Mes haines/Les chansons des rues et des bois

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Mes haines, causeries littéraires et artistiquesG. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs (p. 97-108).
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LES CHANSONS DES RUES ET DES BOIS




Étant donné Victor Hugo et des sujets d’idylles et d’églogues, Victor Hugo ne pouvait produire une œuvre autre que les Chansons des rues et des bois.

Tel est le théorème que je me propose de démontrer.

Je répondrai ainsi aux étonnements de certains critiques, aux attaques singulières dont le poète est l’objet en ce moment. On ne tient nul compte de son passé poétique, on ne s’est point interrogé sur la tournure de son esprit, et chaque lecteur semble vouloir exiger de lui l’œuvre particulière qu’il a rêvée. Le titre du nouveau volume de poésies étant connu, les têtes ont travaillé : chacun a imaginé, selon son tempérament, des tableaux traités d’une certaine façon ; chacun a construit de toutes pièces un recueil contenant telles et telles choses. Puis, lorsqu’on a lu le volume, il y a eu forcément déception ; on s’est irrité contre ce livre, dont le titre mentait ; contre ce chansonnier, qui ne rimait pas de chansons ; contre ce poète, qui se promenait dans les rues et dans les bois, ne voyant pas ce que voient les autres et voyant ce que les autres ne voient pas.

Je ne cesserai de le répéter, la critique, telle qu’elle est exercée, me paraît être une monstrueuse injustice. En dehors de l’observation, de la simple constatation du fait, en dehors de l’historique et de l’analyse exacte des œuvres, tout n’est que bon plaisir, fanatisme ou indifférence. Il ne doit pas y avoir de dogme littéraire ; chaque œuvre est indépendante et demande à être jugée à part. La science du beau est une drôlerie inventée par les philosophes pour la plus grande hilarité des artistes. Jamais on n’obtiendra une vérité absolue, en cette matière, parce que l’ensemble de toutes les vérités passées ne peut constituer qu’une vérité relative que viendra rendre fausse la vérité de demain. C’est dire que l’esprit humain est infini dans ses créations et que nous ne pouvons le réglementer ; certes, je ne crois pas qu’il y ait progrès, mais je crois qu’il y a enfantement perpétuel et dissemblance profonde entre les œuvres enfantées. La création qui se continue en nous change l’humanité à chaque heure ; les sociétés sont autres, les artistes voient et pensent différemment. C’est ainsi que l’art marche dans les siècles, toujours mis en œuvre par des hommes nouveaux, ayant toujours des expressions nouvelles au milieu de nouvelles sociétés.

En présence de cet enfantement continu, en présence de ces milliers d’œuvres qui toutes sont filles uniques, je vous demande un peu s’il n’est pas puéril de monter en chaire et de dicter gravement des préceptes. Songez donc au ridicule personnage que vous jouez, lorsque vous vous écriez : « Moi, je n’aurais pas fait ainsi, — Ce n’est pas le ton de l’idylle, — J’espérais tout autre chose… » Et que nous importe ce que vous auriez fait, ce que vous espériez ! Vous comprenez étrangement le métier de critique, à mon avis. Nous ne vous demandons pas vos impressions ; chacun de nous a les siennes qui valent les vôtres et qui ne prouvent rien de plus que les vôtres. Vous êtes juge, vous n’êtes plus homme ; vous avez la seule mission d’étudier dans une œuvre un certain état du génie humain ; vous devez accepter toutes les manifestations artistiques avec un égal amour, comme le médecin accepte toutes les maladies, car dans chacune de ces manifestations vous trouverez un sujet à analyse et à étude physiologique et psychologique. Le grand intérêt n’est pas telle œuvre ou tel auteur ; il s’agit, avant tout, de la vérité humaine, il s’agit de pénétrer l’esprit et la chair, de reconstruire dans sa vérité un homme aux facultés particulières et puissantes. Contentez-vous, pour l’amour de Dieu ! de cette simple besogne d’anatomiste ; ne vous fatiguez pas à vouloir changer une créature pour la créer de nouveau au gré de vos caprices ; étudiez-la telle qu’elle est, montrez-la nous dans sa réalité, n’ayez pas la sotte pensée de croire que le ciel, en nous la donnant plus parfaite, nous l’aurait donnée plus grande.

Chaque fois que je vais rendre compte d’un livre, je me sens l’impérieux besoin de faire ma profession de foi, tellement je crains qu’on ne se trompe sur mes intentions. Je ne me donne la mission ni d’approuver ni de blâmer ; je me contente d’analyser, de constater, de disséquer l’œuvre et l’écrivain, et de dire ensuite ce que j’ai vu. Je suis simplement un curieux impitoyable qui voudrait démonter la machine humaine, rouage par rouage, pour voir un peu comment le mécanisme fonctionne et arrive à produire de si étranges effets.

Pour quiconque a étudié cette machine puissante, sujette à des détraquements grandioses, qui nous a donné les Feuilles d’automne et les Misérables, Hernani et les Contemplations, il n’y a pas dû avoir de surprise dans la lecture des Chansons des rues et des bois. Victor Hugo, marchant dans les prairies de Tibulle, devait y marcher d’un pas étrange, avec de la violence contenue et un effarement déguisé à grand’peine. Le livre est, je le répète, le produit logique, inévitable, d’un certain tempérament mis en présence d’un certain sujet. Je ne me prononcerai pas sur le mérite absolu de l’œuvre, puisque je ne crois pas qu’une œuvre d’art puisse avoir un mérite absolu ; mais j’expliquerai la production d’un tel livre, pourquoi et surtout comment il est né.

Et maintenant je commence la démonstration du théorème que j’ai posé au début de cet article.

Dans sa jeunesse, Victor Hugo fut un enfant prodige, un rhétoricien habile et puissant. Il écrivit ses Odes beaucoup avec sa tête, presque point avec son cœur. Il s’annonçait ainsi comme un rude dompteur de mots, comme un versificateur colossal qui tirait des figures de rhétorique de surprenants effets. Déjà perçaient, dans ces jeunes œuvres académiques, l’amour de l’énorme, le continuel besoin de l’infiniment petit et de l’infiniment grand ; il y avait de l’effarement en germe dans ces beaux vers froids et sonores, qui frissonnaient par instants. Depuis ces premières œuvres, le poète a grandi dans le sens qu’elles indiquaient. Je le comparerais volontiers à un homme qui resterait pendant vingt années les yeux fixés sur le même horizon ; peu à peu, il y a hallucination, les objets s’allongent, se déforment ; tout s’exagère et prend de plus en plus l’aspect idéal que rêve l’esprit éperdu. On peut suivre, dans les trente volumes qu’il a publiés, le chemin qu’a suivi Victor Hugo pour aller de certaines pièces des Odes à certaines pièces des Contemplations, Je ne puis malheureusement faire ici ce travail instructif ; je me contente de constater que le poète, ou plutôt le prophète d’aujourd’hui, est le produit direct de l’enfant et de l’homme d’hier. Il n’y a pas eu de secousses ; l’esprit s’est lentement développé et a parcouru la route qu’il devait fatalement parcourir.

Je viens d’employer le mot prophète, c’est le seul que je trouve pour désigner nettement Victor Hugo, à cette heure. Il prêche et il prédit ; il dit voir au delà de la matière, voir jusqu’à Dieu ; il a des tristesses, des colères, des amertumes bibliques ; il nous promet de terrasser Satan et de nous ouvrir le ciel. Nous ne l’avons plus parmi nous, et, du haut de son rocher, il se dresse, plus grand et plus terrible ; il a rendu sa parole confuse, étrange, heurtée ; il se plaît dans les obscurités, dans le trivial grandiose, dans le laisser-aller de l’inspiration divine. Je ne sais si je rends bien l’attitude prise par ce puissant esprit, d’une façon inconsciente sans doute. C’est là un fait qui à lui seul me servira à constater de quelle manière sont nées les Chansons des rues et des bois.

Imaginez-vous le poète dans sa solitude, dans son exil. Il est là en révolté, ayant secoué les dogmes littéraires et politiques. Il a conscience de sa force, il s’exalte dans son repos, il regarde fixement le monde qui s’étale devant lui. C’est alors que se produit l’hallucination dont j’ai parlé. Le poète n’aperçoit plus le monde réel qu’au travers de ses propres visions. De tout temps, il s’est peu soucié de la réalité ; il a puisé en lui toute son œuvre. Il a créé une terre imaginaire que son sens créateur, excité par la lutte, a rendue de plus en plus bizarre. En outre, il est très savant, et il ne peut oublier sa science ; il s’est fait une philosophie étrange, une philosophie de poète, et il l’applique à l’explication de l’univers, en révélateur infaillible. Ses sens n’ont plus la simplicité des nôtres ; il va apercevoir une foule de choses dont nous ne nous doutons seulement pas ; puis il expliquera l’invisible, il donnera un corps à ses rêveries les plus vagues. Je voudrais le dresser debout devant le lecteur, tel que je le comprends, avec son bagage de rhétoricien, avec ses draperies de prophète ; je voudrais le montrer délirant à froid, les yeux démesurément ouverts sur ce qui est, pour arriver à distinguer ce qui n’est pas ; je voudrais faire voir en lui le mécanisme de la vision intérieure et faire comprendre ainsi que son œuvre n’est jamais que l’effort puissant d’un esprit qui crée un nouveau monde à sa fantaisie, sans presque se servir de l’ancien.

Vous vous imaginez bien que, lorsqu’un pareil homme va aux champs, il n’y va pas, comme vous ou moi, en bon enfant qui n’entend point malice aux naïvetés de la nature. Il y porte tous les effarements dont sa tête est pleine ; il est un Ezéchiel campagnard. D’ailleurs, il le dit lui-même, il a dompté Pégase pour marcher au pas le long des sentiers fleuris de l’idylle, et il est encore tout essoufflé du terrible effort qu’il a dû faire pour soumettre le grand cheval aux allures modestes d’un bidet de campagne. Vous ou moi, nous serions sortis à pied, nous aurions chanté les bois tels qu’ils sont, sans les transfigurer en Edens, sans les voir en pleine lumière idéale. Le poète, monté sur l’effrayant coursier, qui se cabre, toujours prêt à s’envoler, regarde le ciel et chante une terre de son invention, sans voir celle qui est à ses pieds.

Nos mondes, à nous poètes et romanciers, sont toujours des mondes de création humaine ; il y a sans cesse un voile entre les objets et nos yeux, si mince soit-il, et nous ne peignons les objets que vus à travers ce voile. C’est même en cela que consiste la personnalité, l’art tout entier. Le voile de Victor Hugo est tissu de rayons, et il donne des auréoles à chaque chose. Mettez le poète au milieu d’un paysage ; là un coin de forêt, ici un filet d’eau, puis de larges prairies avec des rideaux de peupliers, et, tout autour, des collines basses, bleuâtres ou violettes. Ces divers détails frapperont l’œil du poète, mais ils vont éprouver de singulières transformations en passant par cet œil pour aller au cerveau : les uns grandiront, les autres rapetisseront, tous se modifieront d’une certaine façon, et le paysage décrit ne ressemblera pas plus au paysage réel, que le rêve ne ressemble à la vérité.

Il est facile de s’expliquer maintenant pourquoi les torchons que voit Victor Hugo sont des torchons « radieux. » Il descend du ciel, et il a encore les yeux tellement aveuglés de clarté, qu’il donne de la lumière à chaque détail. L’idylle devient une hymne, une sorte de vision lumineuse. Les arbres et les moutons sont des personnages importants, le brin d’herbe cause amicalement avec la montagne. Il y a une orgie de rosée et de parfums. La fantaisie en débauche taille à plaisir dans le monde vrai, et invente de nouveaux soleils, de nouvelles campagnes.

Au fond, on trouve toujours l’effarement du prophète. Pégase est mal à l’aise dans cette nature de lait. Ses rudes pieds ne savent galoper que sur le roc, ils glissent sur la mousse. Il n’a plus ses allures libres, et dès lors, lui, le noble cheval, qui hennit si fièrerement, il prend un petit trot maniéré qui fait peine à voir. Vous souvenez-vous du grand Corneille, pataugeant dans les déclarations d’amour, dans ces scènes de politesse et d’étiquette que lui imposait le mauvais goût du temps ? Je songeais à cette maladresse ridicule du vieux tragique, en lisant certaines pièces des Chansons des rues et des bois. On ne vit pas impunément les yeux fixés sur les mystérieuses horreurs de l’inconnu. Lorsqu’on veut ensuite parler simplement des choses simples, il arrive que l’on dépasse le but et que la simplicité devient de la recherche.

L’œuvre entière est ainsi la vision étrange qu’un prophète, qu’un poète savant et puissant, a faite devant les campagnes. Il s’y est donné tel qu’il est, excessif et obscur parfois, hasardant tout, cherchant les audaces, les trivialités, même les grosses plaisanteries. Il parle de la banlieue de Paris comme Dante a parlé du ciel et de l’enfer ; il s’est largement installé dans l’idylle, bousculant tout, mettant à contribution les astres et les fleurs, faisant une dépense effrayante de lumière et d’ombre, apportant dans l’églogue les cris et les grands mots de l’ode, changeant de sujet sans changer de manière, restant prophète quand même, et parlant du moindre brin de mousse avec des solennités écrasantes.

Les Chansons des rues et des bois sont une des faces nécessaires et fatales de ce génie tumultueux, plein de clartés et de ténèbres, que je désirerais pouvoir étudier patiemment, fibre par fibre. Je dois avouer que j’ai goûté de véritables joies à la lecture de ces Chansons, qui étaient telles que je les avais déduites, par raisonnement, des œuvres précédentes. Les gens curieux me demanderont peut-être ce que je pense du livre, en somme. Je leur répondrai que le livre est la manifestation particulière d’un certain état d’esprit, le produit intéressant d’une intelligence qui n’a jamais rien enfanté de commun ni de banal. Je suis heureux que Victor Hugo se soit décidé à se faire berger, et pour rien au monde je ne voudrais que le livre fût autre. Il est le résultat et le complément de tout ce que le poète a écrit ; il développe sa personnalité, il complète sa pensée, il achève de nous donner dans son entier cette individualité qui a empli notre temps. Je me soucie peu de perfection, je ne crois pas à un idéal absolu. Je n’ai que le désir âpre d’interroger la vie, d’avoir entre les mains des œuvres vivantes. C’est pourquoi je me plais au spectacle de ces grands hommes qui se confessent à nous, sans le vouloir, qui se livrent dans leur nudité, qui, chaque jour, ajoutent une page à leurs confidences. Peu à peu, je puis ainsi reconstruire un être, cœur et chair ; je recueille tous les aveux, je prends acte de chaque nouvelle phase, je fais l’analyse et la synthèse, et j’arrive ainsi à avoir le sens de chaque geste, de chaque parole. Dans les Chansons des rues et des bois, Victor Hugo a poussé les confidences très loin, sa physionomie s’est accentuée, et nous avons eu l’explication de bien des détails qui nous avaient échappé jusqu’à ce jour. On comprend maintenant avec quel intérêt j’ai dû lire l’œuvre ; je m’y suis plu, parce que, au delà des mots, je voyais l’homme agir et parler, se dresser devant moi dans sa vérité ; chaque vers était un aveu, chaque pièce venait me dire que le poète, mis en face de la nature, s’était comporté comme je m’y attendais. J’ai joui profondément de la petite joie d’avoir eu raison et de la grande joie de pénétrer les secrets rouages d’une machine, toute de bronze et d’or, dont j’ai admiré le labeur colossal avec les extases d’un homme du métier.

Il y a des gens, — je ne puis m’empêcher d’y revenir avant de terminer, — il y a des gens à qui le titre avait fait rêver une œuvre tout autre. Ils croyaient trouver, dans le recueil, les cris des rues, les refrains populaires, puis les chansons des champs, les naïvetés de la campagne. Ils se plaisaient à penser que le poète allait les faire vivre en pleine forêt, simplement, avec les bouvreuils et les aubépines ; ils seraient ensuite rentrés avec lui dans la ville, ils auraient marché sur les larges trottoirs, regardant la fumée des cheminées et écoutant les bruits sourds des égouts. Ils s’attendaient, en un mot, à une harmonie exquise, faite des rires de la forêt et des sanglots de la ville, à des chants joyeux et tristes, joyeux comme une aurore dans les jeunes feuillages, tristes comme les brouillards qui se traînent dans les carrefours obscurs. Le poète les a trompés, le poète est resté lui-même, énorme, géant, ne voyant que son rêve, cueillant les fleurs avec une délicatesse maniérée, oubliant complètement la ville, dont il avait promis de nous parler, et se promenant dans les campagnes, monté sur son grand Pégase, qui se cogne à tous les arbres. Et cela était fatal, je le répète ; l’étrange aurait été que le prophète quittât son large manteau biblique pour vêtir la simple blouse moderne. Il ne vit pas de notre vie, il est perdu ailleurs, dans le ciel bleu, dans les abîmes noirs ; il parle de notre monde comme en parlerait un habitant de Sirius ; il est trop haut pour bien voir, et il n’a même plus conscience de ce qui nous touche et nous fait pleurer. Victor Hugo n’est plus un homme ; Victor Hugo est un exilé et un prophète.

Je me résume. Victor Hugo, en écrivant les Chansons des rues et des bois, a obéi à tout son passé, à tout son génie. Il ne pouvait les écrire autrement, parce qu’il se serait alors menti à lui-même et qu’il nous aurait donné une œuvre dont rien n’aurait expliqué la naissance.

C’est ce qu’il fallait démontrer.