Aller au contenu

Mes escalades dans les Alpes et le Caucase/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Traduction par Maurice Paillon.
(p. 56-81).
CHAPITRE IV


TÄSCHHORN. — LA TEUFELSGRAT
Par Mmme A.-F. Mummery


Les pentes du Breithorn et les neiges du Weissthor sont supposées marquer la limite des ascensions permises au sexe faible. Ce qu’il y a de vrai, c’est que de graves préjugés se lèvent dès qu’une femme veut tenter de plus grandes difficultés dans la montagne. Il me paraît pourtant que ses capacités sont, en fait, plus adaptées aux difficultés réelles d’une escalade qu’à celles des ascensions de neige dont la mouture monotone est ordinairement considérée comme plus facile.

Les escalades réellement difficiles sont nécessairement faites à une allure plus lente, les haltes y sont assez fréquentes, et, à de rares exceptions près, les alternatives de chaleur et de froid y sont moins fortes. Au contraire, le broiement continu de la neige comporte un effort rigoureux — les haltes dans un sauvage champ de névé sont pratiquement impossibles — et, au danger de la morsure du froid dans le grand matin, succède la certitude des brûlures du soleil dans l’après-midi. L’esprit masculin, pourtant, est généralement imbu de l idée qu’une femme ne peut pas être un camarade utile et agréable, soit dans les pentes abruptes de neige soit dans les précipices de rocher, et, en conséquence, il établit, comme article de foi, que les escalades de la femme devraient être faites à la façon de Mark Twain[1], et qu’elle devrait être satisfaite de chercher, à travers un télescope, quelque colis plus ou moins invertébré, hissé sur un pic abrupt par une paire de vigoureux guides, ou bien encore d’écouter ce même colis lorsque, à son retour, il bégaye, en un ânonnement à faire mal au cœur, les nombreux périls auxquels il a été exposé.

Alexandre Burgener professe, en vérité, d’étranges opinions : il croit que les Esprits existent ; il croit aussi que les femmes sont capables de grimper. Néanmoins, ce ne fut pas sans quelque surprise que je l’entendis me dire : « Vous, il vous faut ascensionner la Teufelsgrat. » La Teufelsgrat, l’Arête du Diable, comme son nom l’implique, est une arête d’une importance exceptionnelle, une arête que, quelques jours auparavant, pendant que nous gravissions le Cervin, il m’avait citée comme le vrai type de l’inaccessibilité[2]. Je fus fière du compliment et nous nous serrâmes solennellement la main. Burgener ajouta que le propriétaire nominal de l’arête et ses démons ne nous feraient pas reculer, une fois que nous serions bien partis. Pour l’instruction de ceux qui ne connaissent pas bien les possessions alpines de Sa Majesté Satan, il faut dire que la Teufelsgrat est l’arête Sud-Ouest du Täschhorn. À une courte distance au Nord de la Täschalp, cette arête se termine au petit pic appelé le Strahlbett. Notre plan est d’aller coucher à la Täschalp et, traversant le Glacier de Weingarten, d’escalader un col bien marqué[3] situé immédiatement après ce petit pic du côté du Täschhorn. De là au sommet, nous pensons pouvoir suivre l’arête.

En conséquence, le 15 juillet 1887, nous quittons Zermatt pour aller coucher dans les chalets les plus élevés. À cette époque, l’Auberge de Täsch était encore un luxe inimaginé. Nous passâmes sur l’alpe une après-midi très gaie. Quelques amis, trouvant là une bonne occasion pour voir un lever de soleil, s’étaient joints à notre caravane, et, très intéressés par notre expédition, se mirent tout à fait à notre joyeux diapason. Nous avions grandement étonné les animaux des environs en empiétant sur leur domaine. Durant l’après-midi, un taureau furieux fit plusieurs tentatives pour nous charger ; il finit par chasser toute la caravane, guides et voyageurs, qui se réfugia sur le toit du chalet. Finalement, comme nous commencions à trouver notre perchoir par trop étroit et incommode, une sortie générale fut ordonnée ; poussant des hurlements sauvages et brandissant piolets et chapeaux, nous mîmes l’animal en déroute et l’envoyâmes beugler plus bas sur l’alpe inférieure.

Lorsque la dernière teinte du soleil couchant se fut évanouie sur le Weisshorn, nous allumâmes nos bougies et convertîmes l’intérieur du chalet en salle de bal, une salle de 4 mètres, rendue périlleuse par les chausse-trapes les plus inattendues. Néanmoins ce furent de brillantes danses agrémentées des chansons des guides et des porteurs. Andenmatten, notre second guide, était même pourvu d’un étrange chalumeau, étonnant instrument, dont il tirait avec son souffle puissant toute une musique de danse et autres mélodies des plus variées. La fête se termina par la discussion habituelle sur le temps du lendemain, et nous nous retirâmes dans nos couvertures pour essayer d’y dormir. Mais la couche était dure et rudes étaient les couvertures. Chacun s’irritait dans la vaine attente du sommeil, quand, vers onze heures, la porte reçut un formidable coup, suivi d’un mugissement terrifiant. Nous nous dressons tous, saisissant piolets et télescopes, bâtons et souliers ferrés, toutes les armes enfin avec lesquelles nous aurons chance de tuer ou tout au moins de mettre en fuite le monstre qui a osé attaquer notre forteresse. La porte est ouverte brusquement et avec de grands cris nous nous élançons dehors ; c’est notre vieil ennemi le taureau. Il se rend compte de la vigueur et de la furie de ses assaillants et se prend à fuir en faisant retentir les échos de ses ronflements et de ses grognements indignés.

L’incident nous servit d’excuse favorable pour abandonner toute idée de sommeil. Bientôt nos préparatifs de départ étaient faits et à 1 h. 30 mat. tout était prêt. Les deux lanternes, habilement préparées avec deux bouteilles de Champagne vides dont on a fait sauter le fond, sont allumées ; nous disons adieu à nos amis, et nous nous plongeons dans l’humidité des hautes herbes. Le sentier est bientôt perdu sans retour et nous travaillons il trouver notre route le long du torrent dont nous suivons la rive gauche jusqu’à la moraine. Je ne veux faire de peine à personne en rappelant de cruelles émotions, suites d’un malsain et indigeste souper pris à huit heures du soir, d’une nuit sans sommeil, et enfin d’un plus indigeste déjeuner fait à une heure du matin ; la vérité pourtant me force à admettre que, lorsque ces désagréables sensations sont encore accentuées par la marche sur une mauvaise moraine, désagrégée et éclairée par la lumière vacillante d’une chandelle d’un sou fichée dans une bouteille de Champagne, on ne peut qu’être pleinement d’accord avec les hommes, quand ils laissent tomber de leurs lèvres, comme ils ont coutume de le faire, en termes courts et très compréhensibles, certaines appréciations ou dépréciations des choses. Tout en trébuchant et en remontant ces pentes interminables, nous nous apercevons que le jour vient enfin, et, au moment où nous atteignons le bout du Glacier de Weingarten, le Mont Rose flambe des plus brillants rayons du soleil. Nous faisons une halte de quelques minutes, pendant que Burgener examine quel est, des deux couloirs de roc nous faisant face, celui qui nous ouvrira la meilleure route. Je confesse que ce problème n’a nullement soulevé mon enthousiasme et que, tournant le dos aux falaises, je me mets à suivre l’avance imposante du disque rutilant du soleil, dispersant les dernières ténèbres attardées dans le bas des champs de neige.

L’exploration de Burgener est vite terminée, les guides une fois de plus jettent le sac sur leurs épaules et nous voici enjambant les pierres branlantes de la moraine dans la direction du couloir le plus rapproché du Täschhorn. Les rochers se trouvent très faciles, et nous faisons de rapides progrès ; enfin, à 4 h. 45 mat., nous atteignons une place convenable pour le déjeuner. Juste en face, la falaise devient beaucoup plus rapide et se trouve coupée par des bandes plus ou moins continues de rocs à pic. Burgener est tout joyeux de l’approche de notre première lutte, et il peut à peine refréner l’exubérance de son esprit. Il emploie son temps, quand sa bouche n’est pas occupée à plus sérieuse besogne, à essayer, dans son meilleur ( !? ) anglais de me rendre nerveuse. Il me fait une peinture variée et des plus saisissantes des terribles précipices que j’aurai à saluer de mes yeux inexpérimentés, finissant toutes ses phrases par cette sentence : « It is more beautifuls as the Matterhorn » « c’est plus beau que le Cervin », ce pic étant le seul que nous ayons gravi ensemble.

Le temps consacré au repas étant épuisé, nous nous mettons à la corde pendant que Burgener prend une contenance affairée. Il garde naturellement la tête ; je suis ; viennent alors Andenmatten, puis mon mari, dernier. Pendant quelque temps, les rochers sont assez bons, mais plus haut ils deviennent plus abrupts et très brisés. Notre guide-chef prend le plus grand soin de ne pas détacher des pierres, et me lance de terribles avertissements d’avoir à être aussi soigneuse. « Vous tueriez votre homme, et vous n’aimeriez pas ça. Je ne « tuai pas mon homme », mais ce fut là néanmoins que notre premier accident arriva.

Nous avions atteint une sorte de plate-forme séparée des pentes supérieures par une muraille de rochers à pic. À un endroit pourtant, là où le bout d’une dalle surplombante s’était délité et affaissé, il paraissait tout juste possible de franchir cet obstacle. Burgener se met vite au travail, mais les éclats de roc sont tellement instables qu’il ne peut trouver aucune bonne saillie ; ses progrès doivent être faits sur des prises aussi peu sûres pour le pied que pour la main. Pourtant, il avance sans s’arrêter, et, à la fin, il arrive juste à poser la main sur le sommet du rocher et à saisir une grosse pierre qui semble solide. Solide elle l’était jusqu’à un certain point. Assez solide pour ne pas nous rouler sur la tête, mais, hélas ! pas assez solide pour ne pas glisser sur la main de Burgener. Un grognement étouffé, un jet de sang le long du rocher, suivi d’un long et énergique juron de patois, fut toute l’explication qui nous fut accordée, jusqu’à ce que Burgener, dans un dernier effort, eût escaladé le sommet de la muraille. Nous suivons rapidement, et, trouvant une place convenable, nous nous préparons à faire notre diagnostic. Un pouce quelque peu déchiré, enflé et saignant venait offrir un intéressant problème à une étudiante de l’Association de l’Ambulance de Saint John. L’hémorragie fut vite arrêtée et le pouce blessé, bandé avec des mouchoirs de poche variés, pendant que Burgener murmurait tout le temps du ton le plus pathétique et dans son plus mauvais anglais : « Je n’ai plus de force dans la main. »

Nous proposons de battre immédiatement en retraite : mais, après un regard à l’arête déchiquetée, maintenant bien en vue, après une demi-bouteille de Champagne (nous avions oublié d’apporter du cognac), et après un morceau d’un poulet coriace, l’invalide laissa tomber de ses lèvres un sarcasme à l’idée de retourner. « Vorwärts » « En avant », cria-t-il, et en avant nous vînmes, au milieu d’un étrange mélange de joyeux jodels jetés aux tours ou gendarmes qui de loin nous défiaient à la lutte et de plaintes répétées : « Je n’ai plus de force dans la main, » dites d’une voix d’enterrement et accompagnées de regards abattus.

À environ 5 h. 30. mat., nous atteignons l’arête, ici couverte de neige. Andenmatten prend la tête et, comme la neige est en excellente condition, nous avançons à grands pas. Puis vinrent bientôt les dalles bizarres d’un rocher stratifié, empilées à angle presque droit, l’une sur l’autre, semblables à une rangée de formidables ardoises. Leurs saillies tranchantes offraient pourtant de bonnes prises aux mains et aux pieds. Peu après, ces rocs brisés étaient interrompus de temps à autre par d’audacieuses tours à pic qui furent pour notre nouveau chef l’occasion de montrer de quel métal il était fait. Ce premier gendarme était à peine passé qu’un second se dressa devant nous — un large empilement jaune brun de rocs brisés nous cachant entièrement toute vue du reste de l’arête. Une courte consultation des guides détermine la meilleure route à suivre, et Andenmatten avance encore à l’attaque. La base de la tour fut bonne et peu à peu les difficultés semblaient céder. Le visage du guide-chef rayonnait de fierté et de plaisir au fur et à mesure qu’il emportait rocher après rocher, mais, hélas ! il oublia le proverbe bien connu, l’orgueil précède la destruction et l’esprit s’exalte avant la chute[4].

Salomon devait encore une fois être justifié, et le joyeux Andenmatten devait en être victime. Une dernière et petite dent de rocher arrêtait ses progrès : comme elle ne lui offrait pas de prises suffisantes, il appela Burgener à son aide. Il traita comme une insulte la proposition qui lui fut faite de quitter le sac, et une minute après, aidé d’une poussée amicale, il avait non seulement trouvé une bonne prise sur le sommet de la dent, mais il avait même pu y poster les bras. La dent se trouvait donc à tout prendre complètement escaladée, quand, avec horreur, nous voyons ses bras glisser, et, après un dernier effort convulsif pour trouver à agripper quelque roc avec ses doigts, il est précipité la tête en bas le long de la muraille. Longtemps avant que le commandement de (i Tenez bon » ait pu être lancé, nous le vîmes glissant sur une pente de rocher verglassée, quelques cinq mètres en dessous de nous, les pieds en l’air, les bras étendus, le sac pendu par une seule bretelle, son chapeau roulant dans l’espace. Burgener avec une admirable prestesse avait déjà apporté l’aide de la corde que Andenmatten était encore en pleine chute, et sa poigne de fer avait heureusement pour nous soutenu l’effort. J’étais encore cramponnée à une protubérance de roc que déjà notre dernier guide s’était jeté à moitié de l’autre côté de l’arête prêt à toutes les conjonctures. La chute arrêtée, toutes les mains hâlèrent sur la corde, mais sans arriver à rien. Mon mari descendit et trouva que la veste d’Andenmatten s’était accrochée au rocher. Une fois détachée, quelques solides efforts hissèrent la victime sur l’arête. Un silence de mort régnait et n’était interrompu que par les sanglots de ce paquet de nerfs brisés qui gisait à nos pieds et dans lequel il était difficile de reconnaître l’homme actif, hardi, à l’esprit éveillé, qui nous avait fait danser, qui nous avait égayés de ses cris joyeux au milieu de ces murailles de roc, et dont l’allégresse avait même un peu diminué l’horreur des moraines pierreuses et des éboulis sans fin. Le silence n’était toujours rompu que par les plaintes du blessé — quand soudain une voix solennelle s’écria : « C’est providentiel qu’aucune des deux bouteilles de Champagne ne se soit brisée. » Alors regardant autour de moi, je m’aperçois que mon mari avait employé ces instants terribles à inventorier le contenu du sac. Une des fameuses bouteilles fut promptement ouverte, et un verre du liquide mousseux fut versé dans le gosier haletant du pauvre guide.

Après avoir employé tous mes talents chirurgicaux et l’avoir ausculté et percuté sur les côtes, après avoir fait jouer ses articulations et l’avoir en général traité avec rudesse et sans merci, je le déclarai plus effrayé que blessé. « Vorwärts, » cria Burgener, « En avant, nous ne battrons pas en retraite, » et il prit à nouveau la tête. Je suivais, puis mon mari et enfin Andenmatten, la figure mortellement pâle, les membres tremblants, et la tête enveloppée d’un grand mouchoir rouge. A chaque petit roc se dressant sur notre route, il murmurait d’amères malédictions sur le passé, ou bien des prières pour l’avenir, choses qui, l’assurions-nous, étaient de peu d’importance s’il ne commençait par bien placer ses pieds. Un peu plus loin, nous sommes forcés d’abandonner l’arête pour la face du Weingarten. Chaque saillie, chaque corniche était tellement garnie de débris perdus et roulants qu’il devenait impossible de se mouvoir sans détacher quelques larges dalles ou quelques grosses pierres. Elles glissaient sous nos pieds, amassaient autour d’elles une véritable avalanche, et rebondissaient de ressauts en ressauts avant de faire un terrible plongeon final jusqu’au glacier. Arrivés à la fin de ces pentes et de ces saillies, nous sommes ramenés en haut par des « Latten », des strates, et forcés de réescalader l arête une fois de plus. Pendant ce temps, les plaintes lugubres du pauvre Andenmatten venaient soulever notre pitié, aussi fîmes-nous halte pendant quelques minutes, tant pour examiner son dos que pour présenter à ses lèvres certain remède bien connu. En même temps, un bon avis lui fut donné, à savoir qu’il est absolument inutile de se plaindre de toute espèce de douleurs fussent-elles au dos ou ailleurs, si l’on n’est pas dans un endroit où on puisse les traiter.

Sur ce, nous recommençons à travailler. Un gendarme impraticable se présente devant nous et nous voici obligés de passer sur la face du Glacier de Kien, le long d’une pente rapide de glace à l’aspect des moins engageants. De ci et de là, une dalle rocheuse sort de la glace, promettant une petite saillie pour la main, mais invariablement se trouvant, à l’épreuve, être désagrégée et se détachant au plus léger toucher. Pareille somme de marches à tailler était extrêmement ennuyeuse pour Burgener. Parfois sa main se mettait à saigner de nouveau, et un grognement de douleur s’échappait de ses lèvres toutes les fois que, d’un coup de piolet, il envoyait les fragiles éclats de glace dévaler en glissant au bas de cette pente unie comme verre. En dépit de cette blessure, il lui fallut continuer à tailler une bonne demi-heure encore — une demi-heure qui me parut interminable — car j’entendais devant moi des gémissements et, derrière moi, des plaintes et des sanglots intermittents. Andenmatten surtout avait l’air d’être en si mauvais état qu’il semblait devoir s’évanouir d’un moment à l’autre ; contingence qui apportait à la défense de la Teufelsgrat le meilleur de ses atouts.

Toute avance sur la pente de glace parait désormais barrée par un contrefort infranchissable, d’un roc noir et poli, sorte de racine d’une puissante dent qui domine l’arête à grande hauteur au dessus de nous. Burgener se trouve donc forcé de continuer son travail sur la droite, et de se diriger vers le haut par la cheminée ou couloir de roc dont la dent est flanquée. À cela on peut évidemment objecter que cette cheminée nous conduit à l’arête sur le mauvais côté de la grande dent, mais, comme notre guide-chef nous le fait remarquer, « Es giebt keinen anderen Weg ! » « Il n’y a pas d autre chemin ! » Une escalade assez difficile le porte dans le couloir. Quand il a pu trouver une place solide, je grimpe et je puis m’arrimer dans une petite fente remplie de glace. Il prend alors mon piolet, le perche pour moi dans le couloir, et, après un autoritaire « Vous, restez là, » il continue son chemin. Pierres et éclats de glace sifflent bientôt, suivis, quelques minutes après, par une plaque de glace qui balaye tout et fait sauter mon piolet ; en un instant ce soutien chéri a disparu dans l’espace. À la fin la corde se tend ; obéissant à l’ordre « Venez », j’escalade des rochers verglassés, ou masqués par la neige, jusqu’à une grosse marche taillée dans une glace plus épaisse près du sommet du couloir. Au dessus, de la neige et des rochers faciles nous conduisent sur l’arête. Mais comme nous l’avions craint, la grosse dent nous faisant face était infranchissable, et il devenait certain qu’une autre marche en travers aurait à être exécutée. En arrivant tout près de la dent nous découvrons avec joie dans le roc une fente extraordinaire. La fente est juste assez large pour permettre à quelqu’un de passer au travers et se dirige dans le sens de l’arête, tournant apparemment l’obstacle qui se dresse devant nous.

Je suis sûre que mes compagnons ont partagé le tressaillement de joie qui s’éveilla en moi à cette vue, car Burgener jeta dans les airs un vigoureux jodel, mon mari un joyeux éclat de rire et Andenmatten ne fit plus entendre de plainte. Il nous fallait maintenant exploiter cet affreux et malencontreux tunnel. Quelqu’un dé nous se détacha de la corde et s’enfonça dans ses demi-ténèbres. Ses grognements de dépit pendant qu’il fonçait à travers l’étroit passage, et une finale volée de ces expressions intraduisibles, dans lesquelles l’ennui masculin cherche soulagement, nous apprirent que le trou n’apportait que désillusion et que la montagne s’était jouée de nous. La seule alternative est de tourner l’obstacle par la droite. Burgener nous conduit alors le long d’une corniche étroite, plus ou moins couverte des débris tombés d’en haut. Mais il est nécessaire d’être extrêmement circonspect, car la falaise de gauche est couverte d’un placage de pierres brisées, et il semble que le dérangement d’une seule d’entre elles précipiterait toute cette masse instable sur nos têtes. À droite se trouve un précipice vertigineux de cinq cents mètres ou plus, avec les crevasses du Glacier de Weingarten au dessous. Au bout d’un moment nous atteignons un petit, gendarme qui barre l’arête ; nous l’escaladons ou plutôt nous tournons un peu autour et nous trouvons un recoin sûr où nous nous, asseyons pendant que Burgener se décorde pour aller explorer plus loin. Il est bientôt caché à nos yeux par un rocher, et, pendant un moment, toutes les nouvelles que nous avons de lui viennent du bruit incessant des pierres qu’il détache. À la fin nous le voyons réapparaître, mais sans le moindre brio dans ses mouvements et avec une physionomie sérieuse. Pour toute réponse à nos questions il dit : « Herr Mommerie, c’est tout à fait impossible. » Pendant notre repos forcé nous avions eu le temps d’étudier à fond le mur de roc qui coupait notre accès à l’arête. Un optimiste de la cordée avait même dit : « Vraiment si Burgener ne parvenait pas à escalader cette pente, ce serait pitoyable. »

Prenant la corde de nouveau, le grand homme de notre caravane, s’élance à l’assaut. Avec grand soin il place sa main, bien fixée dans une fente ; mais, au dessus comme de chaque côté, aussi loin qu’il peut atteindre, tout ce qu’il touche part, me couvrant d’une averse de schistes en poussière. J’appuie ma tête à la falaise, mais c’est là un maigre abri contre les éclats aiguisés et les feuillets d’ardoise qui volent sur moi ; et quand enfin j’entends l’ordre « Venez, » mes doigts et mes bras sont en partie hors d’usage, mes yeux sont devenus un réceptacle de toutes les choses assez petites pour y entrer. Mais le plus difficile reste à faire : comment ferai-je pour monter sans tuer tous ceux qui sont au dessous de moi, ou, ce qui semble beaucoup plus probable, sans faire partir tout le placage entier qui recouvre la muraille. Chaque fois qu’une pierre se détache celles qui sont au dessus suivent, balayant tout, en une véritable avalanche, tellement que Burgener prend peur et me crie : « Vous allez tuer votre homme si vous ne faites pas attention. » Mon impression personnelle était que je ne « tuerais pas mon homme » seulement, mais que toute la caravane et la plus grande partie de la montagne seraient précipitées sur le glacier en dessous. Ce fut donc le cœur tout à fait joyeux que je me trouvai à la fin assise en sécurité sur un rocher dominant la pente de neige à gauche de l’arête, et que je pus enfin, dans une confortable situation, examiner en dessous les misères de mes compagnons.

Aussitôt que nous nous fûmes complètement assurés que la montagne et nous étions en bon état, Burgener examina soigneusement notre route. Au bout de peu de temps éclatèrent ces mots joyeux, «  Herr Mommerie, das geht » « Monsieur Mommeri, ça y est. »

Une fois encore nous avancions, cette fois « Herr Mommerie » conduisait. L’arête devenait assez facile, bien que nous trouvassions de temps à autre des ressauts de rocher courts mais à pic où devenaient nécessaires tantôt les épaules de Burgener, tantôt l’appui de son piolet. À un endroit, un ressaut plus formidable se dressa, et sacs, habits, Andenmatten et moi, tout fut laissé en dessous pendant que les rochassiers de la caravane jonglaient avec la difficulté. Des cris à la fin annoncent leur succès, puis la corde en cinglant descend pour hisser les colis variés. Dès qu’ils sont enlevés, la corde revient pour moi, et je me prépare à suivre avec une joie sans mélange, car ma demi-heure de halte a été moins que plaisante, un vent horriblement froid s’étant élevé pendant que le soleil se cachait derrière quelque nuage en pleine course. Une troisième fois la corde est jetée et, après avoir été criblé de nombreux conseils pendant qu’on le hisse, Andenmatten nous rejoint. Nous prenons alors le long de l’arête jusqu’à un ressaut plus élevé, nous barrant le chemin en un à pic infranchissable. Nos chefs se consultent encore, et, après une courte halte, ils nous conduisent sur la face du Glacier de Kien, où une bonne pente de neige semble nous apporter un moyen facile, sinon très expéditif, de tourner l’obstacle.

La neige étant en bon état nous gagnons du terrain rapidement ; pourtant, à mesure que nous avançons, le piolet touche parfois la glace en dessous et l’épaisseur de la neige finit par diminuer jusqu’à n’avoir plus que deux centimètres, même moins. Et chaque marche devait être entaillée dans une dure glace noire. Pensant que la place de guide-chef ne doit pas être plus longtemps confiée à un amateur, le prudent Alexandre se détache, et, taillant quelques marches en dessous de moi, il se dirige sur le front de la caravane et là se met à cribler de coups puissants l’impitoyable pente. Il est désirable pour nous d’aller aussi vite que possible, car les rochers situés au dessus envoient constamment sur nos traces leurs pierres et glaçons superflus ; nous craignons à tout moment que de plus gros projectiles ne suivent et ne nous balayent avec eux, dans leur fuite affolée faite de sauts et de bonds, jusqu’à la gigantesque crevasse bleue, loin, très loin là bas. Mais la glace était dure et Burgener était gêné par sa blessure à la main. Nous semblions ramper lentement le long de la pente. Quand nous atteignîmes le rocher, nous ne trouvâmes que des dalles lisses verglassées. Nous avancions d’une marche pénible et lasse. Nos mains et nos pieds avaient depuis longtemps perdu toute sensation et la seule espérance qui soutenait notre esprit déprimé était la croyance que, en passant une nervure de rocher non loin devant nous, nos difficultés seraient alors finies et l’ascension pratiquement terminée. Nous atteignîmes au bout de quelque temps cette nervure ; derrière elle la neige était visiblement plus épaisse, et, aussi loin que nous pouvions voir, il n’y avait plus rien devant nous qui pût nous causer le moindre ennui. À juger par le temps que nous avions déjà dépensé pour l’ascension et par les difficultés que nous avions surmontées, j’en vins à la conclusion que le sommet serait bientôt vaincu. Mon mari se mit de nouveau à la tête, et, Burgener ayant repris sa place dans la cordée, la traversée continua.

« Oh ! vains espoirs et conclusions légères ! » L’épreuve la plus cruelle était encore à venir. Neige, rocs et glace venaient de nous étonner par la nature de leurs défenses ; en addition à tout cela, nous étions maintenant handicapés par l’heure tardive (1 h. 30 soir), par un brouillard imminent, et, pis que tout, par la fatigue, le froid et la faim.

La neige recommence à devenir peu épaisse, laissant seulement une forte couche de glace. La tailler au piolet nous aurait pris des jours. Il devient clair que nous n’avons plus qu’à regagner une fois de plus l’arête. Burgener est d’avis que nous avons passé les tours et les clochers les plus difficiles, et que, si nous parvenons à atteindre la crête, nous y trouverons une route sûre et pas trop ennuyeuse. Il indique donc à notre chef de prendre droit à la pente, dans la direction de grandes dalles rocheuses, protubérant en dehors de la glace. Ces dalles pourtant deviennent bientôt trop abruptes et par trop lisses, et nous sommes réduits, comme dernière chance, à entailler un hideux couloir de glace qui flanque les rochers. Par places la neige couvre la glace, et le couloir incliné et étroit ne peut nous offrir que des marches plus ou moins traîtresses. Une recommandation de Burgener revenait constamment : « Prenez où la neige est la plus épaisse. » Mais la neige bientôt diminuait jusqu’à ne plus dépasser deux centimètres ; pourtant, tant que les coups de piolet pouvaient nous tailler une marche suffisante, nous avançions sans arrêt. À la fin cependant le bruissement gai des copeaux de glace cessa, et à la question de Burgener vint la réponse : « Es giebt gar kein Eis. » « Il n’y a plus un brin de glace. » À gauche et à droite les dalles lisses du couloir de rocher étaient légèrement verglassées, et au dessus de ce verglas il y avait encore une fine couche de neige folle. Le mur de rocher à droite semblait pourtant nous suggérer la possibilité de continuer l’ascension. Notre chef en commença l’escalade, mais à peu de distance le mur devint tellement verglassé et tellement à pic qu’il fut obligé de s’arrêter. Il devenait même douteux qu’il en pût redescendre, et sa position devenait évidemment critique à l’extrême. Heureusement il était, pour l’instant, dans une position assez sûre.

La forte présence d’esprit de Burgener se montre sans un moment d’hésitation. Tout de suite il se détache et, se servant de la corde comme d’une rampe, il monte rapidement. Arrivé au point où mon mari avait traversé sur la droite, il lâche la corde, se dirige un peu a gauche et finit par trouver une glace assez épaisse pour pouvoir y tailler des marches très superficielles. Aidé de ci et de là par une pierre en saillie, il travaille jusqu’à ce que la pente du couloir soit devenue moins raide, une quantité plus considérable de neige s’y étant accumulée. Cette neige était de la pire qualité et coulait comme de la farine à chaque marche ; cependant, quelque mauvaise qu’elle fût, elle rendait nos progrès possibles ; nous le voyons enfin travaillant avec une indomptable énergie atteindre une position sûre. Nos sentiments se donnent alors libre cours par des cris et des jodels ; mais c’est tout de même un dur travail que de se tenir trois quarts d’heure sur une marche étroite, exposé à des éclats de glace et à des flots de neige qui descendent vous geler les mains et les pieds au point de ne pas savoir si on pourra le supporter encore. À la vérité rien n’aurait pu me faire rester inactive aussi longtemps, sinon la certitude pleine et entière que j’avais, que se mouvoir eût été glisser. Aussi bienvenues étaient les assurances joyeuses qui venaient d’en haut. « Tenez encore un peu et tout ira bien. » Mais Burgener, n’étant pas encordé, ne pouvait donner aucun appui direct à mon mari et il se passa quelque temps avant que ce dernier pût revenir dans le couloir et remonter par des marches perfides à la neige au dessus. Quand la sécurité de la caravane fut de nouveau entre les mains de Burgener, je me mis à monter, alors que mon mari arrivait déjà sur l’arête. L’ordre de me détacher vint alors et la corde fut lancée à Andenmatten.

Après un regard hâtif à cet inoubliable couloir, nous nous portons en avant, quelque peu fatigués, escaladant, grimpant, ascensionnant les pointes, clochers et promontoires suspendus qui constituent l’arête. Comparativement à nos récents exploits, c’est facile et nos progrès deviennent rapides. Soudain, pourtant, notre chef s’arrête, et, bien que Burgener le presse de continuer, il refuse nettement ; après quelques instants il appelle Alexandre à la tête de la cordée. Je ne puis pas voir son visage, ordinairement si expressif, mais les mots « Herr Gott, unmöglich » « Mon Dieu ! C’est impossible « frappent mes oreilles, et je me hâte en avant pour voir quel nouveau péril nous attend.

Pour faire comprendre la position, il est nécessaire de décrire en détail la très curieuse formation du rocher. L’arête où nous sommes projette une puissante corniche rocheuse, loin au dessus du précipice. Immédiatement au delà cette corniche est rompue. En conséquence l’arête que nous suivons se termine abruptement et il ne peut être question d’aller plus loin, devant nous s’ouvre un espace incommensurable. Six à huit mètres à notre gauche, la véritable arête, sans la moindre corniche de roc, monte rapidement en une série de degrés à pic. Ce n’est pas cette arête que nous regardons, mais bien la face nue qui étend ses à pics au dessous. Eussions-nous même pu atteindre le bas de cette face, que aucun grimpeur ne pouvait espérer s’y cramponner ; du reste nous ne pouvions même pas y arriver : entre elle et nous se trouvait le plus effroyable abîme qu’il m’ait été donné de voir. Cette formation d’arête est unique, à en juger d’après l’expérience de chacun des membres de notre caravane. Cela donnait l’impression qu’il y avait deux arêtes, séparées l’une de l’autre par un abîme infranchissable. Il n’est donc pas étonnant qu’une horreur noire se soit emparée de nous. Il ne fallait pas penser à revenir sur nos traces, et avancer semblait impossible. Nous étions là, totalement impuissants ; nos dents claquaient de froid, un brouillard cruel nous pénétrait de son humidité et venait ajouter l’obscurité à nos autres embarras.

Fort heureusement, au bout de quelques minutes, nous commençons à revenir du choc mental causé par cette coupure tout à fait dramatique de l’arête, et nous entreprenons de réduire ses apparences terrifiantes aux étroites mais tristes limites de la réalité. Comme nous sommes sur une corniche dominant un précipice, il devient évident qu’il nous faut descendre de cette corniche à la véritable arête et de là chercher à attaquer les difficultés qui se présentent en face. Descendre n’est pas très facile, les dalles rocheuses étant en pente abrupte au-dessus du glacier de Kien, et pointes et interstices étant garnis de glace. Pourtant on peut trouver quelques prises sur l’extrême tranchant de la corniche ; après avoir dégagé de glace les diverses fractures ou irrégularités du roc, mon mari arrive à un endroit qui domine immédiatement une crevasse profonde coupant l’arête en corniche de celle qui n’en a pas. Au-delà de ce point l’appui confortable de la corde put nous être donné. Quiconque s’y fût fié, il est vrai, se serait immédiatement vu nager en liberté dans l’air, et l’on peut se demander, comme dans le conte d’enfant, « si tous les chevaux du roi et tous les hommes du roi » auraient suffi à replacer sur l’arête ce pendu aérien. Une recherche minutieuse vint heureusement nous révéler dans le rocher une petite encoche à laquelle on pouvait confier une corde ; bien qu’il fût certain qu’une corde souvent secouée y échapperait, il était non moins évident que bien fixée elle se maintiendrait dans cette position tant qu’une secousse parfaitement appropriée ne lui serait pas donnée. Ce fut pourtant d’un ton peu assuré que partirent ces mots : « Mettez la corde et je vais essayer. » Auxquels Burgener répondit : « Herr Jesus, es muss gehen sonst sind wir aile caput » « Jésus, mon Dieu ! il faut que ça marche sans quoi nous sommes tous fichus. » La corde étant bien fixée à une pointe de roc au sommet de la corniche, l’autre partie fut envoyée en bas et notre chef la força dans la petite encoche. Après l’avoir tendue soigneusement afin d’éviter toute brusque glissade quand son poids s’y pendrait, nous le voyons se suspendre dans l’espace et disparaître. Un moment après nous apprenons sa bonne arrivée, « Ça va bien, il y a de bonnes prises tout le long ».

À la fin il vient en vue, traversant l’abîme béant, et nous le voyons attaquer le rocher au delà et grimper avec circonspection le long d’un gros bloc d’une stabitité douteuse et en équilibre sur l’arête comme une « pierre branlante ».

Trois ou quatre vilains mètres viennent ensuite, puis nous entendons le joyeux « Kommen Sie nur, Alexander » « Venez seulement, Alexandre ». L’ancre de veille de la caravane étant filée, j’avais à suivre, et j’étais aux anges de trouver que je pourrais accomplir sans aide un mauvais pas qui, une minute ou deux auparavant, semblait infranchissable aux plus forts et aux plus hardis.

À le regarder en arrière, le rocher que nous venions de quitter était étrange à l’extrême ; bien qu’au sommet il eût 6 à 8 mètres en largeur, il allait s’amincissant de manière à ne pas avoir plus de 60 centimètres au pied de sa chute ; il semblait même qu’un bon coup de piolet l’aurait envoyé tout entier sur le Glacier de Weingarten. Et, comme des vapeurs entouraient en tournoyant ses à pics, il paraissait chanceler déjà, comme s’il allait tomber. Mais il est maintenant 4 h. soir, et nous sommes encore loin de la bande de neige désirée ; aussi, pendant que l’on aide Andenmatten il passer ce mauvais pas, mon mari se détache, se met au travail et grimpe à un des abrupts échelons de l’arête. La corde nous est ensuite envoyée ; avec son assistance, Alexandre exécute l’escalade à son tour et se trouve en position d’aider le reste de la caravane. Cette manière de procéder est alors répétée. Les rochers suivent les rochers, ici rocailles folles qui partent au moindre toucher, lit contreforts à pic dont l’accès n’est possible qu’avec l’usage des fortes épaules de Burgener comme marchepied. Tout d’un coup, pourtant, les difficultés semblent cesser ; puis notre chef se remet à la corde, et nous faisons résonner les rochers sous nos pas jusqu’à ce que notre route s’élargisse en une grande arête neigeuse.

« Der Teufelsgrat ist gemacht » « La Teufelsgrat est faite », cria Burgener, et nous commençons à marcher à grands pas le long de cette neige qui se dresse, en face et sur notre droite, en une crête rapide. En haut de ces pentes, nous pouvons voir les empreintes d’une caravane qui, sous la conduite de Franz Burgener, a fait, les jours précédents, l’ascension par la voie ordinaire. « Une demi-heure encore et ce sera fini et la Teufelsgrat sera à nous », ajoute Alexandre excité par le succès, pendant que nous nous hâtons, sentant que la réussite est en nos mains. Les empreintes deviennent plus visibles et plus fortes, et nous courons jusqu’à ce que nous puissions placer nos pieds dans les traces même. Là, tout bagage inutile est déposé ; pourtant, Burgener voyant que j’ai très froid me revêt de son manteau et de ses gants. Nous nous dépêchons, ne trouvant à cette neige d’autre difficulté que sa mollesse extrême. Une escalade, sur quelques rocs tranchants comme une ardoise, encore un peu de neige, et à 5 h. 30 soir, nous sommes sur le sommet, pour un moment seulement. Burgener, avec un air des plus sérieux, commence à dire tout de suite : « Je n’aimerais pas un orage sur cette arête. » Il n’y avait du reste aucun doute à avoir sur ce sujet, les nuages nous entouraient, et un grondement lointain venait rouler jusqu’à nos oreilles. «Allez, allez, plus vite, Herr Mommerie ! » puis dans une poussée il me bouscula le long de l’arête. « Allez toujours, je retiendrais une vache ici, » furent les mots encourageants que j’entendis pendant que je descendais pêle-mèle avec tout ce qui se trouvait sous mes pas. Bientôt, les pentes de neige sont atteintes et nos sacs sont repris. Nous courons de notre mieux dans l orage aveuglant, presque assourdis par les bruits répercutés du tonnerre. Mais qu’importait ! Certes, il était tard ; certes, nous avions froid et faim ; certes, nous étions fatigués, nous enfoncions dans le névé jusqu’au dessus du genou, et plus bas la trace avait disparu sous la neige tombant rapidement ; mais « la Teufelsgrat était à nous », et peu nous importait ces petites misères, et nous riions de la tempête en de méprisants jodels, en des cris de triomphe. Une courte traversée sur la gauche, et nous franchissons la rimaye ; une lassante promenade sur de faibles pentes de neige, un peu d’attention en passant quelques crevasses ouvertes, et nos dangers sont finis. À 8 h. soir, nous atteignons le bout du Glacier de Kien, et une fois encore nous voici steppant dans la moraine. Nous descendons des pentes de pierres pendant une autre heure, et je commence à me souvenir que notre dernier repas a eu lieu à 10 h. mat. Comme il devient évident que nous ne pourrons pas atteindre Randa cette nuit, je suggère une halte, idée qui est reçue avec des applaudissements. En quelques minutes nous étions assis sur des pierres variées, mâchonnant notre repas du soir. Le seul mécompte était que nous avions très froid ; mes mains et mes pieds étaient engourdis, et ce qui restait de nos vêtements (nous en avions laissé une bonne partie sur la Teufelsgrat) était trempé ; enfin, le pire de tout, mes brodequins, examinés à la lumière vacillante d’une bougie, semblaient devoir difficilement me porter jusqu’à Randa.

Notre appétit apaisé, je surpris des symptômes de sommeil chez les guides ; en conséquence, je rappelai à Burgener sa promesse de nous amener en tous cas jusqu’à la limite des forêts, afin que nous pussions y goûter la jouissance d’un beau feu. Une fois encore nous partons, soigneusement encordés ; la pente, rapide et coupée de petites falaises, et la nuit, noire comme de l’encre au point de ne rien laisser voir, nécessitaient cette précaution. Nous descendîmes comme s’écroule un château de cartes. Burgener tombant en arrière et me repoussant, et moi repassant le choc derrière moi aux autres. Cette façon d’avancer nous prend jusqu’à 11 h. soir, quand soudain nos guides s’arrêtent et nous demandent, en un chuchottement de terreur, si nous pouvons voir une petite lumière, là sur la droite ? Avec un mouvement de joie, je réponds : « Oui, ce doit être un chalet. » Mon avis est traité avec un silence méprisant. « Alors qu’est-ce que cela peut être ? » Sur un ton d’enterrement, Burgener répond : « Je n’en sais rien ; » mais Andenmatten chuchotte timidement : « les Esprits. » À partir de ce moment, je compris que nous n’aurions pas le feu promis ; que nous serions heureux si nous arrivions à nous glisser sous le couvert d’un rocher pour nous abriter contre l’orage qui menaçait une fois encore d’éclater sur nos têtes.

Quelques pas plus loin, un gros objet noir se dresse devant nous. À l’examen nous reconnaissons que ledit objet peut nous offrir une place convenable pour passer le peu d’heures de nuit qui restent. En cinq minutes les guides ronflaient paisiblement ; mais nous, après avoir secoué l’eau de nos habits trempés, nous fûmes réduits à exécuter diverses danses de guerre avec le fallacieux espoir de nous réchauffer. Lorsque ces exercices devinrent par trop fatigants, nous nous mîmes à guetter le jeu des éclairs autour des pics et des arêtes, et finalement nous réveillâmes les guides avec un piolet et nous les pressâmes de continuer la descente. Ils n’approuvèrent pas du tout cette manière de faire, car ils considéraient leur bivouac comme luxeux et éminemment propre à entretenir un sommeil rafraîchissant. Les deux heures suivantes furent dépensées à glisser lentement ou à dégringoler sur des pentes de pierres coupées de gazon. Nous tournâmes alors à droite sur un terrain plus uni. Mais les guides refusèrent d’aller plus loin dans cette direction, objectant qu’il y avait là au devant de nous, de terribles précipices, et que, dans les ténèbres d’une nuit d’orage, il était ; presque impossible de s’y diriger avec une sécurité suffisante. Les guides encore une fois se mirent à dormir profondément pendant que, fatigués, nous attendions les premiers signes du matin. Une bande lumineuse vient à la fin disperser les ténèbres, nous voyons à peu de distance la sombre ligne des forêts et nous la rejoignons immédiatement. Un feu flambe bien vite et nous essayons de nous réchauffer ; mais, quoique nos pieds et nos mains soient à peu près rôtis et notre figure brûlée, le reste nous semble, peut-être par contraste, plus froid qu’avant et nous grelottons péniblement devant le pétillement des sapins.

Aussitôt le grand jour venu, nous transportons nos lourdes personnes à travers la forêt, le long et en bas des pâturages, enfin à 5 h. 30 mat. nous entrons dans la petite auberge blanche de Randa. Nous éveillons le propriétaire qui nous fait vite un beau feu. Vient un déjeuner chaud ; puis, après avoir rendu justice à ses efforts culinaires, nous grimpons dans un char-à-bancs tout branlant et nous revenons ainsi à Zermatt.

Burgener était dans les meilleures dispositions ; il avait une joie intense à penser que notre non retour, la nuit précédente, aurait donné l’alarme, et que nous aurions l’important privilège de rencontrer une caravane de secours, dûment équipée pour le transport de nos restes en morceaux. Mon mari, lui, n’entre pas tout à fait dans ces sentiments, car il semble avoir une juste appréciation des pourboires, tarifs, et autres agréments pécuniaires qu’entraîne pareil luxe. Nous savions heureusement que nos amis n’étaient pas prêts à penser qu’il pourrait nous arriver quelque dam. Et quand, deux heures plus tard, nous entrons à Zermatt, nous les trouvons, dans leurs chambres, sommeillant encore paisiblement.





  1. A Tramp Abroad, par Mark Twain, pseudonyme de Samuel L. Clemens. London. 1880 et 1881 (richement illustré). — M. P.
  2. L’ascension du Täschhorn par la Teufelsgrat n’avait pas été faite. — M. P.
  3. Ce petit col est identifié, sur la carte suisse, au 1/50.000e — n°533 du Siegfried Atlas — par la cote 3662, située entre le Strahlbett (3755 m.) et le point 4102, contrefort du Tâschhorn (4498 m.). — M. P.
  4. Contritionem præcedit superbia : et ante ruinam exaltatur spiritus (Prov., XVI, 18). — M. P.