Mes mémoires (Groulx), tome III/vol. 6/Fin de période

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Fides (p. 331-369).

VI

FIN DE PÉRIODE

Le discours du 29 juin 1937

Au pays de Québec tout commence et tout finit par un discours. En cette soirée du 29 juin 1937, on a voulu voir un point culminant de ma carrière. J’aurais touché un sommet. On l’a écrit. Sans fausse modestie, j’ai accompli, ce me semble, en ma vie, au service des miens, œuvres plus méritoires. Qui donc a surfait ce discours ? Qui en a haussé le sens, l’importance, a déchaîné autour de simples rappels d’histoire et de quelques périodes oratoires, trop oratoires peut-être, un enthousiasme bien imprévisible ? Qui ?… Qui ?… Une seule réponse : l’auditoire, un auditoire de jeunes qui, ce soir du 2e Congrès de la Langue française, s’est trouvé réuni au vieux Colisée de Québec. Et, pour la pleine intelligence de l’incident, il faut remonter plus haut que cette heure-là, repasser en bref, tout ce que furent pour moi ces années 1932-1937, années pleines d’une activité presque fébrile ; un public, s’il est vrai que j’en eus un, constamment tenu en éveil, en alerte, par la publication de cinq à six volumes, par des conférences de brûlante actualité, à Québec, à Montréal, ailleurs ; par une publicité plus que généreuse des journaux, publicité même de la jeunesse partout aux écoutes, jeunesse du grand chômage, facilement remuée par les moindres allusions à sa misère, par toute pitié qui descend vers elle. À Québec, je l’ai rappelé, je venais de terminer un cours d’histoire sur Champlain. L’auditoire avait rempli chaque soir le Palais Montcalm : auditoire composé, pour une large part, de collégiens du Petit Séminaire et d’étudiants de l’Université Laval. Faut-il ajouter après tout cela, l’état d’énervement où vit, depuis un an ou deux, la jeune génération, depuis la tournure des élections de 1936 ? D’avoir été trompée si odieusement, je n’exagère rien, lui a presque mis la rage au cœur ! Le trio de Québec, je veux dire le trio Grégoire-Hamel-Chaloult, garde toute sa popularité. Ernest Grégoire est toujours maire de Québec. Que la jeunesse guette l’occasion de manifester, de crier sa colère, de donner libre cours à ses déceptions trop refoulées, qui peut s’en étonner ? On ne parle pas pour rien de « passions de la foule », « d’émoi collectif ». Irrésistiblement une part de l’opinion cherche, à ce moment de 1937, un moyen de se satisfaire, de se libérer, appelle je ne sais quoi. Une voix, peut-être ?…

■ ■ ■

À Vaudreuil, dans ma solitude des Rapaillages, en ces débuts de juin 1937, j’ai péniblement élaboré mon discours au Congrès de Québec. Le sujet — « L’Histoire, gardienne des traditions vivantes » — me paraît beau, mais un peu vague, difficile. Et je le confesse, je me sens par trop dominé par l’émotion des amis, des milieux de jeunesse, émotion faite de dépit, d’amertume, par suite des événements politiques que l’on sait. Comment rester dans le ton serein, comment chanter l’espoir, l’avenir, quand l’on sentait tout compromis, tout à reprendre ? En même temps, du reste, je devais élaborer un autre discours. Au Lac-Saint-Jean l’on préparait, pour le 24 juin, une célébration régionale de la Saint-Jean-Baptiste. J’avais accepté de prononcer, le soir, le discours principal, en plein air. Je me rendis à Roberval, lieu de la fête. Je parlai, dans un décor inoubliable : sur le perron de l’Hôtel de ville, la foule massée au bord du lac ; la lune, une lune ronde, lune joyeuse, montait sur la surface de l’eau d’un calme impeccable ; dans le pourtour de la foule, à l’écoute debout, d’autres auditeurs massés sur les vérandas formant cercle. Je n’ai pas gardé de notes de ce discours. Je me fiai à l’improvisation, ainsi que je m’y livre d’habitude, devant les assemblées populaires. Puis, quelques jours suivraient, jours de fatigue. Les bons amis du Lac-Saint-Jean m’allaient promener de paroisse en paroisse, me faire voir leur région dont ils sont si fiers. Donc longs dîners, longs soupers, longues veillées dans les presbytères. L’on est si curieux d’avoir sous la main un Montréalais, et d’apprendre de lui ce qui se passe dans la grande métropole, de discuter de tous les sujets passionnants du jour. Des amis de Roberval me ramènent à Québec par le Parc national, que je traverse pour la première fois. Je suis tellement fourbu que, malgré moi, et en dépit de la magnifique nature, restée vierge, les yeux me ferment ; je m’endors sur le siège arrière de l’auto. Pour me tenir éveillé, sans doute, on m’avait promis de me faire voir des orignaux, le long d’un petit lac où ils ont coutume, m’avait-on assuré, de venir brouter des herbes salées. J’ai vu le petit lac, mais vide de tout animal. Un moment pourtant la voiture freina. Arrêt brusque. Une bête s’est jetée en travers de la route. Un orignal ! Il vient de dévaler de la montagne qui nous borde. Et tranquillement, sans peur, sans hâte, il prend le petit trot devant nous. Un magnifique animal ! Pendant quelques arpents, je puis l’admirer à mon aise. Le vrai roi de la forêt canadienne : hauts jarrets, port souverain, poil luisant, gris-noir ; à droite, à gauche, il promène son panache pour nous tenir en respect et il garde la route comme si elle était la sienne. À la première courbe seulement, jeté de côté, il nous regarde passer avec un air de grand seigneur.

■ ■ ■

Après ces longues heures de voiture, j’arrive à Québec, on devine en quel état. Ouvert la veille, le Congrès bat son plein. Pour me dégourdir, je vais prendre l’air un peu. La capitale a pavoisé. Les rues foisonnent de touristes, de congressistes, l’insigne au revers de l’habit. Dans une montre de grand magasin, qu’aperçois-je ? Deux mannequins de cire, grandeur nature : Louis-Joseph Papineau donnant la main au petit abbé. Enthousiasme d’amis québecois. Je vais loger au Grand Séminaire. L’on m’y a retenu une chambre. Quelques visites, des rencontres dans la rue et ailleurs me permettent de prendre le pouls, l’atmosphère des assises nationales. On se plaint. Tout se déroule selon le rite majestueusement officiel. Le plus parfait académisme. Tous les sujets d’actualité, tous les problèmes de fond tenus soigneusement à l’écart. Les autorités, me disent quelques-uns, ont-elles voulu, par ce Congrès, empêcher les manifestations bruyantes et frondeuses d’un centenaire de « 37 » ? Si oui, elles peuvent se vanter d’un franc succès. Un loustic me lance : « Vous, allez-vous dire quelque chose ? » Je ne dois parler que le surlendemain, le 29 au soir. En cette atmosphère pacifique, je retouche mon discours ; je le trouve par trop détonnant. Mais il me faut remettre mon texte aux bureaux qui préparent des copies pour les services de presse. Des copies sont-elles allées ailleurs que chez les journalistes ? Il semble qu’on soit en alerte. Le midi du 29, le Dr Hamel m’emmène dîner à sa maison de campagne avec quelques amis. L’après-midi, il y a réception chez le lieutenant-gouverneur à Spencer-Wood. Le Docteur veut m’y amener. Je décline. J’ai besoin de m’aller reposer. À Spencer-Wood, le Dr Hamel croise le Dr Arthur Vallée, l’un des principaux organisateurs du Congrès :

Dr Hamel, nous entendons dire que la jeunesse prémédite une manifestation, ce soir, en l’honneur de l’abbé Groulx. De grâce empêchez-la. La soirée est celle du gouverneur général, lord Tweedsmuir ; il faut que ce soit la vedette.

— Mon cher Vallée, répond le Dr Hamel, j’ignore tout des desseins de la jeunesse. Mais si elle prémédite ce que vous appréhendez, comptez sur d’autres que moi pour l’en empêcher.

Je soupe au Grand Séminaire. Après le repas, Mgr Camille Roy, président du Congrès, me mande chez lui. Je m’y rends :

— Mon cher abbé, de mauvais bruits se répandent. On craint votre discours de ce soir…

— Monseigneur, je ne crois pas mon discours si terrible. J’attaque peut-être certain état d’esprit ; je n’attaque personne.

— Vous savez, le gouverneur général sera là ; tout le monde officiel sera présent…

— Monseigneur, si vos craintes vont trop loin, je puis faire une chose : ne point parler. Mais je me réserve le droit de dire pourquoi.

— Oh, non, mais non, je ne vais pas si loin. Mais je sais que l’on est inquiet.

Sur ce, Mgr Roy prétexte une laryngite aiguë pour s’excuser d’être absent et il me souhaite le bonsoir.

Ce soir du 29, le temps s’est gâté. Un orage se déchaîne sur la capitale : il vente, il pleut, il tonne. Des éclairs traversent les carreaux de l’amphithéâtre. En entrant au Colisée, je trouve une salle à moitié vide. Le cardinal Villeneuve est présent ; lord Tweedsmuir est là ; aussi, le représentant de l’Académie française, Louis Bertrand. Mais, sur l’estrade, des espaces déserts. Très peu de nos personnages officiels ; pas même la silhouette du premier ministre, M. Duplessis. Avait-on flairé quelque chose ? « Notons… que le soir mémorable où l’abbé Groulx a parlé, peut-on lire dans La Boussole (24 juillet 1937), il était édifiant de constater l’absence complète de toutes nos petites personnalités politiques. » Le juge P.-B. Mignault remplit les fonctions de président actif. La série des discours se déroule dans l’euphorie la plus moelleuse, dans une atmosphère de salon aristocratique. Après le juge Arthur Leblanc, lord Tweedsmuir, le juge Ferdinand Roy — un peu plus agressif celui-là ―, le Père Joseph Hébert, recteur de l’Université d’Ottawa, prennent la parole. Dans le vaisseau trop vide de l’auditorium, les voix résonnent comme des coups de cymbale. Pourtant, un peu avant dix heures, l’orage s’apaise. Et voici que la salle s’emplit. Des jeunes arrivent par groupes et se coulent dans les bancs silencieusement. Vers onze heures l’auditoire a pris corps. L’estrade n’est pas mieux garnie. En arrière de moi, j’aperçois pourtant le trio Grégoire-Hamel-Chaloult. Il est onze heures et quart. Mon tour est venu. À l’ovation qui s’élève, je le devine, quelque chose va se passer. Mon discours, je le répète, ne contenait rien de très neuf. Je reprenais des idées maintes fois rabâchées en ces dernières années. Je magnifiais beaucoup trop nos traditions paysannes. Au problème économique je ne donnais guère l’ampleur que tant de fois je lui avais accordée. Mais il y avait des tirades, des passages comme ceux-ci :

Il peut arriver et il arrive qu’une génération oublie son histoire ou lui tourne le dos ; elle le fait alors sous la poussée d’une histoire qui a trahi l’Histoire. Et si aujourd’hui nous sommes ici, le cœur étreint d’une poignante inquiétude et en quête d’une foi, ne serait-ce point que, derrière nous, une génération aurait manqué de foi et aurait oublié d’être inquiète ?…

 

À quoi sert l’Histoire ? Préserver un peuple des faux aiguillages, l’empêcher de construire sa vie de travers, de se forger des mœurs de travers, un enseignement public, une éducation de travers ; le sauver des solutions économiques, sociales ou politiques improvisées ; l’empêcher de jouer, entre les mains de ses chefs politiques, le rôle de cobaye de laboratoire…

 

Racés, oui fortement racés [nous le sommes], par toute cette histoire, par les hérédités que nous tenons d’elle. Et quand je vois qu’avec ces Français, entraînés hier à la conquête d’un empire, l’on voudrait faire aujourd’hui un peuple de domestiques et de manœuvres, pas même maître de sa réserve québécoise, je comprends que la jeunesse s’insurge contre ce destin, et qu’elle jure, sur la tête de ses pères, de ne jamais l’accepter.

 

[Ceci, à propos de la victoire de 1867] À cette étape de notre vie, que nous a-t-il manqué ? Quand plus que jamais nous avions besoin de ne pas perdre de vue nos lignes de force, pourquoi, chez nous, le magistère de l’Histoire a-t-il choisi cette heure pour se taire ? Au lieu de borgnes et de sous-ordres, que n’avons-nous alors mérité de la Providence des guides, des chefs, d’esprit assez solide et réaliste pour saisir la portée de la récente évolution politique… ?

 

Nous nous plaignons aujourd’hui de compter pour peu dans notre pays et d’être parfois profondément méprisés comme race. Mais nous-mêmes quel cas avons-nous fait de notre qualité de Canadiens français ? Il n’y a point qu’en certains salons de bourgeois anglomanes que le titre est assez mal porté. Pour la plupart de nos prétendus guides politiques, le type de Canadien français le plus chic, le plus orthodoxe, n’est-ce point le Canadien français passé à la lime, démarqué comme un vieux sou, ou encore le Canadien français raccourci au lit de Procuste, ce qui nous permet de dire si élégamment : le « Canadien tout court » ?…

 

Nul peuple au monde n’a plus de drapeaux que les Canadiens français, et, pour cela même, nul peuple n’en a moins, ni n’arbore davantage le drapeau des autres. Que dis-je ? Un peuple, nous ? Une nation ? Allons donc !… Un assemblage de confréries.

Vais-je citer d’autres extraits ? Pourtant oui, même si je m’allonge abusivement. Je cite encore, ne serait-ce que pour faire voir, en l’année, à l’heure, dans l’ambiance où il me fut donné de parler, ce qu’involontairement de ma part, mon petit discours pouvait contenir de dynamite.

D’où vient le rebroussement ? Qui sont les responsables ? Et sommes-nous guérissables ? Les responsables ? À quoi bon les nommer ? L’Histoire n’est pas une potence. J’aime mieux répondre à la deuxième question. Car je suis de ceux qui croient à la guérison de notre petit peuple. Et nous ne sommes pas ici réunis pour chanter un Libera, mais pour préparer un Alleluia.

 

Peuple minuscule en face de cette terrible Amérique, nous n’avons pas le choix d’être Français, avec mollesse, avec dilettantisme, avec tous les flirts téméraires pour tous les snobismes : Français, nous le serons de la tête aux pieds, avec intransigeance, à force d’énergie et d’audace, ou nous cesserons de l’être.

Et encore ceci, à propos de la Confédération, sujet tant discuté :

La Confédération, nous en sommes, mais pourvu qu’elle reste une confédération. Nous acceptons de collaborer au bien commun de ce grand pays ; mais nous prétendons que notre collaboration suppose celle des autres provinces et que nous ne sommes tenus de collaborer que si cette collaboration doit nous profiter autant qu’aux autres.

Peu importe ce que pense là-dessus la vieille génération. Je sais ce que pense la jeune génération, celle qui demain comptera. À celle-ci prenez garde de donner à choisir entre sa vie, son avenir français, et un régime politique… nous refusons de nous sacrifier, nous seuls, au maintien ou à l’affermissement de la Confédération. Et, pour le dire tout net : le rôle de Cariatides naïves et serves geignant sous les corniches de pilastres branlants ne saurait être, pour un peuple, un programme de vie nationale.

 

Que les bonne-ententistes se rassurent. Je n’oublie point, pour autant, ceux qui vivent à côté de nous. J’espère seulement qu’un de ces jours prochains, nous apprendrons, nous de la minorité du Québec, à nous occuper de nos affaires sans en demander la permission au voisin. La bonne-entente, certes, j’en suis ; et, pour en être, à défaut de mon esprit de catholique, il me suffirait de la tradition française en ce pays. Mais la bonne-entente que je veux, c’est la bonne-entente à deux. La bonne-entente debout. Pas une bonne-entente de dupes. Pas une bonne-entente à n’importe quel prix : doctrine de dégradation, où tout notre rôle consiste à émoucher le lion ; mais la bonne-entente fondée sur le respect mutuel, sur l’égalité des droits. Et celle-là, j’oserai dire, l’ayant toujours pratiquée, et souvent seuls, cessons donc d’en parler comme si nous avions encore besoin de nous la prêcher ou de la mendier. Mais, comme un peuple libre et comme un peuple fier, ayons plutôt l’air, à l’occasion, d’être en état de nous en passer.

 

À nos compatriotes de l’autre origine et de l’autre culture, je tiendrais… ce langage que je n’estime ni impertinent, ni audacieux, encore moins injuste : « Nous sommes ici deux races, deux cultures, destinées à vivre l’une à côté de l’autre, à collaborer au bien commun de notre province et de notre pays. Vous, Anglophones, êtes fiers de votre sang, de votre histoire, de votre civilisation ; et, pour servir le plus efficacement possible ce pays, votre ambition est de vous développer dans le sens de vos innéités culturelles, d’être Anglais jusqu’aux moelles. C’est votre droit ; et, ce droit, vous avez assez de fierté pour le prendre sans le mendier. Et, certes, ce n’est pas moi qui refuserai de vous donner raison. D’autre part, aussi fiers de notre sang, de notre passé, de notre culture que vous l’êtes des vôtres, nous prétendons que notre droit est égal au vôtre. Nous voulons, nous aussi, nous développer dans le sens de nos innéités culturelles, être Français jusqu’aux moelles ; nous le voulons, ni pour des fins uniquement égoïstes ni par orgueil racique, mais pour apporter, comme vous, à notre pays, la modeste contribution de nos forces spirituelles, persuadés, comme vous, toujours, que pareil idéal de vie et pareille volonté ne constituent envers quiconque ni une provocation ni un défi. Et honni soit qui mal y pense ! »

Venaient enfin ces quelques ripostes aux résignés, aux découragés, aux défaitistes :

Le destin est élevé, dites-vous ? Je vous réponds que les peuples catholiques, même les plus petits, ne sont point dispensés d’être grands.

 

Trop tard ? Passons, Messieurs les dirigeants, autant de temps à faire quelque chose que nous en avons passé à ne rien faire ; dépensez, pour le réveil national, pour le redressement de la conscience collective, autant d’activité, autant de millions, autant d’esprit d’organisation et de propagande, propagande de husting, propagande de radio, propagande de journaux, qu’il s’en est dépensé, en cette province, depuis soixante ans, pour nous insuffler les passions insanes de la politique ; dépensez autant d’effort, pour nous éclairer et pour nous unir, que vous en avez dépensé pour nous aveugler et nous diviser ; et alors, vous pourrez parler de l’apathie populaire…

J’ajoute cette profession d’espérance :

Notre avenir nouveau, la jeunesse la plus intelligente, la plus allante, la plus décidée, le porte déjà dans ses yeux. Voilà pourquoi je suis de ceux qui espèrent. Parce qu’il y a Dieu, parce qu’il y a notre histoire, parce qu’il y a la jeunesse, j’espère. J’espère avec tous les ancêtres qui ont espéré ; j’espère avec tous les espérants d’aujourd’hui ; j’espère par-dessus mon temps, par-dessus tous les découragés. Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, notre État français, nous l’aurons ; nous l’aurons jeune, fort, rayonnant et beau, foyer spirituel, pôle dynamique pour toute l’Amérique française. Nous aurons aussi un pays français, un pays qui portera son âme dans son visage. Les snobs, les bonne-ententistes, les défaitistes peuvent nous crier, tant qu’ils voudront : « Vous êtes la dernière génération de Canadiens français ! ». Je leur réponds avec toute la jeunesse : « Nous sommes la génération des vivants. Vous êtes la dernière génération des morts ! »

Dans l’auditoire, ce fut un beau débridement. Toutes les impatiences, toutes les indignations amassées dans les esprits et dans les cœurs juvéniles, par l’atmosphère déplaisante du Congrès et par les déceptions amères de l’Union nationale, tous ces sentiments trop longtemps contenus explosèrent comme la lave d’une bouche de volcan. Le forum avait envahi l’académie. On vit des allusions où peut-être il s’en trouvait. On en vit même où il n’y en avait pas. Certaines phrases, certains traits qui ne visaient qu’à stigmatiser de vieilles sottises, parurent des flèches vengeresses dirigées contre les régnants du jour. J’ai compris, ce soir-là, jusqu’où peuvent aller les entraînements d’une foule qui n’attend que l’occasion de manifester.

Étais-je plus en forme que d’habitude ? Au début, je me sentais extrêmement las. L’accueil sympathique de mes auditeurs a toujours décuplé mes modestes moyens. Ma fatigue disparut. Je pus tenir le coup jusqu’à tout près de minuit.

Mais j’y reviens : l’effet de ce discours fut surtout un effet de surprise. Il détonnait, détonnait même trop dans l’atmosphère doucereusement euphorique du Congrès. Valdombre le note, à sa façon goguenarde, dans ses Pamphlets, no 8 (1er juillet 1937) :

Jusque-là, mes bons petits enfants, les pontifes et les piliers des grandes circonstances, les officiels chamarrés de rubans, éclatants de décorations (même qu’il y en avait de tribus nègres) s’étaient louangés les uns et les autres et, avant la fin du troisième jour, on avait épuisé toutes les cassolettes d’encens et liquidé le vieux stock des sentimentaleries. Jusque-là, mes bons petits enfants, le soleil avait rayonné au fond des âmes les plus obscures et l’on avait consommé l’apothéose de la survivance française… Soudain, ce fut le coup de foudre ; puis ce fut l’orage… Les paroles de l’abbé Groulx, de la première à la dernière, demeurent des actes. De là, le coup de foudre dont parlent les gazettes. De là, l’orage qui assombrira la vieillesse de plusieurs gros personnages, clercs et laïques. On devine que les plus illustres ne soient pas encore revenus de leur étonnement et que si jamais ils meurent d’apoplexie, il faudra en tenir l’abbé Groulx responsable.

Effet de surprise, et aussi, dirais-je, besoin irrésistible de crier sa déception, son écœurement, voilà qui explique le comportement de la foule en cette soirée du 29 juin. À certains égards, le mot de Roger Duhamel, dans La Province du 14 août, pouvait paraître juste : « discours-torpille ».

Lorsqu’à minuit tout proche, j’abandonne le micro, je me sens proprement épuisé. J’ai soutenu un effort au-dessus de mes forces. Mon col romain mouillé, ma chemise mouillée, ma soutane mouillée m’en avertissent. Rentré au Séminaire, j’aurais aimé me reposer, laisser tomber peu à peu ma tension nerveuse. Des amis m’entraînent dans un petit fumoir. Ils veulent ressaisir, commenter les émotions de la soirée. Il s’en va deux heures quand on me laisse regagner ma chambre. Je dors peu. Le matin, après messe et déjeuner, je rencontre, dans la foule qui babille dans les corridors du Séminaire, Mgr Camille Roy :

— Eh bien, Monseigneur, m’avez-vous trouvé si terrible ?

Réponse diplomatique :

— Mon cher, je n’ai rien entendu. J’étais fatigué. Je me suis couché.

Par bonheur, Monseigneur avait recouvré la voix. Quelques pas plus loin, je croise mon ami, l’abbé Wilfrid Lebon. Il n’était pas au Colisée la veille au soir. De la Beauce, où l’orage l’avait retenu, il m’avait entendu, par le truchement d’un défectueux appareil de radio ; à certains crépitements de la foule, il en avait deviné assez pour aviver sa curiosité bien connue. Il accourait à Québec, pour s’informer. Il m’aperçoit fripé, vanné.

— Viens avec moi te reposer chez ma sœur, à Sainte-Marie-de-Beauce.

Je ne suis pas fâché d’échapper aux bonimenteurs et aux fabricants de commentaires. J’accepte. À Sainte-Marie, j’entre dans un foyer familial des plus charmants. Après le dîner, on m’enferme dans une chambre dont on a bien tiré les rideaux. Je dors tout l’après-midi, comme un moine rentré du monde fourbu. Je ne reviens à Québec qu’assez tard dans la soirée. On me montre les manchettes flamboyantes des journaux. Émoi évident et considérable. On me fait part des potins. L’ « orage » a laissé derrière lui des échos. J’apprends que, dans la journée — ce trente juin, c’était la journée des jeunes — la jeunesse m’a longuement cherché. Elle avait sa manifestation au Monument des braves. Elle eût voulu m’y entraîner, m’arracher encore quelques consignes. On l’avait renvoyée de Caïphe à Pilate. Personne ne savait où me trouver. Le midi de ce même jour, il y avait banquet solennel au Frontenac pour tous les participants au Congrès. J’y étais naturellement invité. Grand embarras parmi quelques officiels. Le savantissime juge Albert Sévigny, magistrat d’occasion parce que politicien battu, s’était enquis :

— L’abbé Groulx sera-t-il là ? Si oui, point de juge Sévigny.

On m’a raconté que le noble juge ne se sentit pleinement rassuré que lorsque, de ses yeux, de ses propres yeux, il put constater ma place vide. Des bouts de conversation ici et là me révèlent qu’on a surtout retenu, de mon discours, les derniers mots : « la génération des vivants » opposée à « la génération des morts ». Par « génération des morts », j’entendais évidemment une génération de l’esprit plus qu’une génération d’âge. À ce qu’il semble, beaucoup ne l’entendent pas ainsi. Nombre de vieilles gens, et d’autres qui n’ont pas ce motif, tiennent à se coiffer de mon anathème. Moitié dépit et moitié moutonnerie, ce serait à qui se fût rangé dans la confrérie funèbre. Des hommes jeunes, et même fort jeunes, en arrivent à découvrir qu’ils sentent le cadavre. Sur cette première querelle, une autre se greffe. J’ai osé parler d’ « État français ». J’ai même osé m’écrier : « Notre État français, nous l’aurons… » Comme s’il fallait de perpétuels signes de notre infantilisme politique, on a vu, dans l’expression, une déclaration de séparatisme. Au banquet du Frontenac, un évêque pourtant intelligent, Mgr Yelle, archevêque de Saint-Boniface, a donné dans ce non-sens. Au nom des minorités françaises des provinces anglo-canadiennes, il a mis en garde contre un isolement du Québec. Il va même jusqu’à dire, selon le journal, Le Canada, de Montréal (1er juillet 1937) :

Parler séparatisme, ce n’est pas dire des paroles d’encouragement, mais de défaitisme. Je demande à mes frères du Québec de prendre conscience de ce scandale.

M. Duplessis, plus dépité que d’autres, et non sans motifs plausibles peut-être, a porté la santé de la province de Québec. En son éloquence vaseuse, il a trouvé le moyen de dire :

S’il y avait par malheur quelqu’un qui prêcherait l’isolement — et je sais qu’il n’y a personne de sérieux pour le faire — ce serait restreindre une puissance qui est trop belle et trop grande pour la limiter à une seule région.

La polémique était lancée. On en trouvera la trace dans les journaux du temps. Les uns y allaient de bonne foi — si l’on peut parler ainsi — n’ayant jamais lu une ligne de mes écrits ; les autres n’obéissaient qu’à l’hypocrisie partisane. Ils savaient fort bien ce que j’avais toujours entendu par « État français » : un Québec aussi souverain que possible, dans la ligne de ses institutions constitutionnelles, et gouverné pour les fins qu’il avait revendiquées en 1867. Mais les politiciens au pouvoir, politiciens canadiens-français à Ottawa comme à Québec, trouvaient si puissant intérêt à me prêter des intentions séparatistes. On noie son chien comme on peut si on le croit nuisible. Et la dénonciation du « séparatisme » masquait si bien toutes les lâchetés devant le centralisme d’Ottawa. Je dois cette justice à Mgr Yelle : m’étant trouvé son voisin à une manifestation du Congrès, je le rassurai sur mon attitude et sur l’État français. L’Archevêque de Saint-Boniface me donna raison. Dans un premier-Québec du 2 juillet 1937, de L’Action catholique, on peut lire ces lignes :

L’un des chefs les plus sages et les plus dévoués de la défense canadienne-française dans l’Ouest, qui n’avait pas plus saisi que nous de note séparatiste dans le discours de M. Groulx, mais qui voulait une certitude absolue, après la lecture des journaux et certaines discussions, a obtenu facilement de M. Groulx lui-même, une interprétation pleinement rassurante. Il en faisait part à un groupe hier soir.

La Presse, Le Canada de Montréal, où n’était plus Asselin, brandirent le fantôme du séparatisme. Quelques hebdomadaires, dont Le Petit Journal, s’offrirent le même geste. Le 3 juillet, Le Droit d’Ottawa, sous la signature de son rédacteur en chef, Charles Gautier, se porte, lui aussi, à la défense du pauvre « séparatiste ». Louis Francœur se jette à son tour à la rescousse, dans La Patrie du 4 juillet :

Le séparatisme tranché n’a pas eu place au Congrès, et c’est bien à tort qu’on a voulu faire dire à l’abbé Groulx ce qu’il s’est bien gardé de dire.

D’autres journaux, Le Journal, le Franc-Parleur, La Boussole (10 juillet 1937), Le Travailleur de Worcester, É.-U., La Province, parleront bon sens. Valdombre, dans ses Pamphlets du 1er septembre 1937, reviendra à la charge et prendra la défense du « plus terrible accusé de notre histoire ». Quelques journaux de France avaient fait écho aux propos de nos officiels. Auguste Viatte, dans Sept, rétablit la vérité :

Lorsque l’abbé Groulx parle d’État français, le contexte n’implique rien de plus que le renforcement de l’esprit français dans la province de Québec telle qu’elle existe.

France-Amérique (nov.-déc. 1937) publie mon discours en entier. Il y avait donc de quoi me faire prendre assez gaiement les horions d’un nommé Turcotte du Canada et de ce pauvre Jean-Charles Harvey dans Le Jour. Puis, faut-il tant se désoler de ces humaines misères ? Dieu aime mêler à nos petits succès quelques gouttes d’amertume. Elles nous aident à prendre la mesure de nos pauvres glorioles. Un petit nuage d’une verge carrée obscurcit, sans nulle gêne, le puissant soleil. Que pareille aventure leur arrive, de quoi se peuvent plaindre les nébuleuses que nous sommes ?

Hélas, foi croissante au chef !

Cette soirée du 29 juin n’était pas faite malheureusement pour dissiper les faux espoirs de la jeunesse, ni même ceux des aînés. Le salut au « chef », La Nation de Québec, bien entendu, y revient. Et ces jeunes gens ne se contentent pas, comme le fait l’un d’entre eux, de m’attribuer le titre de « chef spirituel ». Et pas seulement, non plus, ainsi qu’on le lit dans Le Droit d’Ottawa, « l’un des chefs de l’idéal français en Amérique », mais, pour La Boussole (10 juillet 1937), « l’homme du Congrès » de Québec incarne le « chef » et la « doctrine ». Roger Duhamel (La Province, 14 août 1937) salue le « maître authentique au sein des fantoches qui s’agitent… » Et j’en passe. Il semble que, depuis un, deux ou trois ans surtout, on se soit donné le mot pour accréditer le mythe. Eugène L’Heureux (L’Action catholique, 17 septembre 1936) m’aurait voulu au Conseil de l’Instruction publique. Encore plus osée, La Nation (14 avril 1938) proposera ma candidature à rien de moins qu’à la surintendance de l’Instruction publique. Vers le même temps, je ne sais plus à quelle date, Le Soleil de Québec, rapporte, selon une dépêche de l’Agence Havas, mon élection possible à l’Académie des sciences morales et politiques, en remplacement de Rodolphe Lemieux. Encore en 1938, Albert Lévesque lance sa collection : Nos maîtres de l’heure. André Laurendeau est chargé du premier fascicule, mis en vente en janvier 1939 : L’abbé Lionel Groulx. Étude, on le pense bien, extrêmement sympathique. André Laurendeau a suivi mes cours à l’Université de Montréal ; il a été des Jeune-Canada. Il s’est donné quelque peine pour la rédaction de son travail. Il a même fait le voyage à Vaudreuil pour causer longuement avec ma vieille mère, alors à l’approche de ses quatre-vingt-dix ans, mais restée si lucide.

Dans une retentissante conférence au Cercle universitaire de Montréal, sur « l’Université, école de haut savoir et source de directives sociales », le cardinal Villeneuve me place parmi les « quatre » esprits, rares élus de type universitaire, aux côtés de Mgr L.-A. Paquet, d’Édouard Montpetit et du Frère Marie-Victorin. Choix téméraire qui soulèvera bien des commentaires et pas moins de jaloux. L’ami Louis-D. Durand, des Trois-Rivières, entreprend de répandre le buste de l’abbé Groulx, sculpté par un jeune artiste de sa région, un M. Cuvelier. Selon Le Bien Public qui en publie un fac-similé, le 7 janvier 1937, toutes les jeunesses patriotiques se chargent de la diffusion de ce buste.

Les adversaires font de leur mieux, eût-on dit, pour alimenter, stimuler cette propagande. Une rumeur se propage à l’automne de 1937, venue je ne sais d’où, qu’en hauts lieux, pour se débarrasser de mon gênant petit personnage, l’on aurait songé à m’éloigner du pays. Un voyage en Europe, un séjour prolongé en France serait tout arrangé. D’où vient la rumeur ? Plusieurs y font écho. On peut lire, dans Le Devoir du 1er septembre 1937, ces deux entrefilets :

La rumeur courait ce matin en ville que l’abbé Lionel Groulx, professeur d’histoire du Canada à l’Université de Montréal, abandonnerait toutes ses fonctions et œuvres et partirait prochainement pour la France où il se consacrerait pendant cinq années à la grande histoire canadienne. Cette rumeur paraissait vraiment invraisemblable. Interrogé, M. l’abbé Groulx nous dit : — Jamais je n’ai entendu parler de cela. Jamais, reprit-il, je n’ai demandé à partir pour la France et on ne me l’a pas offert pour une période aussi longue. J’ai précisément refusé au mois de juin un voyage aux frais de la princesse, parce que je tenais à prendre part au Congrès d’été, à Québec. Il n’y a absolument rien de fondé dans cette rumeur.

Encore une fois, d’où venait la rumeur ? Y fallait-il voir le fruit mal mûri de quelque intrigue politique auprès des autorités religieuses ? Je n’en sais rien pas plus que je ne me souviens de cette offre de voyage qu’on m’aurait faite, offre fondée celle-ci. Fondée ou non, la rumeur provoqua tout de suite d’énergiques protestations. Valdombre y va de son coup de boutoir dans ses Pamphlets de septembre 1937 :

Ç’aurait été si fin d’édifier un congrès « de famille » sans l’abbé Groulx et sans la voix patriotique. Franchement, on devrait récompenser le bel esprit qui imagina ce petit « schème » de faire voyager un politique qui nous cause tant d’ennuis et de si redoutables palpitations de cœur.

Le journal, La Boussole (18 septembre 1937), en sait-il davantage ? Il prend le ton menaçant, sous la plume d’Hermas Bastien :

… Nous affirmons qu’en cette année du souvenir, l’ombre sinistre des gibets de 1837 se profile trop nettement en nos âmes pour qu’une autorité, quelle qu’elle soit, ose prendre le risque de nous priver, fût-ce temporairement, pour plaire aux pleutres et aux veules, de celui dont la doctrine galvanise nos courages. Si ce langage n’est pas assez clair, qu’on nous le dise. Nous pourrons sûrement préciser, mais ce sera un signal de consternation dans le royaume des prudes.

L’appréhension des amis subsiste encore en novembre de la même année. À l’inauguration de mon cours d’histoire au Palais Montcalm, à Québec, le 19 de ce mois-là, le président de la Société Saint-Jean-Baptiste qui me présente, prononce ces graves paroles :

Nous vous assurons de notre entier dévouement, nous vous promettons de suivre vos directives, et, au besoin, de monter la garde auprès de vous.

L’auditoire saisit parfaitement l’allusion. Je ne le cacherai point, ces chaudes affections de mes amis et compatriotes, amitiés qui vont chez quelques-uns jusqu’à l’adulation, m’ont souvent occasionné des sentiments de vanité, sinon d’orgueil. Pour n’y pas succomber, j’ai eu grand besoin de me rappeler mes trop manifestes limites, le caractère d’ébauche de presque toute mon œuvre écrite, la fragilité de toute vie humaine, facile à briser comme un roseau. Et surtout, j’ai tâché de ne pas oublier la source divine de tous les dons rapportables à Dieu, à Dieu seul comme en la parabole des talents. D’ailleurs, saint Paul, l’un de mes saints de prédilection, me répétera si souvent : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? »

Jean-Charles Harvey

Un journaliste qui apparemment me veut beaucoup de mal, fait se resserrer les rangs de mes amis. Avec Jean-Charles Harvey, ex-scolastique jésuite, il me faut remonter à 1922. Je ne le connaissais guère auparavant. Cette année-là, il vient d’écrire son premier roman, un roman nationaliste, Marcel Faure. Harvey est attaché à la rédaction du Soleil de Québec. Craint-il vraiment que sa thèse, histoire d’un grand industriel qui tente l’émancipation économique des siens, le compromette gravement auprès de ses chefs au journal et des gouvernants libéraux ? Il m’écrit en ce sens, m’envoie son roman, et me prie de lui dire loyalement ce que j’en pense. Encombré de besogne, je passe le livre à l’abbé Valmore LaVergne, alors en séjour de repos à Montréal. L’abbé LaVergne griffonne sa critique sur la couverture du livre, recto et verso. Je le cite :

Rien d’anticlérical, au moins d’une façon précise. Recherche trop accentuée de l’expression voluptueuse. Construction chimérique d’une ville industrielle et d’un système scolaire nécessairement vague. Condamnation en bloc des syndicats ouvriers… Œuvre qui annonce du talent, mais sans maturité… La thèse est mal pressentie. L’œuvre ne fera pas, je crois, assez de bruit pour tuer son auteur…

J’envoyai à Jean-Charles Harvey ces critiques, m’excusant de ne pouvoir faire mieux. L’abbé LaVergne a prévu juste. Harvey demeure au Soleil. Il reste en place et, pour bien servir ses maîtres, combat de son mieux, tout en me couvrant de fleurs au besoin, mes théories nationalistes en mes conférences de ce temps-là. André Laurendeau portera un jour sur Harvey, un jugement assez juste : « un gaillard qui aurait du talent s’il avait un peu de tête ». Mes relations épistolaires avec « Jean-Charles », comme on dit alors, ne reprennent qu’en novembre 1935. Il pose alors sa candidature à la Société Royale ; il sollicite mon appui. Ma réponse tarde un peu ; il revient à la charge :

Vous êtes l’un de ceux dont l’adhésion me ferait le plus grand plaisir. Je sais tout ce qui nous divise ; je sais aussi tout ce qui nous unit, et ce qui nous unit est certainement plus fort que ce qui nous divise.

Ma réponse n’a pas dû pécher par manque de franchise. Il m’écrit de nouveau le 25 novembre :

Je n’aime rien tant que la franchise et la loyauté. C’est pourquoi j’ai toujours eu beaucoup d’estime non seulement pour votre œuvre d’historien et votre pur nationalisme, mais aussi pour votre caractère.

Suivent des considérations sur les rapports du cœur et de l’esprit, sur le droit de l’écrivain à sa propre sincérité, sa sincérité fût-elle celle de l’erreur, sur l’inadmissibilité de la théorie de l’art pour l’art. Je lui réponds, je ne sais à quelle date, n’ayant gardé de ma réponse, que des notes mal griffonnées :

Je suis d’accord avec vous quand vous écrivez qu’il n’y a point d’art, hors de la sincérité avec soi-même. C’est votre sincérité que je voudrais autre… Je ne demande à nul de nos écrivains ou de nos artistes de viser à l’œuvre catholique. Je voudrais leur voir l’harmonie intérieure qui vient de la foi et qui accorde l’homme, l’art et la vérité. Vous l’admettrez : de là aussi peut venir une sincérité ; et de là aussi, peut venir l’art puissant… Quand on a été élevé dans un milieu catholique et qu’on a déjà possédé la foi, on peut avoir le malheur d’en sortir ; on ne saurait avoir de raison vraie d’en sortir.

Je n’entends pas donner à ma formule, veuillez le croire, l’accent du moindre reproche. Votre état d’âme ne m’inspire nulle amertume, mais tout simplement de la pitié. Et ne donnez pas, non plus, à ce dernier mot, un sens blessant. Ma pitié, c’est le sentiment du prêtre ou simplement du chrétien qui sait le bonheur de la foi, de la certitude surnaturelle, et qui plaint, de toute son âme, ceux qui n’ont jamais eu cette force et cette paix ou ceux qui, les ayant eues, les ont perdues.

Un autre motif m’empêcherait de vous juger sévèrement. Je songe à la formation religieuse des hommes de ma génération, formation qui, par la faute de maîtres improvisés, resta si superficielle. Il manque à tant de nos catholiques de connaître les grandeurs du catholicisme. On porte son catholicisme comme une robe prétexte, un vêtement de saison, quand il faudrait le porter comme un Dieu intérieur, une déification…

Laissez-moi la permission de prier pour vous.

Cette fois, j’avais touché, semble-t-il, ce pauvre Harvey au cœur, au plus vif. De sa réponse, j’extrais quelques phrases :

Je vous remercie de votre lettre si raisonnable, si sympathique et si fermement chrétienne. Comme vous me comprenez bien ! Et comme je vous comprends !

Mon unique regret est d’être placé, par ma sincérité même, dans une voie différente de la vôtre.

Nous sommes séparés, me dit encore Harvey, « par les trois lettres du mot Foi ». Son attitude religieuse, m’affirme-t-il, n’est pas déterminée « par des causes morales, mais par des causes philosophiques » ; sa raison « se cabre contre les dogmes ».

Aurais-je dû prolonger le dialogue ? Un jour que je mettais Mgr Courchesne au courant de cette correspondance, il me dit : « Tu aurais dû continuer. » Peut-être. Mais j’aurai été toute ma vie, un pauvre homme débordé par sa correspondance, immergé dans sa besogne quotidienne.

Jean-Charles Harvey se chargera de rompre lui-même le dialogue. En 1937 il devient directeur du journal Le Jour. Qu’était-ce que ce journal ? Qui l’avait fondé ? Quels en étaient les bailleurs de fonds ? Du capital juif ? Du capital anglais ? Ou les deux ensemble ? Il me semble qu’il ait été spécifiquement un journal de parti, quoique de tendances nettement libérales. Un de mes bons amis, Victor Soucisse, rend un jour visite à M. Beatty, alors président du Chemin de fer canadien du Pacifique. Victor Soucisse se permet cette observation à propos d’Harvey et du Jour :

— Pourquoi vous accolez-vous, vous autres, Anglo-Canadiens, à des hommes qui ne représentent pas cinq pour cent de l’opinion canadienne-française ?

Et M. Beatty de répondre :

— Vraiment, vous ne croyez pas que M. Harvey fait œuvre excellente au Jour ?

Vers le même temps, m’arrive chez moi, au 847 est, Sherbrooke, Léo Pariseau. Pariseau est l’un de ces jeunes qui, les premiers, avec Ernest Gendreau, le Frère Marie-Victorin, se sont jetés dans les carrières scientifiques. Léo Pariseau a laissé une magnifique bibliothèque. Il est alors radiologiste à l’Hôtel-Dieu de Montréal. C’est un esprit cultivé. Nous nous connaissons peu. Pariseau n’est pas, en religion, un pratiquant. Cependant, ce jour-là, il me confesse qu’il aime fréquenter les églises, aux heures où elles sont vides. À son aise, il peut alors converser avec le Dieu du Tabernacle. Pariseau qui fait comme Péguy, aurait-il connu Péguy ? Il me dit la raison de sa visite. Un certain docteur Longpré, un pédiatre de l’Hôtel-Dieu de Montréal, l’a pris à partie dans Le Jour. Pariseau voudrait prendre ma défense contre ce qu’il appelle les « propos infects » du nommé Harvey. Il veut ma permission. Je le remercie de son bon vouloir, mais lui fais observer que j’y tiens assez peu, ma tactique — tactique dont je me trouve bien — ayant toujours été de laisser dire et laisser braire. Pariseau ne l’entend pas de cette oreille pour ce qui est de lui-même :

— Je m’en vais démasquer ce monsieur, me dit-il. J’ai le haut-le-cœur de ces farceurs qui passent leur temps à tournoyer autour des jupons des Sœurs et qui, dans leur petite loge, complotent contre les religieuses. Et je m’en vais exécuter ce M. Longpré dans le Journal de l’Hôtel-Dieu.

Je lui demande :

— Mais qui est au fond du journal Le Jour ?

M. l’abbé, je suis allé dernièrement y porter un bout de copie. Je n’y ai vu que des figures de Youpins.

Il semble que Le Jour ait été fondé pour combattre principalement, sinon uniquement, le nationalisme. L’indéracinable idéologie enflamme une autre génération. Les capitalistes juifs et anglo-canadiens s’inquiètent. Pour mieux émasculer le nouveau nationalisme et le mettre solidement en veilleuse, Maurice Duplessis vient de le confisquer à son profit. Henri Bourassa, toujours en proie à ses scrupules religieux, piétine de son mieux ses propres semences. Dans cette perspective, on aperçoit contre qui les coups seront portés. Je deviendrai la cible habituelle, sinon favorite de Jean-Charles Harvey. Dès le premier numéro du Jour, en un article mi-miel, mi-fiel, et sous une manchette de lettres d’un pouce de haut, pour me bien ridiculiser, Harvey annonce : M. Lionel Groulx, premier ministre. Il s’agirait d’un projet de la faction Hamel-Grégoire-Chaloult, aidée des Jeunesses patriotes et écolières. De gré ou de force, cette « extrême droite modernisée » aurait résolu de « créer l’État français », c’est-à-dire « d’établir la domination de notre nationalité, non seulement sur la politique, par la rupture du pacte fédéral, mais aussi sur l’industrie, la finance, le commerce, et même la manière de penser ». Rien que ça ! Pour étiqueter ce qu’il appelle ma doctrine, Harvey inventera le mot « groulxisme ». Et, pendant toute la durée de son petit journal, très lu par les esprits « avancés », il se livrera avec entrain à son jeu de scalp. Harvey ne s’acquitte pas toutefois de sa besogne sans s’attirer quelques flèches parfois empoisonnées. Les journaux de jeunes surtout le secouent sans façon. Je citerai seulement un article de L’Hebdo-Laval, journal des étudiants de l’Université Laval (21 octobre 1938). L’article est signé : Jean-Charles Falardeau, qui ne pourrait se relire aujourd’hui, je le présume, sans un sourire. Devenu dans la suite disciple du Père Georges-Henri Lévesque, cette filiation spirituelle, sans nous séparer, ne nous a pas rapprochés. Le collaborateur de L’Hebdo-Laval écrit pourtant — je ne cite qu’une phrase qui laisse voir la violence des attaques du Jour :

… le dernier article où l’homme du Jour déblatère injustement sur l’abbé Groulx, a provoqué un même réflexe de pitié sinon de dégoût. On peut penser ce que l’on veut du grand Canadien français qu’est l’abbé Lionel Groulx, on ne peut que trouver suprêmement irritant de le voir bafoué, traité d’orgueilleux, d’imposteur, de toqué, d’aveugle volontaire et de professeur d’insanités par un cloporte comme J.-C. Harvey…

Ainsi amis et adversaires s’unissent dans une publicité qui, pour être d’inspiration bien opposée, aboutit au même point.

Un logis et une secrétaire

En 1938 j’atteins mes soixante ans. On s’empare du banal anniversaire pour me tresser de nouvelles couronnes. Un témoignage touchant m’arrive que je mets au-dessus de bien d’autres. Il me vient de la lointaine Alberta. Une souscription[NdÉ 1] va bon train en 1938, par tout le Canada français. On veut, pour me « venir en aide », me fournir les moyens de me payer un secrétaire. L’appel s’envole jusque dans les écoles albertaines, vers des groupes d’enfants appelés « avant-gardistes ». On leur demande une petite obole, ne serait-ce qu’un sou. C’est bien peu, un sou, leur écrit dans La Survivance d’Edmonton, l’oncle Gérard LeMoyne : « Mais ne vois-tu pas que l’abbé Groulx pleurerait de joie rien qu’à voir qu’il y a dans l’Ouest et dans tout le Canada une véritable croisade d’enfants qui paient de leur poche et qui lui aident à faire d’eux “la génération des vivants” ? » En effet, des sous m’arrivent et des listes d’enfants souscripteurs et une bottée de gentilles lettres. Une fillette m’écrit, entre autres choses : « Jamais nous ne pourrons vous rendre le juste tribut de reconnaissance et d’appréciation qui vous revient. » Salut des petits Albertains ! Il m’alla droit au cœur. Aujourd’hui encore le souvenir ne m’en revient pas sans quelque frémissement en mes fibres les plus profondes.

Une souscription, ai-je dit, battait son plein à travers le Canada français. Nos institutions patriotiques, Société Saint-Jean-Baptiste et autres, en avaient pris la direction. On voulait me venir en aide en mon œuvre historique. Quelques-uns souhaitaient me ramasser une somme d’argent qui me permît de poursuivre plus commodément mes recherches, soit au Canada, soit même en Europe. D’autres voulaient me fournir l’assistance d’un secrétaire. D’autres enfin m’avaient plaint en mes déménagements successifs, des numéros 3716 et 2098 de la rue Saint-Hubert au 847 est, rue Sherbrooke, à la recherche chaque fois d’un logis un peu moins étroit, plus salubre, mieux éclairé. Même sur la rue Sherbrooke, je ne sais plus où loger livres et paperasses dont la masse se fait chaque jour plus encombrante. Longtemps toutefois j’ignorai cette battue de souscription qui m’eût mis à la gêne et que j’eusse empêchée. On finit par ramasser une dizaine de mille dollars. Un jour, on vint me l’offrir, me laissant liberté d’en user absolument à mon gré. Je refusai le cadeau. Il me répugnait de paraître pensionné, même par les miens, même par mes amis. Puis, je connaissais un peu mes compatriotes ; je savais que le jour où l’on me croirait possesseur d’une somme d’argent quelque peu rondelette, une nuée de quêteurs et d’emprunteurs viendraient m’assiéger. Je savais aussi que les $10,000 grossiraient démesurément dans l’imagination des malfaisants. Je ne me trompais guère. Dans son journal, Jean-Charles Harvey parla d’une pension de $100,000 que mes amis m’auraient assurée. On me fait savoir que, dans un récent volume de ses Mémoires, le sénateur T.-Damien Bouchard reprend l’antienne fantaisiste. Et il ajoute, ce qui est encore plus fantastique, que cette souscription était destinée à « renverser les libéraux au pouvoir » à Québec. Comme quoi les sénateurs ne sont pas toujours protégés contre l’infantilisme sénile !

Je répugnais moins à une rente ou pension viagère tirée des dix mille piastres. Une tentative de mes amis auprès d’une compagnie d’assurances leur parut inacceptable. Je persistai quand même dans mon premier refus. Les choses traînèrent en longueur. Au bout d’un an, les $10,000 grugés par un administrateur étaient tombés à $8,000. Quelqu’un me fit alors une proposition : « Si l’on vous achetait une maison où loger plus convenablement vos archives et votre bibliothèque ? » La proposition me plut davantage. Et voilà comment, au printemps de 1939, je devins citoyen d’Outremont, au no 261 de la rue Bloomfield. Logis alors vide depuis deux ans et qu’on paya exactement $8,000. Beaucoup de ceux qui m’y virent arriver, ne sachant rien de la souscription de mes amis, spéculèrent, en leur esprit, à qui mieux mieux, sur le haut salaire et sur les opulents droits d’auteur qui pouvaient permettre à un professeur d’université et à un écrivain d’avoir pignon sur rue en l’aristocratique petite cité. Mon entrée à Outremont ne changea rien à mon régime de travail, ni non plus, je l’espère bien, à mes allures et à mon caractère. Mais je me dois de l’écrire ici : si la vie, mes écrits, mes discours, m’ont valu bien des rebuffades, des incompréhensions, peut-être même des rancœurs, en revanche, combien mes amis m’auront gâté ! Et quels magnifiques témoignages ils m’auront souvent rendus !

On me désirait un secrétaire. Dans ses recherches d’archives, l’historien a grand besoin d’une copiste pour la transcription des documents et même d’un chercheur pour l’aider dans sa recherche. Mêlé à beaucoup d’œuvres, j’avais fréquemment des articles à recopier. Et combien j’aurai été toujours immergé, noyé dans ma correspondance. Ce secrétaire, je finis par la trouver, avant même la souscription. Elle me vint en l’année 1937. En 1926, lorsque l’infirmité de ma vieille mère m’obligea à prendre logis, la Providence me fit trouver, au presbytère du Mile End, pour tenir ma maison et prendre soin de la grande infirme, une brave ménagère : femme encore jeune, mais type de la vieille servante d’autrefois qui acceptera sa besogne avec autant de fidélité, de dévouement et de désintéressement que si elle fut la sienne. Pendant plus de trente ans elle me restera fidèle. En 1937 je pouvais m’accorder une secrétaire. Depuis longtemps je la souhaitais et la préparais. Je crus l’avoir trouvée tout d’abord, dans ma petite nièce à moi, une brunette aux yeux noirs et si intelligents. Pendant huit années, de ses huit à seize ans, elle était venue passer ses vacances chez moi, à Saint-Donat. Et quel plaisir, elle y trouvait ! Elle était le serin de la maison. Je répète ici, je crois, des souvenirs déjà recueillis en ces Mémoires. Mais tant pis ; ils me reviennent avec tant de charme. Dès les premiers jours de son arrivée, à L’Abitation, pour amuser l’enfant, nous capturions un levraut. Pour le captif, j’avais confectionné, en broche et en bois, une minuscule cabane que Noëlla avait baptisée : Villa de Jeannot. Et elle trouvait son grand amusement à nourrir et à apprivoiser le petit animal. Elle avait l’esprit très éveillé. Mes visiteurs et nous-mêmes prenions le plus vif plaisir à la taquiner. Jamais l’enfant, facile à la riposte, n’échappait une parole irrespectueuse. Pour la distraire, entre mes heures de travail, je me transformais en grand-père ; j’en empruntais le ton, la mimique et je lui lisais quelque fable de La Fontaine. Autant que le Bonhomme à Peau-d’Âne, elle y prenait un « plaisir extrême ». C’est là que je vis — et avec quel regret — tout le profit qu’au collège nous aurions pu tirer des fables du Bonhomme si, au lieu de nous en imposer une récitation machinale, exercice de mémoire débité à la course, recto tono, nos professeurs avaient pu nous les lire, à la façon de ces lectures qui dépassent le meilleur des commentaires. Noëlla — elle s’appelait Noëlla Émond — appréciait tout autant la lecture d’Homère, L’Iliade et L’Odyssée, et celle des meilleures pièces de Corneille, de Racine, des lettres de Madame de Sévigné. Que de fois, le soir, lorsque le temps ne permettait pas la promenade sur le lac, elle m’arrivait sautillante :

— Est-ce qu’on lit ce soir ?

Autre preuve qu’il n’est pas si difficile d’initier un adolescent, une adolescente, à la connaissance des grands classiques. Ses études de couvent terminées à Vaudreuil, Noëlla vint suivre quelques cours à la Faculté des lettres de l’Université de Montréal. Ce devait être le noviciat de sa fonction de secrétaire. Hélas, un mal de genou cloua sur une chaise longue la pauvre enfant. Je dus me tourner d’un autre côté.

Une autre brunette aux yeux noirs vint à moi : fille de l’une de mes sœurs, Valentine, celle qui, au temps de mes vacances de séminariste et de jeune prêtre au foyer, me préparait de si jolis soupers. La nouvelle brunette au teint clair, s’appelait Juliette Lalonde. Depuis quelque temps déjà, sans autre intention que de lui venir en aide, de lui développer l’esprit, je lui passais des livres, lui faisais tenir un journal intime. Noëlla m’ayant dû quitter, je proposai à Juliette de la remplacer. Un éclair dans ses yeux me dit la joie de son acceptation. Elle s’en vint à Montréal. Pendant trois ou quatre ans, elle suivit, elle aussi, quelques cours à l’Université : cours de littérature française et canadienne-française, cours d’histoire du Canada, cours d’histoire universelle, cours de l’histoire de l’art. Débrouillarde, de mains agiles, des mains aux doigts de fée, elle devint, en peu de temps, dactylographe, sténographe. Elle suivit des cours de reliure, de cuir, d’étain, de cuivre repoussés, de bibliothéconomie ; elle put prendre soin de ma bibliothèque, faire un classement de mes livres, de mes fiches, de ma correspondance, me façonner à l’occasion de jolies reliures. Désormais, aux Archives d’Ottawa ou ailleurs, je posséderai ma copiste à moi. À l’avènement du film, nous filmerons ensemble. Ensemble nous ferons de la photographie ; nous agrandirons nos microfilms jusqu’à la dimension originelle du document ; elle m’en composera des volumes reliés. Plus tard encore, avec la fondation de l’Institut d’histoire de l’Amérique française et de sa revue, Juliette, déjà rompue à ce métier, s’instituera correctrice d’épreuves ; elle se chargera de toute l’administration de l’Institut. Aujourd’hui, en 1959, voilà donc vingt-deux ans que la brunette aux yeux noirs est à mon service. Elle aura été ma collaboratrice, mêlée à toutes mes œuvres, à toute ma vie. Elle a subi, sans trop se plaindre, toutes les aspérités de mon caractère, de mes humeurs. Vive, enjouée, le rire facile, les larmes aussi faciles que le rire, un peu Madeleine parfois, mais ardente, résistante au travail, elle s’est donnée à sa tâche avec le dévouement entier, cordial, joyeux, qui, semble-t-il, n’appartient qu’aux femmes. Merveilleux cadeau pour lequel je ne saurais trop remercier la Providence.

Directives

L’aide d’une secrétaire me fait mieux supporter le faix de ma besogne. Besogne, hélas, qui n’a guère tendance à diminuer. À l’automne de 1937 paraît Directives, recueil d’articles et de discours qui font suite à Orientations. On y trouve quelques chapitres sur l’économique et le national, des conférences à la jeunesse, sur l’éducation nationale, le discours du deuxième Congrès de la Langue française. Le livre ne passe pas inaperçu. Parmi les éloges, relèverai-je, à côté d’appréciations de jeunes, les plus inattendus ou les plus amusants ? Voici d’abord, dans La Liberté de Winnipeg, 5 janvier 1938, un article de Berthelot Brunet, l’insigne tapeur qui venait régulièrement me quêter une couple de piastres, sous le prétexte d’un voyage à Lachine qu’il ne faisait jamais, ou pour la publication d’un livre qui n’était pas encore écrit. C’est ce même clochard des lettres qui, pour s’être vu fermer ma porte alors que, grippé, je devais garder la chambre, se retournerait bientôt contre son tapé de chaque quinzaine et lui servirait, dans Les Idées d’Albert Pelletier, un éreintement en règle. Donc, en janvier 1938, ce cher Berthelot écrit entre autres choses :

Au fait, M. Lionel Groulx est écrivain plus nuancé qu’on ne le croit d’ordinaire. Nuancé, ainsi que fort intelligent… M. Lionel Groulx nous donne par sa vie laborieuse, sa vie généreuse, sa vie enthousiaste, sa vie dangereuse… il nous donne l’un des plus purs exemples d’un homme, d’un homme véritable que je sache…

Directives nous est un présent d’honneur.

En 1934 ce cher Berthelot m’avait écrit de bien autres éloges, lors de la publication de mon Jacques Cartier. Jean-Charles Harvey, dans Le Jour, 18 décembre 1937 et autres dates, il fallait s’y attendre, vitupère. Dans Directives, il discerne et dénonce une « semence de révolution » : « Pour le bien commun, écrit-il, il importe de détruire certaines théories dissolvantes qui ont fait tant de mal à une partie de la jeune génération. » Harvey s’en prend de nouveau à l’ « État français », qu’il ne conçoit, cela aussi s’entend, que sous la forme séparatiste ; mais il en veut surtout à mes prêches sur l’émancipation économique des Canadiens français. Et voilà peut-être pour éclairer sur l’identité des vrais maîtres du Jour.

Au Faculty Club de McGill

De ce livre Directives, bien accueilli par un public toujours fidèle, je ne retiens que le souvenir d’une rencontre qu’il m’aura value, rencontre plutôt singulière. Dans le temps, elle étonna et amusa à la fois mes meilleurs amis. L’un d’eux, Victor Soucisse, ai-je mentionné plus haut, se donnait beaucoup de mal, en ces années-là, pour effectuer un rapprochement entre Canadiens des deux nationalités. Avec quelques Anglo-Canadiens il avait même fondé un Institut, porteur d’un nom significatif : l’Institut Elgin. Directives contenait certains passages d’une franche clarté sur les relations entre les races, sur les conditions de la bonne entente, sur les légitimes revendications des Canadiens français. L’occasion parut bonne à Soucisse et à ses amis anglo-canadiens d’organiser une rencontre entre l’auteur du volume et quelques chefs de file de la haute société anglaise. Un jour donc m’arrive une invitation à déjeuner au Faculty Club de l’Université McGill. L’invitation me vient du Dr Charles Colby, professeur d’histoire médiévale ou de langues romanes, si je me souviens bien, à l’Université anglaise de la rue Sherbrooke. L’invitation est pour le 25 mai 1939. J’accepte, cela va sans dire. Sur mes relations avec les Anglo-Canadiens et sur mes sentiments à leur égard l’on a édifié tant de légendes. Ceux qui ne peuvent parler de mon étroitesse d’esprit, de mon anglophobie, sans se signer, m’accusent si volontiers de prêcher à mes compatriotes une crainte irraisonnée de l’Anglo-Canadien : crainte qui irait jusqu’à commander, avec l’autre race, l’abstention de tout contact, de tout rapprochement social ou autre. Certes, j’avais dit, recommandé le contraire. Les animosités, la haine, avais-je souvent appuyé, ne mènent à rien. Au lieu de haïr les autres, apprenons plutôt à les aimer. Mais, pour des adversaires de mauvaise foi, était-ce la peine de savoir ces choses ? Et si on les savait, fallait-il en tenir compte ? Précisément, en l’automne de 1937, à l’École de formation sociale de Vaudreuil, à des jeunes qui m’avaient posé la question : « Faut-il entretenir des relations entre les deux races ? », j’avais répondu : Certes, oui.

… de par votre qualité d’hommes, de Canadiens, de catholiques. Un ordre humain, international existe ; il serait contre la nature de s’éviter, de se haïr. Nous sommes Canadiens, citoyens d’un même pays ; nous devons savoir ce qui se passe dans les autres provinces, ne serait-ce que pour nous protéger ou nous défendre. Nous sommes chrétiens et qui plus est catholiques ; notre pays attend des solutions que, plus que tous autres, avec les lumières de notre foi, nous pouvons offrir. Des précautions sont à prendre. Gardons-nous d’aborder l’Anglo-Canadien avec un complexe d’infériorité. Abordons-nous sur un pied d’égalité, sur le plan horizontal, sans trop d’illusion. Mais, entre ces limites et ces règles, les échanges de vues ne peuvent être que bienfaisants, avais-je conclu.

Je vais donc au déjeuner du Faculty Club de McGill. Je rencontre là, autour de la table, les grands princes de l’industrie, du commerce et de la finance anglo-canadienne. Ils sont là une dizaine environ :

Morris Wilson, président de la Banque royale du Canada, directeur de la Compagnie Shawinigan, etc. ;
Gray Miller, président de l’Imperial Tobacco, directeur de la Banque royale du Canada ;
Ross Clarkson, président du Board of Trade, Montréal, gérant général du Royal Trust ;
Dr Charles Colby, Highest honors in English and History, ’87, McGill University, Ph.D. ’89, Harvard University, directeur de la Banque du Commerce et autres grandes institutions d’affaires ;
George McDonald, C.A., de McDonald, Currie and Co., Auditors, ancien président des Canadian Chambers of Commerce ;
Leslie N. Buzzell, Partner, McDonald, Currie and Co., fondateur du Junior Board of Trade.

Trois Canadiens français se mêlent à ce grand monde : mon ami Victor Soucisse, l’un des fondateurs de l’Elgin Institute ; le lieutenant-colonel Henri Desrosiers, mon ancien camarade de l’Académie de Vaudreuil, vice-président de l’Imperial Tobacco ; Esdras Minville. Le déjeuner est cordial. L’on m’encadre entre le vérificateur McDonald et le Dr Charles Colby. Tous deux parlent assez correctement le français. Le repas terminé, après une courte présentation, l’on m’invite à prendre la parole. Nous sommes en mai 1939. Des rumeurs de guerre flottent dans l’air, tiennent les esprits en alerte. Heures graves qui, chaque fois, je l’ai observé, émeuvent, inquiètent l’opinion anglo-canadienne. D’avance on veut sonder l’opinion québecoise : en quel sens réagira-t-elle ? Alors afflux de journalistes de langue anglaise ; ils viennent quêter des entrevues. Mes amis m’en envoient quelques-uns. Aux yeux de ces hommes n’ai-je pas figure de « chef nationaliste » ? J’en suis persuadé : au Faculty Club de McGill, en ce 25 mai 1939, je ne vois nulle autre raison de ma présence là. J’avais demandé qu’on me permît de parler français, ayant trop de raisons de me méfier de mon anglais. Je parle français ; un bon nombre des convives me comprennent ; les autres font semblant. Résumerai-je ma petite allocution ? Elle fut toute simple. Ce que veulent les Canadiens français ? Peu de chose, et pourtant beaucoup : Vivre chez eux dignement. J’appuie sur ces mots : Vivre chez eux, dans un pays qui est le leur, autant, à tout le moins que les pays des autres. Vivre dignement, c’est-à-dire avec une certaine somme d’autonomie à la fois politique, économique, culturelle. Et je développe ces trois termes, en toute franchise. Pour le reste, mes compatriotes, dirai-je en terminant, n’ont jamais nourri le dessein de jeter la minorité anglaise dans le Saint-Laurent. Ils croient à la cohabitation ; ils l’acceptent ; mais ils la veulent dans un mutuel respect du droit des uns et des autres.

On m’écoute avec attention, avec sympathie. Des échanges de vues, des commentaires suivent. Comme toujours en ces rencontres, je m’en aperçois, la plupart m’ont peu compris. Les hommes sont si loin les uns des autres quand la langue, la foi, la race, l’histoire les séparent. Nous nous quittons après de chaudes poignées de mains. Un exemplaire relié du pire de mes ouvrages en ce milieu, mes Directives, est sur la table. Qui l’a apporté là ? L’ami Soucisse, sans doute. Gravement la plupart des convives — ils ne m’ont pas lu à coup sûr — apposent leur signature sur la première page blanche, au-dessous de cet en-tête :

Souvenir de la réunion intime du 25 mai 1939 convoquée par l’Institut Elgin en l’honneur de M. l’abbé Lionel Groulx. Faculty Club, University McGill.

Exemplaire que je loge parmi mes livres rares et que je ne fais voir à mes amis qu’avec discrétion, crainte du scandale des prudes.

Derniers travaux de 1937 et de 1938

Jusqu’à la fin de cette période, il était dit que ni ma plume ni ma langue ne se reposeraient. Mes cours d’histoire continuent à Montréal et à Québec. Des jeunes gens, des journaux m’arrachent des entrevues. Je prononce, entre quelques autres, deux conférences : l’une en novembre ou décembre 1937, au Gésu, sur les événements d’il y a cent ans. Je tente une explication de l’insurrection de 1837. Henri Bourassa a donné sa version quelque temps auparavant. En ma leçon, on veut voir une riposte à Bourassa. Le 3 mars 1938, autre conférence, au Château Laurier d’Ottawa. Je lui donne pour titre « Qu’est-ce donc ?… » En somme, qu’est-ce donc que j’ai dit, écrit, prêché depuis vingt ans ? Précisions toujours opportunes en un monde où la comprenure est courte et si rare, et la déformation si intéressée. Je note encore deux articles ou deux comptes rendus de volumes que je ne puis refuser à des amis, l’un sur L’Accalmie de Léo-Paul Desrosiers, « Durham et son époque » (Le Devoir, 24 et 25 janvier, 1938) ; l’autre, sur Notre problème politique de Léopold Richer (Le Devoir, 1er octobre 1938).

En ce même temps-là un vrai bonheur m’arrive. J’ai connu à Paris, au cours de ses études à l’Institut catholique, l’abbé Victor Vincent, devenu supérieur du Séminaire Saint-Charles-Borromée de Sherbrooke. J’ai déjà prêché, en ce Séminaire, des retraites de vocation aux collégiens. Le Supérieur m’invite à prêcher à ses professeurs leur retraite d’entrée (14-18 septembre 1937). Pour rien au monde, sans expérience de ce côté, je ne me fusse risqué à des retraites aux prêtres du ministère paroissial. Une seule fois, sur invitation précise, j’accepterai de prendre la parole au début de journées d’études sacerdotales. Mais mon expérience acquise à Valleyfield, la direction des jeunes gens, direction pratiquée pendant douze ans, me rendaient plus hardi. J’accepte l’invitation. Que j’ai aimé ce ministère ! Que j’aurais souhaité le pratiquer plus longtemps ! surtout dans les dernières années de ma vie, si la maladie n’était venue m’assaillir. Prêcher à des confrères, c’était, pour moi, grâce suprême, faire acte de vrai prêtre. Au milieu de travaux qui me paraissaient si profanes, il m’était donné de parler de Dieu, de l’Église, des âmes, et ce, à des prêtres-éducateurs, investis, je l’ai toujours pensé, du plus haut et du plus magnifique ministère. Quoi de plus grand dans l’Église que de former l’élite chrétienne, se faire les pourvoyeurs des grands séminaires, des noviciats de religieux, lancer tant d’apôtres à travers le monde ! De ces retraites de prêtres-éducateurs, j’en prêcherai quelques autres, dans la suite, à Montréal, à Rimouski, à Valleyfield. Je prêcherai aussi à de grands séminaristes, à Rimouski, à Sherbrooke. Chaque fois je vivrai des jours d’exaltation, de contentement inoubliable.

Vers ce même temps, un autre projet me hante. Je souhaiterais mettre plus d’esprit religieux dans notre Université de Montréal, tout particulièrement en son corps professoral. En notre chère Université, combien de fois ai-je déploré qu’avant tout perfectionnement ou tout agrandissement, l’on n’ait commencé par y bien loger le Bon Dieu. Au lieu de cette pièce si pauvre, aménagée pour un autre et un tabernacle de fortune, que n’a-t-on parachevé, à tout le moins, la petite chapelle de l’hôpital universitaire, restée en plan, je crois, tout comme l’hôpital ? Ou encore, puisque l’on a trouvé le moyen d’édifier à grand prix ce que l’on appelle le « centre social » pour les étudiants où il y a chapelle, il est vrai, que n’a-t-on bâti d’abord le logement du Père ? Bien des épreuves auraient été épargnées à l’institution, ai-je souvent pensé, si, dans les fondements, l’on avait mis plus de foi. Vers les années ’37, assisté de mon ami, Arthur Léveillé, doyen de la Faculté des sciences, nous essayons tous deux d’organiser une retraite fermée pour les professeurs. Hélas, nous rencontrons rien moins que de l’encouragement. Une quarantaine de professeurs s’inscrivent. Le soir de la rentrée, à la Villa Saint-Martin de Cartierville, à peine, pendant trois ou quatre ans, dépasserons-nous le chiffre fatidique de treize. À la fin, les autorités de la Villa se lassent. Notre retraite, nous font-elles observer, prend la place d’une autre pour professionnels, celle-ci beaucoup plus fréquentée. À l’eau le beau projet ! Nous nous y étions attachés, pas seulement pour la retraite elle-même, ni pour l’approfondissement que chacun en pouvait attendre de sa vie religieuse, mais pour les rencontres qu’elle nous offrait, pour de précieux échanges de vues, pour l’ébauche, espérions-nous, d’un relèvement de la vie spirituelle dans l’Université.

Longtemps ce projet me hantera l’esprit. En 1947, fin de juin, j’écris pour le journal Notre Temps, un article sur « Notre problème religieux ». L’article ne tombe pas tout à fait à plat. Le Dr Frappier, de l’Institut de microbiologie, m’écrit un mot de félicitation, pour me dire : « Un coup de barre s’impose. Une évolution également de haut en bas ! » Le 22 août 1947, je lui fais part d’un autre projet qui me tient à cœur :

J’eusse beaucoup aimé causer avec vous de tout ce problème [problème religieux]. Pas plus que vous je ne me cache qu’il intéresse au plus haut point notre monde universitaire, et en particulier, nos professeurs. J’aurais voulu surtout vous entretenir d’un projet qui me hante l’esprit depuis longtemps : projet de réunions annuelles d’universitaires, comme il s’en fait, pendant les vacances, en d’autres pays, réunions où l’on cherche, pendant deux ou trois jours, en même temps que le raffermissement de sa foi, les meilleurs moyens de faire œuvre, dans son milieu d’universitaires catholiques. Ne vous semble-t-il pas que le souci religieux nous préoccupe trop peu dans notre enseignement et dans notre comportement à l’égard des étudiants ? J’en dirais autant du sens de nos responsabilités à l’égard de notre peuple. Je me demande même si, abstraction faite de quelques discours ou formules officiels, discours et formules qui partent des lèvres plus que de l’esprit, nous songeons parfois à ces responsabilités. Universitaires catholiques, c’est là, pour nous, hélas, je le crains, plus une étiquette, une enseigne, qu’une formule de vie… Sans recourir à cette formule [formule de la retraite fermée] qui peut effrayer quelques-uns, le projet d’une réunion préliminaire de quelques professeurs de nos trois universités catholiques et françaises, pour les fins dont je vous parlais tout à l’heure, ce projet serait-il opportun et réalisable ? Je vous donne mon idée, cher monsieur Frappier, pour ce qu’elle vaut. Je ne suis plus à l’âge des grands desseins. Et j’en ai sur le dos plus que je n’en puis porter. Mais je m’en voudrais de ne pas m’ouvrir de ces idées aux hommes de cœur et de foi, tellement il me paraît anormal que nos universités servent si peu le catholicisme dans notre pays. Si nous croyons aux vertus du catholicisme dans la vie d’un peuple, nos institutions d’enseignement supérieur seraient-elles les dernières à justifier leur existence et les sacrifices de toute sorte qu’elles exigent ?

Sur ces responsabilités des professeurs d’université catholique, je reviendrai assez fréquemment, en particulier dans mon panégyrique de saint François de Sales, à la fête patronale de notre Faculté des lettres. Je ressaisirai la question dans Rencontres avec Dieu, retraite que je prêcherai en 1955, à nos universitaires. Puis-je le confesser sans que l’on y perçoive la moindre pose ? Combien ces incursions dans le domaine religieux me rendaient, ce me semble, à ma vie normale. Parmi les éloges qu’on m’a souvent décernés, il en est deux qui m’ont toujours particulièrement agacé : celui de « maître » et celui d’ « historien national ». Qu’est-ce qu’un « historien national » ? Un historien reconnu comme sien par toute la nation ? Ou un historien d’intention nationale ou patriotique ? Dans mon cas, j’estime que les deux sens expriment une fausseté. Une observation cependant m’a toujours grandement plu : celle où l’on a bien voulu reconnaître, qu’en toutes mes démarches, écrits ou discours, je n’aurais jamais oublié ni ma qualité, ni mon caractère de prêtre.

Voilà ma vie de ce temps-là. Encore une fois, comment ai-je pu tenir ? Je n’en sais rien. Faire face à la fois à deux besognes m’est heureusement assez facile. Un sujet d’article, de discours ou de conférence m’est-il proposé ? Aussitôt, malgré moi, mes méninges entrent en travail. Les idées, parfois cocasses, affluent. Je les note, telles qu’elles m’adviennent, en leur forme précise ou imprécise, avec l’illusion, le plus souvent, qu’elles portent leur meilleur vêtement, celui que l’esprit plus ou moins en fièvre leur a trouvé. Cette pratique, je m’y adonne, même pendant la nuit. J’ai toujours, près de mon lit, un crayon ou un stylo, des pages blanches. Un sujet quelconque vient-il à m’assiéger, m’obséder ? J’allume ma lampe, j’écris. Seul moyen, l’expérience me l’a si bien appris, de me libérer de l’obsession qui ne me lâchera plus, m’empêchera de dormir. Ces pensées cueillies au vol vont ensuite, au fil des jours, s’engraisser, s’enrichir de toutes mes lectures, de celles-là mêmes apparemment les plus éloignées du sujet. Éclairs jaillis au cerveau l’on ne sait comment. Ainsi pendant des jours, mes notes, des développements entiers parfois, s’aligneront à la suite, sans ordre, ébauches plus que morceaux finis. L’heure venue de rédiger tout de bon, je trouverai là plus de paille que d’or, sans doute. Beaucoup de ces matériaux s’en iront aux rebuts. N’importe, pour la charpente, pour l’œuvre, tout le bois est là. C’est l’heure de l’architecte. Je ne m’en fais point. Dans un autre éclair, pendant le jour, parfois pendant la nuit, — car, avec le Père Gratry, dans ses Sources je pense, je crois au travail mystérieux du subconscient aux heures de sommeil, — le plan, l’ordonnance me saute à l’esprit. Je n’ai plus qu’à écrire.

Crise de fatigue

Donc je viens de vivre une période d’un labeur extrêmement intense. L’arc trop bandé allait-il se rompre ? Un art, entre bien d’autres, m’est resté inconnu : l’art de savoir refuser. J’appris que le plus lourd dans la vie n’est pas la besogne régulière de chaque jour, l’accomplissement du devoir d’état, mais bien plutôt les à-côtés, les tâches marginales dont les amis s’ingénient à vous surcharger : discours, articles de journaux et de revues, examens de manuscrits, et surtout les immanquables préfaces dont j’aurai écrit, je crois bien, pas loin d’une centaine. Mes conférences d’histoire canadienne à Québec m’ont entraîné à quelques extravagances. D’ordinaire je prends le train la veille ; l’après-midi de mon arrivée là-bas et le lendemain, je les passe à travailler aux Archives si riches du Séminaire dont l’abbé Maheux m’ouvre la porte le plus généreusement du monde. Le soir, après ma conférence, invariablement, l’on me réserve une rencontre d’amis, voire parfois de jeunes prêtres, de jeunes religieux qui me désirent questionner sur toutes sortes de problèmes. Ces rencontres durent jusqu’à minuit, l’heure de mon train. À cinq heures du matin, après un sommeil écourté et plus ou moins profond, je me retrouve à Montréal pour reprendre ma tâche. Au printemps de 1938, je reviens de la capitale dûment grippé. Mais je n’ai pas de temps à perdre. Je veux me guérir tôt, par un remède énergique : une intervention de M. Purjon. Mon médecin, le Dr Charles Saint-Pierre, acquiesce difficilement. Sur son conseil, je ne m’administre qu’une dose réputée bénigne. J’y attrape une syncope, la première de ma vie. Et me voilà condamné au lit, puis à la chambre, tous mes ressorts rompus. Fin d’avril, aussitôt les beaux jours revenus, mon ami Henri Groulx me transporte à Vaudreuil, à ma petite maison de campagne. Dans le cercle de mes proches et de mes amis, on me croit un homme fini. Marcel Hamel, qui me rend visite, me trouve la mine définitive d’un vieillard et l’écrit dans La Nation.

Pronostic prématuré. Ces affaissements nerveux — j’en connaîtrai deux ou trois en ma vie, un à Rome même et à la veille de mon examen en théologie — ont ceci de particulier qu’ils m’affectent peu le moral. Je ne suis pas de tempérament à broyer du noir, à me repaître de la mélancolie romantique. Un jour j’écrirai ces lignes qui manifestent ma foi invincible en l’action, en la Providence : « Nous nous fatiguons. Nous nous décourageons parfois. À quoi bon tant parler, tant écrire, tant semer ? Et cependant n’y aurait-il qu’un grain, qu’une graine qui consentît à germer, aurions-nous perdu notre temps ? La nature nous donne l’exemple d’une semence à prodigalité infinie. Un arbre jette au vent ou à ses pieds assez de graines pour repeupler la forêt. Semence souvent tombée pour y pourrir. Un jour pourtant, une graine lèvera quelque part, parmi les arbres morts pour perpétuer, propager une espèce. »

Au milieu de l’été, quoique toujours convalescent et débile, j’entreprends une refonte et une réédition d’Une Croisade d’adolescents, refonte que je souhaitais depuis des années, tant me faisait peine l’édition de 1912, écrite je ne sais comment, en style de collégien. En septembre, je pourrai reprendre mes cours à l’Université. Cet arrêt forcé mettra fin à une période de ma vie. Un surmenage de dix ans m’avait valu cet écroulement de santé. Devrais-je l’écrire ici ? Au milieu de mes courses, de mes travaux, de mes dépenses de plume et de parole, une inquiétude sourde qui allait parfois jusqu’à l’angoisse lancinante, n’avait cessé de me miner. J’ai dit les espoirs, les appels de la jeunesse de mon temps. Pourquoi m’a-t-elle accordé si grande, si entière confiance ? Il y avait de la misère au plus profond du cœur des jeunes, une misère poignante, trop longtemps prolongée. Période de chômage où l’amour du travail, le talent ne servaient à rien. Trop de carrières, trop d’avenues fermées devant cette génération qui accédait à la vie. Dans la grand-ville on battait la semelle, au bec une cigarette plus mâchée que fumée. L’avenir prenait figure d’une porte de fer, sans la moindre ouverture, close inexorablement. Et c’est cette jeunesse qui, pour s’arracher à son désarroi, cherchait elle ne savait trop quoi ni qui : une recette, un remède contre la maléfique époque, une doctrine pour en sortir, pour en empêcher le retour, un libérateur, un chef, quoi ! Si déçue, après 1935, elle ne savait plus où se tourner. Pourquoi m’a-t-elle tant demandé ? Elle a cru que je serais le guide dans le tunnel noir ; que chef, je pourrais l’être, pas seulement dans l’ordre de la doctrine, des idées, mais encore de l’action, et même pour quelques-uns, de la politique. Foi naïve, excessive, foi aveugle, que je ne me rappelle pas sans un serrement de cœur. Pouvais-je répondre à si anxieuse attente ? J’en rends grâce au Bon Dieu : aucun enthousiasme, aucun emballement de la jeunesse ou de mes amis, nul des encens qu’on me fit brûler sous le nez ne m’ont, à aucun moment, ravi la conscience de mes limites, je dirais volontiers de mes misères. Né peut-être pour la pensée, pour le travail de cabinet, je crois, plus que pour l’action, rien, dans mes occupations ni dans mes études ne m’avait préparé à un rôle sur la grande scène publique. Surtout ne me sentais-je ni la vocation ni l’inclination à un rôle politique, fonction d’ailleurs interdite à un prêtre dans notre conjoncture religieuse. Mon seul mérite, s’il faut m’en prêter un, ce fut tout au plus d’avoir ressenti plus que personne peut-être, à l’époque, la détresse de la jeune génération et ce fut encore, toute ma vie, d’avoir souffert, et souvent de façon aiguë, du mauvais sort fait à notre petit peuple en son pays : misère politique, misère économique, sociale. De là ces élans, ces ressauts, presque ces révoltes qui m’ont jeté dans la mêlée plus que je ne l’aurais voulu. De là ces frémissements, ces cris du cœur qui secouent, soulèvent parfois mes écrits et mes discours. Un jeune de ce temps-là, Jean Vallerand, dans Le Quartier Latin (28 janvier 1938), définissait justement, ce me semble, et avec non moins d’illusions que trop d’autres, mon rôle auprès de ma génération :

Notre inquiétude réclamait un message d’espoir : l’abbé Groulx nous a apporté ce message… L’abbé Groulx n’a pas apporté aux jeunes qui réclamaient de lui des directives, des conseils, le sec exposé d’un système, il a légué le message vivant de son cœur de catholique et de Canadien français…

Mes ambitions s’arrêtaient là. On connaît le beau vers dont Virgile pare Énée s’engageant dans un combat décisif :

Attollens humero famamque et fata nepotum

« Il charge sur ses épaules la gloire et les destins de sa postérité. » Non, je n’ai jamais ambitionné si haute tâche. Et le sentiment de mon impuissance devant la foi, l’espérance démesurées d’une génération, tout cela joint à la pensée du vide funeste qui, par l’absence du chef attendu, dévasterait les esprits, tout cela, dans le temps, il me faut l’avouer, m’a fait souffrir au-delà de ce que j’en puis dire. Souffrance qui a même jeté, dans ma vie, le mot ne me paraît pas trop prétentieux, une part de tragique.

Heureusement une autre génération allait venir qui m’enseignerait l’humilité. La popularité, la réputation des hommes ou des prétendus chefs tient à peu de chose. Elle dure ce que dure la mode des chapeaux de ces dames : l’espace d’un printemps.

Automne 1959


Note de l’éditeur
  1. La souscription portait le nom « Les amis de l’abbé Groulx ».