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Mes Mémoires (A. Dumas)/02/02

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Michel Lévy (Tome IIp. 8-22).
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Retour à Villers-Cotterets. — Rencontre. — L’étui aux trente louis. — Le sac de peau. — La taupe. — Départ. — Voyage. — Arrivée au Mesnil. — Séjour. — Le roi Joseph. — Le roi de Rome. — Nous quittons le Mesnil. — Séjour à Crépy en Valois. — Les morts et les blessés. — Reddition de Paris. — L’île d’Elbe.

La résolution prise fut exécutée le jour même. Nous montâmes, ma mère et moi, sur le point le plus élevé de la ferme, nous explorâmes les environs, et, ne voyant poindre aucun Cosaque, nous nous hasardâmes à rentrer dans la ville.

À peine avions-nous fait cent pas, que nous rencontrâmes un commis à cheval nommé Crétet. C’était un excellent garçon qui avait été sous les ordres de mon beau-frère. Il allait de maison en maison.

— Que cherchez-vous donc ? lui demanda ma mère.

— Je cherche une voiture, un cabriolet, une charrette, une berline quelconque pour y atteler mon cheval et partir, nous répondit-il. Mademoiselle Adélaïde ne veut pas rester plus longtemps à Villers-Cotterets.

Mademoiselle Adélaïde était une vieille demoiselle bossue, à la tête de quelques mille livrés de rente, pour laquelle je soupçonne Crétet d’avoir eu des bontés.

— Ah ! comme cela tombe ! s’écria ma mère ; c’est ce que nous venions chercher de notre côté. Voulez-vous que nous partions avec vous ? Vous êtes deux, nous sommes deux, nous voyagerons de compte à demi.

Il y a toujours quelque chose à gagner comme économie à voyager à quatre, au lieu de voyager à deux. L’offre fut acceptée. On trouva une charrette, peu ou point suspendue, et l’on décida que l’on partirait le même soir.

Ma mère revenait à Villers-Cotterets pour y prendre quelques hardes qui étaient nécessaires à notre voyage, et surtout pour tirer de son trou le fameux étui aux trente louis. Nous rentrâmes à la maison, toujours gardée par la Reine ; puis nous allâmes au jardin : nous reconnûmes l’endroit où nous avions enterré notre trésor. Je pris une bêche, et je me mis à fouiller.

À la troisième ou quatrième pelletée de terre, je commençai à être inquiet. Je regardai ma mère, et je vis que mon inquiétude était partagée.

Il n’était pas plus question de l’étui que s’il n’eût jamais existé.

Je m’assurai du point de repère, je mesurai les pas… Je ne m’étais aucunement trompé.

D’ailleurs, je me mis à bêcher tout autour du trou primitif, mais inutilement. Ce fut peine perdue. Je revins au centre, et continuai de creuser plus profondément.

Tout à coup, je poussai un cri de joie. J’avais vu apparaître les cordons du sac de peau.

Je tirai le sac de peau par ses cordons ; le sac de peau vint à moi : il était vide !

Un trou était pratiqué au fond.

La chose se compliquait.

Comment si l’on avait volé l’étui, s’était-on amusé à trouer le sac de peau pour le prendre ? Il était bien plus simple d’emporter le tout ensemble, contenant et contenu.

Une idée lumineuse me traversa l’esprit. Je me mis à creuser avec ardeur, et, à un pied et demi de profondeur, ma bêche heurta enfin un obstacle.

— Voilà l’étui ! m’écriai-je.

En effet, c’était l’étui.

Une taupe, attirée par l’odeur du cuir qui l’enveloppait, avait fait son trou pour arriver jusqu’à lui. Elle avait rongé le sac, et l’étui, entraîné par sa pesanteur, était descendu de lui-même dans le boyau pratiqué par l’aveugle mineur.

Ma mère ouvrit vivement l’étui ; pas un louis ne manquait.

Le soir, la charrette était chargée, le cheval mis aux brancards ; nous partîmes par la route de Paris.

J’étais enchanté ! Nous allions faire une seconde visite à la capitale du monde civilisé, et, quoiqu’elle fût dans un triste état, je n’en étais pas moins désireux de la voir.

Malheureusement, avec nos trente-cinq louis, chose que j’ignorais, nous n’étions pas assez riches pour nous réfugier à Paris.

Il fut décidé qu’on s’arrêterait dans quelque village où la vie serait à bon marché.

La première nuit, nous allâmes jusqu’à Nanteuil. Nous nous arrêtâmes dans une auberge où mon père avait l’habitude de descendre, lorsqu’il allait à Paris. Puis, le lendemain, de très-bonne heure, nous nous remîmes en route.

Vers une heure, nous arrivâmes à la montée assez rapide de Dammartin : nous descendîmes de voiture pour soulager un peu le cheval. On se battait : où ? je n’en sais rien ; mais on entendait le canon aussi distinctement qu’on entend le tonnerre dans un orage.

Il semblait même que nous marchions du côté où on entendait le canon ; mais la peur est tellement aveugle, que l’ennemi eût-il été devant nous, ma mère eût mieux aimé continuer son chemin que de retourner en arrière.

Nous passâmes à Dammartin, sans nous arrêter, excepté pour demander des nouvelles. Personne n’était renseigné d’une manière certaine. — Le comte d’Artois était à Nancy ; les souverains alliés, à Nogent-sur-Seine. De tous côtés, l’ennemi marchait sur Paris. — On ne savait rien de plus.

Nous fîmes rafraîchir le cheval à Villeneuve-Saint-Georges ; puis, après avoir dîné, nous nous remîmes en route, et, vers les huit heures du soir, nous arrivâmes au Mesnil.

Nous descendîmes à un hôtel dont j’ai oublié le nom, mais qui était situé à gauche, à l’angle d’une rue en face de la poste aux chevaux.

Le lendemain, à mon regret, on ne parla point de continuer le voyage ; il paraissait à peu près décidé que nous n’irions pas plus loin.

Comment étions-nous mieux au Mesnil qu’à Villers-Cotterets, à douze lieues de distance de notre point de départ et sur la même route ? C’est ce que ni ma mère ni mademoiselle Adélaïde n’eussent certainement pu dire.

Tant il y a qu’il fut décidé, sauf événement grave, que l’on était parvenu au but du voyage.

Nous étions arrivés au Mesnil le 22 mars.

Le 25, il fut question d’une grande revue de la garde nationale, que devait passer le roi Joseph dans la cour des Tuileries.

Cette solennité éveilla la curiosité de mademoiselle Adélaïde, qui n’avait jamais vu Paris, et il fut décidé qu’on remettrait le cheval à la voiture, que l’on partirait le 26 dans l’après-midi, qu’on irait coucher à Paris, que l’on verrait la revue du 27, et que l’on reviendrait le 28.

Ma mère ne se souciait pas de ce petit voyage. Paris lui rappelait des souvenirs que mon insoucieuse enfance avait oubliés ! Elle me confia à Crétet et à mademoiselle Adélaïde, qui m’emmenèrent avec eux.

De tout ce voyage, postérieur à l’autre de huit ans, je n’ai plus que deux souvenirs bien distincts : l’un, tout de poésie et de lumière ; l’autre, immonde et tout crotté de boue.

Le premier, c’est quand — au bruit des fanfares de cuivre, au milieu des drapeaux saluants, — au-dessus des cinquante mille têtes des gardes nationaux, on éleva la tête rose, blonde et frisée d’un enfant de trois ans, aux cris de « Vive le roi de Rome ! vive la régence ! »

C’était, en effet, ce pauvre enfant, né roi, que la fortune allait non-seulement déshériter de son double empire, mais encore faire orphelin de père et de mère.

C’était l’original de ces deux portraits, dont l’un avait été retrouver l’empereur à la Moskova, dont l’autre devait suivre Napoléon à Sainte-Hélène.

C’était cet ange martyr, que son père avait à peine eu le temps d’apercevoir comme une vision céleste à son apparition dans ce monde, puis qu’il avait revu après la campagne de Russie, après la campagne de Dresde, et qu’il ne devait plus revoir que dans les hallucinations de la solitude et dans les visions de son désespoir.

Sa mère, cette femme fatale à la France, comme l’ont toujours été ces filles des Césars qui se sont tour à tour nommées Anne d’Autriche, Marie-Antoinette et Marie-Louise, sa mère était derrière lui, figure fade et effacée, dont les traits se perdent pour moi dans un nuage, et dont je ne vois plus que la chevelure blonde, rattachée en haut de sa tête par un peigne en diamants.

On lui jurait fidélité, à ce pauvre enfant ; et, si les fanfares et les cris se fussent tus, si Paris eût consenti à cesser pour un instant son gigantesque murmure, respiration d’un million d’hommes, on eût entendu le canon de l’ennemi qui tonnait à deux lieues de l’endroit où se faisaient tout ce bruit inutile, tous ces creux serments !

On promettait, en son nom, qu’il ne quitterait point Paris ; que lui, Marie-Louise, sa mère, et le roi Joseph, son oncle, mourraient au milieu des Français. Et les équipages qui devaient les emporter le lendemain étaient déjà attelés dans les cours des Tuileries !

En effet, le lendemain matin, le roi de Rome quitta le château de Catherine de Médicis, toujours debout, malgré les 20 juin, les 10 août, les 29 juillet et les 24 février. Le lendemain, il laissa à ses successeurs, le duc de Bordeaux et le comte de Paris, son berceau royal donné par l’hôtel de ville, et dans lequel ils ne devaient guère dormir plus longtemps que lui, ces deux autres petits-neveux de Louis XVI.

Voilà le spectacle de lumière et de poésie encore tout présent à mon souvenir.

Le second, c’est celui des immondes filles qui, à cette époque, à travers les vitres de leurs entre-sols, appelaient les passants de leur voix lubrique et de leurs gestes licencieux.

À tout moment, je me retournais en disant à Crétet et à mademoiselle Adélaïde :

— On nous appelle.

Tous deux riaient, et j’ignorais la cause de leurs rires.

Nous quittâmes Paris le lendemain de bonne heure, mais point de si bonne heure cependant, que nous ne pussions rapporter la nouvelle fatale.

Pendant la nuit, le roi de Rome, l’impératrice et le roi Joseph avaient quitté Paris et s’étaient dirigés vers la Loire.

En apprenant cette nouvelle, qui indiquait l’abandon de la capitale, ma mère comprit que l’endroit où nous étions le moins en sûreté, en supposant toutefois que nous courussions un danger quelconque, c’était celui où nous étions, c’est-à-dire un petit village situé sur la grande route, à six lieues des barrières.

Paris s’apprêtait, disait-on, à se défendre ; nous nous trouvions donc, si nous restions au Mesnil, dans le rayon de la ligne d’attaque.

D’ailleurs, l’ennemi était à Meaux ; son avant-garde avait pénétré jusqu’à Bondy.

Ma mère résolut de retourner en arrière ; nous nous mîmes en route pour revenir à Villers-Cotterets le lendemain.

J’ai complètement oublié ce que nous fîmes de Crétet et de mademoiselle Adélaïde ; ce que je sais, c’est qu’ils sont éloignés de nous pendant les événements qui vont suivre.

En arrivant à Nanteuil, nous apprîmes que l’ennemi avait tourné Soissons, était à Villers-Cotterets et marchait sur Nanteuil. Les Cosaques avaient découvert la carrière, y étaient descendus, et y avaient commis, à ce qu’il paraît, dans l’obscurité, des abominations qui, si elles avaient eu lieu au jour, eussent certainement forcé le soleil de se voiler.

Nous entendions derrière nous le canon de Paris. On nous annonçait que l’avant-garde prussienne était à Levignan, c’est-à-dire à deux lieues de l’endroit où nous nous trouvions. Si nous voulions absolument fuir l’ennemi, nous n’avions plus qu’une route ouverte, celle de Crépy.

Crépy, situé à deux lieues au nord de la route de Laon à Paris, Crépy, ne conduisant nulle part, pouvait être oublié.

Nous partîmes pour Crépy.

Ma mère y connaissait une vieille dame nommée madame de Longpré. C’était la veuve d’un ancien valet de chambre de Louis XV.

Tout ce dont je me souviens à son endroit, c’est qu’elle avait le terrible défaut de s’enivrer avec de l’eau-de-vie, et que, pour se procurer cette eau-de-vie, elle vendait en détail une collection de magnifiques plats de porcelaine de Chine comme je n’en ai vu nulle part depuis.

Et pour quel prix les vendait-elle ? Pour trente ou quarante sous la pièce !

Il est vrai qu’à cette époque, on faisait peu de cas de ces chinoiseries, si fort à la mode aujourd’hui. Nous descendîmes chez elle ; mais son appartement était trop petit pour nous recevoir ; d’ailleurs, le spectacle de cette éternelle ivrognerie était dégoûtant.

Elle nous conduisit chez une dame nommée madame Millet, qui avait, disait-elle, un appartement tout garni qu’elle pouvait nous céder.

L’affaire fut bientôt conclue ; Crépy est si près de Villers-Cotterets, que ma mère y était parfaitement connue. Le même jour, nous étions installés.

Madame Millet avait deux fils et deux filles ; une de ces deux filles, nommée Amélie, eût été charmante, si elle n’eût perdu, par accident, un œil, qui restait constamment fermé, et qu’elle cachait par une grosse boucle d’admirables cheveux noirs.

La cadette est beaucoup moins présente à mon souvenir ; j’ai oublié jusqu’à son nom.

Restaient les deux fils, chirurgiens militaires comme leur père.

L’aîné avait déjà quitté le service depuis deux ou trois ans, et exerçait la médecine à Crépy.

L’autre était avec son régiment, on ne savait où. Au milieu de la débâcle générale, on n’avait pas entendu parler de lui depuis six semaines ou deux mois.

La pauvre mère et les deux sœurs étaient fort inquiètes de lui.

En traversant là principale place de Crépy, nous avions donné dans une espèce de bivac ; nous nous informâmes de cette garnison, plus dangereuse qu’utile dans une ville ouverte comme une halle, et nous apprîmes qu’elle se composait d’une centaine d’hommes d’infanterie et de deux cents hommes de cavalerie. Ce petit corps, égaré et privé de toute communication avec l’armée, s’était établi là, commandé par des officiers inférieurs n’ayant point d’ordres : il attendait les événements.

L’ennemi était tout autour de Crépy : à Compiègne, à Villers-Cotterets, à Levignan. Mais, par un hasard étrange, dont nous nous félicitions fort, Crépy était resté comme Péronne, je ne dirai pas inviolable, mais inviolé.

Au reste, nos deux ou trois cents hommes se gardaient à merveille ; ils avaient des vedettes de tous côtés, les fusils ne quittaient pas les faisceaux, les chevaux ne débridaient que pour manger.

L’activité de ces quelques hommes était remarquable, comparée à la négligence du duc de Trévise et de son corps d’armée, qui, ainsi que nous l’avons raconté, s’étaient fait surprendre une nuit à Villers-Cotterets.

Un jour, malgré cette surveillance, ou plutôt à cause de cette surveillance, l’alarme se répandit.

L’ennemi avait été vu débouchant par le bois du Tillet au pied de la butte de Montigny.

C’était cette même butte de Montigny qui m’avait paru si haute, lors de mon voyage à Béthisy avec Picard et ma cousine Marianne.

Quoi qu’il en soit, l’ennemi s’approchait.

La petite troupe avait résolu de se défendre vigoureusement.

La maison de madame Millet était la seconde ou la troisième à droite en arrivant par la route de Villers-Cotterets, c’est-à-dire par la route que suivait l’ennemi.

Les fenêtres donnaient sur cette route.

En montant aux mansardes, transformées pour nous en bivac général, — car ma mère, madame Millet et ses deux filles avaient décidé qu’on ne se quitterait pas, — des fenêtres des mansardes, on voyait apparaître un petit corps d’une centaine d’hommes, à peu près.

Était-ce un corps isolé comme celui qui stationnait à Crépy ? N’était-ce que l’avant-garde d’un corps plus considérable ? C’est ce qu’on ne pouvait savoir, ou plutôt voir de nos fenêtres mansardées, la route faisant un coude à quelques pas de la ville, et allant se perdre derrière les maisons situées à notre droite, et cette route elle-même étant coupée à un quart de lieue de là par le bois du Tillet, qui pouvait masquer une force plus considérable que celle à laquelle il venait de donner passage.

Cette cavalerie était prussienne. Les hommes étaient revêtus de petites redingotes bleues collant sur le corps, bombées à l’estomac, serrées à la taille par des ceintures.

Ils portaient le pantalon gris, à bande bleue pareille à la redingote, et étaient coiffés d’une petite casquette à visière, maintenue par une mentonnière de cuir.

Les armes étaient, pour chaque homme, un sabre et deux pistolets.

Je vois encore tout le premier rang précédé de deux trompettes tenant leur instrument à la main, mais ne sonnant pas.

Derrière les trompettes marchait un officier.

C’étaient de beaux jeunes gens blonds, et plus distingués que ne sont des soldats ordinaires ; sans doute de ces levées volontaires de 1813, qui vinrent à Leipzig faire leur coup d’essai contre nous ; des officiers de ce Tugendbund qui avait donné Staps, et qui devait donner Sand.

Ils passèrent sous nos fenêtres, puis disparurent.

Un instant après, nous entendîmes comme un ouragan ; la maison trembla au galop des chevaux. À l’extrémité de la rue, les Prussiens avaient été chargés par notre cavalerie, et, comme ils ignoraient notre petit nombre, ils revenaient au galop, poursuivis, le sabre dans les reins, par nos hussards.

Tous passaient pêle-mêle, tourbillon de fumée et de bruit. Nos soldats, le pistolet d’une main et le sabre de l’autre, tiraient et sabraient.

Les Prussiens, eux, tiraient en fuyant.

Deux ou trois balles frappèrent la maison ; une d’elles brisa une des traverses du volet par lequel je regardais.

Il y eut alors grande alarme parmi les femmes, qui descendirent précipitamment les escaliers pour se réfugier dans la cave. Ma mère voulut m’entraîner, mais je me cramponnai à l’espagnolette ; ce qui fit que, plutôt que de me quitter, elle resta près de moi.

Le spectacle était magnifique et terrible à la fois.

Poursuivis de trop près, les Prussiens s’étaient décidés à faire volte-face, et, là, à vingt pas de nous, sous nos yeux, aussi près que les premières loges du Cirque le sont du théâtre, se livrait un combat véritable, un combat corps à corps.

Je vis tomber cinq ou six hommes parmi les Prussiens, et deux ou trois parmi les Français.

Le premier qui tomba était un Prussien ; il fuyait, la tête penchée sur le cou de son cheval, et le dos courbé ; un coup de taille lui ouvrit le dos, de l’épaule droite au flanc gauche, et lui fit à l’instant même un cordon rouge !

La blessure devait avoir douze ou quinze pouces de long.

Les autres, que je vis tomber, tombèrent, l’un, d’un coup de tête qui lui ouvrit le front ; les autres, de coups de pointe ou de coups de pistolet.

Puis, vaincus, après une lutte de dix minutes, les Prussiens se confièrent de nouveau à la vitesse de leurs chevaux, et repartirent à toute bride.

La poursuite recommença.

Le tourbillon reprit son vol, semant, avant de disparaître, trois ou quatre hommes sur le pavé de la route.

Un de ces hommes était tué, sans doute, car il ne fit aucun mouvement.

Les hommes se relevèrent où se traînèrent ; ils gagnèrent le revers de la route. Un d’eux s’assit, le dos à la muraille ; les deux autres, blessés plus grièvement sans doute, restèrent couchés.

Tout à coup, on entendit le tambour battant la charge.

C’étaient nos cent hommes d’infanterie qui venaient à leur tour prendre part au combat. Ils marchaient la baïonnette en avant, et disparurent au coude que faisait la route.

Cinq minutes après, on entendit un vigoureux feu de peloton.

Puis nous vîmes reparaître nos hussards, ramenés par cinq ou six cents hommes de cavalerie.

ils reparurent chassés, comme ils étaient partis chassant.

Au milieu de cette seconde tempête d’hommes, il fut impossible de rien voir, de rien distinguer ; seulement, quand elle fut passée, trois ou quatre cadavres de plus étaient étendus sur la route.

Un grand silence succéda à tout ce bruit. Français et Prussiens s’étaient engouffrés dans l’intérieur de la ville.

Nous entendîmes, mais nous ne vîmes et n’entendîmes plus rien.

Qu’étaient devenus nos cent hommes d’infanterie ? Sans doute, ils s’étaient jetés dans les terres et avaient été tués ou pris.

Quant à nos cavaliers, qui connaissaient les environs de la ville ils s’étaient échappés, à ce qu’il paraît, par la montagne de Sery, dans la vallée de Gillocourt.

Ceux qui les poursuivaient ne reparurent plus, à nos yeux du moins. Sans doute sortirent-ils de la ville par une autre route que celle par laquelle ils y étaient entrés, et allèrent-ils rejoindre leurs compagnons rangés dans la plaine du Tillet, au nombre de deux ou trois mille.

Cette solitude et ce silence nous enhardirent. D’ailleurs, notre hôte, chirurgien militaire, devait aller offrir ses services aux blessés.

Je m’accrochai au pan de son habit, malgré les supplications de ma mère. Nous ouvrîmes la porte de la rue. Un sous-officier prussien, adossé à cette porte, se laissa aller à la renverse, l’appui qui le soutenait lui manquant tout à coup.

Il était blessé d’un coup de pointe au-dessus du teton droit. Du moment où elles pouvaient être utiles à un pauvre blessé, les femmes cessèrent d’avoir peur. Elles accoururent. On souleva le jeune homme, qui pouvait avoir vingt-six ou vingt-huit ans, et on le porta dans le salon, transformé, en un tour de main, en infirmerie.

Millet continua sa visite, et, aidé par les voisins qui commençaient à paraître sur le pas de leur porte, il ramena quatre ou cinq blessés, dont un Français. Les autres étaient morts ou expirants.

Le pansement commença.

Ce fut alors que les femmes jouèrent ce rôle divin auquel les a prédestinées le ciel. Ma mère, madame Millet et ses deux filles étaient devenues de véritables sœurs grises, consolant et soignant à la fois.

Je tenais le bassin plein d’eau où Millet lavait les blessures ; les domestiques faisaient de la charpie.

Nous apprîmes alors, par le moins blessé des Prussiens, — il avait reçu un coup de sabre à la tête, — que lui et ses camarades appartenaient à un détachement de trois mille hommes, lequel détachement n’était point entré dans la ville, de peur de surprise.

Ils observaient un ordre reçu ; il leur était enjoint de bivaquer, autant que possible, les chefs craignant toujours quelque égorgement nocturne si l’on se confiait aux villes.

— Au reste, ajouta le blessé, tout va finir, puisque Paris est rendu depuis avant-hier.

C’était la première nouvelle qui parvenait à nous de ce grand événement.

Nous allions nous exclamer, lorsqu’une voix venant de la porte dit tout à coup :

— Ce n’est pas vrai, Paris ne se rend pas ainsi.

Nous nous retournâmes, et, pâle, couverte de sang, nous vîmes, appuyée à la porte, une des plus belles têtes militaires que l’on pût voir.

Cette tête avait un trou au-dessus du sourcil gauche ; de ce trou sortait son sang et venait sa pâleur.

C’était un officier du petit détachement d’infanterie. Il avait reçu au front une balle de pistolet, il était tombé sur le coup ; puis, après un instant, la fraîcheur de l’air l’ayant ranimé, il s’était relevé, et, voyant la ville à cent pas devant lui, il y était rentré, s’appuyant aux murailles.

Les voisins officieux qui avaient aidé notre hôte avaient enseigné sa maison à l’officier, et celui-ci était arrivé avec une blessure mortelle, juste assez à temps pour donner ce démenti tout national à la nouvelle que nous annonçait son ennemi.

La balle était restée dans la blessure ; elle fut extraite avec une grande dextérité par Millet. Mais, comme nous l’avons dit, la blessure était mortelle, et l’officier mourut dans la nuit.

Il venait d’expirer, vers les deux heures du matin, lorsqu’un chien aboya.

Millet sortit dans la cour, et écouta : on frappait à la porte du jardin, qui donnait sur la plaine.

La manière dont on frappait indiquait que celui qui frappait avait des précautions à prendre.

Aussi notre hôte alla-t-il ouvrir lui-même.

Celui qui frappait ainsi de nuit à une porte dérobée, c’était le second fils de la maison, dont on était si cruellement inquiet.

Notre hôte rentra seul, et vint se pencher au chevet de sa mère et de ses deux sœurs, qui, après avoir accompli leur office de sœurs de charité, s’étaient couchées un instant. C’était une bonne nouvelle que Dieu leur envoyait en récompense de leur dévouement.

On fit entrer le nouveau venu par une fenêtre du rez-de-chaussée, de sorte que, sans être vu, il put monter jusqu’à nos mansardes.

Pendant dix minutes, les trois femmes sanglotèrent de joie, puis on s’informa.

Paris, s’était effectivement rendu le 30 mars. Georges Millet, — autant que je puis me le rappeler, je crois qu’il s’appelait Georges, — Georges Millet comprit alors que tout était fini. Il avait quitté son régiment, et, au risque d’être pris vingt fois, il était revenu à Crépy, marchant la nuit et par des chemins de traverse.

Une nuit et demie lui avait suffi, Crépy n’étant qu’à quinze lieues de Paris.

Son frère lui donna un rasoir, il se coupa les moustaches. Quant à l’habillement, on envoya chercher, chez le fils aîné de madame de Longpré, qui était de sa taille, une redingote, un gilet et un pantalon, les habits du frère aîné ne pouvant lui aller, parce que le frère aîné était deux fois gros comme le frère cadet.

Le lendemain, les nouvelles arrivèrent.

Les alliés étaient entrés à Paris le 31 mars.

Le 1er avril, le sénat avait nommé un gouvernement provisoire.

Le 2, un décret du sénat avait déclaré Napoléon déchu de son trône.

Quinze jours après, nous étions de retour à Villers-Cotterets, et rétablis dans notre maison.

Que de choses s’étaient passées dans ces quinze jours qui avaient changé la face de l’Europe !

Le 4, Napoléon avait abdiqué en faveur de son fils.

Le 6, il avait fait ses dispositions pour se retirer derrière la Loire.

Le 10, un Te Deum avait été chanté par les alliés sur la place Louis XV.

Le 11, Napoléon avait signé son abdication absolue.

Le 12, il avait essayé de s’empoisonner.

Le même jour, pendant qu’il luttait contre le poison frelaté de Cabanis, le comte d’Artois entrait dans Paris.

Le 13, le sénat avait nommé ce prince lieutenant général du royaume.

Le 19, l’empereur, abandonné de tous, était resté sans un seul valet de chambre.

Enfin, le 20, il avait fait ses adieux aux aigles de la garde impériale. Il était parti pour l’île d’Elbe, juste le même jour et presque à la même heure où Louis XVIII arrivait à Compiègne.

Voilà ce qui s’était passé pendant ces quinze jours ; voilà les nouvelles qui étaient venues frapper successivement sur le timbre sonore de l’histoire, et qui avaient retenti de par le monde, sans que mon ignorante et insoucieuse jeunesse se fût émue à ses vibrations.

Qui m’eût dit alors qu’un jour je visiterais cette île d’Elbe, dont j’ignorais l’existence avant qu’on eût prononcé son nom devant moi, dont j’ignorais le gisement depuis que ce nom avait été prononcé ; qui m’eût dit qu’un jour je visiterais cette île d’Elbe avec le neveu de l’empereur ?