Mes Mémoires (A. Dumas)/06/02
CXXXVII
Hernani avait été rendu à Hugo presque sans examen ; on n’avait pas eu le temps de nous le relire, Taylor tenant à monter l’ouvrage avant son départ pour l’Égypte.
Nous fûmes invités à entendre la lecture au comité, qui était en même temps la lecture aux acteurs, la pièce étant reçue d’avance.
Cette lecture fit un immense effet ; pourtant, je préférais, et je préfère encore Marion Delorme.
À deux heures, le jour de la représentation, nous étions dans la salle.
Nous comprenions bien que la victoire remportée par de Vigny était une victoire sans portée. Ce n’était pas de Shakspeare, de Gœthe et de Schiller que les gens sensés doutaient, c’était de nous.
Nous demandions un théâtre national, original, français, et non pas grec, anglais ou allemand : c’était à nous de le faire.
Bon ou mauvais, Henri III, du moins, était une pièce originale, tirée de nos chroniques, dans laquelle on retrouvait peut-être des souvenirs des autres théâtres, mais qui n’en imitait aucun.
Marion Delorme, qu’on n’avait pas pu obtenir de la censure, et Hernani, qu’on allait représenter, étaient des pièces du même genre.
Seulement, Henri III était un ouvrage plus fort par le fond, et Hernani et Marion Delorme des ouvrages plus remarquables par la forme.
Malheureusement, les Comédiens français étaient roidis dans certaines habitudes : il était impossible, en général, de les faire passer du tragique au comique, sans qu’ils fissent quelque terrible faute d’intention et même d’intonation ; nous avons raconté l’anecdote de Michelot et des quatre vers relatifs à l’armoire.
Il faut dire aussi que, souvent, chez Hugo, le comique et le tragique se touchent sans nuances intermédiaires, ce qui rend l’interprétation de sa pensée plus difficile que si, entre la familiarité et la grandeur, il se donnait la peine d’établir une gamme ascendante ou descendante.
La langue anglaise rhythmée, scandée, divisée par brèves et par longues, a un grand avantage sur la nôtre, et, cet avantage, Shakspeare l’a largement exploité ; ses pièces, en général, sont écrites entrois langues : en prose, en vers blancs et en vers rimés.
Les gens du peuple ou de condition inférieure parient en prose, les personnages intermédiaires parlent en vers blancs, les princes et les rois parlent en vers rimés.
En outre, si les idées s’élèvent dans la bouche de l’homme de condition inférieure, Shakspeare met à sa disposition les deux modes ascendants d’exprimer sa pensée ; si les idées s’abaissent dans la bouche d’un roi ou d’un prince, il sera libre de s’emparer, pour ne pas nuire à l’expression, du langage de la bourgeoisie, et même du langage du peuple.
Au reste, le public qui nous écoutait ignorait toutes ces choses, était indifférent à toutes ces distinctions : on venait pour applaudir ou pour siffler ; on applaudissait ou l’on sifflait, voilà tout.
La première représentation d’Hernani a laissé un souvenir unique dans les annales du théâtre : la suspension de Marion Delorme, le bruit qui se faisait autour d’Hernani, avaient vivement excité la curiosité publique, et l’on s’attendait, avec juste raison, à une soirée orageuse.
On attaquait sans avoir entendu, on défendait sans avoir compris.
Au moment où Hernani apprend de Ruy Gomez que celui-ci a confié sa fille à Charles V, il s’écrie :
… Vieillard stupide, il l’aime !
M. Parseval de Grandmaison, qui avait l’oreille un peu dure, entendit : « Vieil as de pique, il l’aime ! » et, dans sa naïve indignation, il ne put retenir un cri :
— Ah ! pour cette fois, dit-il, c’est trop fort !
— Qu’est-ce qui est trop fort, monsieur ? qu’est-ce qui est trop fort ? demanda mon ami Lassailly, qui était à sa gauche, et qui avait bien entendu ce qu’avait dit M. Parseval de Grandmaison, mais non ce qu’avait dit Firmin.
— Je dis, monsieur, reprit l’académicien, je dis qu’il est trop fort d’appeler un vieillard respectable comme l’est Ruy Gomez de Silva, « vieil as de pique ! »
— Comment ! c’est trop fort ?
— Oui, vous direz tout ce que vous voudrez, ce n’est pas bien, surtout de la part d’un jeune homme comme Hernani.
— Monsieur, répondit Lassailly, il en a le droit, les cartes étaient inventées… Les cartes ont été inventées sous Charles VI, monsieur l’académicien ! si vous ne savez pas cela, je vous l’apprends, moi… Bravo pour le vieil as de pique ! bravo Firmin ! bravo Hugo ! Ah !…
Vous comprenez qu’il n’y avait rien à répondre à des gens qui attaquaient et qui défendaient de cette façon-là.
Hernani eut un grand succès, mais plus matériellement contesté que celui d’Henri III.
Et c’est tout simple, les beautés de forme et les beautés de style sont les moins senties du vulgaire, et ce sont les beautés familières à Hugo. En revanche, ces beautés, étant tout artistiques, avaient une grande influence sur nous, et sur moi en particulier.
Hernani eut tous les honneurs du triomphe : il fut outrageusement attaqué, et défendu avec rage ; il eut sa parodie, parodie très-spirituelle, contre les habitudes reçues, et qui avait pour titre : Arnali, ou la Contrainte par cor, pièce française traduite du goth.
À propos de parodie, constatons un fait historique dont la date pourrait s’égarer dans la nuit des temps, si nous ne la consignions point ici.
L’histoire — car c’est une histoire — de Cabrion et de M. Pipelet remonte au mois de mars 1829.
Voici à quelle occasion s’accomplit cet événement qui donna, alors, tant d’inquiétudes aux portiers parisiens, que, depuis ce temps, ils en sont devenus mélancoliques !
Henri III, destiné d’avance à un grand succès ou tout au moins à un grand bruit, devait avoir sa parodie ; pour faciliter l’exécution de cette œuvre importante, j’avais d’avance communiqué mon manuscrit à de Leuven et à Rousseau ; puis, sur leur demande, j’avais collaboré de mon mieux à la pièce, qui reçut le titre du Roi Dagobert et sa Cour.
Mais ce titre parut à la censure irrévérencieux à l’égard du descendant de Dagobert.
Par le descendant de Dagobert, cette honorable compagnie qui porte pour armes des ciseaux de sable sur champ d’argent, entendait Sa Majesté Charles X.
Elle confondait descendant avec successeur ; mais, on le sait, messieurs du comité d’examen n’y regardent point de si près.
Nous changeâmes le titre, et nous prîmes celui de la Cour du roi Pétaud, titre auquel la censure ne trouva aucun inconvénient.
Comme si personne ne descendait du roi Pétaud !
Ce fut donc sous ce titre que fut jouée, au Vaudeville, la parodie d’Henri III et sa Cour.
Cette parodie parodiait la pièce, scène par scène.
Or, à la fin du quatrième acte, la scène d’adieu de Saint-Mégrin à son domestique était parodiée par une scène entre le héros de la parodie — j’ai eu le malheur d’oublier son nom — et son portier.
Dans cette scène très-tendre, très-touchante, très-sentimentale, le héros demandait au portier une mèche de ses cheveux, sur l’air Dormez donc, mes chères amours ! fort en vogue a cette époque-là, et tout à fait approprié à la situation.
Le soir de la représentation, tout le monde sortit en chantant le refrain de l’air, et les paroles de la chanson.
Trois ou quatre jours après, nous dînâmes chez Véfour, de Leuven, Eugène Sue, Desforges, Desmares, Rousseau, quelques autres et moi.
À la fin du dîner, qui avait été fort gai, et où le fameux refrain :
Portier, je veux
De tes cheveux !
avait été chanté en chœur, Eugène Sue et Desmares résolurent de donner une réalité à ce rêve de notre imagination ; et, entrant dans la maison n°8 de la rue de la Chaussée-d’Antin, dont Eugène Sue connaissait le concierge de nom, ils demandèrent au brave homme s’il ne se nommait pas M. Pipelet.
Celui-ci répondit affirmativement.
Alors, au nom d’une princesse polonaise qui l’avait vu, et qui était devenue amoureuse de lui, ils lui demandèrent avec tant d’instances une boucle de ses cheveux, que, pour se débarrasser d’eux, le pauvre Pipelet finit par la leur donner.
Du moment qu’il eut commis cette faiblesse, Pipelet fut un homme perdu. Le même soir, trois autres demandes lui furent adressées de la part d’une princesse russe, d’une baronne allemande et d’une marquise italienne, et, à chaque fois que cette demande lui était adressée, un chœur invisible chantait sous la grande porte :
Portier, je veux
De tes cheveux !
Le lendemain, la plaisanterie continua ; nous envoyâmes les gens de notre connaissance demander des cheveux à maître Pipelet, qui ne tirait plus le cordon qu’avec angoisses, et qui — mais inutilement — avait enlevé de sa porte l’écriteau sacramentel :
Parlez au portier.
Le dimanche suivant, Eugène Sue et Desmares résolurent de donner au pauvre diable une sérénade en grand ; ils entrèrent dans la cour à cheval, et, chacun une guitare à la main, ils se mirent à chanter l’air persécuteur. Mais, nous l’avons dit, c’était un dimanche ; les maîtres étaient à la campagne ; le portier, se doutant qu’on chercherait à empoisonner son jour dominical comme les autres, et qu’il n’aurait pas même, ce jour-là, le repos que Dieu s’était accordé à lui-même, avait prévenu tous les domestiques de la maison. Il se glissa derrière les chanteurs, ferma la porte de la rue, fit un signal convenu d’avance, et sur lequel cinq ou six domestiques accoururent à son aide, et les troubadours, forcés de convertir en armes défensives leurs instruments de musique, ne sortirent de là que le manche de leur guitare à la main.
Des détails de ce combat, qui dut être terrible, personne n’en sut jamais rien, les combattants les ayant gardés pour eux ; mais on sut qu’il avait eu lieu, et, dès lors, le portier de la rue de la Chaussée-d’Antin fut mis au ban de la littérature.
À partir de ce moment, la vie du pauvre homme devint un enfer anticipé : on ne respecta plus même le repos de la nuit : tout littérateur attardé dut faire le serment de revenir à son domicile par la rue de la Chaussée-d’Antin, ce domicile fût-il la barrière du Maine.
Cette persécution dura plus de trois mois.
Au bout de ce temps, comme un nouveau visage se présentait pour faire la demande accoutumée, la femme Pipelet, tout en pleurs, se présenta au vasistas, et annonça que son mari, succombant à l’obsession, venait d’être conduit à l’hôpital sous le coup d’une fièvre cérébrale.
Le malheureux avait le délire, et, dans son délire, ne cessait de répéter avec rage le refrain infernal qui lui coûtait la raison et la santé.
Voilà la vérité sur cette grande persécution des Pipelets, qui a fait tant de bruit pendant les années 1829 et 1830.
Revenons à Christine.
La pièce, rendue par la censure, était répétée avec acharnement. Le romantisme, qui s’était emparé du Théâtre-Français, venait de franchir la Seine, avait tourné l’Académie comme une de ces forteresses que les grands généraux dédaignent d’attaquer dans les guerres d’invasion, et menaçait d’emporter l’Odéon d’assaut.
Cela faisait révolution au quartier Latin.
Harel, pour donner, du reste, plus de solennité à la prochaine représentation, faisait des relâches multipliés, ce qui était, à cette époque, un moyen de publicité, une façon de réclame encore inconnue.
Le matin de la répétition générale, je reçus un mot de Soulié ; c’était — à part la petite correspondance qu’on a lue, et l’envoi des places pour Romeo et Juliette, — le seul signe de vie qu’il m’eût donné depuis un an.
Soulié me demandait un laissez-passer pour cette répétition.
Je m’empressai d’envoyer ce laissez-passer pour lui et les personnes qui voudraient l’accompagner.
Le soir, la répétition eut lieu.
Les répétitions générales de cette époque, c’étaient des représentations réelles. Les amis n’étaient pas encore blasés ; le succès ne les avait pas encore rendus indifférents ou jaloux ; il semblait qu’il y eût un intérêt général à la réussite de quelques-uns. La cause que nous défendions était celle de tous les inconnus espérant se faire connaître ; de l’influence acquise par nous, ils prendraient une bonne part pour faire leur route plus sûre et meilleure. L’égoïsme les faisait dévoués.
La répétition générale de Christine eut donc un succès d’enthousiasme.
Après le cinquième acte, je sortis de l’orchestre, et j’allai donner droit dans Soulié.
Soulié était fort ému ; il me tendit les bras.
Je l’embrassai avec une effusion profonde : il m’en coûtait d’être en froid avec un homme que j’aimais et dont plus que les autres — parce que mieux que les autres je m’en rendais compte — j’admirais le talent.
— Allons, me dit-il, décidément tu as eu raison de faire ta Christine seul. C’est une admirable chose dont certaines parties pèchent par l’exécution seulement ; mais l’exécution s’apprend… Tu tiendras un jour tout le théâtre ; et, alors, nous serons, nous autres, tes humbles serviteurs.
— Allons, lui répondis-je, cher ami, tu es fou !
— Non pas, je parle comme je pense, sur l’honneur. Te dire que cela me fait un énorme plaisir, ce serait aller trop loin, tu ne me croirais pas ; mais, enfin, c’est ainsi.
Je le remerciai.
— Voyons, me dit-il, causons sérieusement. Je sais qu’il y a une cabale organisée contre ta pièce, et qu’on doit, demain soir, te secouer d’importance.
— Ah ! je m’en doutais bien.
— Te reste-t-il cinquante parterres ?
— Oui.
— Donne-les-moi ; je viendrai avec tous mes ouvriers de la scierie mécanique, et nous te soutiendrons cela, sois tranquille !
Je lui donnai, sans compter, un paquet de billets ; puis, comme on m’attendait sur la scène, je l’embrassai de nouveau, et nous nous quittâmes.
Je crois qu’il y avait quelque chose de cette fraternité et de cette confiance que l’on cherche vainement au théâtre, chez cet homme qui, sifflé, trois ou quatre mois auparavant, dans la même salle et sous le même titre, demandait cinquante places à son rival, pour soutenir une pièce dont le succès devait d’autant mieux faire ressortir la chute de la sienne, et chez ce rival qui, à pleines mains, à l’instant même, lui donnait, sans concevoir un seul doute, sans éprouver la moindre crainte, une masse de billets suffisant à faire tomber la meilleure pièce, si les billets étaient distribués en de mauvaises mains.
Nous étions peut-être ridicules, mais, à coup sûr, nous étions bons.
Aucun retard n’ayant été regardé comme nécessaire, la pièce passa le lendemain.
Frédéric ne m’avait pas menti ; on avait organisé — qui cela ? je ne m’en doute même pas, — on avait organisé, ou peut-être même, sans autre agglutinatif que la haine qu’on nous portait, s’était organisée toute seule la plus rude cabale qu’on eût jamais vue. Comme d’habitude, j’assistais à ma première représentation dans une loge ; je ne perdis donc rien des incidents de cette terrible bataille qui dura sept heures, et dans laquelle, dix fois terrassée, la pièce se releva toujours, et finit, à deux heures du matin, par mettre le public, haletant, épouvanté, terrifié, sous son genou.
Oh ! je le dis, avec un enthousiasme qui n’a rien perdu de sa force par ces vingt-cinq ans de guerre, et malgré mes cinquante succès, c’est une grande et magnifique lutte que celle du génie de l’homme contre la volonté mauvaise du public, la vulgarité des assistants, la haine des ennemis ! il y a une satisfaction immense à sentir, aux endroits dramatiques, l’opposition plier sur les jarrets, et, lentement renversée en arrière, toucher la terre de sa tête vaincue ! Oh ! comme la victoire donnerait de l’orgueil, si, au contraire, chez les bons esprits, elle ne guérissait pas de la vanité !
Il est impossible de rendre, après le monologue de Sentinelli à la fenêtre, sifflé, il est impossible de rendre l’effet de l’arrestation de Monaldeschi ; toute la salle éclata rugissante d’applaudissements, et, quand, au cinquième acte, Monaldeschi, sauvé par l’amour de Christine, envoya la bague empoisonnée à Paula, il y eut des cris de fureur contre le ltâche assassin, lesquels se convertirent en bravos frénétiques, quand on le vit, blessé déjà, sanglant, se traînant bas, et rampant aux pieds de la reine, qui, malgré ses supplications et ses prières, prononça ce vers, jugé impossible par Picard :
Eh bien, j’en ai pitié, mon père… Qu’on l’achève !
Cette fois, la salle était vaincue, le succès décidé.
L’épilogue, calme, froid, grandiose, espèce de souterrain gigantesque aux dalles humides et aux voûtes sombres où j’enterrais les cadavres de mes personnages, nuisit à ce succès. Ces coupables à cheveux blancs, au cœur éteint, se retrouvant, après trente ans, l’un sans haine, l’autre sans amour, s’étonnant ensemble et demandant ensemble pardon du crime qu’ils avaient commis, présentaient une suite de scènes plus philosophiques et plus religieuses que dramatiques.
Vis-à-vis de moi-même, je reconnus que je m’étais trompé ; il y avait eu erreur, il y eut pénitence : je coupai l’épilogue, c’est-à-dire le morceau qui, quoique loin d’être irréprochable comme style, était sous ce rapport, le meilleur de tout l’ouvrage.
Hâtons-nous de dire que le reste, pastiche d’une langue que je bégayais à peine à cette époque, n’était pas bien fort.
Je n’avais pas perdu de vue Soulié pendant la représentation ; lui et ces cinquante hommes étaient là.
Un masque sur le visage, je n’eusse pas osé faire pour le succès de ma propre pièce ce qu’il faisait, lui !
Ô cher cœur d’ami ! chère âme loyale ! peu t’ont connu, peu t’ont apprécié ; mais, moi qui t’ai connu, moi qui t’ai apprécié, de ton vivant, je t’ai déftendu ; après ta mort, je te glorifie !…
En somme, tout le monde sortait du théâtre sans qu’une seule personne pût dire si Christine était une chute ou un succès.
Un souper attendait chez moi ceux de nos amis qui voulaient y venir souper. Nous rentrâmes, sinon joyeux de la victoire, au moins tout échauffés par le combat.
Nous étions vingt-cinq, à peu près.
Hugo, de Vigny, Paul Lacroix, Boulanger, Achille Comte, Planche, — Planche lui-même, que le chien de la Haine n’avait pas encore mordu, et qui n’avait que des dispositions à devenir enragé plus tard, — Cordelier-Delanoue, Théodore Villenave… que sais-je, moi ? toute cette bruyante troupe pleine de jeunesse, de vie, d’action, qui nous entourait à cette époque ; tous les volontaires de cette grande guerre d’invasion qui n’était pas si terrible qu’elle s’annonçait, et qui, au bout du compte, ne menaçait de prendre Vienne que pour obtenir les frontières du Rhin.
Et, ici, écoutez ce qui se passa ; ce que je vais raconter, c’est presque le pendant de l’épisode de Soulié ; c’est, j’en réponds, une chose inouïe dans les fastes de la littérature.
Il y avait à changer, dans ma pièce, une centaine de vers empoignés à la première représentation, pour me servir du terme vulgaire mais expressif ; ils allaient être signalés à la malveillance et ne manqueraient pas d’être empoignés de nouveau à la seconde représentation ; il y avait, en outre, une douzaine de coupures qui demandaient à être faites et pansées par des mains habiles et presque paternelles ; il fallait qu’elles fussent faites à l’instant même, pendant la nuit, afin que le manuscrit fût renvoyé le lendemain matin, et que les raccords fussent faits à midi, pour que la pièce pût être jouée le soir.
La chose m’était impossible, à moi qui avais vingt-cinq convives à nourrir et à abreuver.
Hugo et de Vigny prirent le manuscrit, m’invitèrent à ne m’inquiéter de rien, s’enfermèrent dans un cabinet, et, tandis que nous autres, nous mangions, buvions, chantions, ils travaillèrent… Ils travaillèrent quatre heures de suite avec la même conscience qu’ils eussent mise à travailler pour eux, et, quand ils sortirent au jour, nous trouvant tous couchés et endormis, ils laissèrent le manuscrit, prêt à la représentation, sur la cheminée, et, sans réveiller personne, ils s’en allèrent, ces deux rivaux, bras dessus, bras dessous, comme deux frères !
Te rappelles-tu cela, Hugo ?
Vous rappelez-vous cela, de Vigny ?
Nous fûmes tirés de notre léthargie, le lendemain matin, par le libraire Barba, qui venait m’offrir douze mille francs du manuscrit de Christine, c’est-à-dire le double de ce que j’avais vendu Henri III.
Décidément, c’était un succès !