Mes Espagnes

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Mes Espagnes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 584-591).
MES ESPAGNES

L’Espagne redevient à la mode chez nous. Ici même, M. Francis Charmes se réjouissait, l’autre jour, de l’intimité rétablie ou resserrée entre les gouvernemens des deux nations. Littérairement, nous pouvons aussi nous réjouir de cette curiosité sympathique, qui tourne certains d’entre nous vers les choses et les gens d’Espagne. L’imagination française a toujours trouvé dans la littérature et les mœurs espagnoles un tonique salutaire. J’oserai même dire qu’elle a besoin de cet excitant. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle s’est accoutumée à prendre le chemin de « delà les monts. » Périodiquement elle est allée s’exalter ou retrouver le sens de ce qu’on appelait au XVIIe siècle « la belle nature, » au pays de Velazquez, du Cid et de sainte Thérèse. La griserie même du coup de soleil poétique, que nous subissons là-bas, nous fait du bien. A nous autres, vignerons de plat pays, un verre de vin musqué et doré de Manzanilla, bu sur la table du plus sordide cabaret, découvre tout à coup un monde d’enchantemens.

Notons ce fait. Aux époques d’affaissement, ou, si l’on aime mieux, d’accalmie et de détente littéraires, nous nous replions sur nous-mêmes, sur nos mœurs, nos traditions et nos paysages. A cet époque-là, on célèbre l’Ile-de-France. On s’évertue à relever les grâces ancillaires et mortifiées de nos plus humbles sites. : On peint en grisaille les épisodes monotones ou charmans de la vie provinciale. C’est aussi le temps où la bonne marque pour un livre est d’être « bien parisien. » On assemble, on déballe des documens. Le lyrisme s’évanouit en sentimentalité. Les poètes d’intimité refleurissent. Au contraire, aux époques de renouveau, de fougue et d’énergie créatrices, de grandes illusions aussi, nous nous empressons de franchir nos frontières. Et c’est toujours vers le Midi que nous nous tournons, vers l’Espagne et vers l’Italie, comme les terres élues de la passion et de la beauté. Le Nord ne vaut rien pour notre tempéraments Après une brève excursion dans les brumes, nous revenons bien vite au soleil et au sourire de la Méditerranée.

Notre première Renaissance, — celle d’avant Ronsard, — est presque toute italienne. Corneille et ses contemporains sont volontiers espagnols. Chez les romantiques surtout, cette prédilection est manifeste. Quoi qu’on en ait pu croire d’abord, ils doivent très peu aux littératures septentrionales, que, d’ailleurs, ils connaissaient mal. Hugo attribuait à Gœthe Les Brigands de Schiller. (Peut-être qu’il le faisait exprès.) A part Vigny et Sainte-Beuve, qui pouvaient déchiffrer une page d’anglais, Gérard de Nerval, qui savait l’allemand, ils n’ont qu’entrevu les littératures allemande et anglaise à travers des commentaires et des traductions. Sans doute, ils ignoraient presque autant celles du Midi. Mais l’air du pays leur était familier. Ils y avaient voyagé et séjourné longuement. Ils l’aimaient, ils l’admiraient, ; Spontanément, leurs méditations ou leurs harmonies poétiques y trouvaient leur cadre approprié. Et ils n’en voyaient guère d’autre pour leurs contes ou leurs drames. La passion et la beauté, telles qu’ils les concevaient, devaient être habillées à l’espagnole, ou à l’italienne, se déployer dans les solitudes de la sierra, les splendeurs d’un palais vénitien ou toscan.

Récemment encore, après la période de dépression qui succéda au naturalisme, lorsque nous sentîmes la nécessité de nous laver d’un prosaïsme grossier, et, comme on dit, de restaurer la notion de l’individu, à peu près anéantie par l’école de Zola, — de l’individu volontaire, agissant et passionné, — c’est aussi de l’autre côté des Monts que nous dirigeâmes nos regards. De même que Victor Cousin parlait pour l’Allemagne faire une remonte d’idées, nous fûmes en Espagne faire noire remonte de couleur et d’énergie. M. Maurice Barrès donna satisfaction à ce besoin, si l’on peut dire, national. Je me souviens avec quelles délices nous lûmes, vers 1893, son Amateur d’âmes, ce petit livre si gros de conséquences littéraires et qui, à travers quelques préciosités de forme et de sentiment, renouait la grande tradition classique du libre-échange intellectuel par-dessus les Pyrénées.


Mais, déjà, l’Espagne vivante était sous mes yeux. J’habitais l’Algérie, et, tout de suite, dans cette mêlée de peuples méditerranéens qui se disputent le fruit de la conquête française, l’Espagnol me frappa par son âpreté au gain, son endurance à la peine, son opiniâtreté, et aussi par une dignité extérieure, une fierté d’attitude, qui me rappelait la belle rudesse de la vertu romaine.

Ces qualités, comme toutes les caractéristiques du tempérament national espagnol, ressortaient davantage encore à mes yeux, dans ce terroir si mélangé de l’Afrique du Nord. Le contraste leur donnait un relief que je n’ai pas retrouvé, depuis, au même degré, dans la Péninsule. Chez le nouveau débarqué de Valence, d’Alicante ou d’Albaceite, je contemplais les traits intacts d’un type ethnique, qui s’opposait franchement à celui du Français, de l’Italien ou du Maltais, et dont je pouvais suivre les déformations ou les dégradations insensibles dans le colon espagnol, né en Afrique et adapté à son nouveau milieu. L’activité de ce peuple transplanté, et qui sommeillait encore dans sa patrie, me parut quelque chose de si intéressant à regarder, que j’en oubliais bientôt la friperie arabe et toute la couleur locale, chère à nos romantiques.

J’écrivis Le sang des races. Pour la première fois, dans le roman, j’envisageais l’Afrique, livrée à la concurrence des races méditerranéennes, comme un pays latin. Je me disais que, pour un esprit dégagé du dilettantisme, il n’y avait pas de spectacle plus passionnant que cette concurrence et que, d’ailleurs, c’était cela qui occupait tout le devant de la scène. Certes, je ne nie pas qu’il n’y ait toujours matière pour les variations les plus brillantes sur les vieilleries arabes ou mauresques, sur tout ce qui meurt dans l’Islam africain. Et je ne nie pas davantage que la vie actuelle de nos indigènes, avec tous ses conflits douloureux, n’offre de beaux sujets littéraires. Mais je soutiens que les nôtres, ceux de notre peuple ou de notre race, doivent passer d’abord. Enfin on me permettra de remarquer que, si bon nombre de nos romanciers se sont décidés à considérer les Arabes non plus comme des figurans de fantasia, mais comme des êtres sociaux, ayant des besoins, des aspirations dont il convient de tenir compte, ils le doivent peut-être à mon exemple. Ils ont étudié l’Arabe de la même façon que j’avais étudié l’Espagnol, l’Italien, le Français, tous nos Latins d’Afrique.


Parmi les étrangers, c’est l’Espagnol, je l’avoue, qui m’attirait le plus et qui me paraissait le plus sympathique. J’accorderai même qu’il y avait, dans cette préférence, quelque partialité.

Nous autres Lorrains, nous avons un penchant secret pour l’Espagne. Le Nord de noire pays a été longtemps sous la domination des Rois catholiques, et il n’est point indifférent pour nous d’être issus d’une race de soldats quia guerroyé, plusieurs années de suite, dans la Péninsule. Nous avons presque tous un grand-père ou un grand-oncle qui a été blessé à Saragosse, ou fait prisonnier à Pampelune.

Pour moi, je crois me souvenir d’avoir été Espagnol. Je suis né tout près de Damvillers, petite ville du pays montmédien, une des dernières citadelles de l’Espagne en terre lorraine. Elle retint longtemps devant ses murs les armées de Louis XIV, et ne fut définitivement rattachée à la France qu’après le Traité des Pyrénées. Sans doute, les garnisaires d’origine espagnole se trouvaient en petit nombre dans cette région de la Meuse. Gouverneurs et soldats étaient souvent des enfans du pays, comme ce Jean d’Allamont, qui défendit si gaillardement Montmédy contre le maréchal de La Ferlé. Mais il faut croire que les aventuriers ibériques y essaimèrent au passage et que quelques-uns s’y établirent. On voit assez fréquemment, chez nous, des cheveux noirs et des teints bistrés, qui jurent avec les joues fraîches et les moustaches couleur de seigle des purs autochtones. Et, justement, chaque fois que je m’arrête au musée du Luxembourg, devant la paysanne au repos de Bastien-Lepage, le peintre de Damvillers, je suis frappé par tout ce qu’il y a d’espagnol dans cette face osseuse et noiraude. Les yeux surtout sont révélateurs. Ce ne sont pas des yeux de Lorraine. Par des chemins dont nous avons perdu la trace, ils viennent de Galice ou d’Estramadure. On les retrouve, ces gros yeux noirs, dans les figures carrées aux pommettes saillantes des naines ou des servantes, que Velazquez a placées aux arrière-plans de ses tableaux.

Il n’est pas jusqu’à la forme très particulière de nos clochers montmédiens qui ne me rappelle celle des clochers espagnols. Lorsque j’errais dans les villages de la province de Valence, j’étais tout étonné d’y rencontrer les églises de mon enfance… Amol, Senon, Gouraincourt, tristes bourgades, s’évoquaient subitement, pour moi, au grand soleil presque africain de Jativa ou de Castellon-de-Rugat.

Je ne me dissimule pas ce qu’il y a de personnel dans ces impressions. Pourtant, les sympathies de mes compatriotes pour l’Espagne me paraissent aussi générales qu’évidentes. Hugo, le grand Lorrain, l’auteur d’Hernani, de Ruy Blas, de la Rose de l’Infante, du Petit Roi de Galice, nous en fournirait peut-être la preuve la plus saisissante. Mais nous n’aimons pas seulement l’Espagne pour sa couleur, la vigueur de son tempérament, l’énergie passionnée de ses mœurs. Son âpreté et sa rudesse même ne nous déplaisent point. Le chardon de Lorraine a toutes les pointes et tous les hérissemens du cactus andalou. Ce qui nous agrée surtout, dans le caractère espagnol, c’en est le sérieux, la gravité, le dédain de la fioriture, le goût profond des réalités. Nul peuple plus réaliste que celui-là, dont l’imagination épuise tout le réel, dépasse les sens, et, même dans les hautes régions mystiques, veut encore toucher des formes concrètes, facilement accessibles à l’esprit.

Comparés aux trois ou quatre grands peintres de l’Espagne, les Italiens ne sont plus, pour nous, que des décorateurs, des conteurs diserts qui ne se soucient point de nous dire la vérité. Au contraire Velazquez nous ravit, parce que, non seulement il restitue, jusqu’au trompe-l’œil, toutes les apparences de la réalité, mais qu’il nous introduit, si l’on peut dire, de l’autre côté de la toile. Comme l’amateur d’instantanés, il choisit une scène de la rue ou de l’atelier, dans cette scène le moment le plus fugace ; et, grâce à on ne sait quel miracle de conscience et de véracité, cette scène triviale se hausse jusqu’au mythe, cette minute semble fixer et trahir l’âme ondoyante et secrète d’un être ou d’une époque.

Enfin, ce que nous pouvons tous aimer de l’Espagne, — et ce que j’en aimais par-dessus tout, — c’est qu’elle repousse et décourage la badauderie du touriste. On n’y voyage point commodément. Ses auberges ne flattent guère la sensualité. L’habitant n’y est pas obséquieux ni même empressé. A part deux ou trois attractions, banalisées jusqu’au dégoût, comme les danses ou les courses de taureaux, l’admiration des snobs ne sait à quoi s’accrocher. Il est entendu que l’art espagnol est, en général, dépourvu d’originalité : ce qui dispense de le comprendre. Quant aux paysages, ils n’offrent guère que des beautés spirituelles fermées au plus grand nombre, ou des outrances et des violences de lignes et de couleurs qui rebutent le passant. Les mœurs sont lettre close pour la plupart des voyageurs. Et ainsi l’Espagne reste, à nos yeux, un pays presque neuf, que la description littéraire n’a pas encore trop fatigué. En tout cas, il n’est point usé jusqu’à la corde, comme l’Italie, et il est douteux qu’il le soit jamais. Il se défend trop bien. On a pu dire irrévérencieusement qu’il y a, dans la littérature d’aujourd’hui, tout un « chichi de Venise. » Il n’y a pas encore, que je sache, de « chichi de Tolède... »


Telles sont les raisons qui me conduisirent, de bonne heure, vers l’Espagne. Mais il y a plusieurs Espagnes. Tout de suite et d’instinct, je me dirigeai vers celles qui vivent et qui agissent le plus intensément. Les grandes villes de joie, de labeur et de couleur, comme Valence, Séville, Barcelone, ont toujours été mes préférées.

Jusqu’ici, nos littérateurs ne se sont guère attachés qu’à l’Espagne des morts et des musées. Rien de plus légitime, ni de plus intéressant. Peu de nations ont un passé aussi riche en hauts faits, en belles images et en grands sentimens. Mais il ne faudrait pas qu’il y eût là un parti pris d’exclusion contre la vie contemporaine. Celle manie que nous avons de fermer les yeux a tout ce qui n’est pas l’archéologie, l’esthétisme ou l’histoire, a tout ce qui a cessé de vivre dans un pays, cette manie irrite extrêmement nos voisins, — aussi bien les Italiens que les Espagnols. Nous avons l’air de vouloir les humilier devant leurs grands ancêtres. Avec les meilleures intentions du monde, nous les blessons, en paraissant n’admirer que leur passé. Ainsi nos conversations se perdent dans le vide, et nous nous séparons fort mécontens les uns des autres.

En Grèce surtout, j’étais frappé de ce malentendu. Nous ne parlons aux Hellènes que de Phidias et du Parthénon, de Sophocle et de l’Hermès de Praxitèle. Eux ripostent par des doléances sur l’attitude de l’Europe à l’égard de leur patrie, — et, tandis que nous dissertons sur la frise des Panathénées, ils insistent désespérément sur l’augmentation de leur flotte et de leur armée, sur l’essor de leur commerce et de leur industrie, sur leurs justes revendications nationales. Le soliloque continuant de part et d’autre, il y a peu de chances pour que nous arrivions jamais à nous comprendre.

A cela on répondra que l’artiste est libre d’envisager un pays comme il lui plait. Qu’on me l’accorde, et je suis heureux. Prenez le passé si vous voulez, mais avouez que le présent ne manque pas non plus d’intérêt. Vous le contestez et vous dites : « A quoi bon chercher l’Espagne là où elle n’est plus ? En quoi Séville, Valence, Barcelone, ces grandes villes, envahies par l’industrialisme moderne, diffèrent-elles de Marseille, de Naples, ou d’Alger ?... — Mais si 1 elles en diffèrent, elles en diffèrent même beaucoup. Le tout est de le voir. Or la plupart en sont incapables. Hs fuient le rude contact de la réalité. Ils ne savent point, comme disait Renan, « extraire le diamant des foules impures. » La vie toute nue les effare. Il faut qu’on la leur présente déjà travaillée par la littérature, — déjà devenue de la littérature.

Et je ne m’engagerai pas dans l’inutile débat de savoir si Madrid est plus espagnole que Barcelone, et Burgos que Madrid. Je remarquerai seulement que, peut-être, c’est à Barcelone que l’Espagne de demain se prépare. Réfléchissons-y un instant. Ce que nous appelons « la vieille France, » ce que nous allons déterrer dans nos provinces les plus lointaines et les plus perdues, dans nos petites villes les plus mortes, — cette sensibilité, ces idées, ces mœurs périmées, et qui nous semblent si locales, — tout cela fut élaboré à Versailles ou à Paris, dans des milieux très mélangés, où, souvent, c’étaient des étrangers qui donnaient le ton : un Antonio Pérez, un cavalier Marin, un chevalier de Buckingham, un abbé Galiani, un Horace Walpole. Peut-être que, dans le Paris cosmopolite d’aujourd’hui, se prépare aussi l’âme française de demain.

Mais ce n’est pas seulement l’avenir qui s’annonce ou se laisse deviner dans ces grands centres de la moderne Espagne : j’y retrouve encore tout le passé. Cette histoire, que nous nous évertuons à découvrir dans la poussière des musées ou des bibliothèques, elle est là tout près de nous, vivante dans l’âme vivante des Espagnols d’aujourd’hui, qui perpétuent, sous d’autres apparences et dans des conditions nouvelles, le geste des ancêtres. Bien plus, l’Espagnol agissant d’aujourd’hui m’aide à comprendre le contemporain de Philippe II. Je n’ai commencé à voir bien clair dans la psychologie d’un Bernal Diaz, ce vaillant hidalgo qui suivit Cortez au Mexique, qu’après avoir suivi moi-même, dans le Sud algérien, les convois de routiers valenciens et castillans, qui ravitaillent nos postes-frontières. Tout récemment encore, mes souvenirs coloniaux me permettaient de placer dans sa vraie lumière la figure brutale et cynique d’un Alonso de Contreras, cet aventurier, qui nous a laissé de si étonnans mémoires. Et c’est seulement le jour où, visitant l’Oranie, je tombais à Saint-Denis-du-Sig, en pleine fourmilière espagnole, que je me suis expliqué la rapacité souvent inintelligente et aussi l’héroïsme sauvage des antiques Conquérans de l’or...


L’Espagne actuelle nous offre donc, comme celle du passé, de très riches et très abondans sujets. De grâce, n’allons point la regarder, sinon par aventure, de la portière d’un sleeping, du balcon d’un palace, ou des gradins de la Plaza de toros. Elle a mieux à nous donner que de petits émois artificiels devant les jeux tragiques de l’amour et du couteau. Voyons-y plutôt, — et cela nous fera du bien, — un peuple, dont l’énergie morale est restée intacte, qui n’est gâté par aucune littérature et qui n’est point amolli par le bien-être, dont le cerveau est sain et les muscles solides, qui se jette ardemment au travail et au gain partout où il trouve à employer ses bras, et qui, le jour venu, sera prêt, pour courir encore les plus hardies équipées.


LOUIS BERTRAND