Mes mémoires (Groulx), tome II/vol. 3/« Notre doctrine »

La bibliothèque libre.
Fides (p. 17-21).

II

« NOTRE DOCTRINE »

J’avais pris la direction de L’Action française en octobre 1920. Dès la livraison de janvier 1921 paraissait mon article : « Notre doctrine ». Aujourd’hui j’écrirais sans doute ces pages avec plus de précision, une optique élargie. À cette « doctrine », j’ajouterais quelques éléments. Si je me reporte à l’année où cet article fut écrit, je ne crois pas, en bonne conscience, qu’il manquât tellement d’à-propos ni d’originalité. S’il est vrai que toute pensée neuve ou qui se prétend directrice provient, on l’a dit, de « l’intersection d’une expérience personnelle et d’une rencontre avec un milieu neuf » (Jean Guitton), je n’avais, pour me rencontrer avec cette pensée, qu’à me souvenir de mon entrée dans la vie, à la sortie du collège. Combien mon patriotisme, ou si l’on préfère, mon nationalisme, que je sentais vif, ardent, presque aigri, me paraissait néanmoins instinctif, presque inconscient, dépourvu d’assises solides, autant dire doctrinales ! Et je n’avais eu besoin que de mes rencontres avec la jeune génération et avec mes aînés pour apprendre jusqu’à quel point l’on souffrait du même vide que moi-même.

Après quelques considérations sur ce qui constitue la virilité ou la personnalité de l’homme et des peuples, j’indiquais aux petites nations, aux jeunes peuples encore à demi conscients et toujours en tutelle, la tâche immédiate et nécessaire :

L’effort que leur destinée leur commande, c’est de se dégager de la sujétion étrangère et de l’inconsistance de leurs propres pensées ; c’est de s’élever jusqu’à la personnalité nationale, jusqu’à l’état d’âme supérieur où ils prendront en eux-mêmes, dans la synthèse de leurs vertus natives, dans le commandement de leur histoire et de leur vocation, le gouvernement immédiat de leur pensée, l’essor souverain de leur vie.

De là, serrant de plus près la question, je tentais la définition d’une doctrine de vie à l’usage de notre petit peuple :

Notre doctrine, elle peut tenir tout entière en cette brève formule : nous voulons reconstituer la plénitude de notre vie française. Nous voulons retrouver, ressaisir, dans son intégrité, le type ethnique qu’avait laissé ici la France et qu’avaient modelé cent cinquante ans d’histoire. Nous voulons refaire l’inventaire des forces morales et sociales qui, en lui, se préparaient alors à l’épanouissement. Ce type, nous voulons l’émonder de ses végétations étrangères, développer en lui, avec intensité, la culture originelle, lui rattacher les vertus nouvelles qu’il a acquises depuis la conquête, le maintenir surtout en contact intime avec les sources vives de son passé, pour ensuite le laisser aller de sa vie personnelle et régulière. Et c’est ce type français rigoureusement caractérisé, dépendant d’une histoire et d’une géographie, ayant ses hérédités ethniques et psychologiques, c’est ce type que nous voulons continuer, sur lequel nous appuyons l’espérance de notre avenir, parce qu’un peuple, comme tout être qui grandit, ne peut développer que ce qui est en soi, que les puissances dont il a le germe vivant.

Programme ambitieux ! Avant d’en aborder l’exécution, il fallait indiquer, au moins brièvement, les altérations subies en Amérique par le type canadien-français. Ces altérations provenaient, sans doute, du mal prédominant de la conquête anglaise. Mal aggravé, toutefois, et ici l’on retrouve mon pessimisme de ce temps-là sur notre régime politique, mal aggravé, écrivais-je, depuis 1867, par le fédéralisme :

La confédération peut avoir été une nécessité politique… Elle n’a pas empêché que le système n’ait tourné contre nous de considérables influences…

Pessimisme, comme on va le voir, qui rejoint d’assez proche l’école de nos jeunes historiens et qui aboutissait à marquer nettement, dès cette époque, l’orientation presque fatale où s’en allait tout le système fédératif. Quelle résonance prennent, en effet, ces lignes écrites il y a trente ans :

Le système politique de notre pays, tel qu’en voie de s’appliquer, ne conduit pas à l’unité, mais tout droit à l’uniformité. Les idées qui prédominent à l’heure actuelle, au siège du gouvernement central, tendent à restreindre d’année en année le domaine de la langue française, à miner sourdement l’autonomie de nos institutions sociales, religieuses et même politiques [C’est moi qui souligne]… Autant de symptômes, autant de faits indéniables qui suffisent à expliquer les régressions de la personnalité nationale chez nous et la part très grande qu’a faite L’Action française et que longtemps encore elle devra faire aux œuvres de pure défense.

Le pur négatif, dans l’œuvre défensive, ne pouvait néanmoins me satisfaire, non plus que mes collègues, presque tous hommes d’action. L’important dans la vie d’une petite nation « affaiblie par des emprunts malsains », c’était de se fortifier par le dedans. D’où l’indication des sources où puiser « les forces de réparation et de nutrition ». Ces sources, je les ramène à deux : « celle qui coule à Rome… celle de France, d’où nous est venue toute notre vie naturelle ». Je n’hésite pas à transcrire tout ce passage qui me paraît caractéristique de mes pensées de ce temps-là :

La première [la source de Rome] nous donnera des maîtres de vérité, ceux qui fournissent des règles aux esprits, qui font briller de haut les principes sans lesquels il n’est point de ferme direction, point de fondements sociaux intangibles, point d’ordre permanent, point de peuple assuré de sa fin. Dans l’ordre naturel, la culture de France, l’éducatrice immortelle de nos pensées, achèvera le perfectionnement de nos esprits. Et quand nous parlons de culture française, nous l’entendons, non pas au sens restreint de culture littéraire, mais au sens large et élevé où l’esprit français nous apparaît comme un maître incomparable de clarté, d’ordre et de finesse, le créateur de la civilisation la plus saine et la plus humaine, la plus haute expression de la santé intellectuelle et de l’équilibre mental. Et nous entendons également non pas une initiation qui tourne au dilettantisme ou au déracinement, mais une culture qui serve sans asservir, qui sauvegarde nos attitudes traditionnelles devant la vérité, qui, devenue une force réelle et bienfaisante, permette à notre élite prochaine de s’appliquer plus vigoureusement à la solution de nos problèmes, au service de sa race, de son pays et de sa foi.

On l’observera : cet appui sur la culture de France entendait se défendre de toute inclination au colonialisme culturel. Ce serait un appui ; ce ne serait pas une tutelle. Pour s’en expliquer plus clairement, le directeur de L’Action française recommandait le recours à l’histoire, aux « sources qui nous sont plus proches, qui emportent avec elles la substance de notre passé et de nos traditions ». « Jamais, insistait-il, le magistère de l’histoire ne devra se taire au milieu de nous. Et nous faisons de cet enseignement un autre article de notre doctrine. » Sur ce point capital, je n’épargnais point l’insistance :

Un programme d’action nationale ne saurait oublier le point d’appui nécessaire, le type humain qui est en cause… Puisque nous voulons vivre, apprenons d’abord quelle vie est en nous, quel germe attend de s’épanouir… Pour secouer plus rapidement le maquillage anglo-saxon… pour nous changer en sang et en nourriture les meilleurs éléments de la pensée française, rien ne vaudra mieux que de laisser agir le principe vivant qui est en nous… n’avoir plus que cette volonté : être absolument, opiniâtrement nous-mêmes, le type de race créé par l’histoire et voulu par Dieu.

Enfin, après les sources françaises, je revenais plus amplement aux sources romaines. Délégué, mandaté en quelque sorte par mon Archevêque à la direction de L’Action française, j’étais bien résolu, dans mon action patriotique, à ne me dépouiller en rien de ma qualité de prêtre, de mon caractère sacerdotal. J’apercevais là, du reste, une transcendance d’objectif ou de fin qui ne m’a jamais gêné. Et je cite encore cet autre extrait qui, dans ma pensée, établissait la coordination des plans : le temporel et le spirituel, et me paraissait sauvegarder l’essentielle hiérarchie :

Les nations aussi bien que les individus sont soumises aux fins suprêmes ; une nation n’a même de raison d’être que dans le respect et la glorification de cet ordre. Et c’est pourquoi nous nous attachons à l’Église catholique, non pas seulement parce qu’elle est la plus grande puissance intellectuelle, le vaste dépôt de l’universelle vérité ; non pas seulement parce qu’elle est l’auguste et la première gardienne de l’ordre moral, [mais parce] que, de l’ensemble harmonieux des vertus qu’elle propose aux peuples, dépend la prospérité sociale. Nous nous attachons à l’Église, d’abord pour les titres divins qui l’imposent à nos esprits et à nos cœurs, parce qu’en elle seule les nations atteignent les fins de Dieu et qu’avant tout nous voulons, comme catholiques, que notre peuple accomplisse sa destinée chrétienne. Et c’est parce que nous sommes convaincus que, même dans l’ordre chrétien, un peuple ne remplit pleinement sa mission que s’il reste soi-même ; c’est parce que nous croyons que l’œuvre du peuple canadien-français sera d’autant plus large et féconde qu’il aura mieux sauvé sa parcelle d’originalité, les principes d’action qui lui sont propres : ses admirables qualités latines et apostoliques, ses affinités avec le catholicisme, c’est pour toutes ces hautes raisons que nous voulons le garder français.

Ainsi, en janvier 1921, proposais-je, « au large public de L’Action française…, à tous nos frères des autres provinces canadiennes et des États-Unis », le problème de la survivance nationale. On s’étonnera peut-être que je n’aie pas repris, en cet article-programme, le thème de la synthèse vitale. Il sera bon de se rappeler que cette déclaration doctrinale paraissait dans le numéro même où, sous la signature d’Édouard Montpetit, la revue inaugurait son importante enquête sur « Le problème économique ». C’était l’un des éléments de la synthèse. On notera aussi que, dans le numéro précédent, celui de décembre 1920, j’avais écrit, pour la même enquête, l’article-manifeste.

L’article sur « Notre doctrine » se terminait par un avertissement qui, hélas, n’a rien perdu de son opportunité :

Nous ne nous flattons point d’espérances chimériques. Il faut plus longtemps qu’une vie humaine pour faire triompher une doctrine, pour mettre d’accord les hommes d’une même patrie, sur quelques points fondamentaux.

Mais qu’apportait de neuf, d’original, l’Action française ? Pour réaliser son vaste et difficile programme, saurait-elle trouver ses propres voies et moyens, faire preuve d’assez de lucidité d’esprit et d’énergie ? C’est ce que nous allons voir. On voudra bien retenir tout de suite que nous appliquerons désormais à ce mouvement les seuls noms d’Action française et de Ligue d’Action française.