Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 5/Retour à l’Histoire

La bibliothèque libre.
Fides (p. 9-20).

I

RETOUR À L’HISTOIRE

Je commence aujourd’hui, 30 novembre 1955, le cinquième volume de mes Mémoires. Le finirai-je ? Et d’abord dois-je le commencer ? Je suis le condamné qui observe un cadran et qui voit les aiguilles s’acheminer vers l’heure fatale. Cette heure fatale, le Bon Dieu me fait la grâce de la regarder venir avec une certaine sérénité. Mais je deviens scrupuleux sur l’emploi de mon temps. J’ai encore des travaux en chantier. Ai-je le droit de perdre quelque chose des ans, des mois à venir ? L’heure fatale viendra plus tôt que plus tard. Ai-je le droit de me livrer à des écritures de passe-temps ? Là-dessus la conscience, une conscience facile, me répond : il faut savoir se divertir, se délasser. Et qui sait si un jour quelqu’un ne trouvera pas, en ces souvenirs, de quoi faire réfléchir, éclairer sa vie ? Illusion, sans doute. Gardons cette illusion pour le peu qui nous en reste.

Au service de ma mère

Je dois remonter quelque peu en arrière. J’intitule cette période, cinq ans de ma vie, de 1926 à 1931 : Au service de ma mère — Retour à l’Histoire.

Presque en même temps que ma démission à la direction de L’Action française, un notable événement fait courbe en ma vie. Depuis la mort de son mari, ma mère vivait paisiblement dans notre maison natale, à Vaudreuil, au milieu de la famille de son fils Honorius. La chère vieille aurait pu se permettre, après sa longue vie de travail, quelques années de tranquillité et de joie. Ses enfants presque tous établis dans la paroisse l’entouraient de leur affection. Il est des existences qui ont conquis le droit, ce semble, de finir dans le calme d’un beau soir. Le Bon Dieu en avait décidé autrement. La mort de son second mari avait profondément affecté ma maman. Les séparations entre vieux époux apportent un double poids de solitude, celui de leur survivance et celui de leur veuvage. En 1925, ma mère vient passer avec moi, à Saint-Donat, les vacances d’été. En dépit de son âge, cette femme de soixante-dix-sept ans avait gardé une rare souplesse. Je remarque pourtant qu’elle boitasse, traîne une jambe. Elle croit à du rhumatisme. La douleur s’aggrave. Je lui propose un court séjour à l’Hôtel-Dieu de Montréal, pour un examen médical. Les docteurs Alexandre Saint-Pierre et Louis de Lotbinière-Harwood, appelés en consultation, diagnostiquent, dans la jambe boiteuse, une artériosclérose avancée. Ils parlent même d’amputation immédiate. En cette femme active, on devine la consternation. L’opération chirurgicale — jambe amputée au-dessus du genou — impose à ma pauvre mère la marche à la béquille. Qui prendra soin de cette infirme ? Réduite à une demi-activité, elle se désole. Mes sœurs, presque toutes chargées d’enfants, ne peuvent ajouter à leur tâche. Ma mère tourne les yeux de mon côté. Je prends soudainement une résolution : me faire curé. Entre des travaux d’historien et l’administration spirituelle et temporelle d’une cure, y avait-il compatibilité ? J’en doutais un peu. Mais le devoir filial me paraissait impérieux. D’autre part, dans ma vie, le changement serait profond. Je me plaisais beaucoup au presbytère de l’abbé Perrier. Le curé, homme intelligent, me laissait toute liberté en mes travaux d’historien. Au vrai, je ne donnais au ministère paroissial qu’une aide occasionnelle, la veille des grandes fêtes : Quarante Heures, Noël, Pâques, et encore en pleine liberté. J’aimais, en outre, la compagnie des confrères. De toute ma vie, je n’avais connu, au reste, d’autre milieu que le milieu sacerdotal. Toutefois, en l’heureux presbytère, un problème se posait presque aigu : problème d’espace où loger ma bibliothèque. Cette bibliothèque, les exigences du métier m’obligeaient à l’accroître sans cesse. Au presbytère du Mile End, mes livres débordaient effrontément dans le corridor attenant à ma chambre ; j’avais déjà pris pied dans une seconde chambre. Un autre curé se montrerait-il aussi tolérant ? Et il y avait lieu de penser à une autre éventualité. Tant de fois, l’abbé Perrier, homme de si noble conscience, avait tenu devant nous ce propos : « À soixante ans, je prendrai ma retraite. J’en ai trop vu de ces chers confrères qui, pour n’avoir pas su se retirer à temps, n’ont plus trouvé le courage de le faire, et ont passé leur vieillesse à détruire le meilleur de leur œuvre. » L’abbé Perrier approchait de la soixantaine. Depuis quelques années, son optimisme paraissait s’envoler. Il voyait sa paroisse envahie, grignotée par la poussée juive, vague irrésistible venue du bas de la ville. Un certain nombre de ses meilleurs paroissiens avaient commencé d’émigrer. J’allai exposer mon cas à Mgr Georges Gauthier, administrateur du diocèse. Il approuva mon dessein. Ce qui me prouva une fois de plus que mes chefs ecclésiastiques de ce temps-là ne soupçonnaient rien des exigences d’un enseignement d’histoire universitaire. Se sont-ils jamais bien figuré l’âpre nécessité de longues recherches aux Archives et tout le reste des travaux du terrible métier ? « Je vous donnerai une petite paroisse, me dit Son Excellence, aux environs de Montréal, une paroisse qui vous laissera du temps ; vous aurez votre voiture et vous viendrez donner vos cours d’histoire comme d’habitude. » Quelques jours plus tard, on m’offrait cette petite paroisse, dans la région du Richelieu. Pris d’inquiétude cependant, me connaissant assez pour craindre que ma petite paroisse ne finît par m’accaparer pour de bon, je m’en ouvris à mon bon ami, l’abbé Perrier. La réponse fut spontanée, catégorique : « Si vous devenez curé, je vous connais un peu, adieu l’histoire ! » Je refusai la petite paroisse. Sur ce, la Providence s’en mêlant, L’Action française dont je reste encore le directeur et qui désire me garder à ce poste, m’offre une maison où je pourrais m’en aller loger avec ma mère. Elle s’offre même à en payer le loyer. De nouveau je vais soumettre mon cas à Mgr Gauthier. L’administrateur, facilement de votre avis quand il n’y voyait pas inconvénient, me répond sans hésiter : « Mon cher fils, je crois que c’est la vraie solution. »

Je prends maison — Rajustement d’honoraires

Je vais donc, comme on dit, « prendre maison ». Acte d’importance dans ma vie. Habitué à vivre en grande ou en petite communauté, je m’enfonce, et je ne l’ignore point, dans un grand isolement. Mais l’acte de charité qui me sollicite ne me permet pas d’hésiter.

À l’automne de 1926, je prends possession d’un rez-de-chaussée, au no 3716 de la rue Saint-Hubert. Et ma vieille maman s’en vient demeurer avec moi. Changement de domicile qui ne laisse pas de poser pour le locataire que je deviens une question de finance. Je ne veux rien demander à ma mère ; elle ne dispose, du reste, que d’une faible rente, et encore mal payée. L’Action française, il est vrai, paie mon loyer. Mais mes honoraires de professeur d’université — $300 ou $600 au plus depuis 1920, alors que j’ai dû abandonner mon enseignement à l’École des Hautes Études commerciales — ne me permettent pas de faire les frais d’un ameublement et d’un train de maison. À tout prix, il me faudra donc obtenir, des autorités universitaires, un rajustement d’honoraires.

Transaction qui aurait dû aller de soi. Mais hélas ! rien ne va de soi alors en notre monde universitaire. Et voilà, dans ma petite histoire, un épisode des plus désagréables. Toujours prévenant, l’ami Antonio Perrault entreprend les démarches préalables auprès des grands seigneurs de l’Université : c’est-à-dire de la Commission d’administration où siègent alors, outre le chancelier et le recteur, MM. les sénateurs F.-L. Béique, Raoul Dandurand, sir Lomer Gouin et Louis de Gaspé Beaubien. Le professeur d’histoire du Canada, hier encore directeur de L’Action française, n’a guère bonne presse en ce milieu officiel. Pourtant Antonio Perrault a fait le tour des divinités, l’une après l’autre ; chacune lui a donné plein et dévot acquiescement. J’avais proposé des honoraires de $2,000., ce qui n’était pas même la moitié des honoraires d’un professeur de carrière. Perrault avait risqué : $2,400. À personne de ces hommes d’affaires et graves personnages, la somme n’a semblé excessive. Tout paraît donc dûment bâclé. Il ne me reste qu’à prier, par lettre officielle, le Conseil de ma Faculté — Faculté des lettres — de présenter ma pétition à la Commission d’administration. Qui l’eût cru ? Là se dresse l’obstacle, le refus tranchant, catégorique, absolu. Le recteur, Mgr V.-Joseph Piette, que j’ai toujours cru naïvement l’un de mes amis, se rend au Conseil de la Faculté et y prononce, contre le rajustement, un réquisitoire en règle. Un seul de mes collègues se porte à ma défense : un étranger, le professeur de littérature française : Henri Dombrowski. Tout de même, soutient-il, le professeur d’histoire canadienne a la réputation d’une « probité intellectuelle ». Quelle mouche, ou mieux quelle guêpe avait donc piqué le recteur ? Mystère ? Mais non, point de mystère du tout. Je n’assiste pas, cela va de soi, à la réunion. Le lendemain, deux professeurs de la Faculté accourent chez moi, rue Saint-Hubert : le professeur d’italien, d’espagnol et d’allemand, l’abbé Henri Jasmin, et le professeur d’histoire de l’art, Jean-Baptiste Lagacé. Stupéfaction, mystère pour eux que l’intervention du recteur et surtout son algarade. Ils viennent se renseigner. Je les écoute et pour découvrir quoi ? Un rebondissement de la querelle de la « Semaine d’histoire » ! En publiant, dans L’Action française, l’article d’Henri d’Arles contre l’abbé Émile Chartier, doyen de la Faculté, le professeur d’histoire du Canada aurait manqué gravement à l’éthique professionnelle ; donc pour ce galeux, point de grâce, point de rajustement d’honoraires. Ainsi a parlé le recteur. Et les collègues de rester bouche close. À mes deux visiteurs je réédite ma version du triste incident de la « Semaine d’histoire » : détermination avouée de l’abbé Chartier de « foncer sur l’abbé Groulx » ; Henri d’Arles pris également à partie ; riposte de ce dernier, riposte publiée dans L’Action française, mais après consultation et assentiment de tous les responsables de la revue. Mes deux collègues me remercient ; renseignés, éclairés, ils se promettent de rouvrir le débat au Conseil de la Faculté des lettres.

Hélas, l’affaire va se corser bien davantage. L’incident de la « Semaine d’histoire » rebondit à la Commission d’administration. Et porté là par qui ? Je n’ai pas osé chercher le coupable, trop assuré de le trouver. Les hauts dignitaires de l’Université, présumément gagnés au plaidoyer d’Antonio Perrault, se rebiffent. En leurs cervelles loyalistes et libérales, mon passé récent de L’Action française, tout mon enseignement d’histoire refluent en flots tumultueux. Je sollicite une faveur de l’Université. Belle occasion de m’attacher, de me tenir, et peut-être aussi de se débarrasser de l’indiscipliné. Les grands maîtres de la démocratie, d’un pouvoir fragile, ont toutes les passions farouches, l’instinct despotique des tyranneaux inquiets. Je reçois donc, rédigé en bonne et due forme, un procès-verbal de leurs délibérations. Un rajustement d’honoraires, soit, mais à la condition de m’engager sous ma signature :

1oà prêcher à mes étudiants la loyauté à la constitution du Canada ;
2oà ne rien dire ni rien écrire qui puisse blesser les légitimes susceptibilités de nos compatriotes anglo-canadiens.

Mes amis prennent mal la chose. Chez tous stupeur et indignation. Du Devoir, Omer Héroux me fait dire : « Quand ce sera le temps d’engager la bataille, faites-nous signe. Nous ne nous ferons pas prier. » Antonio Perrault accourt chez moi :

— Vous n’allez pas signer ça ?

— Évidemment non. Je n’ai plus qu’à quitter l’Université.

— Passez-moi votre téléphone.

De sa voix sèche, Antonio Perrault demande une entrevue au recteur et il part de ce pas. L’entrevue, on la devine avec un Perrault en l’une de ses grandes colères. Il tance d’importance le faible et influençable recteur :

— Comment, lui dit-il, vous laissez enseigner, dans votre université catholique, un tas de mécréants, qui n’ont même pas l’ombre de la foi religieuse et vous allez exiger d’un professeur-prêtre, un certificat de bonne conduite… Prenez garde à ce qui s’en vient : vous êtes en train de livrer votre institution à la plus dangereuse école : les héritiers de la vieille garde rouge de 1850… L’abbé Groulx ne signera pas votre formule dégradante. Il va quitter l’Université. Il faudra dire pourquoi. C’est moi qui le dirai, sous ma signature, dans Le Devoir… !

Le pauvre recteur lève les bras au ciel ; il ne sait plus quel saint invoquer. L’Université traverse une crise ; elle a déjà mauvaise presse. Dans le public, on lui reproche son inaction. La souscription populaire de 1919 a rapporté cinq millions ; on les devait affecter à la construction de nouveaux immeubles. Que faisait-on de ces millions ?… Une nouvelle polémique, et sur un sujet aussi délicat que celui de la « liberté académique » des professeurs, n’avait rien de fort souhaitable. Le recteur, en grand émoi, désemparé, supplie Perrault de ne rien faire ; il arrangera tout ; il remercie même Perrault de l’avoir mis en garde contre la vieille école libérale. Ceci se passe vers les deux heures et demie de l’après-midi. À trois heures, je donne un cours à l’Université. Pendant mon cours un billet du recteur m’arrive : il me veut chez lui, aussitôt ma leçon finie. Je me trouve en face d’un homme rasséréné, souriant, accueillant au possible. C’est tout juste s’il ne me donne pas l’accolade. Il proteste de ses bonnes dispositions à mon égard. Si, l’autre jour, au Conseil de la Faculté des lettres, il a fait tel discours, il n’a voulu, tout au plus, que sonder les dispositions de mes collègues, jouer « le rôle de l’avocat du diable ». Textuel. Il me raconte son entrevue avec Perrault. Non, il ne se laissera pas mener par la « clique rouge ». Que je lui laisse mon « problème » entre les mains ; il s’en charge. Incidemment, il me dit :

— Savez-vous ce que vous reproche le sénateur Béique ?… D’avoir accusé Laurier publiquement, dans une de vos conférences, de trahison envers sa foi et envers ses compatriotes de langue française. Le sénateur m’a pris à part un jour pour me faire cette confidence.

— Je nie, M. le recteur. J’ai pu juger sévèrement la conduite de Laurier dans les questions scolaires de l’Ouest. Mais un jour, à Ottawa, chez lui, j’ai été le commensal de sir Wilfrid. Pour cela seul, je ne pouvais me permettre ce langage.

Puis, je me ravise :

— Mais, attendez donc, je connais quelqu’un qui a déjà accusé le grand homme de cette trahison. Et ce quelqu’un, symbole de la modération pour MM. Béique et Dandurand, n’est nul autre que M. Thomas Chapais. Il a écrit le propos, en propres lettres : « La trahison de M. Laurier », dans son journal, Le Courrier du Canada (4 mars 1896). Vous trouverez l’article dans les Mélanges de polémique et d’études religieuses, politiques et littéraires, du même M. Chapais.

— Oh ! Apportez-moi ce volume, d’insister mon recteur, que je confonde ce bon M. Béique.

Le recteur s’était chargé de mon « problème ». Il en restera chargé longtemps. Nous étions à l’automne de 1926. L’automne, l’hiver, le printemps suivant passeront. « Le problème » sera encore en panne, sur les bras du recteur. Ces Messieurs de l’administration, n’osant risquer une polémique, s’emploient, comme on dit, à « noyer le poisson ». Le « problème » continue de figurer sur l’ordre du jour de chacune de leurs réunions ; invariablement quelqu’un d’entre eux est absent. On demande donc l’ajournement :

M. Béique est en Europe. On ne peut procéder en son absence. Il a quelque chose à dire sur l’affaire.

Quand on ne peut prétexter l’absence de M. Béique, on invoque l’absence de M. Dandurand ou celle de M. Gouin. Et le recteur de laisser aller le jeu de cache-cache. La comédie peut durer indéfiniment. Espérait-on me lasser et m’acculer à la démission ? Au cours des vacances de 1927, une lettre d’Antonio Perrault m’atteint à Saint-Donat. Mon ami m’invite à tenter une dernière démarche auprès du recteur. Je lui réponds qu’en toute dignité je n’en puis rien faire. Je quitterai l’Université. Je me ferai curé. Soudain, coup de théâtre ! Perrault serait-il intervenu auprès du chancelier de l’Université, Mgr Georges Gauthier ? Le chancelier intime au recteur de se montrer plus ferme et lui tient ce propos : « Si ces Messieurs de l’administration s’entêtent à refuser ses légitimes honoraires au professeur d’histoire du Canada, l’Administrateur du diocèse, qu’ils en soient bien avertis, lui constituera ces honoraires à même la mense épiscopale, mais il restera à son poste. » Les vacances de l’été de 1927 touchant à leur fin, une réunion de la Commission d’administration a lieu. De nouveau le recteur soumet le « problème » tant de fois écarté. Une fois de plus M. le sénateur Béique propose l’invariable ajournement. Colère du recteur : « Monsieur, je ne sais plus qui est absent. C’est assez longtemps se moquer d’un professeur ! » Et le recteur de brandir la décision du chancelier. Et M. Béique de baisser humblement la tête. Un mot m’arrive à Saint-Donat qui m’annonce la bonne nouvelle. À ma rentrée à Montréal, tout glorieux, Mgr Piette me raconte son exploit.

Ainsi la Providence arrange les choses au moment même où l’on croit tout gâté. Sans doute, ma vieille maman avait-elle beaucoup prié pour que le Bon Dieu fléchît enfin les divinités universitaires.

L’Histoire avant tout

L’événement m’apporterait un peu de ce calme ou de cette sérénité indispensable à tout travail intellectuel. Redevable de mes moyens de vie à l’Université, je lui devais en conscience l’emploi de mon temps. Excellent motif de me défendre désormais contre les tentations de l’éparpillement. Je vais donc me centrer sur mes travaux d’histoire. Oh ! ma retraite de la rue Saint-Hubert ne sera pas la tour d’ivoire imperméable à toute infiltration des importuns. Je note ici et là quelques sorties de l’ermite. On ne s’arrache pas d’un seul jour, d’un seul effort à la vie d’action. Dans un petit pays comme le nôtre où toutes les bonnes volontés sont largement mises à contribution, on n’écarte pas d’un seul coup les quémandeurs d’articles, de discours, de conférences, de présidences d’honneur, de préfaces, ces horreurs de ma vie ! Hélas, au bout du fil, qu’ils me feront souvent crisper les nerfs, le Monsieur ou la Madame impitoyablement tenaces, qui se sont bien juré d’emporter le morceau ! Que j’aurai connu la tension nerveuse du pauvre homme excédé de besogne, qui tente d’échapper aux enveloppements de la pieuvre ! Vous vous défendez ; vous argumentez ; vous croyez, vous aussi, emporter le mot de la fin ? Non, rien n’est fini, tout recommence. Refusez-vous la conférence, on vous propose une simple causerie, ou encore une toute petite « présidence d’honneur, sans discours,… à moins que… » Déclinez-vous la préface ? On se contentera d’un bout de lettre. Et l’insistance se fait plus pressante, plus énervante ; et ça peut durer un quart d’heure, une demi-heure… Que voulez-vous ? La mauvaise habitude de dire oui, toujours oui, ne prépare pas tellement à dire non. Mes énergiques résolutions ne m’empêcheront pas malheureusement de succomber de temps à autre. Je vois, par exemple, que le 20 décembre 1926, je souhaite la bienvenue à nos compatriotes de l’Ouest qui accomplissent dans le Québec leur voyage de « Survivance française ». Je retrouve mon allocution dans Le Devoir du lendemain. Elle est bien de ce temps-là. Et c’est pourquoi j’en recueille quelques parties. Nous sommes encore à l’époque où tous croient fermement en la survivance de ces groupes lointains. Je ne leur ménage pas les compliments :

Dans cette mêlée des races où grandissent les jeunes provinces, vous n’êtes ni les groupes les plus riches ni les plus nombreux. Mais pendant qu’autour de vous, éblouis, hypnotisés par le prestige de la race impériale, les immigrants de toutes les nations d’Europe cèdent à l’assimilation avec une sorte de vertige joyeux… vous, fils du petit pays de Québec, vous gardez l’héritage auguste des ancêtres : la langue qu’ils ont parlée, les traditions qu’ils ont aimées, la vieille foi qu’ils ont servie. La fierté d’être vous-mêmes vous suffit.

Sur le même ton, j’exhorte ces fils de la diaspora à persévérer dans la résistance :

Si nous sommes fiers de notre civilisation, nous nous devons de la faire durer. C’est le legs indivis des ancêtres qu’il faut transmettre comme tel à nos descendants. Mettons à défendre cet héritage autant d’énergie pour le moins que nos pères en ont mis à le fonder. Défendons-nous contre toute injustice quelle qu’elle soit et d’où qu’elle vienne. Nous avons trop respecté le droit des autres en ce pays, pour endurer que notre droit y soit persécuté. Et si demain l’ouragan bolchevique ou les hordes asiatiques doivent déferler sur l’Europe et que l’Amérique doive devenir le centre du monde et le dernier refuge de la civilisation, plus que jamais notre devoir n’est-il pas d’empêcher que ne meure sur ce continent la plus petite flamme d’idéal, le plus modeste flambeau de la foi divine ?

J’ai abandonné la direction de L’Action française ; je n’ai pas complètement abandonné la revue. J’y commets encore de trop fréquentes interventions. C’est en 1926 que j’y publie trois articles, je crois, sur un sujet d’histoire encore inexploré, ou à peine effleuré : « Les “patriotes” de 1837 et les châtiments de l’Église ». Pour écrire ces pages, je passe de longues heures à fouiller les archives de l’Archevêché de Montréal. L’abbé ou le chanoine Desranleau, le futur évêque de Sherbrooke, me communique quelques pièces des archives de l’Évêché de Saint-Hyacinthe. Et j’en arrive à conclure que l’attitude du clergé à l’égard de l’insurrection ne fut pas si simple que la tradition le voulait bien dire. En 1927, je participe à la grande enquête de L’Action française sur la Confédération canadienne, enquête qui sera mise en brochure. On m’y confie le sujet suivant : « Les Canadiens français et l’établissement de la Confédération ». L’année précédente, sur l’invite d’Albert Lévesque, je publie Dix ans d’Action française, recueil ou revue plus ou moins complète de mon apostolat national, en la dernière décennie, à quoi s’ajoutent quelques autres miettes qui remontent plus haut.