Mes Mémoires (A. Dumas)/06/09
CXLIV
J’étais rentré chez moi pour conserver, le lendemain, toute ma liberté d’action.
Dès le matin, j’allai faire visite à ma mère. Il y avait deux jours que je ne l’avais vue, et je craignais qu’elle ne fût inquiète, surtout si elle avait appris quelque chose de ce qui se passait.
Ma pauvre mère demeurait, alors, rue de l’Ouest. Je crois avoir déjà dit que nous avions choisi pour elle ce nouveau domicile, afin qu’elle fût plus près de la famille Villenave, qui, ayant, de son côté, quitté la rue de Vaugirard, demeurait porte à porte avec elle. Mais, par malheur, en ce moment où ma mère eût eu si grand besoin de ce voisinage, madame Villenave, madame Waldor et Élisa — la plus fidèle compagne de ma mère, avec son chat Mysouf, — étaient parties pour la Vendée, où elles avaient, à trois lieues de Clisson, une petite campagne nommée la Jarrie.
Je trouvai ma mère dans la plus parfaite tranquillité de corps et d’esprit ; aucun bruit de ce qui s’était passé n’était encore parvenu dans cette Thébaïde qu’on appelle le quartier du Luxembourg. Je déjeunai avec elle, je l’embrassai, et je partis la laissant dans cette douce quiétude.
En sortant, je tombai sur Paul Fouché. Il revenait de chez son beau-frère, Victor Hugo, qui demeurait rue Notre-Dame-des-Champs, et auquel il avait été annoncer qu’il avait, pour le lendemain, lecture de je ne sais quelle pièce à je ne sais quel théâtre.
Paul Fouché était, à cette époque, ce garçon myope et distrait qu’il est encore aujourd’hui, se heurtant indifféremment aux passants, aux bornes, aux arbres, contre lesquels il a toujours l’air de chercher les affiches des théâtres qui le jouent ; absorbé dans la pensée qui le tient au moment où on le rencontre, et incapable, pour entrer dans la vôtre, de sortir de cette pensée, à laquelle il vous ramène sans cesse.
Sa pensée dominante était celle de sa lecture pour le lendemain.
Paul Fouché, si jeune qu’il fût, venait d’entrer avec assez de bruit dans la carrière dramatique. On avait, l’année précédente, joué sous son nom, à l’Odéon, une pièce dont les grandes beautés — beautés excentriques et mal appropriées à la scène — avaient précipité la chute ; cette chute avait été profonde, mais glorieuse ; c’était une de ces chutes qui illustrent un homme, comme certaines défaites illustrent un peuple. Paul Fouché avait eu son Poitiers, son Azincourt ou son Crécy : il pouvait choisir.
La pièce se nommait Amy Robsart : elle était tirée ou plutôt inspirée du roman de Walter Scott le Château de Kenilworth.
Le lendemain de la chute, Hugo avait réclamé la paternité de la pièce ; mais l’honneur de l’unique représentation qu’elle avait eue n’en était pas moins demeuré à Paul Fouché.
Cette pièce ne fut point imprimée. Plus tard, Hugo me fit cadeau du manuscrit ; je dois l’avoir encore.
Je voulus en vain tirer quelque nouvelle de Paul : Paul ne savait qu’une nouvelle, et ne croyait pas que le monde politique ou littéraire eût besoin d’en savoir une autre.
Cette nouvelle, c’était que, le lendemain, il lisait une pièce en cinq actes.
Je vis le moment où il allait anticiper sur les droits du comité, et me proposer de me la lire. Comme la lecture du plus beau drame de la terre ne m’eût point consolé de perdre le moindre détail de celui que Paris mettait en scène en ce moment, je sautai dans un cabriolet, et j’échappai à la lecture.
Je donnai au cocher l’adresse de Carrel.
Dès cette époque, Carrel était, pour la jeune opposition, un chef élu, sinon publiquement, au moins tacitement. J’avais connu Armand Carrel chez M. de Leuven, qui, lors de la rentrée en France du jeune proscrit politique, c’est-à-dire après le sacre de Charles X, l’avait fait admettre parmi les rédacteurs du Courrier ; il demeurait, autant que je puis me le rappeler, rue Monsigny, ou, tout au moins, aux environs de cette rue.
Mort en 1836, Carrel n’est déjà plus, pour la génération des jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans, qu’une médaille historique. C’était, à l’époque où nous sommes arrivés, un homme de vingt-huit ans, de taille moyenne, au front grave et fuyant, aux cheveux noirs, aux yeux petits, vifs, pleins d’éclairs, au nez long et pointu, aux lèvres minces et un peu pâles, aux dents blanches, au teint bilieux.
Tout en professant les principes du libéralisme le plus avancé, comme il arrive parfois aux hommes d’une grande intelligence et d’une exquise organisation, Carrel avait les habitudes les plus aristocratiques de la terre ; ce qui faisait une opposition étrange entre ses paroles et son aspect. Il portait presque invariablement des bottes vernies, une cravate noire serrée autour du cou, une redingote noire boutonnée jusqu’à l’avant-dernier bouton, un gilet de piqué blanc ou de poil de chèvre chamois, et un pantalon gris.
Il y avait dans toute sa tournure un reste d’habitude militaire qui décelait l’ancien officier. Ce côté belliqueux était, de son corps, tant soit peu passé dans l’esprit de Carrel. Charlemagne signait ses traités avec le pommeau de son épée, et les faisait respecter avec la pointe : il en était de même de Carrel : ses articles avaient toujours l’air d’être écrits, non pas avec une plume, mais avec un stylet d’acier comme ceux dont se servaient les anciens, et qui laissaient dans la cire des tablettes la trace profonde de leur acuité.
Au reste, beau style de polémique que celui de Carrel : noble, franc, présentant bien la poitrine à ses adversaires ; quelque chose de pareil à la fois à Pascal et à Paul-Louis Courier.
D’instruction historique, Carrel en avait peu, — excepté à l’endroit de nos voisins d’outre-mer ; secrétaire d’Augustin Thierry au moment où Augustin Thierry écrivait son beau livre de la Conquête de l’Angleterre par les Normands, Carrel, lui, des miettes de cette table splendide, avec sa ferme sobriété, avait fait un abrégé de l’histoire d’Angleterre.
Nous étions assez liés, quoique nous fussions peut-être injustes l’un pour l’autre : il me regardait trop comme un poëte, je le regardais trop comme un soldat.
Je le trouvai tranquillement occupé à déjeuner. Il avait signé la protestation pour accomplir un devoir, jouant sa tête à la pointe de la plume avec le même calme que, deux ou trois fois déjà, il l’avait jouée à la pointe de l’épée, mais ne croyant absolument à rien, qu’à la résistance légale.
Quant à la résistance à main armée, il la niait absolument.
Il comptait rester chez lui, et travailler toute la journée ; sur mes instances, sur ce que je lui dis qu’il m’avait semblé voir dans les rues un commencement d’agitation, il se décida à sortir, mit dans ses goussets une paire de petits pistolets de poche du genre de ceux qu’on appelle des coups de poing, prit à la main une petite canne de baleine flexible comme une cravache, et descendit avec moi du côté des boulevards.
Sans doute, refroidi par ses affaires de Béfort et de la Bidassoa, hésitait-il à se mettre en avant, lui qui avait vu tant de gens demeurer en arrière.
Nous longeâmes les boulevards depuis la rue de la Chaussée-d’Antin jusqu’à la rue Vivienne, puis nous descendîmes place de la Bourse.
On se précipitait vers la rue de Richelieu. Les bureaux du journal le Temps étaient, disait-on, envahis et mis à sac par un détachement de gendarmerie à cheval.
Il va sans dire que nous suivîmes la foule ; il n’y avait, comme presque toujours, que la moitié de l’histoire qui fût vraie. Une vingtaine de gendarmes, en effet, étaient rangés en bataille devant la maison où se trouvait l’imprimerie ; située au fond d’une vaste cour.
La porte de la rue était fermée, et, pour envahir les ateliers, on attendait l’arrivée du commissaire de police.
Au moment où il arrivait, Baude, l’un des rédacteurs du Temps, et l’un des signataires de la protestation, ordonnait à la fois de fermer la porte des ateliers et d’ouvrir la porte de la rue.
Le commissaire, revêtu de son écharpe blanche, frappait à la porte juste comme la porte s’ouvrait ; Baude et lui se trouvèrent face à face.
Le commissaire recula devant la formidable apparition. Baude était un homme magnifique, non pas au point de vue de la beauté générale, mais à celui de la beauté relative. C’était un colosse de cinq pieds huit ou dix pouces, aux cheveux noirs, épais et flottants comme une crinière ; ses yeux bruns, enfoncés sous de sombres sourcils, semblaient, dans certains moments, lancer des éclairs ; il avait cette voix rude et tonnante qui fait, dans les révolutions, l’effet de la foudre dans les orages.
Baude était suivi des autres rédacteurs, des employés, des ouvriers, qui formaient derrière lui une masse d’une trentaine de personnes. En voyant la tête pâle et nue du chef, en voyant les visages contractés des ouvriers, on devinait que, sous la résistance légale que Baude allait invoquer, se cachait la résistance réelle, la résistance matérielle, la résistance armée.
Je serrai le bras de Carrel ; lui-même était fort pâle et paraissait fort ému, mais il n’en restait pas moins muet ; et secouait la tête en signe de dénégation.
Il se faisait, dans cette rue encombrée de deux mille personnes peut-être, un silence à laisser entendre le souffle d’un enfant.
Ce fut Baude qui prit la parole le premier, et qui interrogea le commissaire.
— Que voulez-vous, monsieur, lui demanda-t-il, et dans quel but vous présentez-vous à notre imprimerie ?
— Monsieur, balbutia le commissaire de police, je viens, en vertu des ordonnances…
— Briser nos presses, n’est-ce pas ? interrompit Baude. Eh bien, moi, en vertu du Code, antérieur et supérieur à vos ordonnances, je vous somme de les respecter !
Et Baude étendit vers le commissaire de police un Code tout grand ouvert à l’article Effraction.
L’arme était terrible, plus effrayante, certes, qu’un pistolet ou une épée ; mais les ordres qu’avait reçus le commissaire étaient précis.
— Monsieur, dit-il, il faut que je fasse mon devoir.
Et, se tournant vers un homme qui l’accompagnait :
— Qu’on aille me chercher un serrurier, ajoutait-il.
— C’est bien, dit Baude, je l’attends !
Un murmure courut parmi le peuple. On commençait à comprendre qu’il se préparait là, en pleine rue, en face de la foule, sous le regard de Dieu, un des plus grands spectacles qu’il soit donné à l’œil humain de voir s’accomplir : la résistance de la loi à l’arbitraire, de l’individu à la masse, de la conscience à la tyrannie.
Aucun des spectateurs n’avait dit à Baude : « Comptez sur moi ! » mais il était évident que Baude avait déjà senti qu’il pouvait compter sur tous.
Le serrurier arriva ; suivant l’ordre du commissaire, il s’apprêta à franchir le seuil de la porte de la rue, pour aller ouvrir avec ses instruments les portes de l’imprimerie.
— Mon ami, lui dit Baude en l’arrêtant doucement par le bras, vous ne savez peut-être pas ce que vous risquez en obéissant à M. le commissaire de police ? Vous risquez tout simplement les galères.
Et il lut à haute voix les lignes suivantes :
« Sera puni de la peine des travaux forcés à temps tout individu coupable ou complice de vol commis à l’aide d’effraction extérieure, ou d’escalade, ou de fausses clefs, dans une maison, appartement, chambre ou logement habités, ou servant à l’habitation, pu leurs dépendances, soit en prenant le titre d’un fonctionnaire public, ou d’un officier civil ou militaire, ou après s’être revêtu de l’uniforme ou du costume du fonctionnaire ou de l’officier, ou en alléguant un faux ordre de l’autorité civile ou militaire. »
À mesure que Baude lisait, le serrurier portait la main à sa casquette ; à la fin de l’article, il écoutait le lecteur la tête découverte.
À cette manifestation de respect d’un homme du peuple envers la loi, la foule éclata dans un immense applaudissement.
Le commissaire insista ; le serrurier, obéissant à cette voix impérative, fit un mouvement pour entrer.
Baude s’effaça, et, lui livrant le passage :
— Faites ! dit-il ; vous savez qu’il n’y va pour vous que des travaux forcés.
Le serrurier s’arrêta une seconde fois. Les applaudissements redoublèrent.
Le commissaire renouvela l’ordre de crocheter les portes.
— Messieurs, dit Baude à haute voix, j’en appelle de M. le commissaire au jury, et des ordonnances à la cour d’assises. Les noms de ceux qui voudront témoigner de la violence qui m’est faite ?
Cinq cents voix répondirent à la fois.
À l’instant même, les crayons et les papiers circulèrent dans la foule avec une ardeur et une unanimité admirables ; chacun prenait à son tour le crayon, et inscrivait son nom et son adresse sur le papier. Puis on passait toutes ces adresses à Baude.
— Vous le voyez, monsieur, dit-il au commissaire de police, les témoins ne me manqueront pas.
— Ma foi ! monsieur le commissaire, dit enfin le serrurier, chargez qui vous voudrez de la commission ; quant à moi, je me récuse.
Et, remettant son bonnet sur sa tête, il se retira.
Les vivats et les applaudissements l’accompagnèrent.
— Il faut, cependant, que force reste à la loi ! dit le commissaire.
— Je commence à croire, en effet, répondit Baude avec ironie, que force lui restera.
— Oh ! je m’entends, dit l’officier de police. — Appelez un autre serrurier.
Un homme noir se détacha comme la première fois, et, comme la première fois, ramena un serrurier portant un trousseau de crochets à sa ceinture.
Les applaudissements qui avaient accompagné la retraite de l’autre se changèrent tout doucement en murmures, et saluèrent l’apparition de celui-ci.
Le serrurier eut peur.
En traversant la foule, il glissa son trousseau de crochets dans la main d’un des spectateurs qui le fit passer à son voisin, lequel s’en débarrassa de la même façon.
Quand il eut atteint la porte, l’ordre déjà donné à son confrère lui fut renouvelé.
— Monsieur le commissaire, dit le serrurier montrant alors sa ceinture vide, la chose est impossible : on m’a volé mes crochets.
— Tu mens ! dit le commissaire, et je vais te faire arrêter !
En effet, la main d’un agent s’étendait déjà vers le serrurier ; mais la foule s’ouvrit devant lui, l’enveloppa de ses replis, l’entraîna dans son tourbillon.
Il disparut comme dévoré !
On requit le serrurier chargé de river les fers des forçats.
Puis, comme la résistance commençait à prendre un caractère de gravité sombre et menaçant, on fit évacuer la rue avec l’aide des gendarmes.
La foule se retira par la place Louvois, par l’arcade Colbert et par la rue de Ménars, en hurlant :
— Vive la Charte !
Les hommes montaient sur les bornes, agitaient leur chapeau, et criaient à Baude :
— Comptez sur nous… Vous avez nos adresses… nous déposerons… Au revoir ! au revoir !
Un renfort de gendarmerie que l’on vit arriver du côté du Palais-Royal acheva de faire évacuer la rue. Mais n’importe ! la victoire morale était restée à l’opposition, Baude avait été grand comme une apparition de 1789.
Nous quittâmes la rue de Richelieu, Cartel et moi, et nous allâmes au National.
Le National avait à peine un an d’existence ; il avait été fondé par Thiers, Carrel et l’abbé Louis, au château de Rochecottes, sur les genoux de madame de Dino, sous l’œil de M. de Talleyrand.
C’était le duc d’Orléans qui avait fourni l’argent nécessaire à sa fondation, et payé, pour ainsi dire, les mois de nourrice de cet Hercule au berceau qui, dix-huit ans plus tard, devait le prendre à bras-le-corps, et l’étouffer.
Ses bureaux étaient situés rue Neuve-Saint-Marc, au coin de la place des Italiens.
C’était un centre de nouvelles. La veille au soir, un rédacteur était rentré triste, abattu ; il venait de parcourir les quartiers les plus pauvres, et, par conséquent, les plus faciles à soulever, et, en secouant la tête, il avait prononcé ces paroles décourageantes :
Le peuple ne remue pas !
Lorsque, à deux heures, nous entrâmes dans les bureaux du National, le peuple ne remuait pas encore ; cependant, on sentait passer dans l’air ce frissonnement qui fait hâter le pas et blêmir les visages sans que l’on sache pourquoi, et qui donne à l’homme cette terreur profonde et instinctive qu’éprouvent les animaux à l’approche des tremblements de terre.
D’où venait ce frissonnement qui n’était, pour ainsi dire, encore qu’à la surface de la société ?
C’était facile à deviner.
La motion de M. Thiers, qui avait amené quarante-cinq signatures au bas de la protestation des journalistes, — laquelle protestation avait non-seulement paru, dans les journaux le Globe, le National et le Temps, mais encore été tirée à cent mille exemplaires, peut-être, et distribuée dans les rues, — cette motion, disons-nous, avait compromis quarante-cinq personnes.
Or, ces quarante-cinq personnes formaient, en même temps, un corps compacte agissant sur la masse, et quarante-cinq forces isolées agissant sur les individus. Chaque, signataire était un centre possédant à sa circonférence plus ou moins étendue un nombre plus ou moins nombreux d’amis, d’employés, de commis, d’ouvriers, de compositeurs, de garçons imprimeurs, etc. Chacun avait mis en mouvement son entourage ; or, chaque individu de cet entourage, si infime qu’il fût, était agent lui-même, et opérait sur des individus inférieurs à lui ; il en résultait que l’impulsion, une fois donnée, s’était communiquée des grands centres aux petits, que l’engrenage marchait, et que l’on sentait trembler la société sous le clapotement d’une machine invisible, à peu près comme on sent trembler le moulin sous la rotation de ses ailes, le bateau à vapeur sous le battement de ses roues.
Carrel était invité à trois réunions différentes, toutes ayant pour but d’organiser la résistance.
L’une, libérale pure, presque républicaine, se tenait rue Saint-Honoré, dans la maison du pharmacien Cadet de Gassicourt ; les membres principaux de celle-là étaient Thiers, Charles Teste, Anfous, Chevalier, Bastide, Cauchois-Lemaire et Dupont ; on y débattait cette motion, de créer dans chaque arrondissement un comité de résistance chargé de se mettre en communication avec les députés.
L’autre réunion, qui était bonapartiste, avait lieu chez le colonel Gourgaud. Elle se composait, d’abord, du maître de la maison, puis du colonel Dumoulin, du colonel Dufays, du colonel Plavet-Gaubert et du commandant Bacheville. On cherchait un moyen de faire les affaires de Napoléon II ; mais, comme tous ces hommes étaient bien plus des hommes d’action que des hommes de conseil, on n’arrêta rien, et l’on se donna rendez-vous pour le lendemain, place des Petits-Pères. Une autre réunion, enfin, avait lieu dans les bureaux du Globe. Elle se composait de Pierre Leroux, de Guizard, de Dejean, de Paulin, de Rémusat et de quelques personnes étrangères à la rédaction du journal. Les avis les plus opposés y étaient émis : quelques-uns voulaient, pour le lendemain, faire un appel aux armes ; d’autres s’épouvantaient de la rapidité avec laquelle, une fois lancé, on descend, malgré soi, la pente des révolutions.
Au nombre des épouvantés était M. de Rémusat.
— Mais, s’écriait-il d’une voix désespérée, où allez-vous ? où nous poussez-vous ? Il ne s’agit point ici d’une révolution ; ce n’est point une révolution que nous avons voulu faire… La résistance légale, soit ; mais pas autre chose !
Il est bien entendu que, là non plus, on ne décida rien… si ce n’est de faire un lit à M. de Rémusat, que la fièvre venait de prendre.
Carrel n’alla à aucune de ces trois réunions. Lui aussi était pour la résistance légale seulement. Il ne croyait pas à une lutte possible entre des bourgeois et des soldats : il comprenait les révolutions prétoriennes, et demandait à ceux qui parlaient de prendre leur fusil :
— Avez-vous un régiment dont vous soyez sûr ?
Personne n’avait de régiment, attendu qu’aucune conspiration n’était organisée.
Mais il existait une conspiration immense, universelle, invincible : c’était celle de l’opinion publique, qui rendait les Bourbons solidaires de la défaite de 1815, et qui voulait venger Waterloo dans les rues de Paris.
Cette conspiration, elle était dans les yeux, dans les gestes, dans les paroles, et jusque dans le silence des gens que l’on croisait, des groupes que l’on rencontrait, des individus isolés qui s’arrêtaient, hésitant à aller à droite ou à gauche, mais dont l’hésitation même semblait dire : « Où se passe-t-il quelque chose ? où fait-on quelque chose ? afin que j’y aille et que je fasse ce que l’on y fait… »