Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 5/Travaux d’Histoire de ce temps-là

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Fides (p. 37-53).

III

TRAVAUX D’HISTOIRE DE CE TEMPS-LÀ

Pendant deux ans au moins j’étudierai l’Enseignement français au Canada, dans le Québec et dans chacune des minorités canadiennes-françaises hors du Québec. Années de travail fébrile qui marquent mon retour à l’histoire. Déjà, en 1926-1927, je reprends mes cours publics où je les avais laissés l’année d’avant, et pour aborder cette fois l’Union des Canadas. Je traite d’abord de l’Alliance réformiste (1841-1848) ; puis, en 1927-1928, d’un Essai de politique économique sous l’Union. De 1928 à 1930, et comme préparation à mes cours en France, j’offre à mes auditeurs de l’Université, le résultat de mes recherches sur l’Enseignement français. De 1930 à 1933, je reviendrai à l’Union pour en étudier la dissolution. En 1933-1934, année du 4e centenaire de la découverte du Canada, je reviens tout de bon, cette fois, au Régime français, et je m’attaque à un Jacques Cartier. J’ai gardé le plus enivrant souvenir de cette période où, plus libre enfin de mon temps et de ma personne, j’ai pu atteindre à un rendement moins hâtif et moins médiocre, goûter à la joie d’un travail moins bâclé. En ces années-là surtout, aurai-je connu les enivrements et les angoisses de l’historien : enivrements devant l’exhumation du passé, apparitions de fantômes qu’on débarrasse de leurs ombres, de leur poussière, de leurs gangues, et où l’on croit entendre les palpitations d’une vie ; découvertes d’une humanité et de formes de société attachantes par leur originalité, leurs dissemblances d’avec celles qui les ont précédées et qui les ont suivies, mais dont celles-ci ne sont pourtant que le prolongement, une continuité où se reconnaît un air de famille. Admirable leçon de l’histoire sur les liaisons des époques et des grands courants de la vie humaine ! Angoisse d’autre part pour l’impuissance désespérante à réussir des restaurations qui seraient des résurrections ; vie morte à jamais en ces fantômes à qui on peut donner figure, les faire tenir sur leurs pieds, mais qui, si vivants qu’on les ait reconstitués, ne savent plus parler, n’ont que si peu de confidences à livrer sur leur temps. Je me suis souvent représenté l’Histoire sous la forme d’un vaste musée aux murs extensibles qui se reculent, se dérobent à mesure que l’on avance et que l’on tente de les toucher de la main ; palais dont les fenêtres s’agrandissent dès que vous essayez d’y voir clair, mais où la lumière par trop tamisée vous révèle du même coup des coins toujours obscurs et des avenues inaccessibles. On refuse à l’historien le titre ou le rôle de créateur. Au Canada français particulièrement, la critique littéraire ne mesure les progrès de la littérature que selon les œuvres des poètes et des romanciers. Eux seuls feraient vraiment œuvre de création. Et pourtant quand je songe à l’effort intellectuel si patient, si minutieux que requiert la reconstitution des sociétés mortes et des siècles éteints, je me demande si cet ouvrier-là ne mérite pas, lui aussi, le titre de créateur ? L’historien travaille sur de la nature morte ; le romancier et le poète, sur de la matière vivante. Le romancier emprunte ses personnages et souvent la substance de son drame au monde ambiant ; le poète trouve ses songes au-dedans de soi, dans le jeu intime de ses facultés et n’a plus qu’à les habiller d’un rayon de soleil. L’historien ne sort du cimetière du passé que des fantômes à jamais sans vie. Et si vivants qu’ils paraissent, ils refusent de parler, d’agir, tel le Moïse de Michel-Ange refusant le moindre mot au sculpteur génial.

Échappées hors de l’Histoire

Serait-ce à croire qu’on me laisse enfin, à mes travaux d’Histoire, sans fréquemment m’imposer, comme toujours, des sorties ou des digressions plus ou moins opportunes ? Ah ! que l’on sait, chez nous, l’art d’importuner et d’obséder les plus renfrognés des hommes ! En notre petit monde, hélas, aux besoins innombrables, se dénombrent facilement ceux-là qui travaillent. Mes spicilèges m’apprennent, par exemple, qu’en 1928, le 9 novembre, je donne une conférence longuement élaborée, sur un très grave sujet : « Nos responsabilités intellectuelles », conférence dont j’ai déjà parlé. Je vois encore qu’en 1929, à l’occasion de la Saint-Jean-Baptiste, je prononce un sermon aux Trois-Rivières. En son édition du 29 juin, Le Devoir le publie intégralement et le coiffe de ce titre et de ces sous-titres :

De ce capital moral, que faites-vous ? Qu’avez-vous fait ? M. l’abbé Groulx examine notre situation actuelle et pose de graves points d’interrogation. La profonde évolution qui fait de notre peuple agricole un peuple urbain et ses lourdes conséquences. Où en sommes-nous vraiment aujourd’hui quant à la famille, quant à l’école et à la paroisse ? Le caractère précis de la crise présente. Quel est le principe qu’il faut d’abord sauvegarder ? Les leçons de l’histoire et de la raison.

Année 1929, année qui ouvre la terrible période du grand chômage, période qui ne prendra fin que dix ans plus tard, avec la seconde Grande Guerre. L’Action française vient de mourir. Je traverse une crise non de découragement — cette sorte de défection, grâce à Dieu, n’a jamais eu de prise sur moi — mais crise de pessimisme et d’un peu de dépression morale. Tout me paraît se désagréger, se gâter. Les Canadiens français, me semble-t-il, retournent à leur traditionnelle torpeur. La mort de L’Action française n’est pas le seul symptôme inquiétant. Le Devoir subit lui-même la crise que l’on sait. À la descente de la chaire, aux Trois-Rivières, mon ami, l’abbé Albert Tessier, me reproche aimablement ce qu’il appelle mon ton pessimiste. Dans ma péroraison, j’avais posé, en effet, quelques points d’interrogation d’une certaine gravité :

Si notre situation est celle que nous avons décrite tout à l’heure, aurons-nous assez de loyauté et de courage pour en accepter la réalité, l’entière et dure réalité ? Puis, sommes-nous encore capables d’un unanime et vaste effort qui soulève toute la nationalité et l’entraîne aux décisives résolutions ? Si la famille, l’école, la paroisse, nos meilleures forces, nos plus solides bastions sont atteints, voudrons-nous les réparer ? Prendrons-nous les moyens de les réparer ? À ces questions, oserai-je dire, tout notre avenir est suspendu. À quoi bon, en effet, nous bercer de grands rêves, nous battre pour des buts de survivance, si, demain, nous sommes déjà le groupe humain qui délibérément gaspille ses meilleures forces, refuse de rester sur ses positions ?

Propos austères que d’aucuns estimeront même pessimistes. Et dire qu’en dépit de ces graves avertissements et de bien d’autres que je prodiguerai à cette époque à mes compatriotes, un jour viendra où je prendrai figure d’un marchand d’illusions, de colporteur de mythes ou de chimères.

Polémique avec le Canadian Forum

Parmi les distractions que l’on m’impose ou que je m’accorde, en cette même année 1929, dois-je retenir un bout de polémique avec un rédacteur du Canadian Forum ? Ce serait peut-être le lieu d’exposer mes relations avec quelques intellectuels anglo-canadiens ? Je compte le faire un peu plus loin. Pour l’instant, l’avouerai-je, si, en ce milieu-là, j’ai compté quelques amis, j’y ai surtout rencontré d’insignes aversions ou méfiances, d’ailleurs provoquées et cultivées par quelques-uns des miens, un Gustave Lanctot, par exemple, un Jean-Charles Harvey, quelques autres : courtisans de l’opinion anglo-saxonne ou plats valets des politiciens. C’est, en sa livraison d’octobre 1929 (p. 19-20), qu’un monsieur E. K. Brown me prenait à partie sous ce titre déjà suggestif : « The Abbé Groulx : Particularist ». Après un vif éloge du sénateur Chapais, historien, M. E. K. Brown me décrivait comme suit :

The young men of Senator Chapais’s province have turned to a turbulent prophet for their catchwords; turned to the Abbé Lionel Groulx, Professor of Canadian History at the rival and junior University of Montréal, and, for many years now, Editor-in-Chief of the slashing and smashing particularist review, the title of which was in 1927 changed from L’Action Française to L’Action Canadienne-Française. The cult of the Abbé Groulx and of the review which he ably directs, now evident in the students of Laval as well as of Montreal, and, indeed, in the Quebec intelligentsia generally, is an ominous sign of the times. The genesis of the cult is to be found in the dramatic events of a decisive decade in Canadian history; the second decade of this century.

Décade, selon M. Brown, qui aurait trouvé son atmosphère tempétueuse dans la gaffe de l’archevêque Bourne, une lettre publique de l’évêque Fallon, le conflit des évêques et des laïcs catholiques de l’Ontario, le retour pathétique de Laurier au rôle de « racial leader », le réveil canadien-français sous la parole de Bourassa.

It was a decade of civil tragedy. Of this torrid decade the Abbé Lionel Groulx is a type; its history is his, and his works are the elaborate projection of his personal history.

Suivent quelques éloges qui expliqueraient mes prises sur l’opinion. En premier lieu : « striking powers of expression and emotion ». Je serais un « academic Chateaubriand, the most luxuriant in Canadian prose ». Si peu que cela ! En mal de compliments, M. Brown me concède même une présentation de l’histoire canadienne « comprehensive and exhaustive ». De l’époque de Cartier jusqu’à celle de Laurier, aucune source importante ne m’aurait échappé. Mais toute cette documentation ne m’aurait servi qu’à écrire une histoire partiale, apologétique, aucunement scientifique. Mon sentiment à l’égard de la Grande-Bretagne se résumerait en ce bout de chanson populaire jadis en vogue dans le Québec :

Les Français aiment l’équité,
Les Anglais la duplicité,
Voilà la différence.

Enfin, et en conclusion, mes doctrines seraient plus dangereuses, pour l’unité canadienne, que toute l’activité des loges orangistes. Une fois de plus, rien que cela :

It occurs to me that in the drastic but plausible doctrines of the Abbé Lionel Groulx, there is a menace to Canadian unity far more disquieting than all the activities of all the lodges in the land.

J’adressai, en forme de lettre, une réplique au « General Editor » du Canadian Forum. L’occasion m’était fournie de définir mon attitude à l’égard du Régime britannique au Canada. J’en profitai. Et c’est aussi pour cette raison qu’on trouvera ici cette réplique :

Nov. 1929

M. J. F. White,
General Editor du « Canadian Forum »,
224 Bloor Street West,
Toronto.
Monsieur le Directeur,

Dans votre livraison d’octobre 1929, j’ai été pris à partie par M. E. K. Brown, d’une façon assez dépourvue de sérénité. Je compte que votre loyauté et votre esprit de justice ne refuseront pas d’insérer dans le Canadian Forum, la présente réponse :

M. E. K. Brown s’est proposé de définir ce qu’il appelle mon particularisme français et mon attitude intellectuelle à l’égard de la Grande-Bretagne. Au milieu de compliments fort exagérés qui sont là pour faire passer ce qu’il me veut dire de désagréable, il écrit entre autres ces lignes qui expriment les tendances et, à peu de chose près, la substance de son article :

« He writes with equal ability of the Canadian Vaudreuil thwarted by Montcalm (whose continental birth is for the Abbé Groulx a presumption of inferiority, if not an indelible sin)…

The Abbé Groulx’s references to Britain are mostly in the strain of a popular song which long ago ran like wild-fire through Quebec:

Les Français aiment l’équité,
Les Anglais la duplicité,
Voilà la différence. »

Après avoir lu ces deux passages, beaucoup des lecteurs du « Canadian Forum » se seront demandé, j’en suis sûr, quels loisirs de grand seigneur permettent à M. E. K. Brown de s’occuper d’un aussi colossal Béotien que votre humble serviteur.

M. E. K. Brown paraît avoir l’habitude de lire le français. Je voudrais me tenir pour assuré qu’il le comprend. Car enfin s’il avait compris mes Lendemains de conquête, par exemple, qu’il se donne l’air d’avoir lu, comment pourrait-il ignorer que fort peu d’historiens canadiens-français ont jugé aussi équitablement ce qu’on a appelé, en notre histoire, le régime militaire ? Ne saurait-il point que, non le premier, mais l’un des premiers, j’ai fait effort pour dissiper la légende du régime terroriste, épouvantail trop longtemps cher à nos anciens historiens ? S’il avait lu et compris cet ouvrage, M. E. K. Brown aurait pu y cueillir des jugements comme ceux-ci : « En toute loyauté il faut… affirmer que nos pères se sont bien trouvés de toute l’administration judiciaire de ce temps. Et de quoi se seraient-ils plaints ? Aucun des documents de l’époque ne trahit la pensée de faire servir les tribunaux à une politique d’exploitation ou de persécution » (p. 125). « C’est encore avec exagération que l’on a parlé quelquefois de juges anglais parlant une langue étrangère à tout le peuple » (p. 126). « L’historien doit l’admettre : ce sont de francs éloges, des témoignages d’affection et de gratitude que nos ancêtres ont adressés à leurs premiers gouverneurs anglais » (p. 127).

Si j’ai dû faire quelques réserves sur l’administration de sir James Murray, beaucoup d’historiens ont-ils plus que moi rendu hommage à son esprit de justice, à sa magnanimité ? Mes préjugés d’historien canadien-français m’ont-ils empêché de reconnaître le grand sens politique d’un Carleton ? L’un des premiers, également, n’ai-je pas réduit à ses proportions la légende Haldimand, jugeant cet homme avec autant de bénignité à tout le moins que M. Chapais ?

M. Brown fait mine de connaître jusqu’à mon cours oral, encore inédit, de l’Université de Montréal. Si oui, comment ignore-t-il le jugement, franchement sympathique puis-je dire, que j’ai porté sur des gouverneurs tels que Prevost, Sherbrooke, Burton, Gosford, Colborne (même Colborne), Bagot, Elgin ? Mon parti-pris m’a laissé la liberté d’esprit suffisante pour saluer au passage les grandes conceptions impérialistes d’un Durham et d’un Metcalfe. Eh bien, est-ce là, selon le sot système critique que me prête M. Brown, abominer tout ce qui vient de la Grande-Bretagne, parce que venant de la Grande-Bretagne ? Sans doute, et je n’en sollicite guère l’absolution, j’ai traité d’autre façon quelques hauts fonctionnaires coloniaux et métropolitains. Est-ce ma faute si le Canada a eu d’autres gouverneurs et s’il y a d’autres Anglais ? Mais que j’aie jugé ces hommes sévèrement, uniquement parce que Anglais, je mets bien au défi M. E. K. Brown de trouver deux lignes de mes ouvrages qui justifient sa haute fantaisie.

Je l’avoue encore : je n’ai pas eu que des amabilités pour ce que l’on appelle, dans l’histoire du Bas-Canada, le régime oligarchique, régime parallèle à ce que l’on dénomme, dans le Canada anglais, le règne du Family Compact, coalition de fonctionnaires métropolitains et coloniaux, pour maintenir, en dépit des institutions parlementaires, le régime de la colonie de la couronne. Mais quand tous les historiens anglo-canadiens, sauf ceux de l’école tory, exècrent chez eux le règne du Family Compact ; lorsqu’un universitaire intelligent, d’esprit ouvert comme M. Duncan McArthur, écrit que le pire obstacle à l’anglicisation dans les colonies ne fut jamais autre que l’Anglais lui-même, comment s’étonner qu’un historien de nationalité canadienne-française ressente quelque humeur devant un régime qui, par ses partialités et ses égoïsmes politiques, a paralysé, pendant cinquante ans, la vie économique et intellectuelle de son pays, un régime qui doit être tenu responsable, pour une grande part, de la présence aujourd’hui, en dehors de nos frontières, de 1,500,000 Canadiens français ?

Si M. Brown tient à le savoir, je lui dirai que, dans mon cours de cette année qui a pour sujet général : « L’Enseignement catholique et français chez les minorités au Canada », je paierai généreusement mon tribut d’hommage à la noble minorité d’anglophones qui, sur tous les points du pays, se sont portés à la défense du droit et du faible. J’y ajouterai même, qu’en ces derniers temps, un grand apaisement s’est fait au Canada, et que cet apaisement, nous le devons, pour une bonne part, à quelques politiques anglo-canadiens généreux et clairvoyants, et à quelques grands universitaires de même race qui en ont assez de l’étroitesse d’esprit des incivilisés du « One Language ». En revanche, j’ai bien le dessein de traiter, comme ils le méritent, les arrivistes et les persécuteurs qui, pour des fins de sectarisme ou de basse politique, n’ont respecté chez nous, ni le droit historique, ni le droit naturel, ni le droit constitutionnel, ni les lois du parlement impérial, ni les engagements solennels de Sa Majesté britannique. Mais je voudrais voir de quel ton, le serein et objectif M. E. K. Brown jugerait la majorité canadienne-française du Québec, si, contre la minorité anglo-protestante de sa province, elle avait seulement commis le dixième de ce que nos minorités ont enduré de brimades, depuis cinquante ans, par tout le Canada.

M. E. K. Brown me fait grief de mon peu de foi en l’avenir de la Confédération canadienne, et, en particulier, de l’enquête de L’Action française, en 1921-1922, sur « Notre avenir politique ». Que vient faire ce grief dans le débat ? Quel rapport peut-il avoir avec mes idées ou ma méthode d’historien ? Sans doute, nul n’est obligé de le découvrir. Et d’ailleurs un écrivain de quelque esprit critique et qui comprendrait véritablement le français, se serait rendu compte que la fragilité de l’État canadien, les collaborateurs de L’Action française l’ont démontrée et la croient véritable, beaucoup moins pour des raisons d’ordre politique ou national que d’ordre économique et géographique. Pour le reste je n’entends nullement cacher à M. E. K. Brown que ni ma foi au long avenir de l’œuvre de 1867, ni celle de beaucoup de mes contemporains, ni celle d’une portion notable de la jeunesse québecoise, ne pèsent très lourd. Mais à qui la faute ? Qui a dégoûté trop d’hommes de mon temps de la Confédération ? Le collaborateur du Canadian Forum évoque, en passant, ce qu’il appelle « une décade de tragédie civile », et, par là, il entend l’époque de 1910 à 1920, période de querelles nationales d’où serait sorti le parti nationaliste — né pourtant en 1904 — et qui aurait ramené sir Wilfrid Laurier lui-même à l’attitude pathétique d’un « racial leader ». Que le collaborateur du Canadian Forum n’a-t-il remonté un peu plus haut, à la « décade » de 1886 à 1896, « décade » peut-être encore plus tragique où l’on put voir un Dalton McCarthy, un Sproule, un Meredith, un Haultain, un Sifton, un Greenway, pourchasser la langue française et l’école catholique d’un bout à l’autre du pays ? Que M. E. K. Brown renverse, après cela, les rôles, et qu’il nous dise ce que seraient, pour la Confédération canadienne, les sentiments de ses compatriotes, s’ils avaient dû vivre, l’âme broyée, une « tragédie civile » de vingt ans ; si toujours, depuis soixante ans, ils avaient vu une majorité française appliquer contre eux la lettre et l’esprit de la Constitution, ne leur réservant dans leur pays à eux, les plus vieux habitants du Canada, que le traitement de citoyens de seconde zone. Que si M. Brown, en dépit de l’apaisement actuel, veut savoir où en est aujourd’hui même, dans notre pays, l’esprit de tolérance ; s’il veut savoir comment un grand nombre entendent l’égalité des races volontiers proclamée dans les banquets de bonne-entente, qu’il songe qu’il n’a pas fallu moins de dix ans de pétitions et de revendications pour faire inscrire, et presque à la dérobée, deux mots de français à peine lisibles sur les timbres-poste du Canada ; qu’il songe aussi que nul député n’oserait proposer au parlement canadien d’en mettre autant sur la monnaie officielle d’un pays constitutionnellement bilingue, sans risquer d’y déchaîner une tempête effroyable.

M. E. K. Brown veut bien me faire savoir, pour finir, que mes doctrines constituent, pour l’unité canadienne, une plus grande menace que toutes les activités des loges d’Orange. Rien que cela ! Si M. E. K. Brown est fier de son trait, a-t-il droit d’être aussi fier de sa logique ? Car enfin, ou j’ai ou je n’ai point, sur mes compatriotes, l’influence qu’il se figure. Si je l’ai, ou mes attitudes et mes doctrines ne sont pas de si sot parti-pris qu’il le soutient ; ou elles sont telles, et, alors, de deux choses l’une : ou les Canadiens français ne sont qu’une race de parfaits Béotiens, ou M. Brown ne sait pas ce qu’il veut dire. Comme ce monsieur paraît avoir des loisirs, je lui propose un petit séjour, un bain d’esprit dans la province de Québec. Il découvrira, peut-être, que les Canadiens français ont pour le moins autant d’esprit critique que certain collaborateur du Canadian Forum.

En attendant qu’il ne fasse pas de la neurasthénie. Les glorieuses loges d’Orange, avec qui je ferais œuvre convergente, ne m’ont pas encore offert de jument blanche pour leur défilé du 12 juillet. L’Action française et mes modestes œuvres d’histoire, aidées de bien d’autres, ont peut-être redonné à mes compatriotes du Québec un peu plus de fierté, une conscience plus avertie de leurs droits. Mais pour tout cela la minorité protestante de la vieille province ne s’en porte pas plus mal. Et personne, que je sache, n’a encore proposé de la jeter dans le Saint-Laurent.

Il resterait à faire beaucoup d’observations sur l’article de cet excellent M. E. K. Brown, et, par exemple, sur la méthode historique qu’il dit être la mienne, ce qui le fait disserter d’art et de science comme de deux notions bien près de se repousser en histoire. Certes, j’aurais grand plaisir à discuter cette théorie avec un publiciste qui aurait quelque sens de ces choses. M. E. K. Brown comprendra que je n’aie nullement le goût d’en discuter avec lui.

Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments distingués.

Abbé Lionel Groulx

De cette réponse qui ne parut jamais dans le Canadian Forum, je ne reçus nulle nouvelle. Il est vrai que je l’avais rédigée en français. De ce jour, je commençai à m’édifier sur la loyauté ou le « fair play » de certains de ces messieurs. Et ce ne sera pas la dernière fois.

Autres échappées

Encore, et cette fois en l’année 1930, je retrace d’autres digressions toujours en marge de mes travaux d’histoire. Pour je ne sais plus quel anniversaire, j’écris un assez long article sur Marguerite Bourgeoys, article dont l’on fera une plaquette. Je donne, en outre, une causerie radiophonique à ce qu’on appelle alors l’Heure provinciale, en faveur du « Souvenir canadien ». Qu’était-ce que ce « Souvenir canadien » ? Le quatrième centenaire de 1534 approchait. Pour commémorer le souvenir de la découverte du Canada et de l’érection d’une croix française à Gaspé, l’idée était venue à Mgr F.-X. Ross, évêque précisément de Gaspé, d’ériger, au lieu même de l’abord de Jacques Cartier, et à titre de monument national, une église-cathédrale. Le projet ne manquait ni d’à-propos ni de grandiose. Dans ma causerie, je m’appliquai à démontrer cet à-propos. Les promoteurs du « Souvenir canadien », disais-je,

veulent que, pour [s’accorder] à l’importance et au caractère du fait historique, les fêtes du quatrième centenaire de la découverte du Canada soient avant tout un grand acte de foi de tout le peuple canadien. De cet événement, ils veulent aussi que demeure un symbole, un souvenir perpétuel qui sanctifie le lieu où le découvreur planta sa croix et témoigne à jamais de la fidélité d’un peuple à ses origines religieuses. Et voilà le motif qui les fait jeter un appel à la générosité canadienne, afin d’ériger, sur la pointe de Gaspé, une basilique commémorative dédiée au Christ-Roi.

Quoique lancé avec un certain apparat, le projet n’aboutit point. J’eus beau souhaiter « qu’autour de lui se réalise un de ces unanimes mouvements populaires, comme, aux âges de foi, il s’en produisit sur le vieux continent », je ne me rappelle plus pour quelles raisons l’appel de l’évêque de Gaspé s’éteignit dans le vide. Il y a de ces projets trop beaux, trop idéalistes pour s’insérer dans l’infecte réalité (Le Devoir du 22 octobre 1930 a publié mon appel au public). Et le temps n’était pas encore venu où le Canada français, même lui, pouvait s’accorder d’aussi solennelle affirmation.

Quelques causes de nos insuffisances

Quelques mois auparavant, soit le 26 avril 1930, je m’étais permis, oh ! plus ou moins, une autre échappée hors de l’histoire. À l’Université, en ce temps-là, je donnais mes cours publics sur l’ « Enseignement français au Canada ». Un de ces cours avait particulièrement frappé mon ami, Antonio Perrault, auditeur assidu. J’y avais brossé le tableau de nos déficiences scolaires au lendemain de 1760. Dans la crise d’alors, le cauchemar de toutes nos misères nous remontait à l’esprit. Chacun s’interrogeait sur les causes. De notre passé, j’explorais une tranche restée terra incognita. Autrement dit, j’abordais cette époque douloureuse où, par suite des misères de la Conquête, tout notre système scolaire du Régime français s’était misérablement écroulé. Mes auditeurs avaient pu s’en rendre compte : nos déficiences ou nos malheurs de 1930, et bien d’autres avant cette date, se rattachaient à des causes lointaines, si lointaines qu’elles pourraient nous incliner à l’indulgence envers les ancêtres. Point très particulier sur lequel d’ailleurs j’insistais :

J’avoue que l’étude de l’histoire incline plutôt à l’indulgence. Elle y incline parce qu’elle révèle la complexité des choses humaines et met en garde contre les explications trop sévères parce que trop simplistes. Elle apprend, par exemple, à ne rien expliquer, dans la vie d’un peuple, par les seules causes prochaines, n’y ayant un seul aspect de la vie contemporaine, un seul déficit, une seule faiblesse nationale qui ne se rattache à quelque cause reculée, au cheminement lointain. Dans l’état, la condition d’aujourd’hui, elle fait donc voir la part de l’hérédité, de l’involontaire. Et c’est une lumière où, presque toujours, les peuples arriérés prennent figure de victimes plus que de coupables.

Perrault me pria de servir une partie de mon cours à l’auditoire accoutumé du Cercle universitaire de Montréal. Je donnai, je le répète, cette causerie le 26 avril 1930. L’avocat Émery Beaulieu présidait. Olivar Asselin, je me souviens, se trouvait là. La causerie apporta une révélation à la plupart de mes auditeurs. On insista tout de suite pour que la conférence parût en brochure. Ce qui fut fait. On ignorait presque tout de ce passé scolaire, presque tout des circonstances inéluctables qui avaient conduit notre petit peuple à l’analphabétisme. Malheurs suprêmes. Mais, en 1930, plus de cent ans plus tard, avions-nous le droit d’invoquer ces circonstances « comme des excuses » ? Je transcris quelques parties de ma réponse. Ces lignes feront voir le peu de part que j’accordais alors à l’illusion. Peut-être aussi inclineraient-elles la jeune école historique à juger moins sévèrement un passé qu’il lui plaît de trouver « petit et mesquin ». Je disais donc :

Et d’abord, est-il vrai qu’irréparables chez les individus, ces sortes de malheurs ne le seraient point chez un peuple ? Sans doute, la vie d’un peuple, longue, illimitée, se peut accorder des reprises, des revanches, interdites à l’individu, limité à une brève existence. Si celui-ci a perdu ses années de jeunesse qui sont ses années de formation, aucun artifice ne saurait les lui rendre. D’autre part, autour d’un peuple, la vie n’est pas stationnaire. La vie n’attend point qui s’attarde. Pendant qu’un peuple marque le pas, piétine, ses rivaux, souvent plus heureux, continuent d’avancer et de le distancer. Le jour où, ses moyens intellectuels recouvrés, il voudra reprendre sa marche en avant, que découvrira-t-il ? Qu’autour de lui, tout a marché plus vite que lui ; des chances, des avantages sont pris qui ne sont plus à prendre ; le milieu, le monde a évolué ; et pendant qu’entre lui et ce monde changé, le peuple arriéré tente des ajustements laborieux, de nouveau il s’attarde, il use à cette tâche des énergies que d’autres, plus favorisés, emploient toujours à le distancer et à le vaincre.

Ces concessions faites, je suppliais pourtant qu’en toute justice l’on mît en ligne de compte les efforts valables des générations anciennes pour échapper aux prises de l’ignorance et de l’inculture. Ce qui me conférait le droit de conclure, me semblait-il, par un appel à l’indulgence, en particulier pour nos déficits dans le domaine économique :

Puis, vous l’entendez bien, ce tableau de nos efforts et de nos réalisations ne nous laisserait nul droit de nous arrêter à ce point de la route comme à une halte de repos. La claire vision de ce que nous avons fait ne saurait être qu’une incitation à faire jusqu’au bout ce qui nous reste à faire. Mais, s’il vous paraît qu’en certains domaines et particulièrement dans le domaine économique, nous allons quelquefois d’une démarche un peu lente, un peu indécise, vous pourriez peut-être méditer ces propos que, l’autre jour, le cardinal MacRory, primat d’Irlande, tenait à son pays : « Vous avez à rebâtir la nation, car ce pays que l’on appelle l’Irlande était presque mort. Nous avons perdu, non seulement notre commerce et nos affaires, mais l’esprit du commerce et des affaires. »

Pour être plus grandes que les nôtres, ces misères nous font pourtant penser aux nôtres. Elles nous obligent à nous rappeler, avec quelque indulgence pour nous-mêmes, que pour des causes dont beaucoup tiennent à la conquête plus qu’au conquérant et dont quelques-unes même ne sont pas imputables à la conquête, il y a, en notre histoire, cette douleur tragique : nous sommes un peuple qui passe son temps à rattraper du temps perdu.

Réédition de La Naissance d’une Race

Toutes mes digressions de ces années-là ne me tirent pourtant point en entier hors de l’histoire. Pour l’automne de 1930, je prépare une réédition de l’un de mes premiers volumes : La Naissance d’une Race. Parue en 1919, la première édition de l’ouvrage est épuisée depuis longtemps. On désire une réimpression. Je n’y songe pas sans inquiétude. J’aurais tant voulu refondre, compléter, étoffer cet ouvrage de mes toutes premières années d’historien : ouvrage bâti trop rapidement et dont le caractère superficiel m’apparaît de plus en plus à mesure que j’avance dans l’inventaire de notre passé. Mais une refonte m’est impossible en 1930. Je suis alors aux prises avec l’étude de l’enseignement français au Canada, étude qui m’oblige à une vaste enquête en forêt vierge. Les instances de mon éditeur finiront pourtant par l’emporter, comme elles l’emporteront de nouveau en 1938, alors que je me déterminerai à une troisième édition, bien avant d’avoir terminé mes recherches sur le Régime français. En somme, en 1918, j’avais repris Émile Salone, mais en me plaçant à un point de vue précis et limité. Salone avait voulu écrire l’histoire de la colonisation française au Canada. Mon dessein consistait plutôt à découvrir et à décrire, à travers le fait de colonisation, la naissance d’une entité historique nouvelle, la nationalité canadienne-française. J’allais plus droit, ce me semble, à l’humain, à la fin propre de l’histoire, qui est d’atteindre l’homme, c’est-à-dire le saisir et le montrer, à un moment de sa vie, tel que l’a fait son milieu et tel qu’il s’y est fait lui-même.

Cette réédition, disais-je toutefois, n’est pas celle que nous avons rêvée. Un de ces jours, si le loisir nous est accordé d’explorer davantage l’histoire du régime français au Canada, nous reprendrons, en la fortifiant, cette synthèse historique.

Hélas, je n’y reviendrai jamais. Combien de fois, en mes préfaces ou à la rédaction des dernières pages de mes livres, m’a repris cette pensée mélancolique de l’inachevé qu’implique toute œuvre d’histoire et que j’aurai, hélas, retracé en toutes les entreprises de ma vie. C’est à la fin de cette préface de 1930 que j’exprime aussi cette conviction fortifiée en moi par l’expérience : « Ceux-là seuls qui ignorent tout du métier d’historien, croient à l’histoire définitive. » Qui, en effet, plus que le pionnier qu’on avait fait de moi, pouvait posséder cette certitude ?

Je profitai de cette préface pour faire une mise au point. Que de fois m’avait-on reproché le titre de mon ouvrage, l’emploi du mot race, me soufflant qu’il eût fallu parler de nation ou de nationalité. J’avoue avoir trop usé du vocabulaire ou de la terminologie de mon temps. Les expressions race, nation, peuple, n’avaient pas pris le sens précis d’aujourd’hui ; on les employait assez comme des synonymes. Mgr Louis-Adolphe Paquet, grand théologien et grand seigneur devant Dieu, tentera de définir la « Vocation de la race canadienne-française ». André Siegfried avait déjà donné à son premier ouvrage sur notre pays, ce titre : Le Canada — Les deux races. Jamais, néanmoins, ne m’était-il venu à l’esprit de parler de race fondée uniquement sur le sang, à la façon animale ou biologique. Encore qu’en la notion, je fisse entrer quelque part d’hérédité et indéniablement l’influence du milieu géographique, économique, social, la race, je la fondais plus particulièrement sur une substance de culture ou de civilisation, c’est-à-dire sur les éléments essentiels qui constituent la nation. Je disais donc, en ma préface :

D’aucuns nous ont fait grief de ce mot « race », terme qui serait impropre et prétentieux appliqué au peuple canadien-français. Prestement, ils nous ont renvoyé aux rigoureuses définitions des ethnologues. Avons-nous besoin de le dire ? Nous n’entendons nullement parler ici de cette chose à peu près inexistante qu’est une race anthropologique. « Variété dans la famille française », disons-nous ; et voilà où s’arrête notre prétention, ne requérant pour l’historien que le loisir de parler comme tout le monde. « N’entrons pas dans la question de savoir si les races existent ou non, au sens absolu », écrit Lucien Romier. « Personne ne niera, qu’en pratique, des hommes d’un certain pays ou d’une certaine origine aient des qualités et des défauts communs, qui influent grandement sur la fortune de leur nation ; en ce sens, il existe une race française, une race écossaise, une race irlandaise, une race germanique, une race slave, une race italienne, une race berbère, des races indiennes… » La naissance d’une race au Canada n’implique donc aucunement la rupture de cette race nouvelle avec son vieux passé français. À moins que ce ne soit sortir de la race française que d’y constituer un type nouveau, une « variété ». Ceux-là seuls se donnent l’air de le croire qui soutiennent, contre toute évidence, que rien n’est plus semblable à un Français de France qu’un Français du Canada, quittes à gémir, d’autre part, sur tant de nos dissemblances avec le type primitif.

Comme quoi, en cette pauvre vie, on passe beaucoup de son temps à dissiper des malentendus. Cette réédition de La Naissance d’une Race, étude pourtant si rapide et si superficielle de cent cinquante ans d’histoire, ne passa pourtant point inaperçue. Je trouve, en mon spicilège, quelques articles fort élogieux, l’un du critique Stello, du journal Le Canada, un autre d’Alfred DesRochers, dans La Tribune de Sherbrooke (11 juillet 1931). Pour DesRochers, La Naissance d’une Race serait « une lecture essentielle à quiconque s’honore du nom de Canadien français ». Témoignage ajouté à tant d’autres que j’ai déjà donnés sur l’état d’âme d’un peuple qui croit enfin découvrir son histoire.