Mes mémoires (Groulx), tome I/vol. 1/Retour à Montréal

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Texte établi par Notes de Juliette Lalonde-RémillardFides (p. 239-244).

XXIV

RETOUR À MONTRÉAL

Quelques jours plus tard, après de rapides étapes, nous rentrons à Montréal. Je reviens enchanté de ce voyage. Je n’en rapporte pas moins des impressions mêlées. Là-bas, maintes personnes nous ont demandé : « Vous allez écrire quelque chose sur l’Acadie ? » Ni le Père ni son compagnon ne se sont beaucoup engagés. Au vrai, qu’aurions-nous pu écrire qui, en ce temps-là, ne déplût ou n’attristât nos amis d’Acadie ? Un douloureux problème nous paraissait se poser en toutes les régions : problème à la fois économique et démographique. L’Acadie ne savait plus garder sa population. Les mères acadiennes continuaient leur merveilleuse tradition de maternité. Elles produisaient des hommes pour les États-Unis. À ce propos, dirai-je que ce n’est nullement au cours de ce voyage, que je conçus mon petit roman : Au Cap Blomidon, roman de la reprise de la terre acadienne. L’idée en a pu germer inconsciemment en moi devant le spectacle de l’émigration des fils d’Acadie, douloureuse désertion de la terre si péniblement reconquise. Déportation par soi-même. L’idée de ce roman ne prit corps que plusieurs années après, à Saint-Donat où je passais alors les mois d’été. Du reste, le répéterai-je, Au Cap Blomidon, comme L’Appel de la Race et comme Les Rapaillages, n’ont prétendu satisfaire qu’un besoin d’évasion. Je n’y ai jamais vu qu’un amusement ou un passe-temps de vacances.

Amitié du Père Rodrigue Villeneuve, o.m.i.

De ce voyage, je rapportais surtout une grande amitié. Les deux compagnons revenaient d’Acadie, je crois pouvoir l’affirmer, encore plus profondément amis qu’ils ne l’étaient au départ. Pendant un mois, le voyage leur avait permis de vivre côte à côte, dans la plus grande intimité. Chaque jour, j’avais découvert, en mon jeune compagnon, un vrai religieux et qui s’appliquait à l’être magnifiquement. Il m’avait paru si passionné de vérité, si désireux de s’instruire de tout ce qui peut faire un esprit lumineux, une âme sacerdotale si ambitieuse de se donner pleinement au service de l’Église. Avec tout cela un esprit tout en droiture. Et bien que ferme et solide, un cœur d’or. Le 12 septembre qui suit notre séparation, le cher ami s’étonne déjà de mon silence et il m’écrit d’Ottawa :

Cher ami,

Votre lettre, sans être tardive, a vraiment été bien accueillie. Pour le dire simplement, je m’ennuyais de vous. Après avoir été inséparables pendant quatre semaines, à la vérité, j’ai trouvé la séparation cruelle.

Et le Père s’interrogeait sur l’impression qu’aurait pu me laisser sa conduite de religieux en voyage :

Lacordaire portait tout l’ordre en son grand habit blanc : eût-il été bon que la Congrégation des Oblats fût jugée en moi ? Je vous dispense de toute réponse.

Je retrouve aussi en cette lettre cet autre mot affectueux :

En tout cas, il demeure que de mon voyage le plus doux souvenir sera incontestablement les intimes causeries qu’il m’a procurées avec le compagnon que je m’étais choisi.

Entre nous deux un lien s’était noué que rien, semblait-il, ne saurait plus briser. Amitié précieuse et qui, par surcroît, m’a grandement servi. Aux jours les plus périlleux de ma vie, elle me fut un ferme soutien et un noble stimulant. Amitié solide qui devait durer, même après que mon ami — ce qui est chose rare — fut élevé à l’épiscopat. Amitié que la deuxième Grande Guerre devait assombrir sans pourtant la briser, même si en mon cœur elle devint une amitié souffrante.

Départ définitif de Valleyfield

Rentré à Montréal, je dus m’occuper de mon installation. Et d’abord aller chercher à Valleyfield mes livres et autres objets. Quel visage m’y ferait-on ? Mgr Émard, toujours diplomate, m’avait écrit une fort belle lettre d’adieu, un document pour faire travailler les archivistes. Mgr Émard soignait volontiers son personnage pour l’avenir. L’un de ses anciens grands vicaires me le confiera un jour, l’Évêque de Valleyfield aurait écrit ainsi beaucoup de lettres qui n’auraient jamais atteint leurs destinataires pour n’avoir point franchi les murs de l’évêché. La lettre d’adieu de Mgr Émard ne débutait plus comme les autres, par le « Mon cher enfant », mais par le « Cher Monsieur ». Je la cite en entier :

Valleyfield, 14 août 1915.

M. l’abbé L. Groulx, prêtre

Cher Monsieur,

Pour donner à votre lettre du 5 du courant la suite que vous attendez, j’ai déposé votre « Exeat » entre les mains de Mgr É. Roy qui a dû le remettre à Mgr l’Archevêque. Je vous vois partir avec chagrin et vous le savez. Ce qui me console, c’est l’assurance des bons sentiments que nous garderons toujours réciproquement et aussi la perspective de l’utilité plus grande que sur un autre théâtre vous pourrez donner à votre vie sacerdotale. Je ne vous demande qu’une chose, de vous considérer toujours comme de la maison chez votre premier Évêque, et de venir souvent nous voir, sachant très bien tout le plaisir que nous fera chaque nouvelle visite. Mgr de Montréal me remercie chaleureusement de vous avoir accordé la permission de passer dans son diocèse ; c’est dire qu’il aura pour vous l’affection que je vous garde moi-même. Ce sera, avec les bénédictions de Dieu, le gage de vos succès dans toutes les œuvres qui pourront vous être confiées.

Croyez-moi toujours,
cher Monsieur Groulx,
Votre affectionné
et très dévoué en N.S.
† Joseph Médard,
Év. de V.

Tristesse de ce départ

J’arrivai à Valleyfield dans les premiers jours de septembre. Je ne me souviens pas d’avoir pu rendre visite à Mgr Émard. Était-il absent ? Était-il encore à Port-Lewis, sa résidence d’été ? Au Collège où les classes étaient reprises depuis quelques jours, j’eus le désagrément d’apercevoir mes bibliothèques et mon bagage sortis de ma chambre et jetés pêle-mêle dans le corridor. On ne pouvait ignorer, puisque je l’avais écrit, que je serais là dès les premiers jours de l’année scolaire. Le nouvel occupant de mon ancienne chambre n’avait eu ni la délicatesse, ni la décence d’attendre. Et cela s’était fait à la porte de mon vis-à-vis, le supérieur, l’abbé Sabourin, que je considérais, sinon comme l’un de mes amis, du moins, comme un sympathisant. Mais le vent avait tourné. On ne voulait pas se compromettre, sans doute avec le galeux que j’étais devenu. L’indélicatesse me froissa tellement que je décidai d’aller prendre tous mes repas en ville chez des parents. Je ne reparus pas à la table des prêtres. L’un de mes anciens élèves et pénitents, extrêmement dévoué, Donat Boutin, futur jésuite, se chargea charitablement de fréter mon bagage et de l’expédier à Montréal. Et ce furent pour moi les adieux du collège où j’avais pourtant quelque peu travaillé. Je ne quittais pas Valleyfield en expulsé. Je pouvais même considérer mon entrée à Montréal comme une promotion. Mais je partais ; et je partais pour mon nouveau diocèse sans poste bien défini. Tout un petit monde me considérait forcément comme un vaincu. J’étais l’homme qui avait dû lâcher prise et dont l’on allait enfin se débarrasser. De là le sans-gêne de quelques-uns et la volte-face de quelques autres. Quelle attitude adopterais-je toutefois à l’égard de ce monde avec qui j’avais vécu presque quinze ans de ma vie ? Il me répugnait de me donner l’air théâtral, de secouer la poussière de mes souliers et de me renfermer dans une mine de boudeur. Cette fois encore, les hommes m’aideraient à régler mon attitude. L’abbé Albert Dandurand, un de mes anciens dirigés, se préparait à son ordination sacerdotale. Il chanterait sa première grand-messe à la Cathédrale de Valleyfield. Il m’invita à donner le sermon de circonstance. Je lui fis observer l’embarras où me mettrait un si prompt retour à Valleyfield. Les instances du jeune abbé me contraignirent à remettre toute l’affaire entre les mains de mon bon ami, le chanoine Simon, alors curé de la Cathédrale. « Monseigneur, me dit le Chanoine, n’a pas coutume de faire la moindre difficulté en ces sortes de circonstances. Il en passe par les désirs du jeune ordinand. Pour plus de sécurité, j’en conférerai avec l’Évêque et je vous écrirai. » Quelques jours plus tard, je recevais la réponse de M. Simon :

« Monseigneur se réserve le privilège d’inviter lui-même le prédicateur de la circonstance. »

Je ne fus pas le prédicateur invité. Et je sus à quoi m’en tenir de façon claire et décisive sur la chaleureuse, mais suspecte invitation à « venir souvent nous voir, sachant très bien tout le plaisir que nous fera chaque nouvelle visite ». D’autre part, cette rebuffade me libérait de mes scrupules, je pourrais ne plus reparaître à Valleyfield, sans avoir l’air ni d’un boudeur ni d’un rancunier.

Ainsi se termina toute une étape de ma vie où j’avais conscience pourtant de n’avoir ménagé ni mon dévouement, ni ma santé. Je quittais une œuvre — je l’ai dit et je le répète — que j’avais passionnément aimée. Je la quittais sans amertume, mais non sans un peu de mélancolie, je dirais même, le cœur déchiré. C’était plus qu’une césure dans mon existence : c’était une brisure. Il me semblait que j’assistais à la fin de ma jeunesse. Le Père Rodrigue Villeneuve, à qui j’avais fait rencontrer quelques-uns de mes jeunes gens, m’écrivait ces lignes pour me consoler :

Tout d’abord quel plaisir vous m’avez fait savourer que de me mettre en contact avec ces âmes si droites et généreuses. De vraies âmes neuves, mais durables, que celles qui m’ont accueilli à Valleyfield. Ça été une vision passagère des heures douces et vraiment très élevées que vous avez vécues à vous dépenser pour eux ; et j’ai éprouvé en les quittant un peu de la mélancolie poignante qui vous étreint sans doute vous-même à la veille de votre départ. Mais que tout cela est bon puisque tout cela fait tant souffrir. Dieu, dont les desseins admirables sont à l’encontre de la sagesse et surtout de l’ambition des hommes, vous prépare sans doute de consolantes revanches intimes, celles qui consistent à voir mûrir comme sous la main du ciel des semences que l’on a dû lui abandonner.

Propos d’ami, propos encourageants. Mais l’avenir était là qui se montrait à moi avec un visage austère. Au juste, que me réservait-il ? À Valleyfield, un très haut personnage, qui ne m’aimait point plus qu’il ne faut et qui croyait deviner, dans mon passage à Montréal, une intervention de l’abbé Élie Auclair, disait volontiers autour de soi, m’a-t-on rapporté dans le temps :

— Il croyait s’en aller à l’Université ; il s’en va « petit vicaire » à Saint-Jean-Baptiste. Il va apprendre, à ses dépens, qu’à Montréal, ce n’est pas l’abbé Auclair qui mène.

Que ferait la Providence du « petit vicaire » à Saint-Jean-Baptiste ? Dans le temps, et surtout dans les années prochaines, des amis très complaisants et très généreux se plairont à voir, dans mon changement de diocèse, un appel, une destination providentiels. Au lieu d’un groupe de jeunes gens à diriger, la Providence m’aurait confié un peuple, notre petit peuple. Rien que cela… Ce rôle serait-il vraiment le mien ? Mes épaules le pouvaient-elles porter ? Le Canada français allait vivre dangereusement. Il y avait déjà la guerre, la première Grande Guerre. Après la guerre, il y aurait l’offensive du centralisme canadien, puis la terrible épreuve du grand chômage. Mal gouverné, d’une démarche indécise et ballante, notre peuple aurait besoin de se retrouver, de chercher la formule de son avenir et de sa vie tout court ; il lui importait souverainement de se ressouder à son destin, à son passé, s’il les voulait continuer… Mon rôle, si humble qu’il pût être, la Providence l’aurait-elle fixé à cette conjoncture et pour quelle tâche précise ? Qu’en pouvais-je savoir ?