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Mes Mémoires (A. Dumas)/10/02

La bibliothèque libre.
Michel Lévy (Tome Xp. 22-44).


CCXLIV


L’intérieur de la barricade Saint-Merri, d’après un enfant de Paris. — Le général Tiburce Sébastiani. — Louis-Philippe pendant l’insurrection. — M. Guizot. — MM. François Arago, Laffitte et Odilon Barrot aux Tuileries. — La dernière raison des rois. — Étienne Arago et Howelt. — Dénonciation contre moi. — Rapport de M. Binet.

Pendant que MM. Laffitte, François Arago et Odilon Barrot se rendent chez le roi, voyons te qui se passe derrière la barricade Saint-Merri.

Une de ces bonnes fortunes, comme il nous en arrive quelquefois, va nous permettre d’y conduire le lecteur.

Un enfant de quatorze ans qui se trouvait là, et qui, depuis, est devenu un homme, et un homme très-distingué, trois ans après l’insurrection éteinte, m’envoya les détails suivants, écrits de sa main, et que je reproduis dans toute leur simplicité.

Au bout de dix-neuf ans, je retrouve le papier froissé, l’encre jaunie, mais le récit exact et fidèle.

LA BARRICADE SAINT-MERRI.

« Dans la matinée du 5 juin 1832, mon père m’envoya faire une commission sur le boulevard du Temple.

« Ce jour-là, jour de l’enterrement du fameux général Lamarque, il y avait de nombreux groupes sur la place de la Bastille et sur les boulevards.

» Avide de tout savoir, comme un véritable enfant de Paris que je suis, je m’arrêtais à chaque groupe : on y parlait chaudement politique ; plusieurs individus montraient même une telle exaspération, qu’ils cassaient les petits arbres nouvellement plantés à la place de ceux qui avaient été sciés en 1830, pour faire des barricades.

» — Nous savons bien, disaient-ils, que ça ne vaut pas grand’chose contre les fusils et les canons, mais c’est fameux contre les mouchards et les sergents de ville.

» Il n’en fallait pas davantage pour me faire faire l’école buissonnière.

» Au lieu donc de m’en revenir promptement à la maison, poussé par mon insatiable curiosité, j’arrivai bientôt jusqu’à la porte Saint-Martin ; alors, j’aperçus de loin le convoi du général Lamarque. Le char funèbre s’avançait lentement, et s’arrêtait même de temps en temps. J’étais tout étonné de voir si peu de troupes à un convoi de général ; il y avait tout au plus le nombre de soldats nécessaire pour maintenir un peu d’ordre dans la marche. À notre âge, on ne juge la magnificence des funérailles que par le nombre des troupes qui les accompagnent, et, comme, quelques semaines auparavant, j’avais vu, nu magnifique cortège de Casimir Périer, les longues et larges colonnes de soldats qui marchaient aux deux côtés du catafalque, je fus tout d’abord étonné qu’on ne rendit pas les mêmes honneurs militaires à un général qu’à un banquier.

» Il n’y avait pas de soldats ; en revanche, une foule immense inondait les boulevards, on se poussait, on se pressait pour arriver près du char. Le peuple s’y était attelé, et traînait le catafalque en criant de temps en temps : « Honneur au général Lamarque ! »

» Chaque fois que j’entendais ce cri, il me remuait tout le corps.

» On se disputait une poignée de la corde ; chacun voulait avoir l’honneur de faire mouvoir le précieux fardeau ; ce fut là que, pour la première fois, j’entendis des hommes s’appeler du nom de citoyens. Toutes les figures étaient empreintes de je ne sais quel enthousiasme électrique qui se communiquait simultanément à toute la foule ; une vive émotion, qui n’était ni celle de la douleur ni celle du recueillement, illuminait tous les visages. Je n’avais alors que quatorze ans, et je ressentis au fond du cœur cet enthousiasme et cette émotion qu’aucun langage ne saurait exprimer.

» — Ah bah ! me dis-je, je serai grondé par mon père ; mais n’importe ! il faut que je tire la corde ; un jour, si j’ai des enfants, je leur dirai : « Moi aussi, j’ai tiré le cercueil du général Lamarque ! » comme mon grand’père nous disait toujours, à nous autres : « Moi aussi, j’étais de la fédération ! »

» À peine eus-je la corde dans la main, — et ce ne fut pas tout de suite, je vous prie de le croire : on faisait queue ! — à peine eus-je la corde dans la main, que je compris que le plus ou le moins de soldats ne faisait rien à la chose, et que mieux valait être un général de la patrie qu’un ministre de Louis-Philippe.

» Au bout de cent pas, il me fallut céder la place à d’autres : ils m’eussent assommé, je crois, pour me prendre ma corde ; je la lâchai donc, et j’allai me ranger devant une des haies que formait le peuple sur toute la longueur du boulevard ; mais, poussé violemment par les flots de la foule contre le cheval d’un dragon, j’eus le gros doigt du pied à moitié écrasé ; j’éprouvai une douleur terrible ! mais, ma foi, il paraît que l’enthousiasme, s’il ne me la fit pas oublier, me donna du moins le courage de la supporter, car, clopin-clopant, j’accompagnai le convoi jusqu’à la place d’Austerlitz.

» Les groupes nombreux qui s’y étaient formés devenaient de plus en plus menaçants.

» — Un homme à longue barbe haranguait les citoyens ; il tenait un drapeau rouge ; il était coiffé d’un bonnet phrygien.

» On parlait de se préparer à la lutte.

» J’écoutais tout cela sans trop savoir ce que cela voulait dire.

» Tout à coup, un escadron de cavalerie s’élança à franc étrier sur le peuple, et fit une charge terrible ; plusieurs coups de feu furent tirés en même temps.

» Quoique blessé au pied, comme j’ai dit, je ne restai pas le dernier sur la place. En me sauvant, je rencontrai un de mes amis nommé Auguste.

» — Où vas-tu ? lui demandai-je.

» — Avec les républicains, donc ! me répondit-il.

» — Quoi faire ?

» — Attaquer tous les postes des barrières. — Viens-tu, toi ?

» — Ma foi ! oui.

» Et j’y allai.

» Quelques corps de garde résistèrent, mais presque tous se rendirent sans faire feu.

» Je n’avais pas d’arme, c’était mon enragement.

» Par bonheur, à l’attaque de l’un des postes, un jeune homme bien vêtu et de belles manières tire un coup de pistolet ; il était trop chargé : la crosse s’en va d’un côté, et le canon de l’autre.

» Quant au jeune homme, il tombe sur son derrière.

» Je saute alors sur le canon, je le ramasse et je le mets dans ma poche, avec l’intention de le monter sur affût.

» — Bon ! les républicains auront de l’artillerie, dit Auguste.

» Pendant ce temps, le jeune homme au pistolet se relève ; il était blessé à la main, et le sang coulait en abondance.

» — Voyons un peu de linge ; dit-il : qui a un peu de linge ?

» Un enfant en blouse déchire sa chemise, et en donne les morceaux au blessé, qui l’embrasse.

» — Tiens, dis-je à Auguste, comme c’est drôle ! je n’ai jamais pleuré au spectacle, et voilà que je pleure.

» En moins de trois heures, tous les postes étaient pris et désarmés jusqu’à la barrière du Trône.

» Alors, nous traversâmes le faubourg Saint-Antoine, et arrivâmes sur la place de la Bastille.

» En ce moment, je songeais sérieusement à rentrer chez mon père ; mais deux artilleurs de la garde nationale me demandent si je veux leur rendre un service ; j’accepte, bien entendu.

» Ils me chargent d’aller, au haut du faubourg Saint-Jacques, dire à leur mère, madame Aumain, que ses fils sont en bonne santé ; qu’ils rentreront peut-être un peu tard, mais qu’en attendant, elle soit sans inquiétude.

» Je pars avec Auguste, regardant comme un devoir sacré d’aller donner à une mère des nouvelles de ses enfants, et oubliant que ma mère, à moi, doit être aussi inquiète que celle chez qui je vais.

» J’ajouterai aussi que, redoutant la colère de mon père, je reculais autant que je pouvais le moment de rentrer.

» Nous trouvâmes madame Aumain à l’adresse indiquée. Cette dame nous demanda avec empressement depuis combien de temps nous avions quitté ses fils, à quel endroit nous les avions laissés ; puis elle nous fit une foule de questions sur les affaires du jour.

» Elle semblait prendre le plus grand intérêt au succès des républicains.

» Une jeune fille assez grande, d’une beauté ravissante, et qui, probablement, était la sœur des deux artilleurs, était là écoutant et interrogeant.

» Enchantés de l’importance que nous donnait notre mission, nous bavardions, Auguste et moi, comme deux vrais enfants de Paris.

» Lorsque ces dames eurent appris tout ce qu’elles désiraient savoir, — et il y en avait eu pour plus d’une heure, — elles nous engagèrent à retourner promptement chez nos parents respectifs.

» Malgré notre appréhension d’être sévèrement grondés en arrivant, nous résolûmes de suivre l’avis, et nous sortîmes de chez madame Aumain, décidés à ne pas nous arrêter en route.

» Malheureusement, la circulation était interdite.

» En arrivant aux ponts, bonsoir ! impossible de passer !

» Alors, nous nous retirâmes sous une porte avec d’autres individus attardés comme nous.

» Mais, à onze heures, le concierge nous mit dehors.

» Ne pouvant passer l’eau, et craignant d’être ramassés par les patrouilles, nous retournâmes chez, madame Aumain.

» Elle nous accueillit comme une mère eût fait de ses propres enfants, et nous improvisa un lit dans la salle à manger.

» Le lendemain, à quatre heures du matin, madame Aumain nous réveilla et nous dit de nous en aller bien vite pour ne pas laisser plus longtemps nos mères dans l’inquiétude.

» C’était bien facile à dire : « Allez-vous-en ! » mais, pour revenir du faubourg Saint-Jacques au faubourg Saint-Antoine, il fallait passer par l’hôtel de ville.

» Plus de deux mille hommes stationnaient sur la place de Grève ; il n’y avait pas moyen de passer : nous nous arrêtâmes deux ou trois heures à regarder aller et venir les soldats.

» À chaque instant, de gros détachements arrivaient, se succédant le long des quais.

» Vers sept heures, un officier accourt tout effaré en criant : « Aux armes ! «

» Alors, tous les curieux se précipitent du côté de la rue des Arcis.

» Comme tout le monde, nous courions pour voir ce qui se passait de ce côté-là.

» Une forte barricade s’appuyait, d’un côté, contre le coin de la rue Aubry-le-Boucher, et, de l’autre, contre la maison no 30 de la rue Saint-Martin.

» On voyait bien que nous n’étions pas des ennemis, Auguste et moi ; aussi les républicains nous laissèrent-ils franchir la barricade.

» À quelque distance de la première, il y en avait une seconde, à la hauteur de la rue Maubuée.

» Dans l’intervalle se tenaient une soixantaine d’hommes armés.

» Des vieillards et des enfants faisaient des cartouches. Les femmes effilaient de la charpie.

Sur chaque barricade flottait un drapeau rouge. Un citoyen le soutenait de la main gauche, et brandissait un sabre de la main droite.

» Un des deux hommes criait aux soldats :

» — Mais venez donc, fainéants ! on vous attend ici.

» En ce moment, un détachement de soldats parut dans la rue des Arcis.

» Une jeune fille dont l’amant était parmi les insurgés, et qui se tenait en sentinelle à une fenêtre, les vit avant tout le monde, et cria :

» — Aux armes !

» À ce cri « Aux armes ! » poussé par la jeune fille, les républicains prennent place, et se disposent à repousser les soldats.

» Quant aux porte-drapeaux, ils restèrent immobiles sur leurs barricades, prêts à essuyer le feu.

» Le feu ne se fit pas attendre, et un porte-drapeau tomba mort.

» La place ne fut pas longtemps vacante. Un autre s’élança sur la barricade, redressa le drapeau, et, dix minutes après, tomba à son tour.

» Mais il paraît qu’il était convenu qu’il fallait que l’on vît toujours le drapeau rouge debout, car un troisième républicain prit la place du second, et le drapeau flotta de nouveau.

» Le troisième fut tué comme les deux autres.

» Un quatrième prit sa place, et tomba près des trois autres.

« Puis un cinquième.

» Le sixième était un ouvrier peintre en bâtiment ; celui-là semblait être protégé par un charme. Pendant plus d’une heure, il agita le drapeau en criant : « Vive la République ! »

» Enfin, au bout d’une heure, il descendit lentement, et vint s’appuyer près de la porte de la maison numéro 36, sous laquelle nous nous tenions, Auguste et moi.

» Puis il tomba lourdement en poussant un soupir.

» Il n’avait rien dit, mais il était frappé près du cœur.

» Son frère, qui le vit tomber, quitta un instant son fusil pour le venir soigner ; mais, le voyant presque mort, et sûr que ses soins seraient inutiles, il l’embrassa à plusieurs reprises, ressaisit son fusil, monta tout debout sur la barricade, visant lentement, et, chaque fois qu’il avait fait feu, criant : « Vive la République ! »

» Et, à chaque fois, les soixante hommes qui défendaient la barricade répétaient le même cri.

» Et ce cri de soixante hommes entourés de vingt mille soldats faisait, à chaque fois, osciller le trône de Louis-Philippe.

» Enfin, soldats et garde nationale de la banlieue après trois heures de lutte, furent forcés de battre en retraite.

» Pendant ce temps, Auguste et moi, qui n’avions pu nous battre, nous montâmes sur les barreaux de la boutique d’un marchand de vin, et nous criâmes de toute la force de nos poumons :

» — À bas Louis-Philippe !

» La trêve ne fut pas longue ; au bout d’une heure, soldats et gardes nationaux revinrent à la charge.

» Alors, le combat recommença.

» Pendant ce temps, Auguste et moi, nous étions rentrés sous notre porte, et tantôt nous faisions de la charpie, tantôt nous fondions des balles.

» Souvent il arrivait qu’au plus fort de la fusillade, j’avançais un peu la tête hors de l’allée pour voir ce qui se passait.

» Alors, Auguste me tirait de toutes ses forces en arrière.

» — Allons, voyons, veux-tu te faire tuer ? criait-il.

» Puis lui voulait regarder à son tour. Et c’était moi, cette fois, qui me cramponnais à lui.

» Une fois que je l’avais tiré plus brutalement qu’il n’était d’ordonnance, il se fâcha, et, tandis qu’on se battait à coups de fusil, nous nous battîmes à coups de poing.

» Nous avions raison tous les deux : la mort était prompte, et le sifflement des balles était si continu, qu’il ressemblait au bruit du vent dans une porte mal jointe.

» Depuis le matin jusqu’à trois heures, personne encore n’avait mangé.

» À trois heures, on annonça une distribution de pain bis dans la maison en face de celle où nous étions cachés, Auguste et moi. Alors, nous traversâmes la rue en courant pour aller chercher notre ration au milieu des balles.

» Nous étions en train de mordre à belles dents au milieu de nos miches, quand, tout à coup, nous entendons le cri « Nous sommes perdus ! »

» Alors, nous voyons, tandis que les défenseurs de la barricade tiennent encore, une douzaine de curieux comme nous qui se précipitent dans la maison pour y chercher des cachettes. Auguste et moi, qui y étions déjà, prîmes les devants, et, montant les escaliers quatre à quatre, arrivâmes bientôt au grenier.

» On sortait de ce grenier par une lucarne étroite ; un homme se tenait à califourchon sur le toit, et tendait un bras vigoureux à ceux qui voulaient passer de l’autre côté, ne craignant pas de tenter cette route aérienne.

» Auguste et moi n’hésitâmes pas un instant ; de toits en toits, nous gagnâmes une lucarne, et nous nous trouvâmes dans les mansardes d’une autre maison.

» Ceux qui habitaient cette mansarde nous aidèrent à entrer, au grand désespoir du propriétaire, qui criait dans les escaliers :

» — Allez-vous-en, malheureux que vous êtes ! vous allez faire brûler ma maison !

» Mais, comme vous pensez bien, on ne s’inquiétait pas du propriétaire ; chacun emménageait comme il pouvait.

» Ce fut bien pis quand il vit deux ou trois combattants, noirs de poudre, arriver à leur tour avec des fusils à la main.

» — Jetez vos armes, au moins ! criait-il en s’arrachant les cheveux.

» — Jeter nos fusils ? répondaient les combattants. Jamais !

» — Mais que comptez-vous faire ?

» — Nous défendre jusqu’à la mort.

» Et, comme ils n’avaient plus de balles, mais encore de la poudre, ils arrachaient les tringles des rideaux, et les glissaient dans le canon de leur fusil.

» Quant à nous, qui n’avions pas d’armes, et que le combat n’avait point transportés à ce degré d’héroïque exaltation, nous descendîmes jusqu’à la cave, pleine de caisses d’emballage et de légumes, et nous nous y cachâmes du mieux que nous pûmes.

» Derrière nous, descendirent une dizaine de personnes qui, de leur côté, se cachèrent comme elles purent.

» Sur l’escalier de la cave étaient étagés quelques républicains, se tenant prêts à se défendre jusqu’à la dernière extrémité.

» En ce moment, nous entendîmes le grondement du canon, qui faisait trembler la maison jusque dans sa base.

» Les pavés de la barricade volaient en éclats, et rebondissaient dans la rue.

« Ce fut alors seulement que je compris l’étendue du danger que nous courions.

» Ma première idée fut que la maison allait crouler, et que nous serions étouffés sous les décombres.

» Alors, je me mis à genoux, et je fis, en pleurant, toutes les prières dont je me souvins.

» Je demandais pardon à mon père et à ma mère de leur avoir désobéi, et de les laisser dans la peine ; j’invoquais Dieu avec ferveur ; je me frappais la poitrine de toutes mes forces.

» Auguste montrait moins de désespoir, et attendait la mort avec plus de courage que moi.

» De temps en temps, nous nous serrions étroitement dans les bras l’un de l’autre.

» Dans l’une de ces étreintes, il s’aperçut que j’avais encore dans ma poche le canon du pistolet. Il me le fit jeter dans un coin de la cour.

» Plusieurs voix criaient :

» — Il faut le fusiller, s’il ne parle pas !

» C’était le concierge que l’on menaçait ainsi parce qu’il refusait de dire où nous étions cachés.

» Cinq minutes après, la porte de la cave était violemment enfoncée. Trois ou quatre soldats s’élancèrent dans l’escalier.

» Plusieurs coups de feu éclatent qui éclairent fantastiquement la cave, et l’emplissent de fumée.

— Alors, tandis que plusieurs voix crient : « De la lumière ! » trente ou quarante soldats se précipitent dans la cave.

» À partir de ce moment, je ne vis plus rien ; j’entendis seulement des cris de douleur, un froissement de fer, et je sentis une main qui me prenait par le cou, et me secouait violemment. Puis cette main me souleva à deux pieds de terre, et me lança contre la muraille.

» Je retombai évanoui sur les dernières marches de la cave.

» Et, cependant, du fond de cet évanouissement, mais sans pouvoir en sortir, je sentais ceux qui montaient et descendaient l’escalier de cette cave me passer sur le corps.

» Enfin, par un violent effort de ma volonté, je parvins à me réveiller.

» Je me relevai d’abord sur un genou, la tête courbée, comme si elle était si lourde que je ne pusse la porter ; puis, enfin, avec l’aide de la muraille, je me redressai sur mes pieds.

» En ce moment, un officier m’aperçut, s’élança sur moi, et, m’écrasant de coups de pied et de coups de poing :

» — Comment ! s’écria-t-il, il y a jusqu’à des gamins ici ?

» En même temps, je reçus dans les reins un coup de crosse d’un soldat.

» Ce coup de crosse me jeta contre le mur.

» Instinctivement, je mis les mains en avant ; sans quoi, j’avais la tête écrasée.

» Auguste, qui me suivait, fut plus heureux : tandis que l’on m’assassinait, il se glissa rapidement par l’escalier, et échappa à une partie des mauvais traitements qu’éprouvaient ceux qui avaient été trouvés dans la cave.

» Enfin, avec force bourrades, on me fit remonter dans la cour ; comme tous les autres prisonniers, je fus gardé à vue sous la porte cochère du no 5.

» Notre garde se composait d’un sergent et de deux soldats.

» J’avais pleuré si longtemps, on m’avait si fort maltraité, que je pouvais à peine me tenir sur mes jambes ; aussi, au bout de quelques minutes, sentis-je que je m’évanouissais de nouveau. J’étendis les bras en appelant au secours. — Le sergent s’élança et me soutint.

» Pendant mon évanouissement, je n’entendais pas très-bien ce que disait le brave homme ; cependant, je comprenais qu’il me plaignait et me recommandait à ses soldats.

» Cela me rendit mes forces, et, au bout de quelques instants, je rouvris les yeux.

» Alors, je lui racontai comment j’étais là, quelles étaient les circonstances qui nous y avaient amenés, Auguste et moi.

» Mon récit avait un caractère de vérité tel, qu’il le toucha. Il me promit qu’il ne nous serait fait aucun mal.

» Nous restâmes plus d’une demi-heure sous cette porte, et, pendant ce temps, j’assistai à toutes les atrocités qui peuvent se commettre pendant la guerre civile : les soldats vainqueurs, irrités par les pertes qu’ils avaient faites, voulaient absolument à leur sang versé une compensation sanglante. On tirait sur tout le monde, sans s’inquiéter si celui sur lequel on tirait était un républicain ou un citoyen inoffensif ; de temps en temps, un bruit sourd se faisait entendre : nous ne cherchions pas même à nous assurer des causes de ce bruit, nous le connaissions. C’étaient des hommes blessés qu’on précipitait des fenêtres, ou qui, en fuyant, glissaient le long des toits, et tombaient sur le pavé.

» On amena en face de la porte un républicain pris les armes à la main, on l’écrasait de coups de crosse, on le lardait de coups de baïonnette.

» — Misérables ! criait-il, respectez les vaincus et les prisonniers, ou rendez-moi une arme quelconque, et laissez-moi me défendre !

» On le lâcha, on le repoussa à coups de crosse, et on le fusilla à bout portant.

» Oh ! monsieur, je vous jure que, quand, à quatorze ans, un enfant a vu de pareilles choses, il prie Dieu toute sa vie de ne pas les revoir.

» Dans la maison du no 30, au troisième étage, quelques soldats saisirent par les jambes et par les bras un blessé qu’ils menaçaient de jeter par la fenêtre ; le corps était déjà à moitié dans le vide, et allait être précipité sur le pavé, quand les autres soldats eux-mêmes, qui d’en bas faisaient feu sur les toits et à travers les fenêtres, eurent horreur de cette action, et menacèrent de tirer sur leurs camarades.

» L’homme ne fut pas précipité.

» Fut-il sauvé pour cela ? J’en doute.

» Bientôt le sergent, dont je m’étais fait un ami, reçut l’ordre de nous conduire au poste des Innocents.

» Nous passions par la rue Aubry-le-Boucher et par le devant des Halles.

» Comme il pleuvait en ce moment, un grand nombre de soldats se tenaient sous les piliers ; à mesure que nous passions, ils nous injuriaient, criant à leurs camarades :

» — Mais frappez donc sur ces brigands-là ! mais assommez-les donc !

» Je ne quittais pas des yeux mon cher et bon sergent, et, pendant qu’une foule de curieux nous regardait passer, et que cette foule produisait un certain encombrement, il me fit un signe. Je le compris.

» Je me glissai entre deux soldats ; Auguste me suivit.

» La foule s’ouvrit pour nous donner passage, et se referma sur nous ; les soldats laissèrent échapper un gros juron, comme s’ils étaient furieux : au fond, ils étaient enchantés.

» Notre sergent semblait avoir donné une portion de son cœur à chacun de ses hommes.

» Je courus sans m’arrêter jusqu’à la maison et je tombai comme une bombe au milieu de toute la famille.

» Ma mère se trouva mal ; mon père resta sans paroles. On leur avait dit que j’avais été précipité du pont d’Austerlitz dans la Seine. Ils me tenaient donc pour mort depuis la veille.

» Je n’étais que bien malade.

» Mon père me fit coucher, et j’en fus quitte pour une fièvre cérébrale.

» On m’assure, monsieur Dumas, que ce récit peut avoir quelque intérêt pour vous, et je vous l’envoie.

« Ô vous qui avez une voix si puissante, criez bien haut, criez toujours :

» Tout plutôt que la guerre civile ! »

Ce que dit le pauvre enfant est aussi vrai que les vœux que nous faisons avec lui sont sincères ; il y eut, dans cette fatale journée du 6 juin, des actes de vengeance terribles, de la part non-seulement de la troupe, mais encore de la garde nationale.

C’est avec bonheur que nous consignons ici le nom du général Tiburce Sébastiani, dont l’éternelle bienveillance nous a fait oublier, et bien au delà, l’accueil qu’à notre arrivée à Paris, nous avait fait son frère aîné.

Le général Tiburce Sébastiani, mieux que personne, pourrait lever le voile sanglant que nous jetons sur ces atrocités ; car il a été une providence pour les blessés que l’on achevait lentement, pour les prisonniers que l’on allait fusiller.

Ne pouvant me tenir debout, je m’étais assis sur une chaise du café de Paris, je crois ; et, là, j’attendais les nouvelles, quand, tout à coup, des cris de « Vive le roi ! » poussés par les gardes nationaux, retentirent, et le roi parut à cheval, accompagné des ministres de l’intérieur, de la guerre et du commerce.

À la hauteur du club de la rue de Choiseul, il s’arrêta et vint tendre la main à un groupe de gardes nationaux en armes ; ceux-là mêmes qui, seize ans plus tard, devaient le renverser, poussèrent des cris de joie féroces à l’honneur qu’il leur faisait.

Puis il continua sa route.

En le voyant passer si calme, si souriant, si insoucieux du danger qu’il courait, j’eus une espèce d’éblouissement moral et je me demandai si cet homme, que saluaient tant d’acclamations, n’était véritablement point un homme élu, et si l’on avait droit de porter atteinte à un pouvoir auquel Dieu lui-même, en se déclarant pour lui, semblait donner raison.

Et, à chaque tentative d’assassinat qui se renouvela contre lui, dont il sortait sain et sauf, je me refaisais cette même question, et, à chaque fois, ma conviction reprenait le dessus sur le doute, et je me disais : « Non, cela ne saurait demeurer ainsi ! »

Et, la trace de cette conviction, on la trouvera partout dans mes œuvres, dans l’épilogue de Gaule et France, dans ma lettre datée de Reichenau au duc d’Orléans, dans ma visite à Arenenberg, dans mes articles sur la mort du duc d’Orléans.

Cette promenade, au reste, pensa ouvrir la série des meurtres tentés contre Louis-Philippe ; — car on ne peut sérieusement regarder comme une tentative de meurtre le coup de cabriolet dont le menaça, sur la place du Carrousel, M. Berthier de Sauvigny. — Sur le quai, non loin de la place de Grève, une jeune femme le coucha en joue avec le fusil de son mari blessé ; mais l’arme était trop lourde, la main trop faible : le poids du fusil fit baisser la main, et le coup ne partit pas.

Vers deux heures, le roi rentra.

M. Guizot l’attendait dans son cabinet.

L’homme d’État et le roi restèrent une heure ensemble.

Nul ne sait ce qui fut décidé dans ce tête-à-tête ; mais, à coup sûr, M. Guizot, avec le caractère que nous lui connaissons, ne dut pas être pour les moyens conciliants.

Comme M. Guizot sortait par une porte, une calèche découverte amenait MM. François Arago, Laffitte et Odilon Barrot.

Je tiens de la bouche même de notre illustre savant les détails qui vont suivre.

Il me les rappelait encore, appuyé à mon bras, lors de la promenade du 26 ou du 27 février 1848 à la Bastille.

Il était alors, à son tour, membre du gouvernement provisoire, et succédait pour un neuvième à la royauté de Louis-Philippe.

Une calèche découverte, disons-nous, portant MM. Arago, Laffitte et Odilon Barrot entra dans la cour des Tuileries.

À peine avait-elle tourné l’angle du guichet, qu’un inconnu arrêta les chevaux, et, courant vivement à la portière :

— N’entrez pas ! dit-il.

— Pourquoi cela ? demanda Odilon Barrot.

— Guizot le quitte.

— Eh bien, après ?

— Guizot est votre ennemi personnel, et peut-être l’ordre se donne-t-il en ce moment de vous arrêter comme Cabet et Armand Carrel.

Les trois commissaires remercièrent l’inconnu ; mais, ne croyant pas au danger, — ou du moins à un danger si rapproché, — ils continuèrent leur chemin, descendirent de voiture et se firent annoncer chez le roi.

Le roi donna aussitôt ordre de les faire entrer.

Au moment où il allait franchir le seuil de la porte, M. Laffitte se retourna vers ses deux collègues, et leur dit à voix basse :

— Tenons-nous bien, messieurs ! il va essayer de nous faire rire.

Le moment était singulièrement choisi pour craindre un pareil moyen de controverse.

Mais M. Laffitte se vantait de connaître le roi mieux que personne. C’était une prétention que pouvait se permettre l’homme qui lui avait donné sa popularité, et vendu la forêt de Breteuil.

Le roi reçut, en effet, les trois députés avec un visage calme, presque souriant.

Il les fit asseoir, ce qui indiquait que l’audience serait longue ou, du moins, aurait la durée que voudraient lui donner ces messieurs.

Louis Blanc, renseigné à la fois par les trois acteurs de cette scène, l’a racontée dans tous ses détails. Je n’y ajouterai donc rien, qu’une forme dialoguée plus vive peut-être.

La position est grave : insurrection à Lyon, — insurrection à Grenoble, — insurrection dans la Vendée, — émeute ou révolution partout.

Seulement, restaient à établir les causes de ces troubles sanglants, de ces collisions terribles.

Au dire des trois députés, c’était la réaction qui, en s’éloignant de jour en jour du programme de juillet, les avait causés.

Au dire du roi, c’était l’esprit de jacobinisme, mal éteint sous la Convention, sous le Directoire et sous l’Empire, qui s’efforçait de faire revivre les jours de la Terreur. Et il invoquait l’apparition de l’homme au drapeau rouge, que les républicains renvoyaient à la rue de Jérusalem, d’où ils prétendaient qu’il était sorti.

La conversation, posée sur de pareilles bases, entre un avocat et un roi parleur, menaçait de durer longtemps.

Un bruit sinistre, qui devait retentir plus d’une fois dans les rues du Paris sous le règne de Louis-Philippe, se fit entendre, et trancha la conversation par la moitié comme un coup de faux tranche en deux un serpent.

— Sire, est-ce que je me trompe ?… demanda Laffitte en tressaillant. C’est le canon !

— Oui ; … on l’a fait avancer, dit le roi pour forcer sans perdre trop de monde, le cloître Saint-Merri.

— Sire, reprit Laffitte, vous êtes moins sévère à l’égard des légitimistes qu’à l’égard des républicains.

— Comment cela ?

— Votre Majesté a pour eux de singuliers ménagements !

— Écoutez, monsieur Laffitte, dit le roi, je me suis toujours rappelé ce mot de Kersaint : « Charles Ier eut la tête tranchée, et son fils remonta sur le trône ; Jacques II ne fut que banni, et sa race s’éteignit sur le continent. »

Le roi ne se doutait pas qu’il prononçait alors contre lui et sa race, innocente des fautes qu’il a commises, une sentence de bannissement perpétuel.

— Sire, dit Arago, nous avions, cependant, espéré que, Casimir Périer mort, ce système de réaction et de persécution s’arrêterait.

— Ainsi, répondit le roi en riant, on attribue ce système au ministre ?

— Nous, du moins, sire, nous espérions qu’il était son œuvre.

— Vous vous trompiez, monsieur, dit le roi en plissant le front : ce système, c’est le mien ; M. Casimir Périer n’a été entre mes mains qu’un instrument ferme et docile à la fois comme l’acier ; ma volonté a toujours été, est à cette heure, et sera toujours inébranlable ; une seule fois, elle a fléchi, entendez-vous bien ? ajouta le roi. — Comme l’a dit M. de Salvandy, à ma fête du Palais-Royal, nous marchons sur un volcan : ce volcan, c’est la Révolution, dont les éléments sont répandus par toutes les nations de l’Europe ; mais toutes les nations n’ont pas sur le trône un d’Orléans pour les étouffer.

C’était un programme bien autrement précis que celui de l’hôtel de ville.

Aussi, M. Arago, se levant :

— Sire, dit-il, après de pareils principes exprimés devant moi, ne comptez jamais sur mon concours !

— Comment entendez-vous cela, monsieur Arago ?

— C’est-à-dire que jamais, à aucun titre, je ne servirai un roi qui enchaînera le progrès ; car, pour moi, le progrès n’est rien autre chose que la Révolution bien dirigée.

— Ni moi non plus, sire, dit Odilon Barrot.

Mais le roi, le touchant du genou :

— Monsieur Barrot, dit-il, souvenez-vous que je n’accepte pas votre renonciation.

En effet, le 24 février 1848, à sept heures du matin, M. Barrot fut nommé ministre. Il est vrai qu’à midi il ne l’était plus ! cette révolution que le roi s’était vanté d’étouffer l’emportait comme l’ouragan fait d’une feuille morte.

Les trois députés se levèrent.

Comme il n’y avait rien à faire, il n’y avait rien à dire.

Le bruit du canon accompagna leur retour à l’hôtel Laffitte.

Nous avons raconté, ou plutôt un enfant de quatorze ans, témoin oculaire, a raconté la fin de la terrible scène.

Un de nos amis, Étienne Arago, tandis que son frère était chez le roi, était, lui, parmi les républicains.

Nous l’avons vu : partant avec Howelt ; le soir même, me sachant malade, voici ce qu’il m’écrivait :

« Mon cher Dumas,

» Tout est fini, pour aujourd’hui du moins. Les hommes du cloître Saint-Merri sont tombés, mais comme ils devaient tomber, en héros.
» En deux mots, voici ce qui s’est passé sous nos yeux :
» Nous sommes partis, comme tu sais, avec Howelt ; nous avons suivi les boulevards, nous avons pris la rue du Petit-Carreau.
» Parvenus, au milieu de quelques coups de fusil qui balayaient les rues adjacentes, au bout de la rue Aubry-le-Boucher, d’où l’on aperçoit le numéro 30 de la rue Saint-Martin, nous vîmes que l’on pouvait approcher.
» Nous étions justement arrivés entre deux attaques.
» Nous en profitâmes pour pénétrer jusqu’à la barricade ; elle venait d’être abandonnée.
» Tout se concentrait dans la maison no 30 : attaque et défense.
» Nous montâmes chez un herboriste, et, de derrière les guirlandes d’herbes pendues à sa fenêtre, nous assistâmes à la prise de la maison no 30.
» L’artillerie arriva.
» Te figures-tu ma situation ? Je tremblais que mon frère Victor, capitaine à Vincennes, ne fût parmi les artilleurs.
» Quand je te verrai, je te raconterai ce que nous avons vu.
« Enfin !…
» Nous quittâmes la rue à six heures et demie seulement.
« Je revins au Vaudeville ; j’y trouvai Savary ; il t’avait rencontré, m’a-t-il dit, chez Laffitte, et, là, vous aviez parlé tous les deux à mon frère François.
» Je reçois un mot de Germain Sarrut, qui me prévient qu’un mandat d’amener est lancé contre moi.

 » À toi,
 » Étienne Arago. »

Je n’étais pas trop rassuré sur mon propre compte : j’avais été vu et reconnu en artilleur par tout le boulevard ; j’avais distribué des armes à la Porte-Saint-Martin ; enfin, je savais qu’au mois de décembre de l’année précédente, une dénonciation contre moi avait été adressée au roi.

Cette dénonciation, chose étrange ! s’est retrouvée, en 1848, dans les papiers de Louis-Philippe, et est tombée entre les mains d’un de ces amis inconnus dont je parle si souvent, et à qui je suis si reconnaissant de leur amitié.

Cet ami me l’a envoyée.

C’est un rapport à la date du 2 décembre 1831, portant le no 1034.

Je le transcris littéralement, quoique je n’y tienne qu’une place secondaire et épisodique.

Il prouvera que ce que je dis de mes opinions, toujours les mêmes, n’est point exagéré. — D’ailleurs, je crois que le moment actuel est assez mal choisi pour se vanter d’être républicain.

Le rapport est authentique, et porte la signature de M. Binet.

Il va sans dire que je n’ai pas l’honneur de connaître ce monsieur.

Rapport du 2 décembre 1831.

« no 1034.

» Les renseignements les plus scrupuleux ont été pris sur M. Véret et les personnes désignées dans la note dont le numéro est ci-contre.

» M. Véret est arrivé d’un petit voyage il y a quinze jours, d’où il avait conduit le fils d’un ami qu’il a eu la douleur de voir mourir peu de temps après son arrivée.

» Le 25 de ce mois, en arrivant à Monceau (parc), où il est logé, il y trouva MM. Teulon, député du Gard, et Augier, avocat, qui étaient venus demander à dîner à madame Véret ; il n’y avait que ces deux messieurs d’étrangers. Ils y ont, en effet, dîné, et n’en sont sortis qu’à onze heures un quart. Le 26 au matin, madame Véret a été occupée toute la matinée à savonner, et, l’après-midi, à repasser son linge, et n’est point sortie dans le parc de toute la journée ; mais, le dimanche 27, elle s’y est promenée pendant une demi-heure avec un parent de M. Véret ; j’ignore sur quel objet ils se sont entretenus.

» Ce qu’il y a de certain, c’est que M. Véret, quoique ayant de l’esprit, est peut-être l’homme du monde le moins propre à la politique, et qu’il ne s’en occupe jamais.

» Le donneur d’avis aurait pu signaler aussi comme fréquentant la maison de M. Véret : MM. Crémieux, Madier de Montjau, Augier, gendre de Pigault-Lebrun, et Oudard, secrétaire des commandements de la reine.

» Le préfet qui commande la maison de M. Véret, et qui, dit-on, doit être connu de M. Thibault, — et non Thiébault, — médecin, rue de Provence, 56, ne serait-il point M. le comte de Celles, qui, à une époque déjà ancienne, était préfet à Amsterdam, lorsque M. Véret y était commissaire de police ? M. le comte de Celles, honoré des bontés du roi depuis longtemps, pourrait-il donner des soupçons d’être en opposition au gouvernement du roi Louis-Philippe ? On peut affirmer que non.

» La liaison de M. Véret avec MM. Teulon, député du Gard ; Augier, avocat ; Rousselle et Madier de Montjau, ainsi que M. Detrée, demeurant rue Planche-Mibray, no 3, date de 1815, lorsque M. Véret était commissaire de police à Nîmes, et que, d’accord ensemble, ils s’opposèrent avec énergie aux massacres qui eurent lieu dans cette ville. Ce furent encore eux qui rédigèrent la fameuse protestation de M. Madier de Montjau, qui valut à celui-ci d’être censuré à la cour royale de Paris.

» M. Thibault, médecin, demeurant, rue de Provence, no 56, est l’ami et le médecin de M. Véret et de sa famille, et, en cette double qualité, il va, quelquefois chez la famille Véret, mais rarement sans y être appelé. J’ai déjà rendu compte, dans un précédent rapport, de l’opinion de ce jeune homme, qui a l’habitude de s’exprimer librement et avec franchise, mais qui, j’en ai la certitude, est incapable de nuire au gouvernement du roi Louis-Philippe, ni à aucun ministère ; ce jeune homme, qui a du talent, est recherché des meilleures sociétés de la capitale, et même d’opinions très-opposées ; il appartient, comme je l’ai déjà dit, à une famille de distinction : un grand vicaire de Lisieux est son oncle.

» M. Alexandre, Dumas, demeurant rue Saint-Lazare, dans une maison bâtie par des Anglais, est, en effet, un républicain dans toute l’acception du terme. Il était employé dans la maison de M. le duc d’Orléans, avant la révolution de juillet. Il y resta encore quelques temps après ; mais, enfin, n’ayant pas voulu prêter serment de fidélité au roi Louis-Philippe, il quitta son service. Pendant tout le temps qu’il a été employé dans la maison de monseigneur le duc d’Orléans, il a fréquenté la maison de M. Véret ; mais on peut affirmer, sans crainte d’être démenti, que, depuis ce temps, il n’a pas été une fois chez lui.

» M. Detrée est propriétaire de la maison où il demeure, rue Planche-Mibray, no 3, depuis sept ou huit ans, et où il tient un bureau de loterie ; il a été anciennement chirurgien-major aux armées ; cet homme jouit de la réputation d’un homme de bien, et est parfaitement dans les principes du gouvernement actuel. Sous le gouvernement déchu, il passait pour être bonapartiste ; mais on peut dire que c’est un homme à peu près nul. J’ai déjà dit depuis quelle époque il est lié d’amitié avec M. Véret.

» M. Rousselle, homme de loi, ami de M. Véret, demeure depuis plusieurs années rue de la Coutellerie, no 10, où il tient un cabinet d’affaires, et a une nombreuse clientèle ; il est très-considéré dans son quartier, a la réputation d’avoir beaucoup d’esprit, a vu la révolution de juillet avec plaisir ; depuis ce temps, il fait partie de la garde nationale, et en remplit exactement tous les devoirs ; son opinion, est et a toujours été très-modérée, et, quoique ami de la famille Véret, il n’y va que rarement le soir.

» M. Augier, gendre de M. Pigault-Lebrun, a la réputation d’être un avocat distingué, ami intime de M. Véret et de M. Teulon, député du Gard, jouissant de l’estime générale, et, à ce qu’on m’a assuré, grand partisan du roi Louis-Philippe.

» M. Puget, élève en droit, natif de Nîmes, est fils d’un ami de M. Véret, et ce n’est qu’en cette qualité qu’il est reçu chez lui, et encore peu souvent ; ce jeune homme a demeuré pendant dix-huit mois en garni, rue Hautefeuille, no 11, où il s’est fait estimer pour sa douceur et sa bonne conduite ; depuis le 1er novembre, il est logé rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés, no 9, où il est en pension, et on ne l’a pas encore entendu parler politique.

» Le sieur Bluret ne demeure rue Jacob, no 6, que depuis quinze jours ; on ne sait où il demeurait auparavant ; il prend la qualité d’homme de lettres, et n’en paraît pas plus heureux. Tant qu’à son opinion, on ne la connaît pas, n’étant connu de personne dans la maison, ni dans le quartier.

» Le sieur Zacharie demeure rue de Bussy, no 30, depuis plus d’un an. Avant, il travaillait, à Lyon, dans une fabrique de châles. Croyant qu’à Paris cet état était plus avantageux, il y vint avec sa femme, et s’y est fixé ; mais, ayant été sans ouvrage, et se trouvant dans la misère, il a réclamé des secours de la maison du roi. Depuis quelque temps, on dit qu’il est occupé à la construction du nouveau pont en face des Saints-Pères. Cet homme n’a point d’opinion, et, quoique pas heureux, jouit de la réputation d’un honnête homme.

» Le sieur Riverand a demeuré rue Saint-Martin, no 222, pendant deux mois seulement. On ne sait où il demeurait avant, et il y a environ trois mois qu’il a quitté ce logement pour aller, a-t-on dit, loger rue du Mail ; mais toutes les recherches pour l’y trouver ont été inutiles. Ayant laissé des dettes rue Saint-Martin, on a des raisons de croire qu’il cache sa nouvelle demeure. Quoi qu’il en soit, on n’en dit ni bien ni mal dans son ancien domicile de la rue Saint-Martin ; seulement, on sait qu’il n’était pas heureux.

» D’après les renseignements que j’ai pu recueillir sur M. Véret, je puis affirmer qu’il jouit de l’estime de tous les gens de bien, qu’il est aimé dans la maison du roi ; mais il n’est pas sans avoir quelques ennemis qui peut-être sont jaloux de la faveur dont il jouit, et, si j’en crois quelques mots échappés à quelques personnes, M. le marquis d’Estrada pourrait bien être pour quelque chose dans les déclarations contre M. Véret.

» Signé : Binet. »