femme jolie.

— Pas aujourd’hui ; la mienne a quitté ses parents pour moi. Je suis heureux avec cette jeunesse.

Je voulais un ami malheureux, un vagabond comme moi, envers qui on n’est tenu à aucune obligation. J’avais cru que Billard était cet ami, pauvre et bon. Je m’étais trompé. À chaque instant, il m’entretenait de sa maîtresse — ce qui me plongeait dans une grande mélancolie.

— Bâton, viens demain chez moi, après le dîner, tu verras la petite. J’habite rue Gît-le-Cœur, hôtel du Cantal.

J’acceptai, parce que je n’osai refuser. Je sentais bien que je n’aurais jamais le courage de rendre visite à des gens heureux.

Mes relations finiront-elles donc toujours de façon ridicule ?

On se leva. Je me vis dans une glace jusqu’aux épaules ; j’avais l’air d’être en cour d’assises. Quoique je fusse pris de boisson, je me reconnus. Cependant, le contour de mon buste était flou comme l’ombre trop allongée de quelqu’un.

Je traversai la salle, suivi de Billard.

Dehors, un vent brutal me fouetta la figure, comme à la portière d’un wagon. Une seconde, j’eus l’intention d’accompagner mon camarade, mais je me retins : à quoi cela eût-il servi ? Et puis, on ne s’entendait pas. Il était aimé, riche, heureux.

D’ailleurs, neuf heures sonnaient.

Je n’aurais osé dire au revoir le premier ; Billard était moins délicat.

— À demain, Bâton.

— Oui, à demain.

J’allai droit devant moi jusqu’à ce que je rencontrasse une rue familière.

Les bars étaient pleins, chauds et éclairés.

Bien que je n’eusse pas soif, l’envie de prendre quelque chose me harcelait. Je résistai, jusqu’à ce qu’il m’advint de songer que je n’avais rien dépensé d’inutile.

J’entrai dans un Biard.

Une vapeur de salle de bain flottait autour du comptoir. Un garçon regardait un verre en transparence.

Je commandai ce qu’il y a de moins cher : un café nature.

— Un grand ? me demanda le sommelier.

— Non, un petit.


III


Je passai la journée du lendemain à me répéter que je n’irais pas chez Billard. Il était capable de caresser sa maîtresse devant moi. Elle s’assiérait sur ses genoux. Elle lui chatouillerait l’oreille.

Ces marques d’amitié m’eussent exaspéré.

Les amoureux sont égoïstes et impolis.

L’année dernière, de jeunes mariés habitaient la chambre de la crémière. Tous les soirs, ils s’accoudaient à la fenêtre. Au bruit de leurs baisers, je devinais s’ils s’embrassaient sur la bouche ou sur la peau.

Pour ne pas les entendre, je traînais dans les rues jusqu’à minuit. Quand je rentrais, je me déshabillais en silence.

Une fois, par malheur, un soulier m’échappa des mains.

Ils s’éveillèrent et le bruit des baisers recommença. Furieux, je frappai contre le mur. Comme je ne suis pas méchant, je regrettai, quelques minutes après, de les avoir dérangés. Ils devaient être confus. Je pris la décision de leur faire des excuses.

Mais, à neuf heures du matin, des éclats de rire traversèrent de nouveau le mur. Les deux amoureux se moquaient de moi.

Le soir, après le dîner, je flânai sur le boulevard Saint-Germain. Les magasins étaient éteints. Des lampes à arc éclairaient le feuillage des arbres. Des tramways longs et jaunes glissaient sans roues, comme des boîtes. Les restaurants se vidaient.

Huit heures sonnèrent en l’air.

Quoique Billard ne fût pas l’ami rêvé, je ne cessais de songer à lui.

Mon imagination crée des amis parfaits pour l’avenir, mais, en attendant, je me contente de n’importe qui.

Il était possible que sa maîtresse ne fût pas belle. J’ai remarqué que les femmes que l’on ne connaît pas, on se les représente toujours belles. Au régiment, quand un soldat me parlait de sa sœur, de sa femme, de sa cousine, je songeais tout de suite à une jeune fille superbe.

Ne sachant à quoi employer mon temps, je me dirigeai vers l’hôtel du Cantal. En cours de route, j’eus bien la pensée de faire demi-tour, mais la perspective d’une soirée vide chassa vite cette faible intention.

La rue Gît-le-Cœur sent l’eau croupie et le vin. La Seine coule près de ses bâtisses humides. Les enfants que l’on croise ont des litres à la main. Les passants marchent sur la chaussée : il n’y a pas de voitures à craindre.

Par-ci par-là, une de ces boutiques désertes qui ferment tard, vend des légumes cuits, des purées vertes et des pommes de terre qui fument dans un baquet de zinc.

Il était trop tôt pour aller chez Billard. Je n’aime pas à surprendre les gens, car ils se figurent que l’on cherche à savoir ce qu’ils mangent.

Le pardessus m’engourdissait les épaules. Un point de côté me contraignait à marcher courbé. Quand on s’assoit, le soir, sur un banc, on fait pitié.

J’entrai donc dans un bar de la place Saint-Michel et, comme d’habitude, je commandai un café noir. J’accrochai mon chapeau à un porte-manteau, puis je m’installai dans un coin, en face d’une glace.

De belles Égyptiennes emplissaient des cruches, sur les murs de céramique. Deux messieurs, en complet de nos jours, jouaient aux échecs. Comme les règles de ce jeu me sont étrangères, je ne compris rien aux évolutions géométriques des pions.

Le garçon, avec sa veste d’alpaga coupée au ventre, m’apporta un café. Il était poli. Il m’apporta même l’Illustration dans un carton.

J’avais à peine ouvert cette publication que l’odeur du papier glacé me rappela que je ne me trouvais pas dans mon milieu. Je la feuilletai tout de même. Pour regarder les photographies, je dus me pencher, car elles luisaient.

De temps en temps, je jetais un coup d’œil sur mon chapeau afin de m’assurer de sa présence.

Arrivé aux annonces, je fermai le carton.

Ma soucoupe, pleine de café froid, marquait 30 centimes. J’espérais que ce chiffre serait le prix de ma consommation ; mais, comme les soucoupes datent d’avant la guerre, j’appréhendai que ce ne fût davantage.

— Garçon !

En l’espace d’une seconde, il souleva ma tasse et essuya la table que pourtant je n’avais pas salie.

— 30 centimes, monsieur.

Je payai avec une pièce d’un franc. J’avais eu l’intention de ne donner que deux sous de pourboire. Au dernier moment, craignant que ce ne fût pas assez, je laissai quatre sous.

Je sortis. Le dos ne me faisait plus mal. Le café chauffait encore mon ventre.

J’allais par les rues avec la sécurité et la satisfaction d’un employé qui quitte son bureau. L’impression de jouer un rôle dans la foule me rendait de bonne humeur.

Je mis à la bouche ma dernière cigarette, bien que j’eusse voulu la conserver pour le lendemain au matin. Quoique je possédasse des allumettes, je préférais demander du feu à un passant.

Un monsieur stationnait sur un terre-plein en fumant un cigare. Je me gardai bien de l’approcher, car je sais que les amateurs de cigare n’aiment pas à donner du feu : ils tiennent à la cendre de leur cigare.

Plus loin, sur ma route — puisque j’avais une route — un autre homme fumait.

En me découvrant, je m’adressai à lui. Il me tendit sa cigarette et, pour ne pas trembler, appuya son petit doigt contre ma main. Ses ongles étaient soignés. Une bague-cachet ornait son annulaire. Sa manchette descendait jusqu’au pouce.

Après l’avoir remercié trois ou quatre fois, je m’en allai.

Longtemps, je songeai à cet inconnu. Je cherchais à deviner ce qu’il pensait de moi et si, lui aussi, faisait les mêmes réflexions.

On tient toujours à faire bonne impression sur les gens que l’on ne connaît pas.


IV


Au-dessus de la porte de l’hôtel du Cantal, il y avait une boule blanche avec des majuscules, comme un ballon du Louvre.

J’entrai. Au travers d’un rideau, je distinguai une salle à manger qui devait servir de bureau, un buffet avec des rangées de balustres minuscules, un casier où se trouvaient des lettres debout.

Je frappai au carreau, doucement, afin de ne pas le casser. Une tenture s’écarta et un homme assis bascula en arrière pour me voir.

— Vous désirez ?

— Monsieur Billard, s’il vous plaît.

Sans chercher, il me répondit.

— Trente-neuf, sixième étage.

Au premier, le tapis s’arrêtait. Chaque porte était numérotée. Des ballots de draps encombraient un palier.

En gravissant les marches, je songeais à la maîtresse de Billard. Pour chasser l’émoi qui me gagnait, je répétais : elle est laide… elle est laide… elle est laide…

J’atteignis le dernier étage tout essoufflé. Il me semblait que mon cœur changeait de place tellement il battait fort.

Enfin je frappai. La porte était mince : elle résonna.

— Qui est là ?

— Moi.

Dire mon nom eût été plus simple, mais, par timidité, je tentai de l’éviter. Mon propre nom, dans ma bouche, me cause toujours une impression étrange, surtout derrière une porte.

— Qui ?

Je ne pouvais plus me taire :

— Bâton.

Billard ouvrit la porte. J’aperçus une femme assise et, dans la glace de l’armoire, la pièce tout entière se reflétant.

Cette jeune fille était belle. Ses cheveux frisés se tordaient, comme si la lumière de la lampe les eût brûlés.

Abasourdi, je demeurai sur le seuil de la porte, prêt à me sauver.

Elle se leva et vint à moi.

Alors, une joie folle m’empêcha de parler. La sensation qu’un souffle chaud caressait ma figure me fit frissonner. Quoique peu exubérant, je tapai sur l’épaule de Billard. Malgré mon allégresse, je me sentis ridicule en ramenant la main. J’avais envie de rire, de danser, de chanter : la maîtresse de Billard boitait.

La chambre était banale. Un Roumain, une fille galante, un employé eussent pu l’habiter. Des journaux, sur lesquels on avait posé des casseroles, une brosse à dents debout dans un verre, des bouteilles encombraient la cheminée.

— Nina, prépare donc du café !

La jeune fille alluma un poêle à pétrole taché de jaune d’œuf.

Cette offre, en m’obligeant à rester, me combla d’aise.

Sans doute, pour ne pas avoir l’air de remarquer le silence qui devenait plus gênant à mesure que le temps s’écoulait, Billard cherchait un écrou dans une boîte à outils et sa maîtresse essuyait l’intérieur de quelques tasses, avec le pouce. Quant à moi, je voulais parler, mais tout ce que je trouvais dénotait trop l’intention de mettre fin à une situation ridicule.

Lorsqu’on ne me regardait pas, j’inspectais la chambre. La vapeur qui s’échappait du bec de la cafetière se tortillait. Les taies d’oreiller, sur le lit, étaient noires au milieu.

— Prends-tu du lait ?

Je répondis que cela m’était égal.

Nous nous assîmes autour de la table. De peur d’effleurer les pieds de mes hôtes, je ramenai les jambes sous ma chaise.

La rapidité avec laquelle le café avait été préparé me contrariait. Je savais bien, qu’après avoir bu, il faudrait que je m’en allasse.

Nina nous servit en tenant le couvercle de la cafetière.

— Votre café doit être bon, dis-je avant de l’avoir goûté.

— Il vient de chez Damoy.

Je le remuai longuement, afin qu’une fois bu, il ne restât pas de sucre au fond de la tasse. Puis j’avalai de petites gorgées en faisant attention de ne rien renverser, pendant le trajet de la soucoupe à ma bouche.

— Encore ? demanda Nina.

Quoique ma tasse fût petite, je refusai, par politesse.

Soudain, Billard posa sa main sur la mienne, sans raison.

Ma première pensée fut de la retirer — le contact des hommes m’incommode — mais je n’en fis rien.

— Écoute-moi, Bâton.

Je le regardai. Des pores criblaient son nez.

— Il faut que je te demande quelque chose.

La perspective d’être agréable à un camarade m’enchanta.

— Veux-tu me rendre un service ?

— Oui… Oui…

Je craignis qu’il ne me sollicitât d’une chose insignifiante ou bien trop importante. J’aime à rendre des services, de petits services, bien entendu, pour montrer ma bonté.

— Prête-moi cinquante francs.

Nos regards se rencontrèrent. Mille pensées me vinrent à l’esprit. Certainement, il en fut de même chez Billard. Entre nous, il n’y avait plus de barrière. Il lisait dans mon âme aussi facilement que je lisais dans la sienne.

La seconde d’hésitation qui, dans une telle circonstance, frappe chaque homme, disparut et, d’une voix qu’il m’était permis de rendre solennelle, je dis :

— Je vous les prêterai.

J’étais heureux, plus d’inspirer de la reconnaissance que de prêter. La conversation allait reprendre. Maintenant, je ne gênais plus. Je pouvais rester jusqu’à minuit, revenir demain et après-demain et toujours. S’il m’avait emprunté cinquante francs, c’était qu’il avait confiance en moi.

L’argent de ma pension était dans ma poche. Pourtant, je ne donnais pas à Billard ce qu’il m’avait demandé. Je faisais semblant de ne plus y songer. Je sentais que plus j’attendrais, plus on ferait l’aimable.

À présent, je jouais un rôle. À chacun de mes mouvements, on m’épiait, espérant que je sortirais mon portefeuille. Depuis des années, je n’avais eu une pareille importance. Un sourire accueillait chacune de mes paroles. On m’observait ; on craignait que je n’oubliasse.

Il faudrait être un saint pour résister à la tentation de prolonger cette joie.

Ah, comme j’excuse les gens riches !

Il commençait à être tard. Je me levai. Billard était blanc : il n’osait renouveler sa demande. J’affectais toujours de n’y plus penser tout en ne pensant qu’à cela.

Nina, la lampe à la main, la tête dans l’ombre, ne bougeait pas.

Subitement, j’eus l’impression qu’on avait compris mon manège.

Alors, pour détourner les soupçons, je sortis mon portefeuille avec des gestes hâtifs et gauches.

— Que je suis distrait… J’oubliais…

Je tendis cinquante francs.

— Merci, Bâton. Je te les rendrai la semaine prochaine.

— Oh !… cela ne presse pas !

Dans l’escalier, le gaz était éteint. Les manchons avaient encore une rougeur de braise.

À présent, les deux amants devaient regarder le billet en transparence, comme une plaque photographique, pour s’assurer qu’il était bon.

L’impression d’avoir été berné me rendait nerveux. Billard m’avait à peine remercié. En réalité, il n’était pas pauvre. Il possédait une maîtresse, une armoire pleine de linge, de sucre, de café, de graisse. Il connaissait du monde. Dans ces conditions, pourquoi demander de l’argent à un malheureux ? J’avais remarqué beaucoup d’objets dans sa chambre. En les portant au Crédit Municipal, il aurait facilement obtenu cinquante francs.

Je sentis, sous mes pieds, le tapis du premier étage, puis je vis, assis dans la salle à manger, le patron qui lisait de loin un journal déployé.

Dans la rue, j’eus un frisson. Le vent soufflait entre les maisons. Un réverbère se dressait au milieu d’un rond pâle.

Je fis quelques pas avec la clarté du bureau de l’hôtel dans les yeux.

Des gouttes tombaient à terre, jamais l’une sur l’autre.


V


La nuit, je dormis mal.

À chaque instant, mes couvertures tombaient d’un côté du lit. Quand le froid, qui montait le long de mes jambes, m’éveillait, je tendais une main pour savoir où se trouvait le mur.

À l’aube, ma fenêtre s’éclaira enfin. La table sortit doucement de l’ombre, les pieds d’abord. Le plafond devint carré.

Soudain, le jour se fit. Une lumière nette entra dans la chambre, comme si les carreaux avaient été lavés. Je vis les meubles immobiles, de la cendre de papier dans la cheminée et les planchettes du store en haut de la fenêtre.

La maison resta silencieuse quelques minutes.

Puis une porte claqua ; le réveil des Lecoin sonna ; une voiture de laitier fit tinter les couvercles de ses bidons.

Je me levai, car mon lit était froid comme quand je fais la grasse matinée.

Lorsqu’on a dormi entre deux draps blancs, on peut, au saut du lit, s’examiner dans une glace. Moi, le matin, avant de me regarder, je me lave.

Dehors, le soleil dorait le dernier étage des maisons. Il ne piquait pas encore les yeux.

L’air que je respirai me faisait frais dans les poumons comme de la menthe.

Un vent léger, sentant les lilas, leva les pans de mon pardessus qui ressembla alors à une capote de soldat.

Il n’y avait ni oiseaux, ni bourgeons ; cependant c’était le printemps.

J’avais envie de marcher. D’habitude, en sortant de chez moi, je me dirige vers la rue de Seine. Ce jour-là, j’eus pour but les fortifications.

Les fenêtres étaient ouvertes. Les camisoles, raidies par le vent, qui y séchaient, se balançaient comme des enseignes de tôle. Par les portes entre-bâillées des boutiques, on distinguait les planchers rincés, déjà secs.

Dès qu’un immeuble de sept étages masquait le soleil, je doublais le pas.

Les rues devenaient de plus en plus sales. Des madriers, entre lesquels les enfants jouent à la sortie de l’école, soutenaient quelques bâtisses. La terre se montrait sous le macadam cassé des trottoirs. Le plâtre noirci des façades ressemblait aux toiles de fond des photographes.

Un nuage cacha le soleil. La rue tiède devint grise. Les mouches cessèrent de briller.

Je me sentis triste.

Tout à l’heure, j’étais parti vers l’inconnu avec l’illusion d’être un vagabond, libre et heureux. Maintenant, à cause d’un nuage, tout était fini.

Je revins sur mes pas.

L’après-midi, ne sachant où aller, je rôdai autour de l’hôtel du Cantal.

J’avais beau raisonner, penser qu’au cas où j’eusse rencontré Billard, nous n’aurions su quoi nous dire, je ne pouvais m’éloigner de ce quartier.

Peut-être que ceux qui vivent dans la pauvreté, sans amis, comprendront cette attraction.

Billard, c’était si peu et, pourtant, c’était tout pour moi.

Sur la place Saint-Michel, un homme, coiffé d’un chapeau melon, donnait des prospectus.

Il m’en tendit plusieurs.

Personne ne s’encombre de ces papiers. Il faudrait sortir la main d’une poche, prendre le prospectus, le froisser, le jeter. Quel travail !

Moi, j’ai pitié de ces distributeurs.

J’accepte toujours ce qu’ils m’offrent. Je sais que ces hommes ne sont libres qu’après avoir distribué plusieurs milliers de morceaux de papier.

Les gens qui passent dédaigneusement devant ces mains qui donnent au lieu de recevoir, m’irritent.

Il était trois heures. C’est le moment de la journée que je déteste le plus. Aucun des petits faits de la vie quotidienne ne l’égaie.

Pour chasser mon ennui, je retournai rue Gît-le-Cœur avec l’intention de rendre visite à Billard.

Je passai quatre fois devant la porte de l’hôtel, gêné de faire demi-tour. C’est ridicule d’être gêné, quand on fait demi-tour, dans la rue.

Je n’entrai pas.

Je sentais que Billard me recevrait mal. Le jour qu’il m’avait demandé les cinquante francs, j’aurais dû les donner tout de suite. Certainement, il m’en voulait de l’avoir fait attendre.

Pourtant, je restai là, au coin de la rue, guettant l’hôtel.

Je regardais les fenêtres des maisons depuis quelques minutes, lorsque Billard, accompagné d’un homme que je ne connaissais pas, apparut sur le seuil de la porte.

Je voulus courir à lui, mais comme il aurait supposé que je l’avais attendu plusieurs heures, je me retins. Jamais il n’eût voulu admettre que je venais d’arriver.

Les gens ne croient pas au hasard, surtout dès que celui-ci est seul pour vous excuser.

Billard avait un cache-col neuf. Ses cheveux étaient coupés dans la nuque. Les gestes qu’il faisait en parlant me semblaient ceux d’un étranger. J’ai remarqué qu’il en est toujours ainsi quand on aperçoit un ami avec un inconnu, sans être vu.

Je me cachai derrière une voiture. Billard n’aurait pu me reconnaître à mes pieds.

Les deux hommes marchaient vite, au milieu de la chaussée.

Alors une idée bête et étrange traversa mon esprit.

Je m’engageai dans une rue parallèle et je pris le pas gymnastique. Lorsque j’eus parcouru une centaine de mètres, je regagnai par un passage transversal la rue que je venais de quitter.

Immobile devant une boutique, j’attendis.

Pour étouffer le halètement de ma poitrine, je respirai du nez. Mes chaussettes retombaient sur les tiges de mes souliers.

Les deux hommes approchaient. À entendre le claquement de leurs quatre semelles, on eût dit qu’un cheval marchait sur le trottoir.

Dans quelques secondes, Billard et son compagnon, seraient là.

Je n’osai plus regarder la vitrine du magasin de peur que mes yeux ne rencontrassent ceux de Billard, dans la glace.

Un instant, j’eus l’intention de me retourner, avec un air distrait. Mais je craignis que cet air distrait ne parût pas sincère.

D’ailleurs, Billard me verrait. La rue était étroite. Il s’imaginerait que je flânais et il me parlerait le premier.

C’était ce que je désirais.

Malheureusement, les deux hommes me dépassèrent sans m’adresser la parole.

La certitude d’avoir été vu m’empêcha de recommencer cette comédie.

Vraiment, je n’ai pas de chance. Personne ne s’intéresse à moi. On me considère comme un fou. Pourtant, je suis bon, je suis généreux.

Henri Billard était un goujat. Jamais il ne me rendrait les cinquante francs. C’est toujours ainsi que le monde vous récompense.

J’étais triste et furieux. L’impression que ma vie tout entière s’écoulerait dans la solitude et la pauvreté augmentait mon désespoir.

Il était à peine quatre heures. Il fallait que j’attendisse au moins deux heures avant d’aller au restaurant.

Des nuages transparents couraient sous d’autres nuages noirs. Les rues perdaient l’atmosphère fatigante de l’après-midi, sans doute à cause des journaux du soir.

J’ai observé que ces journaux réveillent les passants, même ceux qui ne les achètent pas. Un journal est fait pour être lu le matin. Quand il paraît le soir, on a la sensation qu’une raison importante l’y oblige.

Billard m’avait réellement froissé. Pourtant, je ne pouvais m’éloigner de son quartier.

Je marchais vite dans les rues où je pensais avoir été remarqué, lentement dans celles où j’allais pour la première fois.

Une femme qui boitait me fit songer à Nina. Il était impossible que celle-ci aimât Billard. Elle était trop jeune. À dix-huit ans on ne cohabite pas avec un homme de quarante ans, à moins d’être contraint de le faire.

Petit à petit, la pensée d’aller chez Nina s’infiltra dans mon cerveau.

Je m’en sentais le courage. Quand je suis seul avec une femme, ma timidité ne me gêne plus. J’ai l’impression que celle-ci me rend sympathique.

Oui, je saurai parler à cette jeune fille. Je lui dirai du mal de Billard. Elle me comprendra. Elle le quittera. Et, qui sait ? peut-être m’aimera-t-elle !

À la vue de la boule blanche de l’hôtel du Cantal, j’eus la sensation que, pour ne pas m’éveiller dans un beau rêve, je me forçais à dormir.

Je pénétrai dans l’hôtel en essayant de me convaincre que je venais directement de chez moi, que j’étais en retard, et qu’après tout, ma visite n’avait rien de bizarre.

Je montai doucement l’escalier, pour ne pas m’essouffler. Mes mains, mouillées de sueur, sifflaient sur la rampe.

Une bonne, les cheveux enveloppés dans une serviette, balayait un corridor obscur. Par une fenêtre ouverte, je vis une cour et le dos d’une maison, avec des garde-manger suspendus comme des cages à oiseaux.

Au milieu du dernier étage, je m’arrêtai.

Une porte se serait ouverte, j’eusse continué mon chemin. Je n’aurais pas eu l’air louche des gens immobiles sur un palier.

J’étais ému. Mes oreilles bourdonnaient comme quand on écoute la mer dans un coquillage. Ma chemise était mouillée, sous les bras.

Après avoir gravi les dernières marches, je frappai.

— Qui est là ?

— Bâton… Bâton.

— Ah ! bien… attendez… je fais ma toilette.

Planté devant la porte comme un employé du gaz, j’écoutai les moindres bruits, craignant d’entendre la voix de Billard ou celle d’un inconnu.

Il y avait de la lumière dans le trou de la serrure. Un autre que moi eût regardé. Je me retins. Il est vrai que la honte m’aurait tué, si on m’avait surpris, accroupi devant la porte.

Nina apparut enfin.

Lavée, les cheveux mouillés aux tempes, les sourcils collés, plus noirs, les lèvres fraîches, sans rides, elle souriait. Elle avait de belles dents : on ne voyait pas les gencives.

— Entrez, monsieur Bâton.

— Je vous dérange.

— Non.

Elle aurait dû dire plusieurs fois non.

Elle marcha devant moi, pas gênée de boiter.

Quand elle s’arrêta, son corps redevint vertical.

— Est-ce que monsieur Billard est là ?

— Il vient de sortir.

— C’est ennuyeux.

— Attendez-le donc.

Je m’installai au même endroit que la veille. C’est une de mes habitudes. Je m’assois toujours à la place que j’ai choisie la première fois.

La chambre n’avait plus cette propreté que donnent, à la lumière d’une lampe, un plancher ciré, une armoire à glace et une cheminée de marbre noir.

Des plaques de bois luisant se détachaient des meubles. Le papier-tenture semblait avoir séché au soleil. L’air sentait la pâte dentifrice. Sur les rideaux il y avait des fleurs brodées à la machine. Les roulettes du lit avaient rayé le parquet.

— Ne vous retournez pas, monsieur Bâton, il faut que je finisse de m’habiller.

Ce mot habiller me donna envie de prendre la jeune fille par la taille, sans doute parce qu’il me faisait penser à déshabiller.

Je craignais que Billard n’arrivât. Qu’eût-il dit en me trouvant là, cependant que sa maîtresse se vêtait. Il aurait été jaloux.

Je perçus le petit cri des pressions, le clapotement d’une chemise propre que l’on déploie et, de temps en temps, le craquement d’une jointure d’os.

Mes yeux, à force de loucher vers la jeune fille, me firent mal.

Quand elle eut terminé sa toilette, elle vint s’asseoir en face de moi.

Sans que cela fût nécessaire, je me retournai : c’était un mouvement instinctif.

Je vis un pantalon de femme dont les deux jambes se touchaient en un seul point, et, à terre, des empreintes de pied, avec les cinq doigts.

— Comment allez-vous, monsieur Bâton ?

— Assez bien… et vous ?

Elle ne répondit pas. Sans se soucier de moi, elle limait ses ongles.

Comme je m’imaginais qu’une fois ses ongles limés elle s’intéresserait à moi, je comptai les doigts qui n’avaient pas encore été soignés.

Elle posa sa lime blanchie.

— Vous devez vous ennuyer, madame, quand Henri est absent ?

— Oui… assez.

Elle baissa sa jupe pour cacher sa jambe trop courte.

— Vous devez être heureuse avec lui.

— Oui.

Les réponses de Nina me paraissant peu enthousiastes, je murmurai :

— Je vous comprends.

Elle m’examina. Ses mains cessèrent de bouger.

— Je vous comprends, répétai-je, il vous ennuie.

— Qui ?

— Billard.

Il y eut un silence. Elle était immobile. Seuls ses yeux bougeaient, tous les deux en même temps.

Maintenant, j’avais la certitude qu’elle n’aimait pas son amant. Elle était trop confuse quand je parlais de lui. Elle ne le défendait pas.

Je me levai. Pour le premier entretien, il valait mieux ne pas brusquer les choses.

En me reconduisant, elle me tendit la main, avec franchise, sans plier le coude.

Comme nous étions seuls, je gardai sa main dans la mienne.

Je me trouvai sur le palier. Elle était dans l’embrasure de la porte. Elle regardait mes oreilles pour savoir si je rougissais.

— Au revoir, mademoiselle.

— Au revoir, monsieur.

Il me restait une seconde pour fixer un rendez-vous avant que la porte se fermât.

— Demain à trois heures, balbutiai-je.

Elle ne répondit pas.

Sans regarder les marches, un peu comme une fée, je dévalai l’escalier.


VI


Quelques secondes après, j’étais dehors, rouge jusque dans la nuque. La respiration me manquait, comme quand il y a du vent.

Je me regardai dans une glace. Une veine que je ne connaissais pas traversait mon front, de haut en bas.

J’aurais voulu retourner à l’hôtel et embrasser Nina. Elle m’aimait. Il fallait être timide comme je l’étais pour n’avoir su profiter de la situation. Sans doute, elle regrettait que je n’eusse pas été plus entreprenant. Ma mollesse avait dû l’agacer.

Mais, si elle était intelligente, elle me saurait gré de l’avoir respectée. Embrasser une personne que l’on connaît à peine est inconvenant.

J’allais donc avoir une maîtresse qui m’aimerait et qui, pour se donner, ne me demanderait rien.

Pour que la nuit me parût moins longue, je rentrai tard.

Après avoir ôté ma veste, je m’accoudai à la fenêtre. L’air tiède me rappela les soirées de l’été précédent. La lune, pleine de taches d’eau, éclairait le bord d’un nuage.

Puis, je me couchai.

Il fallait que je dormisse, sinon, le matin, j’aurais eu mauvaise mine. Mon visage n’est pas symétrique. Ma mâchoire est plus saillante à gauche. Quand je suis fatigué, cela se remarque davantage.

Pourtant, je ne parvenais pas à fermer les yeux. J’avais beau refaire mon lit à chaque instant, me mettre tout nu à la fenêtre pour avoir froid, je songeais à Nina. Je la voyais devant moi, dans une brume de carte postale, sans jambes, ou bien je cherchais un moyen de la faire venir chez moi sans que la concierge s’en aperçût.

Comme je ne m’endormais toujours pas, je me résolus à revoir, en imagination, tous les événements de ma vie militaire. C’est curieux comme, dans la mémoire, les endroits où l’on a été malheureux deviennent agréables.

De même que je chante rarement les chansons de mon enfance pour ne pas émousser les souvenirs qu’elles m’évoquent, de même je ne songe à ma vie de soldat que lorsque je ne puis faire autrement. J’aime à garder dans mon cerveau une provision de souvenirs. Je sais qu’elle y est. Cela me suffit.

Je m’assoupissais quand la crémière qui revenait sans doute d’un cinéma, claqua sa porte.

Elle ferma sa fenêtre, puis elle se lava. Jamais elle ne se lavait le soir. J’entendais les mêmes bruits que devant la porte de Billard. J’ai remarqué que les événements nouveaux de la vie quotidienne se suivent par série.

Je sortis du lit.

Les orteils en l’air, à cause du froid, j’arpentai la chambre, espérant confusément que la crémière me verrait par un trou, dans le mur.

Au petit jour seulement, je m’endormis. Je n’entendis pas le réveil des Lecoin, ni le balai de la concierge qui, chaque matin, heurte exprès ma porte.

Quand je m’éveillai, le carré de soleil avait dépassé mon lit et tremblait sur le mur.

Il était tard. Je me levai à la hâte, les yeux minces, une joue striée comme une feuille par un drap chiffonné.

Dès que je fus habillé, je me brossai longuement.

Ma brosse est si vieille que les poils se plantent dans l’étoffe.

Je dus les enlever un à un.

Puis je sortis.

C’était une belle journée de printemps. Le soleil était au-dessus de ma tête. Je marchais sur mon ombre.

Je possède un rasoir de sûreté. Mais la lame coupe mal.

C’est pourquoi j’entrai chez un coiffeur.

Le patron balayait des cheveux. Il était en manches de chemise. Des élastiques métalliques faisaient le tour de ses bras, au-dessus du coude. Une pince tenait sa cravate.

Il me rasa très bien.

À trois heures précises, la peau raide, la figure poudrée, je frappais à la porte de Billard.

Nina devait m’attendre.

Les veines de mes mains étaient plus grosses que d’habitude.

Personne ne répondit. Nina, qui était coquette, devait me faire languir.

Je frappai, plus fort cette fois.

L’oreille collée contre la porte, j’écoutai. De cette façon, on entend mieux.

Aucun bruit ne troubla le silence.

Alors je frappai avec le poing. Même silence. Nina n’était pas là. Je regardai par le trou de la serrure, puisqu’il n’y avait personne. Je vis le battant de la fenêtre avec un rideau trop long.

Nina ne m’avait pas attendu ; Nina ne m’aimait pas.

Soudain, une frayeur imbécile me prit. Si la jeune fille était morte, là, dans la chambre, on me soupçonnerait.

Je descendis l’escalier à la hâte, sautant les deux dernières marches de chaque étage.

C’est ainsi que se terminèrent mes relations avec le couple Billard. Je ne suis plus retourné les voir, même pour leur demander les cinquante francs.

J’évite la place Saint-Michel. Pourtant, si Billard avait voulu, nous eussions été si heureux.

Je cherche un ami. Je crois que je ne le trouverai jamais.