Mes Mémoires (A. Dumas)/02/04
XXXII
Dieu, au reste, sembla récompenser cet élan de mon âme vers lui. Ma mère obtint la seule chose qu’elle eût jamais obtenue pendant ses douze ans de sollicitations.
Dans la prévision de ce grand événement, nous avions déménagé de la rue de Lormet ; nous étions allés demeurer place de la Fontaine, chez un chaudronnier nommé Lafarge, lequel nous avait loué tout son premier, et s’était, en outre, engagé, au cas où nous en aurions besoin, à nous céder sa boutique.
Le bureau de tabac obtenu, il tint sa promesse, et nous nous installâmes au rez-de-chaussée sur la rue, dans une grande salle ornée de deux comptoirs : un pour débiter le tabac, l’autre pour débiter le sel.
Toutes nos espérances d’avenir reposaient sur ce double débit, que nous devions à la protection de M. Collard.
Quelque temps après notre installation, le fils du chaudronnier vint voir son père. C’était un beau jeune homme blond qui était maître clerc à Paris, et qui poursuivait une étude de notaire, pour l’achat de laquelle il lui fallait une dot. Il était, en conséquence, revenu dans sa famille avec tous les éblouissements de la capitale : carrick à trente-six collets, comme on les portait à cette époque, chaîne de montre à grosses breloques, pantalon collant, bottes à la hussarde. Il s’agissait d’éblouir quelque riche héritière : ce qui semblait facile à un habitué des bonnes fortunes parisiennes.
Le pauvre Auguste Lafarge était, à cette époque, un charmant garçon blond et rose, comme je l’ai dit, et qui cachait, sous cette apparence de santé, les germes d’une maladie de poitrine dont il est mort depuis. Il avait, en outre, de l’esprit, était jeté dans le monde littéraire de l’époque, appelait Désaugiers, Béranger et Armand Gouffé ses amis, faisait de jolies chansons, et, comme s’il fût né riche, il savait tirer une pièce d’or de son gousset, et la laisser négligemment tomber en payement du moindre objet qu’il avait acheté.
Un pareil fashionable ne pouvait coucher dans l’arrière-boutique de son père ; on nous emprunta, pour Auguste, une chambre que nous cédâmes bien volontiers, et Auguste fut installé chez nous.
On comprend que, avide de nouveautés comme je l’étais, je dus rechercher un semblable modèle.
Je fis des avances à Auguste, que ma mère m’offrait, d’ailleurs, pour exemple. Auguste les accueillit et m’offrit, commé la chose qui pouvait m’être le plus agréable, une grande partie de marette.
J’acceptai. — J’avais jusque-là reconnu la supériorité d’Auguste en toute chose ; mais, en fait de marette, j’espérais bien lui damer le pion.
Je me trompais. Nous faisions, nous autres paysans, de la marette en artistes ; Auguste en faisait en grand seigneur.
Il fit venir Boudoux.
— Quelles sont les meilleures marettes de la forêt ? lui demanda-t-il.
— Les mares du chemin de Compiègne et du chemin de Vivières, répondit nettement Boudoux.
— Combien d’autres marettes dans les environs de celle-là, à une lieue à peu près ?
— Sept ou huit.
— En bouchant toutes les autres mares, trois ou quatre jours d’avance, les oiseaux seront obligés d’aller aux deux mares du chemin de Vivières et du chemin de Compiègne ?
— Sans doute, pauvres petites bêtes, à moins qu’il ne pleuve ; auquel cas, au lieu de se déranger, comme vous comprenez bien, elles boiront dans le creux des feuilles.
— Et croyez-vous qu’il pleuve, Boudoux ?
Boudoux secoua la tête.
— Le baromètre de ma tante est au beau fixe, monsieur Auguste ; il ne pleuvra pas jusqu’au changement de lune.
— Eh bien, Boudoux, voici dix francs ; vous boucherez toutes les mares des environs, et, samedi soir, nous irons, Dumas et moi, tendre les deux mares du chemin de Compiègne et du chemin de Vivières. Il nous faut, près de l’une ou de l’autre de ces mares, une excellente hutte, où nous puissions passer la nuit.
— C’est bon, monsieur Auguste, dit Boudoux ; ce sera fait.
— En outre, je veux, ce soir, deux mille gluaux, afin de les engluer d’avance.
— Vous les aurez, monsieur Auguste.
— C’est bien, dit Lafarge avec un geste d’empereur.
Ce fut la première leçon de luxe que je reçus ; ceux qui ont lu Monte-Cristo peuvent dire si j’en ai profité.
Le samedi soir, grâce aux dix francs donnés à Boudoux, tout était prêt. Nous tendîmes les deux mares après le dernier chant du rouge-gorge. Nous nous enveloppâmes, Auguste dans son carrick, moi dans ma couverture, sur un lit de fougère préparé par Boudoux, et nous tâchâmes de dormir.
Je dis que nous tâchâmes de dormir, non pas que l’air ne fût point doux, que la forêt ne fût point calme, que la lune ne fût point sereine ; mais l’attente d’un plaisir tient presque aussi éveillé que le plaisir même. Il y a bien peu d’années que je dors pendant la nuit qui précède l’ouverture de la chasse, et il a fallu que ma vie arrivât à traîner derrière elle de bien sérieuses préoccupations pour que ces insomnies disparussent.
Il était donc bien rare que je dormisse pendant ces belles nuits, agité par l’attente d’une marette, d’une pipée ou d’une chasse. Au reste, ces veillées solitaires n’ont pas été perdues pour moi. Si j’ai dans le cœur quelque sentiment de la solitude, du silence et de l’immensité, je le dois à ces nuits passées dans la forêt, au pied d’un arbre, à regarder les étoiles à travers la voûte de feuillage qui s’étendait entre moi et le ciel, et à écouter tous ces bruits mystérieux et inconnus qui s’éveillent au sein des bois aussitôt que la nature s’endort.
Lafarge ne dormit guère plus que moi. À quoi rêvait-il ? Sans doute à quelque joli visage de grisette, abandonnée dans une mansarde de Paris, ou, tout simplement encore, à cette immense ambition de devenir notaire, tout fils de chaudronnier qu’il était.
À trois heures du matin, le chant du rouge-gorge, sautillant dans les buissons, nous annonça le jour, comme il nous avait annoncé la nuit ; puis vint le chant du merle, puis celui des mésanges, puis celui des geais.
Chaque oiseau semble avoir son heure où il s’éveille et parle à Dieu.
Je ne me rappelle pas avoir jamais fait ni vu faire une rafle d’oiseaux pareille à celle que nous fîmes ce jour-là. Nous comptâmes les geais, les merles et les grives par dix ; les rouges-gorges, les fourgons, les mésanges et les fauvettes, par vingt, trente, quarante ; enfin, nous rentrâmes dans la ville pliant sous le poids de notre chasse.
Trois jours après, Auguste Lafarge repartit pour Paris. Ses séductions avaient échoué. Il était venu à Villers-Cotterets pour demander en mariage mademoiselle Picot, et avait été refusé.
Cette nuit qu’il avait passée à mes côtés, à rêver je ne savais à quoi, ce n’était ni à l’ambition ni à l’amour, c’était à la vengeance.
Il confectionnait une épigramme.
Cette épigramme, il me la remit comme à vingt autres personnes, au moment de son départ.
La voici :
La fière Éléonor compte avec complaisance
Les nombreux soupirants qui briguèrent sa main,
Et que sa noble indifférence
Paya toujours d’un froid dédain.
Pourtant, à ces discours que votre esprit résiste ;
S’il en fut un ou deux tentés par ses ducats,
Un volume in-quarto contiendrait-il la liste
De tous ceux qui n’en voudraient pas ?
L’épigramme était-elle bonne, était-elle mauvaise ? Je n’en sais rien, et je laisserai la chose à décider à l’Académie, qui se connaît en ces sortes de matières, puisqu’elle a reçu M. de Sainte-Aulaire pour un quatrain. Mais ce que je sais bien, c’est que ceux que j’avais vus, la veille, rire de la famille Lafarge, rirent le lendemain de la famille Picot.
Depuis la mort de Demoustier, il n’y avait pas eu un vers inédit commis dans notre petite ville ; aussi les huit vers d’Auguste firent-ils du bruit pendant huit jours.
J’avoue que ce bruit fait autour du nom d’un absent m’étourdit. J’ambitionnai cette gloire de faire parler de moi où je n’étais pas, et, à la première leçon de l’abbé Grégoire, je le priai, au lieu d’insister aussi malheureusement qu’il le faisait sur les vers latins, de m’apprendre à faire les vers français.
Les vers d’Auguste Lafarge furent le premier rayon lumineux jeté dans ma vie ; il éclaira des désirs bien incertains encore, un rêve plutôt qu’une image, une aspiration plutôt qu’une volonté.
On verra par la suite comment Auguste Lafarge fut complété par Adolphe de Leuven.
J’avais demandé à l’abbé Grégoire de m’apprendre à faire des vers français.
L’abbé Grégoire était le poëte officiel du pays.
J’ai dit que, depuis Demoustier, pas un vers inédit n’avait chatouillé l’esprit de mes compatriotes.
Je me trompais : à toutes les fêtes, à toutes les naissances, à tous les baptêmes un peu importants, l’abbé Grégoire était convoqué en qualité de poëte.
Je n’ai jamais vu de vers plus honnêtes que les vers de l’abbé Grégoire.
Aussi, quand je lui fis cette demande, qui serait passablement indiscrète adressée à Hugo ou à Lamartine : « Apprenez-moi à faire des vers français, » l’abbé ne fut-il aucunement intimidé, et se contenta-t-il de répondre :
— Je ne demande pas mieux ; mais, au bout de huit jours, tu seras fatigué de cela comme du reste.
L’abbé me donna des bouts-rimés à remplir, et je m’escrimai de mon mieux à faire des vers-français.
L’abbé avait raison : au bout de huit jours, j’en eus assez.
Les autres leçons allaient leur train. L’abbé Grégoire venait tous les jours, à onze heures du matin ; la leçon durait deux heures ; j’avais à moi à peu près le reste de la journée, et voici comment :
Mon professeur, pour se donner moins de peine, avait un Virgile et un Tacite avec la traduction en regard. Or, pour ne pas apporter et remporter chaque jour ces deux volumes, il les laissait à la maison, enfermés dans une petite cassette.
Cette petite cassette, il en emportait la clef avec soin ; car il savait la tentation grande pour un paresseux comme moi.
Malheureusement, j’avais découvert que la boîte avait des charnières extérieures. À l’aide d’un tourne-vis, j’entre-bâillais les charnières, et, à l’aide de l’entre-bâillement, je tirais, selon mes besoins, ou le chantre d’Énée, ou l’historien des Césars ; grâce à quoi, aidé de la traduction française, je faisais des versions qui surprenaient mon professeur lui-même.
Quant à ma mère, elle était émerveillée.
— Voyez cet enfant, disait-elle à tout venant, il s’enferme une heure, et son devoir de toute la journée est fait.
Je m’enfermais effectivement, et avec le plus grand soin !
Malheureusement, il n’en était pas, les jours de thème, de même que les jours de version.
Les thèmes étaient dictés par l’abbé ; or, ces thèmes, ils n’avaient point leur traduction latine enfermée dans une cassette quelconque ; il fallait tirer les thèmes du dictionnaire, et ils n’en sortaient pas sans un certain nombre de barbarismes qui contre-balançaient, dans l’esprit de mon professeur, le bon effet des versions, et qui lui faisaient se poser éternellement cette question, à laquelle le pauvre homme mourut sans avoir trouvé de réponse :
— Pourquoi donc cet enfant est-il si fort en version, et si faible en thème ?
Et cependant, les jours de thème, j’avais quatre heures de travail au lieu de deux.
Mais ces deux ou quatre heures de travail me laissaient libre dix ou douze heures chaque jour. J’avais donc, comme on le voit, beaucoup de temps de reste.
Ce temps, je le passais en grande partie chez un armurier qui demeurait de l’autre côté de la place, en face de nous.
On l’appelait Montagnon.
Cet armurier avait eu un fils qui était venu chez l’abbé Grégoire en même temps que moi ; il était mort d’épuisement. On me l’avait fait voir sur son lit funèbre, et cette vue avait complété chez moi la guérison commencée par M. Tissot.
Malgré la mort de ce fils, mon camarade, je n’en étais pas moins resté habitué de la maison de son père ; car ce que j’aimais surtout dans cette maison, c’étaient les armes qui s’y trouvaient.
Parmi ces armes se trouvait ce fusil à un coup que j’avais pris le lendemain de la mort de mon père, pour aller tuer le bon Dieu ; ce fusil, on devait me le donner quand je serais grand ; or, ces quatre mots : quand je serais grand, ne précisaient absolument rien, et faisaient mon supplice. Je me trouvais suffisamment grand pour mon compte ; car-je commençais à être plus grand que mon fusil.
11 résultait de cette assiduité chez Montagnon que j’étais encore plus fort en arquebuserie qu’en version ; je pouvais démonter et remonter cette machine assez compliquée qu’on appelle la batterie d’un fusil, aussi bien et presque aussi subtilement que le plus habile armurier.
Le père Montagnon prétendait que c’était ma vocation, et offrait de me prendre gratis en apprentissage.
il se trompait : mon enthousiasme n’allait pas jusque-là.
Le reste de mon temps se passait à faire des armes avec le père Mounier, ou à aller soit à la marette, soit à la pipée avec mes deux meilleurs amis Saulnier et Arpin.
Dans ces moments perdus, il était bien rare que je ne me donnasse point une peignée, au moins, par jour, à cause de mes opinions politiques !
Tout le monde avait une opinion vers la fin de 1814, et vers le commencement de 1815. En général, chaque opinion était même fort ardente.
Seulement, ces opinions, loin de se diviser à l’infini comme aujourd’hui, loin de représenter toutes les nuances de l’arc-en-ciel, ces opinions se séparaient en deux couleurs bien tranchées : on était royaliste ou bonapartiste. Les républicains étaient passés ; les libéraux allaient venir ; mais de saint-simonisme, de fouriérisme, de démocratie, de socialisme, de cabétisme, il n’en était nullement question.
Or, ma mère et moi, je ne dirai pas nous étions, mais on nous avait faits bonapartistes.
Bonapartistes, nous ! la chose était curieuse. Bonaparte nous avait disgraciés, exilés, ruinés ; Napoléon nous avait oubliés, reniés, laissés mourir de faim, et nous étions bonapartistes !
Le sentiment qui me faisait repousser, en mon nom et en celui de ma mère, cette qualification, était si vrai, que, toutes les fois que les autres enfants, en me voyant passer, m’appelaient bonapartiste, je mettais bas ma casquette et ma veste, et, me regardant comme insulté, je demandais à l’instant même réparation.
Si l’insulteur était de taille à me la donner, il me la donnait satisfaisante, trop satisfaisante parfois ; mais qu’importe ! le cas échéant, je recommençais le lendemain.
Cette espèce d’acharnement qu’on mettait à nous appeler bonapartistes inquiétait doublement ma mère : d’abord, parce que cela me valait force horions, que jamais je n’étais revenu si souvent à la maison le nez saignant ou l’œil poché que depuis la Restauration, et ensuite parce qu’elle voyait dans cette accusation une espèce de haine ou plutôt de cupidité tendante à lui faire perdre son bureau de tabac, qu’on n’eût certes pas manqué de lui enlever, si cette accusation de bonapartisme se fût accréditée.