Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 5/Chez les historiens

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Fides (p. 115-122).

VIII

CHEZ LES HISTORIENS

Avant mon départ pour la France, j’avais inscrit dans mon programme de voyage, une visite aux historiens, du moins aux plus huppés, aux gloires régnantes. Je désirais vivement les interroger sur leur métier, leur méthode de travail, etc. Aussitôt mes conférences terminées à la Sorbonne, devenu plus libre, je me mets en frais d’amorcer ces visites.

Chez Georges Goyau

La chose va toute seule avec Georges Goyau. Il avait assisté à plusieurs de mes cours ; il m’avait invité à un dîner des Publicistes ; je l’avais rencontré chez Louis Artus ; il me donne rendez-vous chez lui, 36 rue de la Pompe, pour le 7 février, à neuf heures et demie de la matinée. Faveur exceptionnelle puisqu’il ne reçoit jamais personne dans l’avant-déjeuner. J’ai gardé mes notes de cette entrevue. Je les transcris, telles que je les ai rédigées, toutes chaudes, ce même jour sans doute. Je n’y ajoute que quelques légères corrections :

« À 9h.½ exactement, j’étais à 36 rue de la Pompe, connaissant les habitudes de ces hommes très occupés et très laborieux, et leur souci de la ponctualité. On me fait entrer dans un petit salon de physionomie bourgeoise, mais simple. Au mur un portrait de l’historien en plain-pied, en tenue d’académicien. Sur la cheminée un portrait de Foch avec dédicace, une statuette de la Petite Thérèse. L’homme que j’aperçois derrière sa table de travail paraît si grêle, si menu, qu’on se demande comment un si petit corps peut loger une si belle et si grande âme. Il porte une barbe blanche, courte ; il a des cheveux grisonnants qui se raréfient, le teint parcheminé ; mais les yeux, le sourire restent étonnamment jeunes et doux, pleins de candeur et parfois j’entends un éclat de rire qui est presque celui d’un adolescent. Il est bien vrai qu’une certaine pureté d’âme confère au visage humain un air d’immortelle jeunesse.

Et je pose mes questions. L’historien croit à l’histoire synthétique, est persuadé qu’on en peut dessiner les lignes générales, qu’il s’agisse de vie politique, économique, sociale ou religieuse. Il suffit d’une enquête bien menée et d’un peu d’envergure d’esprit pour y arriver. Il ne croit point à la biographie ni au portrait. Les actions humaines restent secrètes et cachées dans leurs sources. L’homme est un inconnu pour soi-même. Comment ne le serait-il point pour l’historien ? Ses mémoires, ses lettres ne le révèlent pas entièrement, parce qu’il ne s’y met pas entièrement. Souvent les plus grandes actions de la vie d’un homme sont déterminées par de petits faits qui échappent aux investigations de l’historien. Rien de plus mystérieux que la psychologie humaine. À ce sujet, M. Goyau me confie qu’il va éditer prochainement les lettres de Montalembert à Lamennais, et que cependant, dans cette correspondance, il devra supprimer certains passages douloureux pour Montalembert et pour sa famille, et sans lesquels cependant un portrait de Montalembert reste incomplet, et certaines de ses attitudes restent sans explication. D’où, pour Goyau, le discrédit dans lequel tombe le portrait historique, parce que fatalement il y entre trop de fantaisie. Une autre anecdote : un jour le général Pilsudski [dictateur en quelque sorte de la Pologne après la guerre de 1914] vient en France. Il est reçu à son arrivée par MM. Millerand et Briand (donc rencontre de trois anciens socialistes). Aussitôt en voiture, M. Pilsudski dévisage M. Briand et lui jette à la figure : — “C’est vous ?”, puis se penchant du côté de Millerand : — “C’est lui ?” » — “Et c’est moi !”

M. Goyau croit beaucoup à l’utilité, à la nécessité du cadre en histoire. Rien ne s’explique qu’une fois bien situé. D’où nécessité de recourir au synchronisme et de faire la chasse aux faits analogues.

Pour M. Goyau, le grand historien de l’antiquité, c’est Thucydide. Ses discours sont dépourvus de rhétorique vide et dévoilent la psychologie de ses personnages. Décidément la psychologie tient une grande place dans la conception de l’histoire de Georges Goyau. Ce qu’il aime et admire en Pierre de La Gorce, c’est le rôle, en son œuvre historique, accordé à la psychologie collective. S’il ne croit point au portrait psychologique de l’individu, il croit au portrait psychologique d’un peuple, d’une époque.

Incidemment il en vient à parler de la nouvelle école historique qui prise assez peu la méthode ou le genre Goyau ou La Gorce. — Eh bien, quel est votre sentiment sur cette école ? — Oh ! je la crois excellente, pourvu qu’elle ne prétende pas faire de l’histoire. Elle fait tout au plus du déballage historique. — Et vous ne croyez pas à son souci de l’objectivité ? — Mais toute œuvre historique qui prétend être une œuvre littéraire, une œuvre d’art, comporte, par cela même, une part de subjectivisme. Ces Messieurs font de l’histoire, mais sortent de la littérature. Ce ne sont plus que des fichiers. Et que vaut-elle leur objectivité ? Hypnotisés par le document, ils oublient de l’éclairer par ses entours, et, par exemple, par le synchronisme. Voyez encore ce que, pour un grand nombre, a été cette objectivité : ils ont fait l’histoire en ignorant totalement le fait religieux. Ils ont fait le tableau du 17e siècle et n’y ont aperçu que deux ou trois faits religieux : l’Édit de Nantes, le jansénisme, le quiétisme. Mais l’influence profonde de l’Église sur la vie intellectuelle, morale, de la nation, son œuvre civilisatrice en France, dans les missions, ils ne l’ont pas aperçue.

Méthode proprement dite de M. Goyau : pour la recherche des sources “il faut flairer”. Dans des brochures de rien du tout, en des livres massifs, illisibles souvent, l’on trouve le trait, l’anecdote pittoresque qui projette l’éclair sur le passé, la vie d’un homme. Ses ouvrages sur le protestantisme allemand révèlent sa méthode. Les fruits de ses recherches sont recueillis sur des fiches, c’est-à-dire des bouts de papier de toutes les dimensions, qu’il numérote et dont les numéros sont ensuite reportés sur son plan.

En somme, il tient l’histoire pour une science fort conjecturale. Il s’amuse des erreurs de détail — erreurs réelles — qu’un jeune séminariste de 19 ans du Grand Séminaire d’Orléans prend à tâche de relever dans sa grande Histoire religieuse [de la France]. Il se demande quelle histoire, dans cinquante ans — avec le développement formidable du journalisme — il sera possible d’écrire. Il fait des rêves : il voudrait avoir trente ans pour établir la courbe de la vie religieuse en France, du 17e siècle à nos jours. »

Pendant trois quarts d’heure au moins, j’écoute parler ce petit homme qui me reçoit avec une bienveillance exquise. Rien de la politesse commandée. Le don de soi dans la plus parfaite charité. Il a fait brèche de ses habitudes, à son programme journalier, pour me recevoir. M. Goyau s’enferme, chaque jour, en son cabinet de travail jusqu’à une heure de l’après-midi. Personne, sauf madame Goyau, ne peut, en ce temps-là, entrer chez lui. Son téléphone est coupé. L’après-midi, il le consacre à ses entrevues, à ses cours — il en donne à l’Institut catholique ―. Au moment de prendre congé, le voyant de plus près, je ne puis m’empêcher de remarquer davantage la frêle complexion de ce petit homme, déjà presque blanc, voûté, ramassé sur soi. Léon Daudet, qui avait le trait cruel, ne l’avait-il pas comparé un jour à un « singe sur un orgue de barbarie » ? Mais, en même temps, je me sens tout ému devant ces yeux si vifs, si pleins de vitalité, qu’on dirait un vieillard ramassant ses forces à tout instant. Et comme je lui dis mon étonnement de son extraordinaire fécondité intellectuelle : tous ces cours, toutes ces conférences distribués à gauche et à droite, ces articles à je ne sais combien de revues, et par surcroît, la publication d’au moins deux volumes par année, ce grand modeste me répond en souriant : — « Oh vous savez, avec un bon secrétaire, on peut faire beaucoup. Or, mon secrétaire est lui-même professeur à l’Institut catholique de Paris. »

Chez Pierre de La Gorce

Je désirais aussi grandement rencontrer celui-là. Je ne pouvais oublier qu’au début de ma carrière d’historien, Pierre de La Gorce avait été, parmi les historiens français, celui que peut-être j’avais le plus lu et le plus admiré. Ses gros volumes du Second Empire m’avaient paru quelque peu prolixes. En revanche quel souvenir j’avais gardé de son Histoire de la Seconde République et surtout de son Histoire religieuse de la Révolution française. Il me semblait qu’on ne pouvait tenter plus admirable reconstitution du passé. En ces jours de 1931, c’est par M. de La Gorce que j’aurais voulu commencer ma tournée d’historiens. La Providence me servit à souhait. Dès mon déjeuner chez Louis Artus, il arrive que j’ai pour voisine à table, la fille de l’historien, Mlle Agnès de La Gorce, elle-même femme de lettres, et qui est l’auteur d’intéressants ouvrages sur quelques poètes anglais. L’avait-on placée à mes côtés parce qu’on me croyait fort en littérature anglaise ? Hélas, de cette littérature, je n’avais guère lu ses poètes et ses prosateurs, sauf ses auteurs catholiques, Newman, Hilaire Belloc et quelques autres. Je connaissais plutôt les parlementaires et les historiens anglais. Je profite du premier moment pour lui présenter ma requête : « Mademoiselle, lui dis-je, je suis un grand admirateur de votre père. J’ai lu presque tous ses ouvrages. Je l’admire comme un maître. Vous ne sauriez croire combien je serais heureux de l’aller saluer. » Mlle de La Gorce me répond tout de suite : « Oh ! M. l’abbé, ce sera la chose la plus facile du monde. Mon père a une dévotion toute spéciale pour ses admirateurs qui vivent au loin. Je lui ferai certainement part de votre désir. » Et comme je glisse à Mlle de La Gorce, l’un des motifs de ma demande : « J’aimerais beaucoup l’interroger sur sa méthode de travail », elle me répond : — « Sa méthode ? Gardez-vous-en bien ; je crois vraiment qu’il n’en a aucune. »

Le 21 février, je reçois du 4, rue Joseph Bara, résidence de M. Pierre de La Gorce, le billet suivant :

Seriez-vous libre le vendredi 27 février. Si oui, vous nous feriez, à ma fille et à moi, plaisir et honneur si vous vouliez bien ce jour-là partager à midi et demi, notre modeste déjeuner de famille.

… Je serais très particulièrement heureux de causer avec vous de cette magnifique et si chrétienne France canadienne que nous aimons tant.

À l’heure et au jour dits, je suis au 4, rue Joseph Bara. On me fait entrer dans un grand appartement de gentilhomme, très éclairé, très aristocratique. Parmi les invités au déjeuner, je rencontre un M. de Laprade, descendant ou parent du poète Victor de Laprade, et le couple Goyau. M. Pierre de La Gorce, octogénaire de 85 ans, je crois, me reçoit avec la simplicité même. Vieillard un peu courbé, mais qui a dû être de belle taille, portant barbe grisonnante, et portant aussi lunettes, comme tout historien qui se respecte. Hélas, encore un regret : je n’ai pas eu le temps de prendre des notes de ce déjeuner. J’ai oublié les sujets abordés en conversation. J’ai tout au plus gardé le souvenir d’une rencontre on ne peut plus cordiale. M. Pierre de La Gorce avait l’affabilité d’un ancêtre, ou, si l’on veut, d’un grand-père. Les spectacles de l’histoire ne l’avaient pas assombri. Ses propres épreuves — magistrat, il avait dû un jour déposer sa toge pour n’avoir pas à se prêter à certaines besognes anticléricales — l’avaient laissé serein. Attitude d’un homme que les vilenies de la vie et du passé peuvent attrister sans trop l’étonner. Attitude de chrétien qui ne se dépouille jamais de pitié devant les misères humaines. En dépit de la mise en garde de Mlle Agnès, je me risque à l’interroger sur ses travaux d’histoire. Il me répond aimablement — cela du moins je ne l’ai pas oublié — :

Je suis un ancien magistrat, comme vous savez. Je n’ai jamais pu me défaire du pli professionnel. Et je crois qu’en histoire ce pli a du bon. Tout problème historique est pour moi une cause évoquée à mon tribunal. J’organise consciencieusement mon dossier. J’en scrute toutes les pièces. Je prends la cause en délibéré. Quand tout est mûr, je rends mon jugement. Je veux dire que j’expose toute l’affaire. J’essaie de ramener le fait à sa juste mesure, à son exacte réalité. Comme c’est un fait humain, je m’efforce de pénétrer les motifs des acteurs qui y sont mêlés. Et je n’ai plus qu’à écrire les résultats de mon enquête.

Ainsi travaillait M. Pierre de La Gorce. Méthode qui, après tout, n’avait rien de si hétérodoxe. Mais une fois de plus j’appris comme il est difficile à un travailleur intellectuel de définir sa méthode de travail pour ce qu’il y entre de subjectif, et par conséquent d’impénétrable à soi-même. M. de La Gorce avait sûrement une méthode d’historien rigoureuse, plus que personnelle. Il n’arrivait pas à la définir. Comme son ami Goyau, M. de La Gorce faisait encore à 85 ans des projets de travail. Une figure continuait de l’obséder : celle de Napoléon III, l’un de ces grands fantômes qui ne cessent de hanter l’esprit des historiens, même après qu’ils les ont rendus à la vie. Ce Napoléon III, Pierre de La Gorce l’avait retourné en tous sens dans sa monumentale Histoire du Second Empire, la partie de son œuvre la moins dense, un peu délayée peut-être, ai-je dit tout à l’heure, étude, analyse hâtive, d’une lave mal refroidie. Figure énigmatique au souverain degré que celle de ce neveu de Bonaparte. Sujet on ne peut mieux fait pour un historien-psychologue, amateur des âmes troubles, compliquées, enveloppées de mystère. En effet, Pierre de La Gorce devait tenter un nouveau portrait de Napoléon III. Brochure de quelques pages, très concise, dernière et triomphante manière de ce noble historien qui nous donnerait dans la même veine, un Louis XVIII, un Charles X, un Louis-Philippe. Sa conception de l’histoire n’était peut-être pas celle qu’on dénomme « histoire scientifique », qui tend à se définir par la multiplicité des notes ou références au bas des pages, par une confusion volontaire avec l’érudition et surtout par un hautain mépris de la forme littéraire. En revanche, quelle subtile et fine psychologie éclaire chaque page de cet historien. Et quelle aisance dans l’exposé des faits qui ne peut procéder que de longues et profondes recherches : celles où il semble que l’on atteigne le tuf de l’homme et de son passé.