Mes Arbres

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Poésies complètes
Lemerre (2p. 180-185).

MES ARBRES


I


J’ai des arbres, remplis de bois mort et de trous,
Gélifs, noueux, tortus, bossus, couverts d’écailles,
Tronqués et plus moussus que de vieilles murailles,
Emmantelés de lierre et hérissés de houx.

Vieux serviteurs bourrus. Le plus rugueux de tous,
C’est Jean, mon bûcheron. Cet homme sans entrailles
Surveille les halliers et sonde les broussailles :
Monsieur, ce chêne est mort ; quand donc l’abattrons-nous ?

— Jean, cet arbre est vivant, vois cette feuille verte.
Jean rit. Sa dent reluit sous sa lèvre entr’ouverte.
Jean, es-tu sans pitié, sans âme et sans amour ?

— Moi ! répond le bonhomme ardent à sa besogne,
Quand un arbre s’en va, je bêche tout autour
Et, quand j’ai dégagé les racines, je cogne.

II



Le bûcheron est vieux ; il crache
Dans ses deux mains ou fait semblant ;
Il tient sa cognée en tremblant
Et geint à chaque coup de hache.

Il a l’air tout fier du panache
Qui, lorsqu’il ahanne en soufflant,
Dans le brôuillard gris sort tout blanc
Entre les poils de sa moustache.

Il prend des temps et des repos
Et bâtit avec des copeaux
Une pyramide savante.

Le bonhomme fait l’important,
Il coupe une chose vivante
Et thésaurise. Il est content.


III


Mes arbres sont mes amis,
Mes arbres chez moi demeurent ;

Ils naissent, vivent et meurent
Où le bon Dieu les a mis.

Ils ne craignent rien, hormis
Les ciseaux qui les effleurent ;
Leurs rameaux grimpent et pleurent
En écoliers insoumis.

C’est moi qui leur fais la classe,
Ils font les beaux quand je passe,
Ils se sentent, Dieu merci,

Libres sous ma sauvegarde,
Mais je crois qu’ils sont aussi
Bien contents qu’on les regarde.


IV


Ils aiment qu’on les admire,
Drapant leur galbe incertain
Dans le brouillard du matin
Comme dans un cachemire.

Quand le voile se déchire

Sous un coup de vent hautain,
D’un air demi-libertin
Les jeunes semblent sourire.

Les vieux couvrent leurs fronts gris
Et leurs rameaux rabougris
De feuille verte ou vermeille

Et mettent, en vrais lurons,
Leur casquette sur l’oreille
Quand passent les bûcherons.

V


Dans la haie un jeune églantier
Dit à la ronce qui l’écoute :
C’est nous qui fleurissons la route,
C’est nous qui gardons le sentier.

Chacun chez nous fait son métier,
J’élague un peu, la chèvre broute
Et les rameaux qui font la voûte
Couvrent le chemin tout entier.


L’orme, quatre fois séculaire,
Offre son ombre circulaire
Aux siestes du troupeau normand.

Le chêne usé dit au vieux hêtre :
Séchons sur pied tranquillement,
Frère, nous avons un doux maître.

VI


— Ma vache est sans toit et sans lait ;
Mon petit monsieur charitable,
Je fais remonter mon étable
Un chêne pour faire un filet !

— Il fait froid ; si monsieur voulait !
Notre détresse est véritable,
Le pain gèle sur notre table
Un petit arbre, s’il vous plaît !

— Bonhomme, je ne suis pas riche
En chênes. Le voisin défriche ;
Voilà vingt francs, allez le voir.


— Votre misère me fend l’âme,
Brr ! Quel froid vous devez avoir !
Voilà cent sols, ma bonne femme.

VII


Monsieur ! — Que voulez-vous ? — Monsieur, c’est pour du bois.
— Suis-je le pourvoyeur de la contrée entière ?
Quel bois ? — Mon bon monsieur, c’est pour faire une bière,
Le défunt vient à vous pour la dernière fois.

Nous ne demandons pas quatre planches de choix,
Notre mort n’étant pas de ceux qu’on porte en terre
Dans un cercueil de chêne orné d’une charnière.
Trois croûtes suffiront pour le père François.

— Avec les pauvres morts honni soit qui lésine,
Voilà du sapin neuf et sentant la résine,
Prenez au meilleur lot cinq planches de six pieds,

Couchez-y le chrétien que le trépas enchaîne
Et, comme ses péchés sont sans doute expiés,
Il y dormira mieux que dans le cœur de chêne.

(1885).