Mes Mémoires (A. Dumas)/02/31
LIX
Sur ces entrefaites, après cinq ou six mois d’absence, de Leuven revint à Villers-Cotterets. Ce retour allait ouvrir un nouveau champ à mes désirs, désirs que cependant je croyais comblés.
Jetez une pierre au milieu d’un lac si large qu’il soit, et le premier cercle qu’elle dessinera autour d’elle en s’abîmant ira s’élargissant et se multipliant, comme nos jours et comme nos désirs, jusqu’à ce que le dernier touche la rive, c’est-à-dire l’éternité.
Adolphe était revenu, et avait ramené avec lui Lafarge.
Pauvre Lafarge ! Vous vous le rappelez, n’est-ce pas, ce maître clerc si brillant qui revenait au pays natal dans un élégant cabriolet, attelé d’un cheval fringant ? Eh bien, il avait acheté une étude, mais là s’était arrêté le cours de sa fortune ascendante. Par une de ces incroyables fatalités, quoiqu’il fût jeune, beau garçon, spirituel, peut-être même parce qu’il était tout cela, ce qui est parfaitement inutile à un notaire, il n’avait pas trouvé de femme pour payer cette étude ; il avait, en conséquence, été obligé de la revendre, et, dégoûté du notariat, il s’était jeté dans la littérature.
De Leuven, qui l’avait aperçu à Villers-Cotterets, l’avait retrouvé à Paris, et était revenu avec lui.
Il restait encore au pauvre garçon quelque chose de son ancienne splendeur. Cependant, au milieu de ses nouveaux plans d’avenir, on cherchait vainement une conviction réelle ; à peine y voyait-on passer l’espérance à l’état de nuage flottant !
Pendant son voyage à Paris, un grand changement s’était opéré dans l’esprit d’Adolphe, changement qui allait réagir sur moi.
Chez M. Arnault, dont il était devenu l’hôte, Adolphe avait vu de près un monde entrevu déjà par lui chez Talma, le monde littéraire.
Là, il avait connu Scribe, déjà à l’apogée de sa gloire. Là, il avait connu mademoiselle Duchesnois, maîtresse de Telleville, à cette époque, et qui répétait Marie Stuart. Là, il avait connu M. de Jouy, qui achevait son Sylla ; Lucien Arnault, qui commençait son Régulus ; Pichat, qui, en exécutant Brennus, et en rêvant Léonidas et Guillaume Tell, embrassait un avenir où, sa première couronne sur la tête, sa première palme à la main, l’attendait la mort.
De ces hauteurs splendides de l’art, il était ensuite descendu aux régions secondaires. Il avait fait connaissance avec Soulié, qui publiait à cette époque, des poésies dans le Mercure ; avec Rousseau, ce Pylade de Romieu, que son Oreste a laissé, un jour, à l’embranchement du chemin qui le conduisait à sa sous-préfecture ; avec Ferdinand Langlé, amant passager de la pauvre petite Fleuriet, sur laquelle, dit-on, un empoisonneur célèbre fit l’essai de la poudre mortelle avec laquelle il devait tuer plus tard son ami ; avec Théaulon, esprit charmant, travailleur infatigable, qui ne travaillait que dans l’espoir d’arriver un jour à la paresse, qui n’eut jamais le temps d’être paresseux, et qui, bercé parfois un moment aux bras de l’Amour, ne se reposa réellement que sur le sein de la Mort. — Aussi avait-il écrit sur la porte de son cabinet de travail, ce pauvre épicurien, qui, à force d’imagination, voyait en rose une vie pour lui toute tendue de noir, aussi avait-il écrit ces quatre vers, où respiraient tout ensemble sa molle insouciance et sa douce philosophie :
Loin du sot, du fat et du traître,
Ici ma constance attendra :
Et l’Amour qui viendra peut-être,
Et la Mort qui du moins viendra !
La Mort est venue, pauvre Théaulon ! venue avant l’heure, pour toi comme pour Pichat, comme pour Soulié, comme pour Balzac ; car il y a deux Morts chargées par le Seigneur de pousser les hommes dans l’éternité : l’une sourde, froide, impassible, obéissant aux tristes lois de la destruction : la Mort d’Holbein, la Mort du cimetière de Bâle, la Mort incessamment mêlée à la vie, cachant sous les masques les plus capricieux sa face de squelette, voilant son corps osseux sous le manteau du roi, sous les habits dorés de la courtisane, sous les haillons fangeux du mendiant, marchant côte à côte avec nous ; spectre invisible, mais toujours présent ; hôte sombre, compagnon funèbre, suprême amie qui nous reçoit dans ses bras quand nous trébuchons aux limites de la vie, et qui, doucement et pour toujours, nous couche sous la froide et humide pierre du tombeau ; — l’autre, sœur de celle-là, fille, comme elle, de l’Érèbe et de la Nuit ; l’autre, inattendue, haineuse, embusquée à l’angle du bonheur, au tournant des prospérités, prête, comme le vautour et comme la panthère, à fondre ou à bondir sur sa proie ; celle-là, c’est la Mort d’Orcagna, la Mort du campo-santo de Pise ; la Mort vivante, envieuse, qui, le teint terreux, les cheveux au vent, l’œil étincelant comme celui du lynx, vient prendre Pétrarque au milieu de son triomphe, Raphaël au milieu de ses amours ; à qui toute joie, toute gloire, toute richesse fait ombrage, et qui, passant, rapide, insoucieuse et sourde, au-dessus des malheureux qui l’invoquent, va frapper au milieu des fleurs, des verres et des parfums, le beau jeune homme couronné de myrte, la belle jeune fille couronnée de roses, le beau poëte couronné de lauriers, et les entraîne brutalement au tombeau, les yeux ouverts, le cœur palpitant, et les bras encore étendus vers la lumière, vers le jour, vers le soleil.
Ô Orcagna ! Orcagna, grand sculpteur, grand peintre, et surtout grand poëte, combien de fois, en serrant la main de l’enfant que j’aime, ou en baisant le front de la maîtresse qui me rend heureux, combien de fois ai-je tressailli ! car je voyais, avec les yeux de l’âme, passer à l’horizon cette Mort du campo-santo de Pise, sombre et menaçante comme un nuage ailé ; puis, le lendemain, j’entendais dire : « Il est mort ! » ou : « Elle est morte ! « et c’était presque toujours un jeune génie qui s’était éteint, une jeune âme qui était remontée à Dieu.
Voilà donc le monde que de Leuven avait vu pendant son voyage à Paris, et il m’apportait à moi, pauvre provincial, perdu dans les profondeurs d’une petite ville, un reflet de ce monde resplendissant et inconnu.
De Leuven avait fait plus que voir : il était entré dans le tabernacle, il avait touché l’arche ! Il avait été admis à l’honneur d’une lecture devant M. Poirson, grand prêtre du Gymnase, et devant M. Dormeuil, son sacristain. Il va sans dire que la pièce lue avait été refusée ; mais, — comme au caillou qui s’approche de la rose, et à qui il reste le parfum de la reine des fleurs, — de sa pièce refusée, il était resté à de Leuven des entrées dans les coulisses.
Oh ! les entrées dans les coulisses, la chose la plus ennuyeuse qu’il y ait au monde pour ceux qui les ont, la chose la plus ambitionnée sur la terre par ceux qui ne les ont pas !
Mais Adolphe les avait eues si peu de temps, que l’ennui n’avait pas eu le loisir de naître, et qu’il ne lui en était resté que l’éblouissement.
Cet éblouissement, il me l’apportait. À cette époque, Perlet était dans tout son talent, Fleuriet dans toute sa beauté, Léontine Fay dans toute sa vogue.
La pauvre enfant, — nous parlons de cette dernière, — on lui faisait faire, à huit ou neuf ans, un métier auquel eût succombé une grande personne ; mais, bah ! on se consolait d’avance de tout, même de sa mort ; car on avait déjà gagné tant d’argent avec elle, qu’on pourrait, si elle venait à mourir, aller à son enterrement en carrosse.
Ce retour d’Adolphe, c’était donc pour moi un grand événement ; comme don Cléophas, je me pendais au manteau de mon excellent diable boiteux, et, enlevant pour moi la toiture des théâtres qu’il avait vus, il me faisait voir en me racontant.
Quelles longues promenades fîmes-nous ainsi ! combien de fois je l’arrêtai, passant d’un artiste à l’autre, en disant, après avoir épuisé les célébrités du Gymnase :
— Et Talma ? et mademoiselle Mars ? et mademoiselle Du chesnois ?
Et lui complaisamment s’étendait sur le génie, le talent, la bonhomie de ces artistes éminents, posant la main sur des touches inconnues du clavier de mon imagination, lesquelles faisaient vibrer des cordes sonores et ambitieuses, endormies jusqu’alors en moi, et que j’étais étonné de sentir s’éveiller dans mon cœur.
Alors, pauvre Adolphe, il lui vint peu à peu une singulière idée, c’était de me faire partager, pour mon compte, les espérances qu’il avait conçues pour le sien ; c’était de faire naître en moi le désir de devenir, sinon un Scribe, un Alexandre Duval, un Ancelot, un Jouy, un Arnault ou un Casimir Delavigne, — tout au moins un Fulgence, un Mazère ou un Vulpian.
Et, il faut le dire, c’était déjà bien ambitieux ; car, je le répète, je n’avais reçu aucune éducation, je ne savais rien, et ce ne fut que bien tard, en 1833 ou 1834, lors de la publication de mes premières Impressions de voyage, que quelques personnes commencèrent à s’apercevoir que j’avais de l’esprit.
En 1820, je dois l’avouer, je n’en avais pas l’ombre.
Huit jours avant le retour d’Adolphe, admettant pour moi cette vie de province à l’horizon restreint et muré, qu’un premier reflet du ciel venait de vivifier, j’avais posé, comme terme à mon ambition, une perception de province, aux appointements de quinze ou dix-huit cents francs, car, être notaire, il n’y fallait pas songer ; d’abord, la vocation me manquait, et, depuis trois ans que je copiais des ventes, des obligations et des contrats de mariage, chez maître Mennesson, je n’étais guère plus fort en droit que je ne l’étais en musique, après trois ans de solfège chez le père Hiraux.
Il était donc évident que le notariat n’était pas plus ma vocation que la musique, et que je ne jouerais jamais mieux du code que du violon.
Cela désolait fort ma mère, à qui toutes ses bonnes amies disaient :
— Ma chère, écoutez bien ce que je vous prédis : votre fils est un grand paresseux, qui ne fera jamais rien.
Et ma mère poussait un soupir, et me disait en m’embrassant :
— Est-ce que c’est vrai, mon pauvre enfant, ce qu’on me dit de toi ?
Et, naïvement, je lui répondais :
— Dame ! je ne sais pas, moi, ma mère !
Que pouvais-je répondre ? Je ne voyais pas au delà des dernières maisons de ma ville natale, et, si je trouvais dans son enceinte quelque chose qui répondit à mon cœur, j’y cherchais vainement quelque chose, qui satisfit mon esprit et mon imagination.
De Leuven fit une brèche à cette muraille qui m’enveloppait, et, à travers cette brèche, je commençai d’apercevoir comme un but sans formes dans un horizon infini.
Pendant ce temps, de la Ponce opérait sur moi de son côté.
Je traduisais avec lui, comme je l’ai dit déjà, le beau roman italien, ou plutôt la belle diatribe italienne d’Ugo Foscolo, — cette imitation du Werther de Gœthe, dont l’auteur du poëme des Sépulcres est arrivé, à force de patriotisme et de talent, à faire une œuvre nationale.
En outre, de la Ponce, qui voulait m’inspirer le regret d’avoir abandonné l’étude de la langue allemande, m’avait traduit la belle ballade de Bürger, Lénore.
La lecture de cette œuvre, appartenant à une littérature qui m’était complètement inconnue, produisit sur moi une profonde impression : c’était comme un de ces paysages qu’on voit en rêve, et dans lesquels on n’ose se hasarder à entrer, tant ils vous semblent différents des horizons ordinaires. Ce terrible refrain, que répète sans cesse, à la fiancée qu’il emporte frémissante sur son cheval-spectre, le cavalier funèbre : « Hourra ! — fantôme, les morts vont vite ? » ressemblait si peu aux concetti de Demoustier, aux rimes amoureuses de Parny ou aux élégies du chevalier Bertin, que ce fut toute une révolution qui se fît dans mon esprit quand je commençai de lire la sombre ballade allemande.
Dès le même soir, j’essayai de la mettre en vers ; mais, comme on comprend bien, la tâche était au-dessus de mes forces. J’y brisai les premiers élans de ma pauvre muse, et je commençai ma carrière littéraire comme j’avais commencé ma carrière amoureuse, par une défaite d’autant plus terrible qu’elle était secrète, mais incontestable à mes propres yeux.
N’importe, ce n’en étaient pas moins les premiers pas essayés vers l’avenir que Dieu me destinait, pas inexpérimentés et chancelants comme ceux de l’enfant qui commence à marcher, qui trébuche et tombe dès qu’il s’arrache aux lisières de sa nourrice, mais qui, tout en se relevant, endolori de chaque chute, continue d’avancer, poussé par l’espérance, dont la voix lui dit tout bas : « Marche ! marche, enfant ! c’est par la douleur qu’on devient homme, c’est par la constance qu’on devient grand ! »