Mes Mémoires (A. Dumas)/08/26

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Michel Lévy (Tome VIIIp. 276-296).


CCXIV


Le Masque de fer. — Les soupers de Georges. — Le jardin du Luxembourg au clair de lune. — M. Scribe et le Clerc de la basoche. — M. d’Épagny et Jacques Clément. — Les représentations des classiques au Théâtre-Français. — Les Guelfes de M. Arnault. — Parenthèse. — Épître dédicatoire au souffleur. — Compensation offerte à M. Arnault. — Mon vis-à-vis à la représentation de Pertinax. — Chute éclatante de la pièce. — Querelle avec mon vis-à-vis. — Les journaux s’en occupent. — Ma réponse dans le Journal de Paris. — Conseil de M. Pillet.

À cette époque, rien n’avait encore terni dans mon esprit ce juvénile amour de la capitale qui m’avait fait vaincre tant d’obstacles pour y transporter ma vie. Trois ou quatre jours passés hors du tourbillon littéraire et politique de Paris me paraissaient une absence

Pendant le mois que j’étais resté à Trouville, il me semblait que la terre n’avait pas tourné.

Je ne pris que le temps de courir chez moi, d’y déposer mon costume de chasse, — quant au gibier, mes compagnons de route y avaient mis bon ordre, — d’y prendre langue sur les affaires qui avaient pu me survenir, et je me rendis à l’Odéon.

Il est vrai qu’en marchant très-vite, il me fallait une bonne demi-heure à pied, et une heure en fiacre, pour aller de ma rue Saint-Lazare au théâtre de l’Odéon.

Les chemins de fer n’existaient pas encore ; sans quoi, j’eusse fait comme un de mes amis qui avait un oncle logeant à la barrière du Maine. Quand cet ami allait chez son oncle, — et cela lui arrivait deux fois par semaine, le jeudi et le dimanche, — il prenait le chemin de la rive gauche. Il n’avait que Versailles à traverser, et il était chez son oncle !

On avait répété pour la conscience ; mais on ne pressait aucunement les répétitions. La dernière pièce représentée était le Masque de fer, de MM. Arnould et Fournier. Lockroy y avait été magnifique, et la pièce, quoiqu’elle fût jouée sans Georges, faisait de l’argent.

Je dis quoiqu’elle fût jouée sans Georges, parce qu’il y avait ce préjugé à l’Odéon, préjugé accrédité par Harel, qu’une pièce ne faisait pas d’argent du moment que Georges n’y jouait pas.

Ligier, artiste plein de conscience, mais presque toujours forcé de lutter contre sa taille trop petite, et contre sa voix trop grosse, y avait eu, de son côté, dans un rôle d’invention, autant que je  puis me le rappeler, un succès réel.

Quelle admirable troupe que celle de l’Odéon, à cette époque ! Comptez sur vos doigts ceux que je vais nommer, et vous trouverez six ou huit artistes de premier ordre :

Frédérick Lemaître, Ligier, Lockroy, Duparay, Stockleit, Vizentini, mademoiselle Georges, madame Moreau-Sainti, qui a eu le privilège de rester toujours belle, et mademoiselle Noblet, qui, par malheur, n’a pas eu celui de rester toujours bonne ! mademoiselle Noblet, pauvre enfant qui venait de me jouer Paula, et qui allait me jouer Jenny ; mademoiselle Noblet, dont le grand œil noir, dont la belle voix, dont la physionomie mélancolique donnaient des espérances qui se sont éteintes de telle façon au Théâtre-Français, que, quoiqu’elle soit jeune encore, on ignore, depuis dix ans, si celle qui promettait tant de choses est morte ou vivante !

Pourquoi ces éclipses de talent, si fréquentes au théâtre Richelieu ! C’est ce que nous examinerons à la première occasion qui se présentera de le faire.

Que Bressant, qui m’a si admirablement joué, il y a quelque quinze ou seize ans, le prince de Galles dans Kean, y prenne garde, et se cramponne bien au nouveau répertoire, — ou sinon il s’y noiera comme les autres.

Je restai à souper chez Georges.

J’ai déjà dit combien les soupers de Georges étaient charmants, et ressemblaient peu aux soupers de Mars, quoique souvent les uns et les autres fussent composés des mêmes personnes.

Mais, dans ce cas-là, les convives, en général, se modèlent sur la maîtresse de la maison. — Mademoiselle Mars, toujours un peu roide et un peu compassée, semblait mettre la main sur la bouche de ses amis, même les plus familiers, et n’en laisser sortir qu’un certain esprit. Georges, bonne fille s’il en fut, sous ses airs d’impératrice, permettait tous les genres d’esprit, et riait à belles dents, tandis que Mars, pour la plupart du temps, ne souriait que du bout des lèvres.

Aussi, que d’esprit éparpillé, gaspillé, perdu, dans un souper de Georges ! Comme on voyait bien que tous les convives — Harel, Janin, Lockroy — en avaient à ne savoir que faire ! Quand Becquet s’aventurait au milieu de nous, Becquet, phare chez mademoiselle Mars, passait chez mademoiselle Georges à l’état de veilleuse.

Et puis c’étaient des esprits si différents que ces esprits-là ! Harel, esprit caustique et riposteur ; — Janin, esprit rieur et bon enfant ; — Lockroy, esprit fin et aristocratique.

Pauvre Becquet ! on était obligé de le réveiller, de l’aiguillonner, de l’éperonner. Il avait l’air d’un respectable ivrogne endormi au milieu d’un feu d’artifice.

Puis, après ces soupers, qui duraient jusqu’à une heure ou deux heures du matin, on descendait au jardin. Le jardin avait une porte donnant sur le Luxembourg, et la chambre des pairs, qui se souvenait qu’Harel avait été secrétaire de Cambacérès, lui prêtait la clef de cette porte. Il en résultait que nous avions un parc royal pour le dessert de notre dessert.

Les jardins d’architecture classique, comme Versailles, les Tuileries et le Luxembourg, sont admirables à voir la nuit, au clair de lune. Chaque statue y semble un fantôme ; chaque jet d’eau, une cascade de diamants.

Ô nuits de 1829, de 1830 et de 1831 ! étiez-vous réellement aussi belles que je le dis ? ou étaient-ce mes vingt-sept ou vingt-huit ans qui vous faisaient si parfumées, si harmonieuses, si pleines d’étoiles ?…

Au reste, le Théâtre-Français continuait, à notre grande joie, à faire, par ses chutes, de mélancoliques pendants aux succès de ses confrères des boulevards et d’outre-Seine. — On venait d’y jouer une pièce en cinq actes, intitulée Jacques Clément, laquelle avait tout simplement pour sujet la mort d’Henri III, sujet traité avec un grand talent par Vitet, dans ses Scènes historiques.

Ceux qui ont oublié les États de Blois et la Mort d’Henri III peuvent relire ces deux ouvrages, qui ont eu une grande influence sur la renaissance littéraire de 1830.

Un singulier incident avait précédé la représentation de Jacques Clément. La pièce, faite en collaboration par MM. Scribe et d’Épagny, reçue au théâtre de l’Odéon, avait été arrêtée par la censure de 1830. — Cette bonne censure ! elle est la même à toutes les époques : il arrive bien toujours un moment où on lui coupe les doigts avec ses propres ciseaux ; mais les censeurs sont de la race des polypes : leurs doigts repoussent.

La censure avait donc, arrêté le drame de MM. Scribe et d’Épagny. Le bâtiment qui portait leur double bannière, et sur lequel le ministre de l’intérieur avait mis l’embargo, par l’intermédiaire de ses douaniers, était à l’ancre dans les docks de la rue de Grenelle. La révolution de 1830 le remit à flot.

Nous avons dit qu’Harel avait reçu l’ouvrage en 1829. Redevenu maître de son ouvrage par le fait de la révolution de juillet, Scribe ne pensa plus à Harel, et porta sa pièce au Théâtre-Français.

Mais Scribe, qui compte si bien d’ordinaire, comptait, cette fois, sans Harel. Harel était de trop bonne mémoire, lui, pour oublier Scribe. Il poursuivit auteur et pièce, un papier à la main, et un huissier au derrière. Il va sans dire que l’huissier arrêta la pièce et l’auteur au moment où ils tournaient le coin de la rue de Richelieu. Les huissiers sont si bons coureurs !

Un procès s’ensuivit ; Harel perdit le procès. Mais le procès, avait fécondé l’imagination de Scribe : il vit, dans cette double insistance du Théâtre-Français et du théâtre de l’Odéon, un moyen de faire d’une pierre deux coups, d’une pièce deux pièces. De cette façon, M. Scribe aurait son drame, M. d’Épagny son drame, le Théâtre-Français son drame, et l’Odéon son drame.

La pièce, en conséquence, fut dédoublée comme une carte le Théâtre-Français, qui était en déveine, hérita du Jacques Clément de M. d’Épagny ; Harel tira Scribe en arrière par le pan de son habit, jusqu’à ce que le Clerc de la basoche et lui entrassent, à reculons, sur la seconde scène française. — Il est entendu que je n’emploie cette locution, un peu ambitieuse, de seconde scène française, que pour ne pas mettre Odéon si près de reculons.

Les deux drames tombèrent, ou à peu près. Je ne les ai vus ni l’un ni l’autre ; je me garderai donc bien d’exprimer mon opinion sur eux.

Mais les vrais jours de fête pour nous, — on nous pardonnera, je l’espère, cette innocente revanche, — c’était quand un de ces messieurs de l’institut, Lemercier, Viennet ou Arnault, donnait à son tour un ouvrage.

Alors, il y avait liesse générale. On se donnait rendez-vous à l’orchestre du Théâtre-Français, et l’on assistait à ce spectacle, attristant pour les amis, mais fort réjouissant pour les ennemis, — et ces messieurs nous avaient traités comme tels, — d’une œuvre qui tombait toute seule, soit avec un peu d’aide, soit poussée doucement par l’aigre bise des sifflets.

Le plus spirituel des trois auteurs que je viens de nommer était M. Arnault, homme, je l’ai dit ailleurs, d’une valeur immense et d’un esprit éminent. Mais chacun a son dada ! comme dit Tristram Shandy, et le dada de M. Arnault était la tragédie ; mauvais dada, poussif, essoufflé, fourbu, qui, malgré le feu que le Constitutionnel lui mettait aux jambes, pouvait rarement arriver au dernier vers d’un cinquième acte !

Aussi demandions-nous que l’on jouât ces messieurs avec autant d’ardeur que ces messieurs demandaient qu’on ne nous jouât pas.

Eux demandaient, de leur côté, à grands cris, qu’on les jouât, et, comme ils avaient pour eux le gouvernement, surtout depuis la révolution de juillet, — malgré là timide opposition du Théâtre-Français, malgré les soupirs des sociétaires, et les gémissements du caissier, — leur tour de représentation arrivait.

Il est vrai que le supplice ne durait pas longtemps ; il se bornait, en général, aux trois représentations d’usage, quand il atteignait même ces trois représentations. Souvent la première ne finissait pas : témoin Pertinax et Arbogaste.

Il était alors curieux de voir les prétextes que ces messieurs trouvaient à leur chute. Ceux de M. Arnault étaient charmants, attendu qu’il était impossible d’avoir plus d’esprit que n’en avait M. Arnault.

Ainsi, par exemple, il avait fait reprendre, au Théâtre-Français, une ancienne pièce de lui, jouée, je crois, sous l’Empire, le Proscrit, ou les Guelfes et les Gibelins.

La pièce était tombée. À qui s’en prit l’académicien furieux ? — À Firmin !

Comment, à Firmin ?

Oui, à Firmin, charmant artiste, plein de cœur et de conscience, jouissant près du public d’une constante faveur, mais à qui la mémoire commençait à faire défaut.

Firmin jouait dans l’ouvrage le rôle de Tebaldo, chef des Gibelins, et frère d’Uberti, chef des Guelfes. — Les autres rôles étaient joués par Ligier, Joanny et Duchesnois. Comme on le voit, M. Arnault n’avait pas à se plaindre : la Comédie-Française lui avait prêté ce qu’elle avait de mieux ; peut-être était-ce par conviction que ce ne serait pas pour longtemps.

Eh bien, M. Arnault prit pour prétexte de sa chute la mémoire ou plutôt le manque de mémoire de Firmin, et dédia sa pièce au souffleur.

Nous avons sous les yeux, et nous allons citer cette curieuse dédicace, qui aura pour nos lecteurs, nous l’espérons du moins, tout l’attrait d’un morceau inédit.

ÉPITRE DÉDICATOIRE
AU
SOUFFLEUR DU THÉÂTRE-FRANÇAIS[1].

« Monsieur,
» Tous les auteurs ne sont point des ingrats. J’en sais qui ont fait hommage de leur succès à l’artiste auquel ils en étaient particulièrement redevables.
» J’imite ce noble exemple : je vous dédie les Guelfes.
» Mademoiselle Duchesnois, M. Joanny, M. Ligier, ont contribué, sans doute, à la réussite de cet ouvrage par un zèle égal à leur talent ; mais, quoi qu’ils aient fait pour moi, ont-ils fait autant que vous, monsieur ?
» Souffler n’est pas jouer, dira M. Firmin, qui est plus fort encore au jeu de dames qu’au jeu de la scène[2].
» À cela, je réponds comme Sganarelle : « Oui et non ! »
» Quand le souffleur donne seulement le mot à l’acteur, quand il ne fait que soutenir la mémoire du comédien, non, certes, souffler n’est pas jouer ! Mais, quand l’acteur prend tout du souffleur, tout, depuis le premier jusqu’au dernier vers de son rôle ; quand votre voix couvre la sienne ; quand c’est vous seul qu’on entend pendant qu’il gesticule, certes, c’est jouer que de souffler !


» N’est-ce pas là, monsieur, ce qui est arrivé, non-seulement à la première, mais encore à chaque représentation des Guelfes ? n’est-ce pas vous qui avez joué véritablement le rôle de M. Firmin ?
» Sa mémoire est, dit-il, des plus mauvaises. Cela se conçoit, d’après le système qui place le siège de la mémoire dans la tête[3]. Mais, dans la circonstance, M. Firmin ne rejette-t-il pas sur sa mémoire le tort de sa volonté ?
» Et pourquoi, me direz-vous, M. Firmin manquerait-il de bonne volonté envers vous qui en avez pour tout le monde ? envers vous qui, par votre âge, et peut-être aussi par vos malheurs, si ce n’est par d’anciens succès, aviez droit, au moins, à ces égards que l’on ne refuse pas à l’écolier qui débute ?
» Tels sont, en effet, les droits que je me savais à la complaisance de M. Firmin, et, ces droits, je croyais les avoir fortifiés en lui offrant un des rôles les plus importants dans ma tragédie, le rôle que vous avez soufflé ou que vous avez joués c’est bonnet blanc et blanc bonnet.
» J’étais bien loin de soupçonner que cet honneur fait au talent de M. Firmin fût une injure à ses prétentions.
» C’est pourtant ce qui est arrivé.
» La succession de Talma était ouverte. — Quand l’empire du monde vint à vaquer, tous ceux qui prétendaient à l’empire d’Alexandre n’étaient pas des héros : j’aurais dû m’en souvenir ; mais profite-t-on toujours des leçons de l’histoire ?
» Je ne m’imaginais pas que l’héritier de l’Alexandre dramatique dût être celui de ses survivants qui lui ressemble le moins.
» La nature s’était montrée bien prodigue envers Talma. Chez lui, le physique répondait au moral : c’était un corps élégant qu’habitait une âme brûlante ; c’était une tête admirable qu’animait une vaste intelligence ; c’était une voix puissante dont l’accent pathétique et solennel servait d’organe à son inépuisable sensibilité, à son infatigable énergie. Tout ce que la nature peut donner, Talma le possédait, et Talma possédait aussi tout ce que l’art peut acquérir.
» Si bien partagé qu’il soit, M. Firmin réunit-il en lui toutes ces perfections ? Son physique, un peu grêle, ne messied pas à tous les jeunes rôles ; mais s’accorde-t-il avec la dignité qu’exigent les rôles de premier emploi ? Sa voix n’est pas dénuée de charme dans l’expression des sentiments affectueux ; mais a-t-elle la vigueur qu’exigent les habitudes graves et les sentiments violents ? Son intelligence ne manque pas d’étendue ; mais ces moyens d’exécution y répondent-ils quand il veut sortir des bornes où la nature le circonscrit ?
» La fierté de l’aigle peut se trouver dans le cœur d’un pigeon, et le courage d’un lion dans le cœur d’un caniche. Mais, quelque sentiment qui l’anime, le biset ne peut roucouler ; le roquet ne peut que hogner ! Or, ces accents n’ont pas tout à fait l’autorité d’un cri du roi des airs, d’un rugissement du roi des bois.
» D’après ces judicieuses réflexions, distribuant les rôles de ma tragédie aux acteurs qui ont les aptitudes les plus analogues aux caractères de ces rôles, j’avais donné celui d’Uberti à M. Ligier, acteur doué d’une voix et d’une figure imposantes, et j’avais réservé à M. Firmin le rôle
du tendre et passionné Tebaldo. » De quoi diable m’avisais-je ?
» De même que tout Anglais dit, partout où il rencontre de l’eau salée : Ceci est à nous ! de même, partout où il rencontre un rôle fait à la physionomie de Talma, M. Firmin dit ; Ceci est à moi[4] !
» Le rôle d’Uberti était destiné à Talma, et je ne l’offrais point à M. Firmin ! le rôle d’Uberti était revendiqué par M. Firmin, et je ne le reprenais pas à M. Ligier ! double crime de lèse-majesté. Comme la majesté de M. Firmin m’en a puni, hélas ! — Elle accepta le rôle que je lui offrais.
» Confident des secrets de la Comédie, vous savez, monsieur, quel a été le résultat de cet acte de complaisance. Mis à l’étude en avril, les Guelfes pouvaient être représentés en mai, sous la propice influence du printemps ; ils ne l’ont été qu’en juillet, sous le poids de la canicule. — Ainsi l’avait décidé M. Firmin.
» Ô puissance de la force d’inertie ! Quand plusieurs vaisseaux marchent de conserve, la vitesse commune est réglée sur celle du plus mauvais voilier. La marche commune, en cette circonstance, fut réglée sur la mémoire de M. Firmin, laquelle, par malheur, était réglée sur sa bonne volonté.
» Cette bonne volonté a pensé compromettre les intérêts de ma réputation. Mais tout se compense. À quel point, monsieur, n’a-t-elle pas servi les intérêts de votre gloire ! Tous les journaux en font foi. N’est-ce pas elle qui, vous exhumant du trou où jusqu’alors vous aviez enfoui votre capacité, l’a révélée au public ? n’est-ce pas elle qui, vous élevant au niveau des acteurs aux pieds desquels, vous étiez caché jusqu’alors, leur a donné en vous un interlocuteur ?
» Déclamant tandis que M. Firmin gesticulait, vous avez, il est vrai, transporté des boulevards sur le Théâtre-Français une imitation de ce concert singulier d’un déclamateur qui, sans se laisser voir, et d’un gesticulateur qui, sans se faire entendre, concourent à l’exécution d’un même rôle. Des gens d’un goût méticuleux s’en sont formalisés, il est vrai ; mais que vous importe ? Ce n’est pas vous, monsieur, qui, dans ces scènes, faisiez le polichinelle ; et que m’importe, à moi, puisque, agissant ainsi, vous avez sauvé ma pièce ? D’ailleurs, est-ce là le premier emprunt, et l’emprunt le moins honorable, que votre noble théâtre ait fait à ceux des boulevards[5] ?
» Grâce à cet accord admirable, les Guelfes ont eu quelques représentations. Mais pourquoi leur cours, suspendu par un voyage de mademoiselle Duchesnois, n’a-t-il pas été repris à son retour, ainsi que l’a demandé cette grande actrice, et que l’annonçait l’affiche[6] ?
» M. Firmin s’y refuse Le rôle de Tebaldo, dit-il, est sorti de sa mémoire. Il faudrait, pour cela, qu’il y fût jamais entré. Mais que nous fait, après tout, à vous ou à moi, qu’il sache son rôle ou non ? N’en peut-il pas user à l’avenir comme par le passé ? Manquera-t-il de mémoire tant que vous ne lui manquerez pas ? Sa mémoire n’est-elle pas au bout de votre langue, qui n’est point paralysée, comme on sait ?
» Mais ces difficultés, qu’on dit venir de M. Firmin, ne viennent-elles pas de vous, monsieur ? Accoutumé à opérer sous terre, ne serait-ce pas vous qui, en secret, les susciteriez ? Vous n’avez point part entière comme M. Firmin ; payé en souffleur quand vous faites le rôle d’un acteur, et d’un premier acteur, ne vous lasseriez-vous pas, à la fin, de ne vous essouffler que pour la gloire, et ne vous opposez-vous pas dans l’ombre à la reprise d’une pièce pendant laquelle vous n’avez pas le temps de respirer ?
» De la justice, monsieur ! de la justice ! — M. Firmin vous doit, sans doute, une indemnité : réclamez-la ; mais ne compromettez pas les intérêts du Théâtre-Français en entravant

son service, en l’empêchant de satisfaire aux droits d’un auteur ; cela peut tirer à conséquence, songez-y ; le nombre des auteurs mécontents de lui à juste titre n’est déjà que trop grand ; gardez-vous de l’augmenter.
« Le second Théâtre-Français, quoi qu’on ait fait pour le tuer, n’est pas morte encore. Serait-il impossible de le remettre sur pieds.
» Les acteurs qu’on a détachés pour encombrer le premier théâtre, qui les paye moins pour jouer chez lui que pour ne jouer nulle part, ces acteurs, dis-je, ne pourront-ils pas, enfin, se lasser d’une condition qui, de la classe des curés, les fait descendre dans celle des vicaires ou plutôt qui, d’évêques qu’ils étaient, les a faits meuniers ? Enfin, ne reste-t-il pas encore à l’Odéon un noyau de troupe tragique ? et l’école de déclamation n’a-t-elle pas de sujets qui puissent le grossir ?
» Pensez-y, monsieur, la tragédie, que l’on semble vouloir étouffer à la rue de Richelieu, pourrait trouver un refuge au faubourg Saint-Germain, qui fut son berceau et celui du Théâtre-Français. Vous ne feriez pas mal d’en souffler un mot à MM. du comité.
» Au reste, quoi qu’il advienne, croyez, monsieur, que les obligations que je vous ai ne sortiront jamais de ma mémoire, qui n’est pas ingrate comme celle de M. Firmin.
» Que ne puis-je vous manifester ma reconnaissance par un hommage plus digne de vous ! — Vous dédier une tragédie et une tragédie en vers, par le temps qui court[7] ! Mais chacun s’acquitte avec sa monnaie : monsieur ne repoussez pas la mienne.
» Souvenez-vous, monsieur, que Benoît XIV n’a pas dédaigné la dédicace de Mahomet. — Je ne suis pas un Voltaire, je le sais ; mais aussi vous n’êtes pas un pape. — Tout considéré, peut-être sommes-nous dans des rapports équivalents à ceux où se trouvaient ces deux personnages. D’ailleurs, prenez cela en attendant mieux.
» Classique par principe et par habitude, je ne m’étais pas cru jusqu’ici assez de génie pour me passer de rime et de raison. Mais qui sait ? peut-être serai-je, un jour, en état de m’essayer dans le genre romantique : si je méloigne de l’âge où l’on extravague, je me rapproche de celui où l’on radote.
» Patience donc !
» Je suis, avec toute la considération qui vous est due, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

» Arnault. »

Hélas ! il y a deux choses que j’ai inutilement cherchées ! et Dieu sait, cependant, si, quand je cherche, je cherche bien ! C’est se de Firnain à M. Arnault, — et la tragédie de Pertinax. La réponse n’existe plus ; la tragédie n’existe pas.

— Pourquoi Pertinax ? Qu’est-ce que Pertinax ? et que vient faire ici le successeur de Commode ?

Demandez plutôt ce qu’il allait faire au Théâtre-Français, le malheureux ! il allait y tomber sous les sifflets du parterre, après être tombé sous les épées des prétoriens.

Voici l’histoire de sa deuxième mort, le récit de sa seconde chute.

À dix-sept cents ans de distance, je ne puis pas dire grand’chose de la première ; mais, à vingt-quatre ans d’intervalle je puis raconter la seconde, à laquelle j’ai assisté.

Ces malheureux Guelfes, après s’être obstiné à y rester neuf mois, avaient enfin disparu de l’affiche. Il fallait pour M. Arnault un dédommagement au défaut de mémoire de Firmin. Le comité décida que le Pertinax du même auteur, quoiqu’il ne fût reçu que depuis onze ans, serait immédiatement mis à l’étude.

« Que depuis onze ans ! » répétez-vous, et vous croyez que je me trompe, n’est-ce pas ?

C’est vous qui vous trompez.

L’Arbogaste de M. Viennet, reçu en 1825, n’a été joué qu’en 1841 ! Le Pizarre de M. Fulchiron, reçu en 1803, n’est pas joué encore[8] !

Donc, le comité du Théâtre-Français, voulant dédommager M. Arnault de la disparition subite des Guelfes, mit à l’étude le Pertinax, que l’ingrat souffleur, malgré la fameuse épître dédicatoire n’a jamais appelé que le Père Tignace.

Quel malheur, mon Dieu ! que Pertinax n’ait pas été imprimé ! comme je vous en donnerais des fragments, et comme vous comprendriez la gaieté du parterre à la première représentation de cette tragédie !

Tout ce que je me rappelle, c’est qu’au moment décisif, l’empereur Commode appelait son secrétaire.

J’avais devant moi un grand monsieur dont les larges épaules et l’épaisse chevelure m’avaient intercepté l’acteur, chaque fois que l’acteur s’était trouvé sur la même ligne que lui.

Par malheur, je n’avais pas les ciseaux de Sainte-Foix.

À ses applaudissements frénétiques, je reconnus que ce monsieur comprenait beaucoup de choses que je ne comprenais pas.

Il en résulta que, lorsque l’empereur Commode appela son secrétaire, cette espèce de jeu de mots me paraissant demander une explication, je me penchai vers mon monsieur, et, avec toute la politesse dont j’étais capable :

— Pardon, monsieur, lui dis-je, mais il me semble que c’est une pièce à tiroirs !

Mon homme bondit sur sa stalle, poussa une espèce de rugissement, mais se contint.

Il est vrai que le rideau était sur le point de tomber, et qu’avant même qu’il fût tombé, notre enthousiaste criait de toutes ses forces :

— L’auteur !!!

Malheureusement, tout le monde n’était point aussi ardent à connaître l’auteur que mon voisin de face. Il y avait quelque chose comme les trois quarts de la salle — et là peut-être étaient les vrais amis de M. Arnault — qui ne voulaient point qu’on le nommât.

Placé à l’orchestre entre M. de Jouy et Victor Hugo, sentant à gauche les coudes du romantisme et à droite ceux du classisme, si je puis me permettre de faire un mot, j’attendais patiemment et courageusement que l’on cessat de siffler, la façon dont M. Arnault avait agi avec moi, en me mettant à la porte de chez lui après Henri III, me laissant le privilége de la neutralité.

Mais l’homme propose et Dieu dispose ; Dieu ou plutôt le diable inspira à ce voisin auquel j’avais fait une question indiscrète peut-être, mais à coup sûr bien innocente, de me désigner à ses amis, et, par conséquent, à M. Arnault, comme l’Éole dont de signal avait déchaîné tous ces vents qui sifflaient aux quatre points cardinaux de la salle sur des tons si différents.

Une querelle s’ensuivit entre moi et le grand monsieur, querelle qui fit un instant diversion à la lutte engagée.

Le lendemain, tous les journaux rendaient compte de cette querelle avec leur impartialité, leur bienveillance et leur exactitude ordinaires pour moi.

Il était urgent que je répondisse. Je choisis, pour publier ma réponse, le Journal de Paris, dirigé, à cette époque, par le père de Léon Pillet, un de mes amis.

Le lendemain, le Journal de Paris publia, en effet, ma lettre, précédée et suivie de quelques lignes assez aigres-douces.

Écoutez l’exorde :

« En rendant compte de la chute d’estime qu’a obtenue la tragédie de Pertinax, nous avons annoncé qu’une dispute avait eu lieu au milieu de l’orchestre. M. Alexandre Dumas, l’un des acteurs de ce petit drame, plus animé que celui qui l’avait précédé, nous adresse une lettre à ce sujet. Nous nous empressons de la publier, sans vouloir nous faire juges des accusations accessoires que l’auteur d’Henri III porte contre les journaux. »

Voici maintenant ma lettre, à la suite de laquelle viendra la péroraison :

« Vendredi, 29 mai 1829.

» Malgré la ferme résolution que j’avais prise et suivie jusqu’à ce jour de ne jamais répondre à ce que les journaux diraient de moi, je crois devoir vous prier d’insérer cette lettre dans votre premier numéro. C’est la réponse à un petit article qui est le complément de votre feuilleton d’hier, et où vous rendez compte de Pertinax.

» Il est conçu en ces termes, — votre petit article bien entendu :

» Au moment où nous nous retirions de la salle, une vive contestation venait de s’élever à l’orchestre entre un vieillard à cheveux blancs et un très-jeune auteur, c’est-à-dire, sans doute, entre un classique et un romantique. Espérons que cette altercation n’aura pas de suites fâcheuses. »

» C’est moi, monsieur, qui ai le malheur d’être le très-jeune auteur, auquel il importe beaucoup, par cela même qu’il est jeune et auteur, d’établir les faits tels qu’ils se sont passés.

n J’étais à l’orchestre des Français, entre M. de Jouy et M. Victor Hugo, pendant toute la représentation de Pertinax. Obligé en quelque sorte, comme écolier de l’art, d’étudier ce que font les maîtres, j’avais écouté attentivement et en silence les cinq actes qui venaient de s’achever, quand, au milieu de la contestation assez vive qui s’était élevée entre quelques spectateurs qui voulaient, les uns que l’on nommât M. Arnault, les autres qu’on ne le nommât point, je fus insolemment apostrophé, moi, muet et assis, par un ami de M. Arnault, debout et me désignant du doigt.

» Je rappellerai textuellement sa phrase :

» — Il n’est pas étonnant qu’on siffle à l’orchestre quand M. Dumas est à l’orchestre. — N’avez-vous pas honte, monsieur, de vous faire le chef d’une cabale ?

» Et sur ma réponse que je n’avais pas dit un mot, il ajouta :

» — N’importe, c’est vous qui dirigez toute la ligue !

» Comme quelques personnes eussent pu croire à cette stupide accusation, j’en appelai au témoignage de MM. de Jouy et Victor Hugo. Ce témoignage fut ce qu’il devait être, c’est-à-dire unanime.

» Cela suffit, je crois, pour me disculper.

» Mais, pendant que j’ai la plume à la main, monsieur, comme c’est probablement la première et peut-être la dernière fois que j’écris dans un journal[9], je désirerais ajouter quelques mots relatifs aux ridicules attaques que m’a values mon drame d’Henri III ; l’occasion ne s’en présentera peut-être jamais aussi favorablement qu’aujourd’hui : permettez donc que je la saisisse.

» Je crois comprendre, et j’accepte, je le crois encore, la véritable critique littéraire aussi bien que personne. Mais, sérieusement, les faits que je vais vous citer, monsieur, sont-ils de la critique littéraire ?

» Le lendemain de la réception de mon drame d’Henri III à la Comédie-Française, le Courrier des théâtres, qui ne connaissait pas l’ouvrage, le dénonçait, à la censure, avec l’espérance, disait-il, qu’elle ne souffrirait pas le scandale de la représentation.

» Cela, me paraît plutôt de la police, que de la littérature. Qu’en dites-vous, monsieur ?

« Je ne parlerai pas d’une pétition, présentée au roi, pendant mes répétitions, pour faire rentrer le Théâtre-Français dans la route du vrai beau[10]. On assure que l’auguste personnage auquel elle était adressée répondit simplement :

— Que puis-je dans une question de cette nature ? Je n’ai, comme tous les Français, qu’une place au parterre.

» Je n’ai vraiment pas le courage d’en vouloir aux signataires d’une dénonciation qui nous a valu une telle réponse.

» D’ailleurs, quelques-uns d’entre eux ont rougi, depuis, de ce qu’ils avaient fait, en ont dit qu’ils avaient cru signer tout autre chose.

« Puis arriva le jour de la représentation ; de ce jour seulement, les journaux, et on conviendra, avaient le droit de parler de l’ouvrage.

» Ils en usèrent largement : à eux permis mais quelques-uns d’entre eux, ils l’avoueront eux-mêmes, n’ont pas été élégants dans leurs critiques. Le Constitutionnel et le Corsaire en dirent beaucoup plus de bien, le premier jour, que la pièce ne le méritait.

» Huit jours après, le Constitutionnel comparait la pièce à celle de la Pie voleuse, et accusait l’auteur d’avoir dansé en rond dans le foyer de la Comédie-Française, avec quelques énergumènes, autour du buste de Racine — qui est adossé à la muraille — en criant Racine est enfoncé !

» Ce n’était que ridicule ; on haussa les épaules.

» Le lendemain, le Corsaire disait que l’ouvrage, était une monstruosité, et que l’auteur était jésuite et pensionné. C’était, il faut en convenir, une excellente plaisanterie, adressée au fils d’un général républicain dont la mère n’a jamais touché la pension qui peut-être lui était due, ni du gouvernement de l’Empire, ni du gouvernement du roi.

» Cela devenait plus que ridicule, c’était méprisable.

» Quant à la Gazette de France, je lui rends la justice de dire qu’elle n’a point varié un instant dans l’opinion que M. de Martainville y exprima le premier jour. Ce journal démêlait dans la pièce une conspiration flagrante contre le trône et contre l’autel ; quant au journaliste, il exprimait le regret, vivement senti, de n’avoir pas vu paraître l’auteur demandé. On assure, disait-il, que sa figure porte un caractère éminemment romantique. Or, comme le romantisme, est la bête noire de M. de Martainville, je puis croire, sans être trop poințilleux, qu’il n’avait point l’intention, de me faire un compliment. Non-seulement ce n’est pas poli de la part de M. de Martainville, mais encore ce n’est pas délicat : M. de Martainville sait fort bien, qu’on fait sa réputation, et qu’on ne fait pas sa physionnomie.

» M. de Martainville a une physionomie fort respectable.

» Je pourrais continuer, expliquer les causes de ces changements et de ces injures, faire connaître des anecdotes assez curieuses sur certains individus ; je pourrais encore… Mais les douze colonnes de votre journal n’y suffiraient point.

« Je terminerai donc ma lettre en vous demandant un conseil, à vous, monsieur qui avez de l’expérience. Comment un auteur doit-il faire pour s’épargner les querelles aux premières représentations ? J’en ai eu trois, pour mon compte, depuis trois mois ; — trois querelles bien entendu : si c’eût été trois représentations ; je n’y eusse pas survécu !

» Une à Isabel de Bavière, avec un admirateur de M. de Lamothe-Langon qui prétendait que j’avais sifflé. » Une aux Élections, avec un ennemi de M. de Laville, qui prétendait que j’avais applaudi.

» Une enfin, à Pertinax, avec un ami de M. Arnault, pour n’avoir ni applaudi ni sifflé.

» J’attends ce conseil de votre bonté, monsieur, et je vous donne ma parole que je le suivrai, si toutefois il n’est pas impossible à suivre.

» J’ai l’honneur, etc. »

Après cette dernière ligne, le Journal de Paris reprenait en manière de réponse :

« Quant au conseil que M. Alexandre Dumas veut bien demander à notre expérience, sur la conduite à tenir pour ne pas avoir de disputes aux premières représentations, nous lui répondrons qu’un jeune auteur, heureux d’un beau succès, et qui sait couvrir d’une honorable modestie ses jouissances d’amour-propre ; — qu’un écolier de l’art qui se résigne, comme M. Dumas, à étudier ce que font les maîtres, jusqu’à l’auteur de Pertinax inclusivement, — ne doit pas avoir à redouter d’injurieuses provocations. Si, malgré ces dispositions, naturelles sans doute au caractère de M. Dumas, on persistait à lui faire des querelles d’Allemand ou de classique, je lui conseillerais de les mépriser, non les Allemands, non les classiques, mais les querelles.

» Ou bien encore, il lui resterait une autre ressource : ce serait celle de s’abstenir d’aller aux premières représentations. »

Le conseil, on en conviendra, était difficile, sinon impossible à suivre : j’étais trop jeune, j’avais le cœur trop près de la tête, et, comme on dit vulgairement, la tête trop près du bonnet, pour mépriser les querelles, fût-ce des querelles d’Allemand ou de classique, et j’étais trop curieux pour ne point assister régulièrement aux premières représentations.

J’ai été guéri, depuis, de cette dernière maladie ; mais il a fallu du temps. Et encore, ce n’est pas le temps qui m’a guéri ; ce sont les premières représentations.

  1. Trois personnages sont décorés de ce titre ; leur importance, toutefois, diffère, non pas en raison de celle de leur office, laquelle est toujours la même, mais de celle du genre auquel s’applique leur talent. Donne-t-on un ouvrage romantique, Louis IX ou Émilia, le souffleur en chef prend le cahier, et pas un trait de cette noble prose n’arrive aux oreilles des acteurs sans avoir passé par sa bouche ; mais, s’il s’agit d’un ouvrage classique, d’un ouvrage en vers, se retranchant alors dans sa dignité, comme ce bourreau qui n’exécutait que des gentilshommes : Expédiez-moi cela, vous autres ! dit le souffleur en chef en passant le cahier roturier à ses substituts. Ses fonctions, pour la haute comédie, sont déléguées au second souffleur, et abandonnées pour la tragédie au troisième, c’est-à-dire à l’homme laborieux et modeste à qui celle-ci est dédiée. »
  2. « Les dames — c’est du jeu qu’il s’agit — les dames sont, en effet, la passion dominante de cet artiste, qui n’y est pourtant pas de première force. Il sait, toutefois, concilier cette passion avec ses devoirs, et n’est guère moins empressé à quitter sa partie pour entrer en scène qu’à quitter la scène pour reprendre sa partie, quand il a affaire au public ; quand il a affaire aux auteurs, il n’y met pas, à la vérité, la même prestesse ; mais, comme il ne s’agit que de répétitions, n’arrive-t-il pas toujours assez tôt… quand il arrive ? »
  3. « Le siège de la mémoire varie selon les individus. Il était dans le ventre chez ce comédien à qui Voltaire envoyait ses Variantes dans un pâté. Mademoiselle Contat le plaçait dans son cœur, et sa mémoire était excellente. »
  4. « En conséquence de ce droit, M. Firmin se dispose à jouer Hamlet. Il a même acheté, dit-on, pour cela, le costume que Talma portait dans ce rôle. Qu’il y pense ! cet habit-là n’est point fait à sa taille, et, d’ailleurs, on n’a pas toujours pris pour lion tout ce qui a porté une peau de lion. »
  5. « Louis XI et Émilia, dont nous apprécions tout le mérite, semblent, en effet, avoir été empruntés, si ce n’est dérobés, aux théâtres des boulevards. Si, pendant la représentation de ces pièces, l’orchestre sortait parfois de sa léthargie, soit pour annoncer par une fanfare l’entrée et la sortie des personnages, soit pour expliquer par une ritournelle ce que le discours n’a pas fait comprendre, bien qu’on soit dans l’enceinte consacrée à Racine, à Corneille et à Voltaire, on se croirait volontiers à l’Ambigu-Comique ou à la Gaieté ; il ne manque plus que cela pour compléter l’illusion. Espérons que les régénérateurs de ce théâtre nous sauront gré de la remarque, et qu’ils en profiteront pour le perfectionnement de la scène française. »
  6. « Depuis six mois, et même encore aujourd’hui, l’affiche porte : « En attendant les Guelfes et les Gibelins ; » probablement ne le portera-t-elle plus demain. »
  7. « C’est surtout contre les tragédies en vers que se déchaînent aujourd’hui les arbitres du goût. Leur répugnance contre les vers l’emporte encore sur leur amour pour le romantisme. Si, dans cette série de chapitres — intitulés scènes — dont l’ensemble forme un roman intitulé drame, et qu’on débite sous le titre de Louis XI ; si, dans Louis XI, la prose écossaise de sir Walter Scott eût été versifiée et rimée, ce drame n’eût pas été mieux accueilli d’eux qu’une tragédie posthume de Racine, bien que le sens commun n’y soit guère plus respecté que dans un mélodrame. C’est à l’absence de la rime aussi qu’Émilia doit la faveur dont ces messieurs l’ont honorée. — Après avoir entendu la lecture de cette œuvre : Le problème est résolu ! s’écriait un des membres les plus importants du tribunal par qui elle avait été jugée : Le problème est résolu ! nous avons enfin une tragédie en prose ! » Les comédiens français donnèrent jadis cent louis à Thomas Corneille, pour mettre en vers une comédie de Molière, le Festin de Pierre. Les comédiens français veulent, dit-on, donner aujourd’hui mille louis à un académicien, pour mettre en prose les tragédies de Corneille, de Racine, de Voltaire. Est-il bien nécessaire qu’ils s’adressent à un académicien pour cela ? Plusieurs d’entre eux ne font-ils pas cette parodie tous les jours ? » Les vers et la rime ne sont pas dans la nature, disent les amateurs de la nature. Les vêtements, messieurs, ne sont pas dans la nature, et, cependant, vous en portez pour vous distinguer de l’homme de la nature ; bien plus, vous les portez en belles étoffes, pour vous distinguer de la canaille, et, quand vous êtes en fonds pour cela, vous les ornez de broderies pour vous faire distinguer même entre les gens bien mis. Ce que l’on fait pour le corps, permettez-nous de le faire pour la pensée ; permettez-nous de faire pour l’esprit ce que vous faites pour la matière. >
  8. Il est vrai de dire qu’en 1805, M. Fulchiron, par un trait d’abnégation qui l’honore, céda son tour à l’auteur des Templiers, M. Raynouard. Voici la lettre qu’il écrivit à cet effet au comité d’administration de la Comédie-Française :
    « Messieurs,

    » Je viens d’apprendre que le préfet avait donné son permis aux Templiers. Désirant rendre à cet ouvrage et à son auteur toute la justice et tous les égards qu’ils méritent, je m’empresse de vous annoncer que je cède mon tour à cette tragédie ; mais je demande, en même temps, à reprendre le mien immédiatement après, de façon que la seconde tragédie qui sera jouée, à compter d’aujourd’hui, sera une des miennes ; si vous voulez bien m’en donner l’assurance par une lettre, celle-ci sanctionnera l’abandon que je fais actuellement de mon tour.

    » J’ai l’honneur d’être, messieurs, votre serviteur,
    » Folchiron fils. »

    La proposition de M. Fulchiron, formulée en ces termes, fut d’abord repoussée. On lui fit sentir que le tort qu’il ne voulait pas qu’on lui fît, à lui, allait peser sur un tiers. S’il y avait renonciation de sa part, il fallait que la renonciation fût entière, et que M. Fulchiron, sorti des rangs, reprît son tour à la file. Or, reprendre son tour à la file, c’était une grande affaire. En supposant toutes les chances favorables, il y en avait pour dix ans au moins ! M. Fulchiron réfléchit peu de temps, il faut l’avouer, comparativement à la gravité du sujet ; puis : « Allons, messieurs, dit-il, je connais la tragédie des Templiers ; mieux vaut qu’elle soit représentée tout de suite, et que le tour de Pizarre ne vienne que dans dix ans. Ce fut grâce à cette condescendance, dont bien peu d’auteurs seraient capables envers un confrère, que la tragédie des Templiers fut jouée ; et, on le sait, la tragédie des Templiers fut un des triomphes littéraires de l’Empire. Les Deux Gendres et le Tyran domestique complètent la trilogie dramatique de l’époque. — Il y a tantôt dix-huit cent vingt ans que l’on rend à César ce qui appartient à César : pourquoi ne rendrait-on pas à M. Fulchiron ce qui appartient à M. Fulchiron ?

  9. Comme Bonaparte au 15 vendémiaire, j’étais loin de voir clair dans ma destinée !
  10. J’avais oublié d’inscrire M. de Laville, auteur du Folliculaire et d’une Journée d’élections, au nombre des signataires de cette pétition, que j’ai citée dans une autre partie de mes Mémoires. Un de ces signataires, qui survit aux autres, m’a fait remarquer mon erreur, et je la répare.