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Mes Mémoires (A. Dumas)/10/20

La bibliothèque libre.
Michel Lévy (Tome Xp. 260-269).


CCLXII

Eugène Sue a l’ambition d’un groom, d’un cheval et d’un cabriolet. — Il fait, avec la maison Ermingot, Godefroy et Cie, une affaire qui lui permet de se passer cette fantaisie. — Triomphe aux Champs-Élysées. — Fâcheuse rencontre. — Desforges et Eugène Sue se séparent. — Desforges fonde le Kaléidoscope à Bordeaux. — Ferdinand Langlé fonde la Nouveauté à Paris. — César et le nègre Zoyo. — Dossion et son chien.

Le temps s’écoulait, Eugène Sue devenait grand garçon, le docteur Sue resserrait de plus en plus les cordons de sa bourse. On avait envie d’avoir un groom, un cheval et un cabriolet ; il fallait recourir aux expédients.

On fut mis en rapport avec deux honnêtes capitalistes, lesquels vendaient du vin aux jeunes gens de famille qui se sentaient la vocation du commerce : ils se nommaient MM. Ermingot et Godefroi. — Nous ignorons si ces messieurs font encore le métier ; mais, ma foi, à tout hasard, nous citons les noms, espérant que l’on ne prendra pas les lignes que nous écrivons pour une réclame.

MM. Ermingot et Godefroi allèrent aux informations ; ils surent qu’Eugène Sue devait hériter d’une centaine de mille francs de son grand-père maternel, et de trois ou quatre cent mille francs de son père. Ils comprirent qu’ils pouvaient se risquer.

Eugène Sue reçut une invitation à déjeuner à Bercy pour lui et un ou deux amis. Il jeta les yeux sur Desforges. — Desforges passait pour l’homme rangé de la société, et le docteur Sue avait la plus grande confiance en lui.

On était attendu aux Grands ou aux Gros Marronniers, je ne me rappelle pas bien.

Le déjeuner fut splendide ; on fit goûter aux deux jeunes gens les vins dont ils venaient faire l’acquisition, et Eugène Sue, sur lequel s’opérait particulièrement la séduction, en fut si content, qu’il en acheta, séance tenante, pour une somme de quinze mille francs, que, séance tenante toujours, il régla en lettres de change.

Le vin fut déposé dans une maison tierce, avec faculté à Eugène Sue de le faire goûter, de le vendre, et de faire dessus tel bénéfice qu’il lui conviendrait. Ce bénéfice, coté au plus bas, devait être, au moins, de cinq ou six mille francs.

Huit jours après, Eugène Sue revendait à un compère de la compagnie Ermingot et Godefroi son lot de vin pour la somme de quinze cents francs payés au comptant.

On perdait treize mille cinq cents francs sur la spéculation ; mais on avait quinze cents francs d’argent frais, c’est-à-dire de quoi réaliser l’ambition qui, depuis un an, empêchait les deux amis de dormir : un groom, un cheval et un cabriolet.

Comment, demandera le lecteur, avec quinze cents francs, pouvait-on avoir un groom, un cheval et un cabriolet ?

C’est inouï, le crédit que donnent quinze cents francs d’argent comptant, surtout quand on est fils de famille, et que l’on peut s’adresser aux fournisseurs du père.

On acheta le cabriolet chez Sailer, carrossier du docteur, et l’on donna cinq cents francs à compte ; on acheta le cheval chez Kunsmann, où l’on prenait des leçons d’équitation, et l’on donna cinq cents francs dessus. On restait à la tête de cinq cents francs : on engagea un groom que l’on fit habiller de la tête aux pieds. — Cela n’était pas ruineux : on avait crédit chez le tailleur, le bottier et le chapelier.

On était arrivé à ce magnifique résultat au commencement de l’hiver de 1824 à 1825.

Le cabriolet dura tout l’hiver.

Au printemps, on résolut de monter un peu à cheval pour saluer les premières feuilles.

Un matin, on partit.

Desforges et Eugène Sue étaient à cheval, suivis de leur groom, à cheval comme eux. Le groom faisait des grimaces atroces, que les passants ne savaient à quoi attribuer. Desforges et Eugène Sue savaient seuls la cause de cette agitation des muscles de la face du pauvre John : on lui avait apporté le matin, des bottes trop étroites, et il avait fallu que les deux maîtres réunissent tous leurs efforts pour chausser leur domestique.

À moitié chemin des Champs-Élysées, comme on était en train de distribuer des saluts aux hommes et des sourires aux femmes, un cacolet vert s’arrête, une tête sort et examine avec stupéfaction les deux élégants.

La tête était celle du docteur Sue ; le cacolet vert était ce que l’on appelait dans la famille la voiture à trois lanternes : c’était une voiture basse, inventée par le docteur Sue, et de laquelle on descendait sans marchepied ; — l’aïeule de tous les petits coupés qu’on fait aujourd’hui.

Cette tête frappa les deux jeunes gens comme eût fait celle de Méduse ; seulement, au lieu de les pétrifier, elle leur donna des ailes. Ils partirent au galop ; par malheur, il fallait rentrer. On ne rentra que le surlendemain, mais on rentra.

La justice veillait à la porte sous les traits du docteur Sue.

On se vit contraint à tout avouer, et ce fut même un grand bonheur : la maison Ermingot et Godefroi commençait à montrer les dents, et envoyait du papier timbré, en outre le congé de six mois touchait à sa fin.

L’homme d’affaires du docteur Sue fut chargé d’arranger l’affaire Ermingot et Godefroi ; ceux-ci venaient d’avoir un petit désagrément en police correctionnelle qui les rendit tout à fait coulants : moyennant deux mille francs, ils rendirent les lettres de change, et donnèrent quittance générale.

Sur quoi, Eugène Sue s’engagea à rejoindre son poste à l’hôpital militaire de Toulon.

Desforges perdit toute la confiance du docteur ; il fut reconnu qu’il avait trempé jusqu’au cou dans l’affaire Ermingot et Godefroi, il fut mis à l’index ; ce qui le détermina, toujours facilité par sa fortune indépendante, à suivre Eugène Sue à Toulon.

Damon n’eût pas donné une plus grande preuve de dévouement à Pythias.

On partit après avoir passé la nuit ensemble ; mais, au moment du départ, l’enthousiasme fut tel, que Romieu et Mira, — Mira était le fils du célèbre Brunet, — que Romieu et Mira résolurent d’escorter la diligence. Eugène Sue et Desforges étaient dans le coupé ; Romieu et Mira galopaient aux deux portières.

Romieu galopa jusqu’à Fontainebleau ; là, il fallut le descendre de cheval.

Mira, s’entêtant, fit trois lieues de plus ; puis force lui fut de s’arrêter.

La diligence continua majestueusement son chemin, laissant les blessés sur la route.

On arriva le troisième jour à Toulon. — Aujourd’hui, on y va en vingt-quatre heures. Le premier soin des exilés fut d’écrire pour avoir des nouvelles de leurs amis : Romieu avait été ramené dans la capitale sur une civière. Mira avait préféré attendre sa convalescence là où il était, et, quinze jours après, il était rentré à Paris en voiture.

On s’installa à Toulon, et l’on commença de faire les beaux avec les restes de la splendeur parisienne. Ces restes de splendeur, un peu fanés à Paris, étaient du luxe pour Toulon.

Les Toulonnais commencèrent à regarder les nouveaux venus d’un mauvais œil. Ils appelaient Eugène Sue le beau Sue.

Ce fut bien pis quand on vit, tous les soirs, venir les muscadins au théâtre, et que l’on s’aperçut qu’ils y venaient particulièrement pour lorgner la première amoureuse, mademoiselle Florival ! C’était presque s’attaquer aux autorités : le sous-préfet protégeait fort la première amoureuse.

Les deux Parisiens s’abonnèrent et demandèrent leurs entrées dans les coulisses. Desforges faisait valoir sa qualité d’auteur ; il avait déjà eu deux ou trois pièces jouées.

Eugène Sue était vierge de toute littérature et ne donnait aucun signe de vocation pour la carrière d’homme de lettres ; il était plutôt peintre : gamin, il avait couru les ateliers et dessinait, croquait, brossait.

Il y a trois ou quatre ans à peine, que je voyais encore, dans une des anciennes rues qui longent la Madeleine, rue aujourd’hui disparue, un cheval qu’il avait fait sur la muraille avec du vernis noir et un pinceau à cirer les bottes. Le cheval s’est écroulé avec la rue !

La porte des coulisses restait donc impitoyablement fermée ; ce qui donnait le droit incontestable aux Toulonnais de goguenarder les Parisiens.

Par bonheur, Louis XVIII était mort le 16 septembre 1824, et Charles X avait eu l’idée de se faire sacrer. La cérémonie devait avoir lieu dans la cathédrale de Reims, le 26 mai 1825.

Maintenant, comment la mort de Louis XVIII à Paris, comment le sacre du roi Charles X à Reims, pouvaient-ils faire ouvrir les portes du théâtre de Toulon à Desforges et à Eugène Sue ?

Voici :

Desforges proposa à Eugène Sue de faire ce que l’on appelait à cette époque un à-propos sur le sacre.

Eugène Sue accepta.

L’à-propos fut fait et joué au milieu de l’enthousiasme universel. — J’ai encore cette bluette, tout entière écrite de la main d’Eugène Sue.

Le même soir, les deux auteurs avaient d’une façon inattaquable leurs entrées dans les coulisses.

Mademoiselle Florival ne se montra pas plus sévère que l’administration, et donna aux deux auteurs leurs entrées chez elle. Ils en profitèrent conjointement, et sans jalousie aucune. L’amitié de Desforges et d’Eugène Sue eût servi de modèle, nous l’avons dit, à celle de Damon et de Pythias.

Vers le mois de juin 1825, Pythias et Damon se séparèrent. Eugène Sue resta seul en possession de ses entrées au théâtre et chez mademoiselle Florival. Desforges partit pour Bordeaux ?

Pourquoi Desforges allait-il à Bordeaux ?

Il croyait tout simplement aller voir un ami : il allait fonder un journal. Les voies de la Providence sont mystérieuses et profondes !

Cet ami s’appelait Tessier ; le journal s’appela le Kaléidoscope.

Desforges croyait passer un jour ou deux avec son ami. Tessier le conduit chez un libraire où non-seulement on vendait des livres, mais encore où l’on faisait de la littérature. — C’était chez lui, dans son magasin, situé, je crois, rue Esprit-des-Lois, que se tenait l’hôtel Rambouillet de Bordeaux. — Le voyageur trouve là huit ou dix jeunes gens avides de ce souffle parisien qui porte au monde entier le pollen littéraire.

— Ah ! si nous avions un journal ? disaient-ils, si nous avions surtout quelqu’un pour le fonder ?

— Eh bien, mais me voilà ! répondit Desforges.

Et, en effet, à la suite de cette réunion, grâce à Desforges, le Kaléidoscope fut fondé.

C’est ainsi que s’éparpillaient les missionnaires de la foi nouvelle, qui préparaient le grand mouvement littéraire de 1827, 1828 et 1829.

Desforges, qui ne me connaissait que de nom à cette époque, non pas par mon nom littéraire, — je n’en avais pas, — mais par mon nom d’enfant, qu’il avait entendu dire chez M. Collard, ce bon et excellent tuteur dont j’ai eu occasion de parler dans ces Mémoires, mit dans le Kaléidoscope des vers de moi, un fragment de mon élégie sur la mort du général Foy, autant qu’il m’en souvient.

Plus tard, ce fut le point de repère de notre connaissance à Paris.

Un jour, j’entrais au café des Variétés. Desforges causait avec Théaulon. Théaulon me dit bonjour d’un mouvement de tête.

Un moment après, Desforges vint à moi.

— Savez-vous, me dit-il, ce que prétend Théaulon à propos de vous ?

— Théaulon m’aime beaucoup ; il ne faut pas croire aveuglément ce qu’il dit, et même ce qu’il pense de moi.

— Eh bien, il m’a dit : « Vois-tu ce grand garçon maigre, il nous distancera tous tant que nous sommes en littérature. »

J’envoyai à Théaulon un sourire de doute et un signe de remercîment.

De ce jour, date notre connaissance, disons mieux, notre amitié avec Desforges.

Tandis que Desforges était à Bordeaux, et fondait le Kaléidoscope, Ferdinand Langlé fondait à Paris le journal la Nouveauté ; encore une tribune ouverte à la nouvelle école, encore un jalon marquant un pas fait en avant.

Langlé avait eu une idée financière qui n’était pas trop mauvaise pour un aide-chirurgien aux gardes, surtout quand on pense que cette idée précédait de sept ans l’apparition d’Émile de Girardin, c’est-à-dire de l’homme qui a eu le plus d’idées en fait de presse : les mille premiers abonnés de la Nouveauté, versant soixante francs argent, devenaient propriétaires de la moitié des actions du journal ; l’autre moitié appartenait naturellement au fondateur, Ferdinand Langlé.

Quinze jours après le prospectus lancé, il y avait soixante mille francs en caisse.

Quand je dis en caisse, par malheur, il n’y avait pas de caisse : ce fut le défaut d’emplacement fixe pour serrer l’argent qui fit qu’au bout d’un certain temps, il n’y eut plus qu’un caissier.

Et Dieu sait que ce n’était pas le caissier qui avait mangé la caisse, nous allons en donner une preuve irrécusable.

Le caissier de la Nouveauté avait cheval, cabriolet et domestique nègre ; il donnait à Zoyo — c’était le nom de son domestique — sept francs par semaine pour sa nourriture et celle de son cheval, vingt-huit francs par mois ! C’était à lui de se tirer de là comme il pourrait. Il s’en tirait en mangeant les sept francs, et en nourrissant son cheval avec les côtes de melon, les feuilles de salade et les trognons de chou qu’il trouvait sur les tas d’ordures ; il appelait cela mettre César au vert

Quand cela ne suffisait pas, Zoyo tendait la main aux passants.

— Comment, drôle, tu mendies ? lui disait celui auquel il s’adressait.

— Monsieur, répondait Zoyo, ce n’est pas pour moi ; c’est pour mon pauvre César, qui meurt de faim.

Et il montrait son cheval, dont l’air noble et digne inspirait la sympathie.

Quand les côtes de melon, les feuilles de salade et les trognons de chou étaient insuffisants ; quand l’appel à la charité publique avait mal rendu, Zoyo prenait un grand parti : il s’en allait chez le cireur de bottes qui avait un établissement à l’entrée du passage Feydeau, et frottait des bottes de compte à demi avec le directeur de l’établissement. Lorsqu’il avait gagné dix sous en cirant dix paires de bottes, il convertissait son gain en un picotin d’avoine ou en une demi-botte de foin, et, tant bien que mal, César dînait.

À cinq heures, quand la caisse était fermée, on harnachait César, on l’attelait au cabriolet ; Zoyo chaussait la culotte blanche, les bottes à revers, endossait le gilet jaune, la redingote verte, se coiffait d’un chapeau à large galon, orné d’une cocarde noire, et amenait le cabriolet à la porte du bureau, rue de Richelieu, no 67, en face de la bibliothèque nationale.

Le caissier sautait dans son cabriolet, Zoyo rabattait la capote, montait derrière ; on gagnait le boulevard, on le suivait jusqu’à la place Louis XV ; on prenait les Champs-Élysées, et l’on faisait un tour au bois.

Et, si l’on demandait :

— Quel est ce monsieur avec un cheval alezan, un cabriolet vert et un domestique nègre ?

On répondait :

— C’est le caissier du journal la Nouveauté.

Cela faisait honneur au journal.

Ce n’était pas le tout que d’avoir un cabriolet, il fallait un éditeur responsable. L’éditeur responsable, à cette époque, était d’autant plus difficile à trouver qu’il en fallait absolument un : on faisait beaucoup de procès aux journaux, on mettait beaucoup les éditeurs responsables en prison ; les éditeurs responsables étaient donc de toute nécessité.

Ferdinand Langlé jeta les yeux sur une espèce de nain nommé Dossion. La police du temps n’exigeait pas qu’un éditeur responsable eût telle ou telle taille. Ce Dossion était un singulier bonhomme, au nez rouge, à la taille cambrée en arrière, toujours monté sur ses ergots. Je me souviens que nous l’appelions le tambour-major des rats de l’égout Montmartre.

Cherchez l’étymologie du nom, si vous voulez ; quant à moi, je ne m’en souviens plus ; à coup sûr, elle se rattachait à quelque légende du temps, oubliée aujourd’hui.

Il avait été souffleur adjoint au Vaudeville, et avait tant fait près du bon Désaugiers, qu’il avait obtenu de lui de débuter dans les Arlequins, où il doublerait Laporte ; mais, comme il avait la vue basse, le jour de ses débuts, il avait eu l’ingénieuse idée de mettre à son masque des verres de myope ; seulement, il n’avait point pensé à une chose, c’était à la chaleur de la salle : la chaleur troubla les verres, et il en résulta que Dossion, en courant après Colombine, ne voyant plus où il mettait le pied, disparut dans le trou du souffleur.

Tout au contraire des roses, qui ne vivent qu’un matin, Dossion n’avait vécu qu’un soir.

Nous avions inventé un scie à l’aide de laquelle nous faisions entrer Dossion dans des colères bleues.

Dossion avait un chien du même pelage à peu près que le cheval de d’Artagnan, flottant de la nuance jonquille à la nuance bouton d’or. Comme Dossion était mortellement ennuyeux, on prétendait que son chien avait présenté une pétition à la Chambre pour être autorisé à quitter son maître ; mais les trois cents de M. de Villèle avaient considéré la chose comme une affaire politique ; un d’eux avait même prononcé la fameuse phrase :

— L’anarchie commence à relever la tête !

La pétition de Castor avait passé à l’ordre du jour.

Le malheureux animal, forcé de demeurer attaché à Dossion, était trépassé d’ennui.

Je ne sais si Dossion est mort ou vivant : s’il est vivant, les quelques lignes que je viens d’écrire sont un hommage que je lui rends ; s’il est mort, c’est une fleur que je jette sur sa tombe.