Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/La porte s’entrebâille

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 213-219).

XXI

LA PORTE S’ENTREBÂILLE

Au collège, il fallait s’y attendre, la situation ne change nullement. Le « gouvernement de la queue » continue d’avoir l’oreille de l’évêque. Et l’on assiste au même travail de sape. Pourtant, cette année-là même, la Providence prépare pour moi la solution tant cherchée. Sans nullement me douter des conséquences, je pose un acte qui me mènera à cet aboutissement.

Henri Bourassa et l’histoire du Canada

Dans la Revue d’histoire de l’Amérique française, volume VI : 430-439, j’ai raconté la part prise par Henri Bourassa à la fondation de la chaire d’Histoire du Canada, à l’Université de Montréal. Voici ce qui s’est passé. Le premier septembre 1913, lord Haldane, lord-chancelier d’Angleterre, prononce, devant le Barreau canadien, un discours qui, à la faveur d’une propagande bien orchestrée, obtient au Canada, en Angleterre et même dans la presse américaine, un large retentissement. Le chancelier a développé cette thèse pourtant assez simple, sinon même banale, qu’aucun homme de loi « en pays britannique surtout, ne possède les éléments de la science légale, s’il ne connaît à fond, non seulement l’histoire du droit proprement dit, mais l’histoire du peuple pour qui les lois sont faites ». Dans Le Devoir du 3 septembre suivant, Henri Bourassa prend occasion de ce discours pour dénoncer, à sa manière, c’est-à-dire sans ménagement, l’enseignement déplorable de l’histoire de l’Angleterre et du Canada dans nos universités et nos collèges. Cet enseignement serait même responsable de l’ignorance, en matières constitutionnelles, de nos hommes de loi et de nos politiciens. Je suis fort tenté d’écrire à M. Bourassa. Le 5 octobre, je lui adresse une lettre ouverte qui paraît dans Le Devoir du 27 octobre suivant. J’y donne raison au directeur du Devoir pour sa critique de l’enseignement de l’histoire du Canada dans le passé. Tient-il compte néanmoins du louable effort accompli, sinon dans nos universités, du moins en quelques-uns de nos collèges, depuis quelques années ? Là-dessus, je lui fais connaître, entre autres choses, l’enseignement qui se donne à Valleyfield, la composition du manuel mis entre les mains des élèves et la substance de ce manuel à propos de notre évolution constitutionnelle. M. Bourassa veut en savoir davantage. Il me demande l’autorisation de publier ma lettre. Ce qui se fait à Valleyfield se fait-il ailleurs et en combien de collèges ? Entre quelques autres, l’abbé Émile Chartier, pour lors professeur au Séminaire de Saint-Hyacinthe, envoie à M. Bourassa une réponse fort pertinente qui justifie mon intervention. Malheureusement les choses n’en resteront pas là. Voici que, de divers côtés, on réclame mon manuel d’Histoire du Canada, on me presse de le publier. Comment dire mon embarras. De ce manuel improvisé, rédigé à la diable, en mes rares moments libres, je ne cache point les effroyables insuffisances. Sa seule valeur, s’il en possède quelqu’une, serait de s’opposer au parfait néant, et voire à ces manuels d’Histoire du Canada en langue anglaise, un moment utilisés en certaines de nos maisons d’enseignement. Mal conseillé par de bons amis, je me mets à projeter un séjour de quelques mois aux Archives d’Ottawa. En ma totale inexpérience, je me persuade qu’en peu de temps j’amasserai assez de matière historique pour étoffer mon cours d’histoire et le mettre en état d’affronter la publication. Cette année-là, ma classe de Rhétorique, classe démembrée, se réduit à quelques élèves, dont un ou deux tout au plus, en état de prétendre au diplôme de bachelier. Deux confrères, complices généreux jusqu’à l’héroïsme, les abbés Antonio Hébert et Moïse Clairoux, s’offrent à me suppléer en classe. Mon vieux professeur, l’abbé Sylvio Corbeil, passé au diocèse d’Ottawa, me découvre une pension gratuite au presbytère de son ami, l’abbé Myrand, curé de Ste-Anne. Pour comble, et à ma grande surprise, mon évêque agrée mon projet et me donne congé pour environ deux mois.

Premier séjour aux Archives canadiennes

Et me voilà parti pour les Archives canadiennes. Je ne suis pas long à déchanter. Les nécropoles des vieux papiers et des vieilles poussières historiques ne sont pas lieux à nourrir les illusions. Laissé à mes seuls moyens, sans personne ou à peu près pour me guider, je me sens tôt déconcerté devant les interminables dépouillements de fonds et de dossiers qu’exigent l’étude de la moindre époque, l’élucidation du moindre point d’histoire. J’emploie tout de même scrupuleusement mon temps. Sans le savoir, je fais mon premier noviciat en la recherche, mais pour me bien persuader, après quelques semaines, que je suis à la poursuite d’un rêve chimérique. Un manuel d’histoire, je l’apprendrai d’ailleurs avec le temps, œuvre non de spécialistes mais de vulgarisateurs, veut cependant que ces vulgarisateurs trouvent à leur portée une riche matière historique amassée et mise en ordre par des spécialistes. Or, dans l’état où se trouvait, en 1913, l’historiographie canadienne, abandonnée depuis un demi-siècle à des historiens amateurs ou improvisés, sur quelles œuvres bien à point aurait pu s’appuyer le modeste vulgarisateur que j’étais ? D’ailleurs aucune synthèse n’avait vu le jour depuis Garneau, si ce n’est celle de Bibaud qui n’en est pas une. Au reste, Garneau n’avait point dépassé 1840. J’esquisse tout de même une dizaine de chapitres du futur manuel. Puis, vers la fin de janvier 1914, emportant avec moi mon rêve avorté, reconnu irréalisable, je reprends le chemin de Valleyfield.

Mon séjour à Ottawa ne sera point sans me rapporter quelques autres profits. J’y possédais déjà des amitiés. Je les dois à la Croisade d’adolescents. J’en conquerrai de plus précieuses, et, parmi celles-là, une qui va me suivre longtemps dans la vie et dont je parlerai tout à l’heure. Les cercles de jeunesse, dans la capitale, m’invitent à leur raconter, en grande intimité, l’aventure de mes jeunes croisés de Valleyfield. Histoire d’obtenir de ces sortes de confidences qu’on n’arrive pas toujours à exprimer dans un livre où, malgré soi, on s’enferme en de certaines réserves.

Rencontre avec le Père Rodrigue Villeneuve, o.m.i.

Est-ce à l’occasion de ces causeries que je fais la rencontre d’un jeune religieux oblat avec qui je vais me lier si intimement ? La première lettre que je possède du jeune religieux — on aura compris qu’il s’agit du Père Rodrigue Villeneuve — est du 6 mai 1914. Je lui ai adressé mes compliments au sujet d’un panégyrique de saint Thomas d’Aquin qu’il vient de prononcer. Ces compliments lui avaient fait un extrême plaisir. Il m’écrit donc le 6 mai 1914 : « Ce qui m’est mille fois plus précieux, c’est l’amitié toute sacerdotale et apostolique que vous voulez bien m’exprimer : misit illos binos. Vous avez saisi à merveille le désir qui m’est venu sur les lèvres en vous quittant, je ne sais trop par quelle audacieuse naïveté : Amicitia pares aut invenit aut facit. » C’est le début de notre amitié.

Ceux qui n’ont pas connu le Père Rodrigue Villeneuve, o.m.i., en sa jeunesse, ne savent pas tout ce qu’il y avait, en l’âme de ce jeune Oblat, d’aimable simplicité, voire de candeur en même temps que d’aspirations à fines pointes vers tout ce qui peut faire la grandeur de l’homme et du prêtre. Un noble cœur, je dirai même un très noble cœur, et aussi un très noble esprit qui se tient des antennes vives, ardentes, vers tout le champ du savoir. Un esprit d’une rare curiosité intellectuelle et qui cherche à communiquer, autour de soi, parmi les jeunes scolastiques dont il est le professeur et parfois aussi le directeur spirituel, la soif et la flamme dont il brûle. Je n’irai plus à Ottawa qu’il ne m’invite à aller parler à ses jeunes religieux. Et toujours son motif sera le même : « Je veux, me répète-t-il, qu’on leur ouvre des fenêtres ; je veux qu’ils sachent ce qui se passe en cette société, en ce monde où, après tout, ils auront à agir. » Plus tard, le cardinalat, au dire de quelques-uns, nous gâtera quelque peu notre « Petit Père Villeneuve », ainsi qu’on l’appelle en ces premiers temps. Mais, vers ces années de 1913 à 1930, quel homme exquis et de quelle intelligence droite il est resté, mêlé à tous nos mouvements et toujours prêt à servir !

Notre amitié, ai-je dit tout à l’heure, semble remonter à 1913, à mon premier séjour à Ottawa. Ne serait-il pas du « Petit Père Villeneuve », cet article du Droit, daté du 31 janvier 1914, que je trouve dans mon premier spicilège, article signé de ce qui me paraît bien un pseudonyme : Yvon Léveillé ? Le signataire y rappelle mes prises de contact avec les groupes de l’Association catholique de la Jeunesse canadienne-française, à Ottawa, puis avec les jeunes filles du Couvent du Sacré-Cœur, quelques jours avant mon départ de la capitale. Devant ce dernier auditoire, j’avais pris pour sujet de ma causerie : « La politique de l’Angleterre et le problème des races au Canada ». Deux couventines, « au son lointain d’une harmonie imitative », sont venues me réciter « La leçon des érables ». Le journaliste s’empare de cette récitation pour former un vœu assez singulier à cette époque, et qui se réaliserait, au moins partiellement, quarante ans plus tard : « Puisse La leçon des érables être l’expression d’un vœu que formulent ceux qui ont entendu M. l’abbé Groulx… C’est lui qui faisait remarquer que chaque crise de notre histoire a enfanté un historien… Il est naturel d’espérer que… nos jeunes Canadiens et nos jeunes Canadiennes apprendront dans le vivant…

… parler maternel
Épopée ou romance où l’âme de leurs pères
Vient prier et vibrer d’un accent éternel,

l’histoire du Canada jusqu’à nos jours par l’abbé Lionel A. Groulx. »

Pour la « neuvième Croisade »

Une autre circonstance, mais de la même date, nous rapprochera davantage. La lutte scolaire franco-ontarienne entre alors chaque jour en sa phase orageuse. Le drame se resserre, en particulier dans la capitale outaouaise, siège principal de la résistance. De retour à Valleyfield, je continue de suivre la bataille de très près. En 1914, le matin du jour où s’ouvre, à Ottawa, l’un des congrès de l’Association canadienne-française d’Éducation de l’Ontario, les enfants de la paroisse de Walkerville, nous apprennent les journaux, s’approchent en corps de la communion. Le geste m’émeut. Il me paraît de ceux qui méritent d’être soulignés et amplifiés. Puisque l’on se bat en définitive pour l’âme des enfants d’une race, pourquoi ne pas enrégimenter, pour un acte comme celui des enfants de Walkerville, toute la jeunesse canadienne-française ? La manifestation me paraît de celles qui peuvent fortement émouvoir l’opinion et surtout agir avec puissance auprès de Dieu. Le 12 mai, sous le titre significatif et évocateur de : « Pour la neuvième Croisade », article recueilli dans mes Dix ans d’Action française, j’écrivis dans Le Devoir : « Je me suis demandé l’autre jour s’il n’y avait pas là, dans ce fait [la manifestation des enfants de Walkerville], l’indication du champ de bataille où il faut diriger tous les enfants de la province opprimée. Je me suis pris à rêver d’une communion annuelle, faite le même jour, de tous les petits héros qui veulent continuer de monter la garde autour de leur école… » Dans Le Droit, le Père Villeneuve — je l’avais consulté sur l’opportunité de cette manifestation d’enfants — relève tout de suite mon article, et relance le projet (Le Devoir, 30 mai 1914). L’Association canadienne-française d’Éducation d’Ontario y adhère spontanément (Le Droit, 2 juin 1914). À Montréal le comité central de l’ACJC y fait écho, écho qui se répercute dans toute la presse canadienne-française d’esprit national, puis dans les maisons d’éducation, puis dans les maisons mères des communautés religieuses qui émettent des mots d’ordre à tous leurs ressortissants. Le 18 juin 1914, dans un second article du Droit, le Père Villeneuve peut écrire : « L’étincelle est devenue un brasier. » La communion « pour la neuvième Croisade » a été fixée au 19 juin, fête du Sacré-Cœur. Ce jour-là la Croisade s’ébranle. Dans toute l’Amérique française de longues files de petits communiants apportent leur épaulement à leurs petits compatriotes en détresse. Scellée dans une collaboration de cette nature, notre amitié entre le Père Villeneuve et moi ne peut que se fortifier et durer. Il m’écrit le 18 mai 1914 : « Je suis ému de voir que nous nous comprenons beaucoup, déjà. »

Je suis rentré à Valleyfield à la fin de janvier 1914. J’y trouve une situation qui, pendant mon absence, ne s’est guère améliorée. Pouvait-elle s’améliorer ? Je l’ai écrit et je l’ai dit tant de fois dans le temps : il n’y allait pas d’un simple antagonisme de personnes ni de groupes. Derrière les personnes s’affrontent deux théories d’éducation, j’oserais presque dire deux conceptions de l’Église. Laquelle l’emportera ? À mesure que le « gouvernement de la queue » se sent débordé par notre idéalisme, il est fatal qu’il se roidisse et fort dangereusement. L’issue de ce débat, tout l’annonce plutôt prochaine et facilement prévisible. Voici longtemps que je cherche à justifier mon départ. Dès l’époque de mon retour d’Ottawa, je vois la porte s’entrouvrir.