Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 7/Déposition de Mgr Joseph Charbonneau

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Fides (p. 247-279).

XII

DÉPOSITION
DE Mgr JOSEPH CHARBONNEAU

Ce soir-là du 30 janvier 1950, je donne, à l’Ermitage Saint-Sulpice, la conférence d’ouverture des Journées d’études sacerdotales : journées qui devaient réunir des représentants de vingt-deux diocèses canadiens. À mon départ de chez moi, on me chicane quelque peu, à propos de ma soutane noire. On me dit : « Vous aurez devant vous votre Archevêque ; il vous a fait chanoine. Faut-il avoir l’air de mépriser sa décoration ? » La réflexion me touche. Je revêts mon costume de chanoine dont, grâce à Dieu, je n’ai jamais abusé. Arrivé devant mon public, je suis étonné d’y apercevoir si peu d’évêques : deux auxiliaires tout au plus : Mgr Percival Caza de Valleyfield et Mgr Jetté de Joliette. Pour représenter l’archevêché de Montréal, rien qu’un grand vicaire, Mgr Laurent Morin. L’Archevêque ne s’y trouve point. À cette heure même, un avion l’emporte par-dessus les Rocheuses, vers le Pacifique, à l’autre bout du Canada. Il ne reverra plus Montréal qu’aux jours de ses obsèques. Rome l’avait déposé de son siège archiépiscopal. Drame affreux dans la vie d’un homme ! Chapitre inattendu, presque bouleversant dans l’histoire de l’Église canadienne. Quoi donc avait amené les autorités romaines à prendre si grave décision ?

Dirai-je, avant toute chose, en quel esprit j’ai voulu écrire ces pages de mes Mémoires ? Je n’eus nullement à me plaindre de mes relations avec Mgr Charbonneau. Toujours il me manifesta une extrême bienveillance. Après notre entrevue de septembre 1940, presque au lendemain de son arrivée à Montréal — entrevue que j’ai racontée plus haut — il m’écrit le 20 du mois cette lettre autographe dont je garde l’original :

Cher Monsieur Groulx,

Je me contente aujourd’hui de vous remercier bien sincèrement et pour l’envoi des précieuses notes sur notre enseignement et pour les suggestions concernant notre projet d’École Normale Supérieure.

Ce m’est un grand réconfort de savoir que je pourrai toujours compter sur votre bienveillance et votre aide pour mieux résoudre ces problèmes qui nous tiennent tant à cœur.

Votre tout dévoué en N.S.
† Joseph Charbonneau,
Arch. de Montréal.

Sa bienveillance l’entraîne encore plus loin. Il me nomme chanoine honoraire de l’Église métropolitaine, persuadé de me causer grand plaisir. Nomination qui me vaut une lettre que je reproduis, non sans quelque gêne, tellement le cher Archevêque l’a voulue élogieuse, même flatteuse.

À notre bien-aimé dans le Christ
Lionel Groulx, prêtre
professeur d’Histoire du Canada
à l’Université de Montréal

Depuis près de trente ans vous avez enseigné avec succès l’Histoire du Canada dans notre Université de Montréal. Votre activité prodigieuse vous a permis de franchir l’enceinte universitaire et vous avez prodigué dans tout le pays les enseignements de notre « Maître le Passé ».

Vous avez même traversé l’océan pour donner à la Sorbonne des cours remarquables sur « l’Enseignement français au Canada ».

Pour prolonger votre enseignement oral, vous avez publié vos cours et vos conférences. Ils font grand honneur à la littérature canadienne, et vous placent parmi nos meilleurs écrivains et nos meilleurs orateurs.

Historien ! Oui. Mais Apôtre aussi.

Professeur d’énergie et de fierté nationale, vous n’avez pas craint d’exprimer votre doctrine, élevée toujours, dans « Orientations ».

Modèle de prêtre-éducateur, vous avez commencé votre carrière au Séminaire de Valleyfield où vous avez fait de l’Action catholique avant le mot. Vous êtes venu à Montréal mettre au service du diocèse les dons magnifiques de nature et de grâce que la Providence vous a départis.

D’une vie intérieure intense, vous avez communiqué à vos disciples, avec l’amour de leur pays, l’amour du Christ et de l’Église.

Aussi bien, nous avons voulu vous donner un gage solennel de notre estime et de notre gratitude.

Du consentement unanime de nos vénérables frères les Chanoines, nous vous avons élevé et nous vous élevons au nombre des Chanoines honoraires de notre Église métropolitaine.

Donné à Montréal, de notre palais archiépiscopal, ce vingt et unième jour d’avril, mil neuf cent quarante-trois, sous notre seing et le sceau de nos armes, et le contreseing du chancelier de notre diocèse.

† Joseph Charbonneau
Arch. de Montréal.
Par mandement de l’Illustrissime et Révérendissime
Archevêque de Montréal,
G. Robert Mitchell, chan.,
Chancelier.

Il a tenu à venir lui-même m’annoncer la « grande nouvelle ». Hélas, le cher Archevêque a frappé, ce jour-là, ce que l’on appelle vulgairement un « nœud », et un « nœud » de quelque taille. Il paraissait si heureux. Et je m’y attendais si peu que je ne pus me défendre d’un air déconcerté, presque ahuri.

— Excellence, lui dis-je, un peu brutalement, je me suis tant moqué des chanoines, donnez-moi au moins vingt-quatre heures pour y réfléchir…

Interloqué, l’Archevêque me répond :

— Mon cher abbé, il est trop tard ; il est cinq heures de l’après-midi. À ce moment même vous êtes « gazetté ». Acceptez. Cela fera tant plaisir à Mgr Philippe Perrier, mon grand vicaire.

Il me fallut m’incliner. Poussant la condescendance encore plus loin, l’Archevêque me voulut décerner les insignes, ou si l’on veut, l’investiture du canonicat à la fête patronale du Séminaire de Sainte-Thérèse, son Alma Mater et la mienne. On me permettra de passer sous silence le discours trop élogieux du prélat. Après la messe, l’abbé Percival Caza, supérieur du Séminaire, me souffle à l’oreille : « Vous lui avez arraché le discours le plus nationaliste qu’il ait jamais prononcé. » Je réponds : « Je ne lui ai rien arraché. » Au dîner, dont j’étais l’hôte d’honneur, je trouvai le moyen, au milieu de quelques petites malices, de dire tout de même mon merci à qui de droit.

Au dehors, dis-je donc aux convives, les opinions sont assez partagées au sujet du canonicat et des chanoines. Mais s’il m’est arrivé, dans ma vie, de conquérir quelque médaille ou quelque diplôme, j’ai bien la conviction que l’on vient de me décerner l’une des décorations les plus inaccessibles. Certes, je me garderai d’interpréter le geste de mon archevêque comme une absolution générale de tout ce que j’ai pu dire ou écrire ; mais il me faut bien avouer que je n’ai jamais reçu pareil certificat de bonne conduite. Et je remercie profondément celui-là qui a eu le courage d’accorder cette décoration à un homme qui a pris tant de temps à la mériter.

Noterai-je un autre geste de condescendance ? Un certain Major « ecclésiastique » — nous étions en pleine guerre — venait de prononcer, lors d’un banquet, un discours plutôt tonitruant — c’était au lendemain de cette fumisterie qu’on a appelée : « l’exploit (?) de Dieppe » ―, discours de propagandiste qui avait enchanté les va-t-en guerre. Le lendemain, dans la presse « guerrière », et même au parlement d’Ottawa, le Major est porté au faîte des grands hommes. Discours malheureux qui a provoqué dans le public, et même chez une large partie des convives, une impression des plus fâcheuses. L’auxiliaire de Montréal, Monseigneur Conrad Chaumont, me dira quelques jours après : « À l’Archevêché nous avons été assommés par une tempête de téléphones et les lettres de protestations nous sont tombées dessus en avalanche. » Parmi ces lettres, il y avait la mienne. Le 30 octobre 1942, j’écrivais en effet à l’archevêque :

Je ne vous apprends point que les discours et gestes du Major abbé S… font gloser plus qu’il ne faut dans tous les milieux, et, le plus souvent, de façon fort amère. Si nos guerriers en collet romain savaient davantage quelle peine nous avons, de ce temps-ci, à contenir, parmi les nôtres, une violente crise d’anticléricalisme, il me semble que ces Messieurs se montreraient un peu plus discrets… Notre peuple admet que le clergé lui rappelle son devoir, en ce temps de guerre ; il ne comprend pas que des ecclésiastiques se fassent les propagandistes véhéments, provocateurs, de la politique de guerre du gouvernement, et nous prêchent, par surcroît, l’abrutissement colonial, et même, de façon assez ouverte, la conscription pour outre-mer. À la vérité, sommes-nous bien là dans notre rôle d’hommes d’Église ? Et avons-nous beaucoup à gagner à exaspérer, de tant de manières, les sentiments de la jeunesse ?

Pardonnez-moi, Excellence, de vous écrire ces choses. Je crois remplir un devoir. Je suis vraiment effrayé du sentiment d’hostilité que, par les temps qui courent, je sens grandir, et dans tous les milieux, contre le clergé.

Le 4 novembre, Son Excellence me faisait répondre par son grand vicaire, Mgr Paul Touchette :

Monseigneur a reçu votre lettre et me prie de vous dire qu’il a fait venir l’abbé S… tout de suite après son fameux discours à l’assemblée de Montréal-Est.

Dorénavant M. l’abbé restera dans son rôle d’aumônier et ne devra toucher aux questions de politique provinciale, nationale ou internationale !

Il me fallait, pour ce qui va suivre, ce début peut-être un peu long. Rien donc en moi de la moindre amertume contre mon ancien Archevêque. Si j’écris les pages qu’on va lire, on voudra bien se persuader que je n’entends nullement accabler l’infortuné prélat. Mon intention n’est pas, non plus, de fouiller, avec une curiosité malsaine, une conscience d’homme. Il n’entre rien d’infamant dans la déposition de l’archevêque Charbonneau. À proprement parler, je ne possède guère, non plus, de documentation sur le triste événement. Mais j’ai encore, dans ma mémoire, mes souvenirs d’une trentaine d’années de relations avec le curé de Sainte-Anne d’Ottawa, Mgr Joseph-Alfred Myrand, mon hôte si bienveillant pendant mes longues années de recherches aux Archives. Mgr Myrand, c’était, dans la capitale canadienne, l’écho sonore où rebondissaient toutes les nouvelles ou rumeurs politiques et ecclésiastiques. Je me rappelle avec autant de vivacité mes relations d’amitié avec le Père Charles Charlebois, o.m.i., directeur du Droit et animateur de la résistance franco-ontarienne au Règlement XVII. Puis-je oublier un autre de mes grands amis, l’archevêque de Rimouski, Mgr Georges Courchesne, presque un « copain » pour moi et qu’on a tant mêlé à « l’Affaire Charbonneau » ? Enfin j’aurai aussi compté, parmi mes amis très intimes, Mgr Philippe Perrier, grand vicaire de Mgr Charbonneau. Donc, de par ces relations, me sont venus des renseignements que je crois être seul à posséder. Et je les donne, avec l’espoir qu’ils jetteront quelque lumière sur le fait douloureux, dissipant du même coup bien des impressions fâcheuses en nombre d’esprits.

■ ■ ■

Un premier malheur pourrait bien être que l’on ignore tout des antécédents de Mgr Charbonneau avant sa promotion à l’archevêché de Montréal. Lors de mes passages à Ottawa, je l’ai connu jeune prêtre. Revenu depuis peu de son séjour d’études en Europe, le jeune homme est d’une jeunesse presque flamboyante, et déjà vicaire capitulaire après le décès de Mgr Émard. La popularité du jeune Charbonneau s’affirme alors si spontanée, si chaleureuse, que le peuple et le clergé d’Ottawa l’eussent volontiers promu à la succession du siège vacant. Hélas ! à peine lui faudra-t-il quelques années pour réduire à néant cette popularité. Il choisit mal ses amis, s’il en eut jamais. Il s’entoure de quelques membres du clergé d’Ottawa moins que brillants. Groupe d’assez pauvres conseillers, imbus par surcroît de passions partisanes en politique. Rappelons qu’en effet, une portion, une petite portion du clergé ontarien, quelques vieux et quelques jeunes abbés canadiens-français encore entichés de la cocarde bleue, goûtaient mal la lutte de la Commission scolaire catholique de la capitale, de l’Association canadienne-française d’Éducation de l’Ontario et du journal Le Droit contre le gouvernement conservateur de Toronto. L’on repousse le Règlement XVII. Mais l’on estime la bataille mal menée ; l’on s’en prend à l’intransigeance de la Commission scolaire trop composée de libéraux ; l’on suspecte le désintéressement du sénateur libéral Belcourt, ami intime de Laurier ; l’on ne pardonne point au journal Le Droit et surtout à son directeur, le Père Charles Charlebois, o.m.i., la virulence déployée dans la bataille. Le Père Georges Simard, o.m.i., venu me rendre visite aux Archives canadiennes, me dira, sans cérémonie : « Les Oblats n’ont pas engagé de l’argent dans le journal Le Droit pour s’y faire donner des coups de pied. » Un autre, un laïc celui-là, me confie plus crûment : « Ces Messieurs de la Commission scolaire et du Droit ont rendu service à la Cause, mais en même temps, ils se sont rendu service à eux-mêmes ; il n’est que juste que, tout en servant nous-mêmes la Cause, nous en profitions à notre tour. » On se rappellera peut-être — je l’ai déjà racontée en ces Mémoires[NdÉ 1], — la visite que me faisait, en ce temps-là, le grand vicaire Charbonneau. Mêlé à ces quelques laïcs et abbés bleus de la vieille école, il voulait rien moins que chasser de leurs postes les « lutteurs », pour les remplacer par ce qu’il appelait des « diplomates », des « parlementaires ». L’heure de la paix avait sonné ; le gouvernement de Toronto venait de reculer. Il fallait négocier. Toronto ne s’aboucherait qu’avec des hommes de paix, me soutenait le grand vicaire Charbonneau. Et l’on me priait, puisque les événements m’avaient quelque peu mêlé aux « lutteurs », de ne pas nuire aux négociateurs et au besoin même de les aider. Ai-je besoin de le dire ? Je n’écoutai ce discours qu’avec un peu de stupeur et une mine réticente. Ma politique, — si je puis parler de politique — a toujours été, dans le cas de nos minorités, d’une scrupuleuse discrétion : aider dans la mesure où l’on voulait bien accepter l’aide ; ne jamais se permettre ni conseil, ni surtout intrusion en des affaires qui ne relevaient que des chefs de ces groupes. Quelques semaines plus tard, alors que je suis de passage au Grand Séminaire d’Ottawa, le grand vicaire me sert la même thèse avec une extraordinaire passion. Les coups de poing se succèdent sur sa table de travail, ponctuant un verbe saccadé. Le lendemain, me rendant aux Archives, j’arrête un instant aux bureaux du Père Charles Charlebois.

— Les choses ne vont point ? lui dis-je. Toronto refuse de négocier avec vous autres ?

— Qui vous a dit ça ? m’interjette le Père, les sourcils déjà en bataille.

— Un ecclésiastique éminent.

Sans ajouter un mot, le Père ouvre son tiroir, en tire une lettre. Le ministre de l’Éducation de Toronto sollicitait une entrevue de la Commission scolaire d’Ottawa. Dès lors, j’entrevois en quel guêpier et en quelle malheureuse intrigue, le grand vicaire se va fourvoyer. Il réussit, on le sait et je l’ai déjà écrit, à chasser les « lutteurs » de la Commission scolaire et du Droit. Mais il y perd à jamais la confiance et l’estime du clergé canadien-français de l’Ontario et de la plus grande partie des laïcs. Seule reste, autour de lui, ce que l’on appelait « sa petite école », plutôt pauvre de grands esprits. Soumis, non pas au scalpel hasardeux des psychanalystes ou des psychiatres, mais à l’examen d’un authentique psychologue, cette première et insigne maladresse eût préfiguré la carrière prochaine du pauvre grand vicaire.

Là, en effet, ne vont pas finir ses malheurs. Mgr Émard avait déjà ajouté à ses fonctions de grand vicaire, les fonctions de supérieur du Petit et du Grand Séminaire du diocèse. Fonctions d’importance qui font du titulaire, après l’évêque, le plus haut personnage du clergé. C’est plus que le pied dans l’étrier pour une chevauchée vers de plus hauts postes. Hélas ! encore ici la guigne va poursuivre l’infortuné supérieur. À la suite de querelles à propos de discipline et de doctrine en éducation et en spiritualité, la discorde s’infiltre dans les deux maisons. Elle tourne à la pagaille. Une délégation du clergé, m’a-t-on raconté, se rend chez l’Archevêque et le prie d’obtenir la démission du supérieur : seul moyen de rétablir ordre et paix dans les deux maisons. Mgr Charbonneau subit une première dégradation. L’Archevêque l’envoie de l’autre côté de l’Outaouais ; il ne sera plus que principal de l’École normale de Hull.

Mgr Forbes vieillit. Quelques dirigeants du clergé songent fortement à préparer sa succession. On veut prévenir une nouvelle offensive irlandaise contre le siège épiscopal d’Ottawa. Mgr Myrand, je le tiens de bonne source, puisque je le tiens de lui-même, a déjà choisi son candidat : l’abbé Alexandre Vachon, professeur de sciences à l’Université Laval. Mgr Myrand me dit un jour : « Vois-tu l’heureux effet que produirait ici cet abbé, dans notre milieu mixte et notre monde politique ? Un savant, un homme de science et un mi-anglais, mais au fond de sentiment canadien-français. » Malheureusement Mgr Forbes, un faible, se défait mal d’un étrange envoûtement, en présence du principal de l’École normale de Hull, resté son grand vicaire. L’Archevêque temporise, se refuse à passer par-dessus la tête de son grand vicaire. Sur ce, voici que survient, en 1939, la mort de Mgr Joseph Hallé, vicaire apostolique de Hearst, Ontario. En excellents termes avec un Mgr Mozzoni qui fait alors l’intérim à la Délégation apostolique, Mgr Myrand croit l’heure opportune : l’heure de déblayer la voie devant Mgr Forbes. Le curé de Sainte-Anne et le délégué intérimaire se disent : « Pourquoi ne pas envoyer Mgr Charbonneau à Hearst ? » Et tous deux rédigent, à l’adresse de Rome, un mémoire à cette fin. Mgr Charbonneau possède assurément de belles qualités. On ne les dissimule point. Le grand vicaire d’Ottawa, sacré le 15 août 1939, part pour Hearst. L’année suivante, après le décès de Mgr Forbes, Mgr Vachon, candidat de Mgr Myrand, prend possession du siège de la capitale. Plus tard, quand Mgr Myrand apprendra d’inquiétantes nouvelles de Montréal, je lui dirai : « Si vous n’aviez pas envoyé Mgr Charbonneau à Hearst, il ne serait pas venu à Montréal. » Mgr Myrand me répondait : « Dans le bois, là-bas, il n’était pas dangereux. »

Le nouveau délégué apostolique, Mgr Ildebrando Antoniutti, ennuyé, peut-on croire, de l’état de l’Église de Montréal, gouvernée depuis trop longtemps par des évêques malades : Mgr Bruchési, puis Mgr Georges Gauthier, puis Mgr Deschamps l’auxiliaire, cherche un évêque jeune, valide. Son choix tombe sur l’évêque de Hearst. Le 18 mai 1940, le jeune évêque est promu archevêque titulaire d’Amorio et coadjuteur à Montréal avec future succession. Accueilli froidement à son nouvel archevêché, Mgr Charbonneau fait sur le peuple une très forte impression. L’homme est de haute stature et il en prend avantage. On admire son maintien digne, presque majestueux, sa mine ascétique. En quelques mois, la mort qui a déjà emporté Mgr Bruchési en 1939, emporte Mgr Gauthier et son auxiliaire, Mgr Deschamps. Le nouvel élu a donc, en peu de temps, devant lui, le champ libre. Il se met à l’œuvre, se dépense fébrilement. Le petit, le très petit milieu de Hearst semble avoir trop retenu ses forces, sa soif d’activité. Il se donne libre cours. Action un peu fiévreuse, désordonnée. Il voudrait toucher à tout ; il va vite. Activité forcément superficielle qui fera que nulle grande œuvre ne retient son nom. Pourtant il pose un acte qui aurait pu ordonner, transformer son action d’évêque. Un homme vient de rentrer dans le diocèse de Montréal qui l’avait quitté depuis 1930. Homme de première main, de la vraie taille des chefs de diocèse : l’abbé Philippe Perrier. Homme inutilisé, toujours tenu à l’écart par ses supérieurs, on ne lui avait offert, à son retour de Joliette, que l’aumônerie des Frères de Saint-Benoît au bout de l’Île de Montréal. Quand il avait quitté sa cure du Saint-Enfant-Jésus (Mile End), il avait choisi de s’en aller au Scolasticat des Viateurs, à Joliette, y enseigner les sciences ecclésiastiques. Départ inexplicable et regrettable d’un homme en état de rendre encore de si grands services à son diocèse d’origine ; départ qui avait scandalisé bien des fidèles et non des moindres. Un jour, pour répondre aux critiques et en avoir le cœur net, je lui avais posé cette question :

— Quand vous avez quitté votre cure, vous a-t-on offert quelque autre poste dans votre diocèse ?

— Aucun.

— A-t-on tenté quelque effort pour vous retenir ?

— Aucun.

Avais-je attiré l’attention de Mgr Charbonneau sur l’aumônier de Saint-Benoît ? Au cours de notre conversation, à propos d’École normale supérieure, on s’en souviendra, l’Archevêque m’avait dit : « Soumettez-moi deux noms de prêtres qui pourraient assumer la direction de la grande École. » En tout premier lieu, je lui ai proposé le nom de l’abbé Perrier, homme inutilisé, avais-je appuyé. Un soir de 1940, peu de temps après l’arrivée de l’Archevêque à Montréal, les journaux annoncent la nomination de l’abbé Perrier au poste de grand vicaire. « Du coup, me dit, en termes de Bourse, un excellent laïc, les actions de Mgr Charbonneau ont monté de 75 %. »

Période euphorique ! Que n’a-t-elle plus longtemps duré ! Que manque-t-il au nouvel archevêque ? En peu de temps, il se révèle piètre administrateur. On eût dit qu’il voulait administrer l’immense diocèse de Montréal, comme il avait administré son minuscule diocèse de Hearst. La multiplicité et la complexité des problèmes paraissent le déborder. À la vérité trop de ces problèmes, laissés en plan par ses prédécesseurs, hommes malades, attendent tous à la fois une prompte solution. L’Archevêque ne sait même pas s’organiser un secrétariat. Sa correspondance s’entasse dans les bureaux, reste trop souvent sans réponse. Un secrétariat, en sent-il même le besoin ? Un curé de ses amis, m’a-t-on raconté, lui aurait dit un jour : « Pourquoi ne point vous attacher deux jeunes prêtres, bons dactylos, qui vous aideraient en l’expédition de votre correspondance ? » Le prélat aurait répondu péremptoirement : « Personne ne mettra jamais le nez dans mes affaires ! » À l’Archevêché, tout marche au petit bonheur. Nulle distribution des tâches ; nulle direction venant d’en haut ; chacun y va de sa seule initiative. Un curé de Montréal, Mgr Arthur Deschênes, aujourd’hui curé de Saint-Stanislas, et mon ancien voisin de table au presbytère de l’abbé Perrier, l’un des rares prêtres que Mgr Charbonneau invite à venir causer avec lui à l’Archevêché, me confie, presque au lendemain du tragique départ : « Il avait nommé Mgr Perrier grand vicaire ; mais il ne lui avait assigné aucune besogne et il ne le consultait guère. » On imagine un peu les réactions du grand vicaire, homme d’ordre par excellence, jeté soudain en ce désordre.

Ce désordre, l’Archevêque, déjà malheureux, nous l’avons vu, en presque tous les postes occupés par lui, le transportera dans une sphère plus dangereuse. Que s’est-il passé entre lui et ses collègues de l’épiscopat québecois ? Nous en sommes réduits aux conjectures. Fait bien connu néanmoins : il se met, en peu de temps, tous ses collègues à dos. On n’introduit point impunément, dans ces vénérables corps qui craignent moins les excès de la prudence que ceux de la pétulance, un élément trop étranger, un coureur pressé de vitesse, même au risque de rouler dans le fossé. Dans le char qui emporte la sainte Église, il y a toujours, et c’est heureux, une roue du char mérovingien. Mgr Charbonneau avait une mentalité d’évêque ontarien. Il n’a jamais pu ni su se donner, peut-on dire, l’esprit québecois. Il se sentait mal à l’aise, dépaysé en son nouveau milieu. Comme tous les évêques des provinces à majorités protestantes, habitués à se voir marchander la liberté, nullement chefs d’un peuple catholique vivant chez soi, en masse compacte, en pleine possession de ses droits, le nouvel Archevêque de Montréal comprend mal les institutions du Québec. Il en déteste le droit paroissial ; il ne comprend point, dans l’enseignement, la large part faite à la culture française. Les traditions les plus chères de son nouveau milieu, les plus hautes exigences politiques et culturelles de ses compatriotes canadiens-français l’ont toujours trouvé peu compréhensif. De là ses heurts avec ses collègues de l’épiscopat sur maintes affaires de discipline, d’enseignement et même des questions plus graves. Grand nerveux, irritable à l’excès, il se laisse aller à des colères et aux plus déplorables excès de langage. Un homme aussi modéré que l’évêque de Valleyfield, Mgr J.-Alfred Langlois, la courtoisie et la politesse mêmes, me confiera un jour, et son sentiment, ajoutera-t-il, est aussi celui de l’évêque de Joliette, Mgr Arthur Papineau : « Pour ma part, je ne peux plus aller à ces réunions d’évêques, si l’Archevêque de Montréal s’y trouve. Entre nous, nous discutons parfois très fortement ; Mgr Desranleau, de Sherbrooke, y va vigoureusement, mais toujours en gentilhomme ; l’autre — et “l’autre”, c’était l’Archevêque de Montréal — nous injurie si grossièrement que je sors de là énervé, malade. » À la suite de quelques-unes de ces altercations, l’Archevêque montréalais prend la résolution de se tenir à l’écart. Au moment de sa déposition, il ne fréquente plus, depuis deux ans, les réunions de ses collègues. Rome n’aime guère les querelles entre catholiques ; on se figure un peu l’effet produit, dans les milieux du Vatican, par ces brouilles d’évêques et l’absentéisme de l’un d’entre eux.

L’Archevêque aurait-il eu d’autres démêlés, et aussi vifs, avec le Délégué apostolique du temps, Mgr Antoniutti ? Un jour, au Collège de Saint-Laurent — c’était, si je me souviens bien, après le sacre de Mgr Albert Cousineau, futur évêque de Haïti[NdÉ 2] — chacun avait pu observer, dans un coin du fumoir, une discussion plus qu’animée entre les deux hommes. De part et d’autre on s’emportait en toutes lettres. Gestes saccadés, figures empourprées, répliques cornéliennes. Sur quel sujet ? Personne n’en sut rien. Mais chacun se souvint longtemps de cette scène orageuse et pénible. Les sentiments du Délégué à l’égard de Mgr Charbonneau ont tôt subi une singulière évolution. Un jour Mgr Courchesne me rapporte un propos terrible de Mgr Antoniutti sur le compte de l’Archevêque de Montréal. Sur ce, je dis à mon ami de Rimouski : « Mais où donc se renseigne-t-il, le Délégué ? » Je n’ai pas oublié l’éloge sans réserves qu’il me fit un jour de Mgr Charbonneau. Il m’avait invité à dîner à la Délégation. C’était en 1940, peu de temps après l’arrivée du nouvel Archevêque à Montréal. Le premier bonjour échangé, le Délégué m’avait brusquement posé cette question :

— Comment aimez-vous votre nouveau chef ecclésiastique ?

Connaissant Mgr Charbonneau de longue date, je répondis en Normand :

— Je crois que le peuple et le clergé de Montréal vont lui ménager un excellent accueil. Il y a si longtemps que nous avons des évêques malades ; celui-ci, je le présume, est en bonne santé.

Et le Délégué de me corriger tout de suite :

M. l’abbé, le nouvel Archevêque est un homme puissant en sciences ecclésiastiques : dogme, morale, droit canonique. C’est, par conséquent, un homme qui ne vous dira point : « C’est peut-être ceci ; c’est peut-être cela. » C’est un homme qui pourra donner des directives.

Hélas ! le Délégué ne tardera pas à changer de sentiment. Un jour, en repos à Rimouski, chez Mgr Courchesne qu’il aimait beaucoup et chez qui, je l’ai dit, il allait chercher de temps à autre, un alibi, le Délégué en vint à parler de l’Archevêque de Montréal. Et c’est alors qu’il prononça cette parole terrible : « Mon suprême remords, c’est de l’avoir promu à Montréal ; et c’est un remords que j’emporterai dans la tombe ! » Parole effroyable qui annonce presque le suprême orage. Parole que je tiens de Mgr Courchesne ; parole que le Délégué répétera à Mgr Philippe Perrier. C’est à ce moment-là que j’avais dit à l’Archevêque de Rimouski : « Mais où donc se renseigne-t-il, le Délégué ? » Et je songeai au mémoire de Mgr Myrand et de l’intérimaire Mgr Mozzoni pour l’envoi de Mgr Charbonneau à Hearst. À la recherche d’un coadjuteur à Montréal, Mgr Antoniutti avait trouvé ce mémoire dans ses archives. Que n’avait-il poussé plus loin son enquête !

■ ■ ■

La question demeure : ces jugements du Délégué et de bien d’autres, jugements si profondément modifiés, retournés bout pour bout, où en trouver l’explication ? Où situer le secret profond de cette vie d’homme marqué pour la suprême infortune ? Une seule explication paraît valable : l’être étrange, anormal de Joseph Charbonneau. Le personnage a quelque chose de fermé, de clos, de cadenassé. La moindre ouverture sur son intimité lui causerait, semble-t-il, un mal atroce. Ce serait violer l’inviolable, profaner le Saint des Saints. Son ancien directeur de conscience au Séminaire de Sainte-Thérèse, mon camarade de classe, devenu curé de Saint-Henri (Montréal), l’abbé Sylvio Cloutier, me disait un jour de son dirigé : « Quel être impénétrable, fermé sur soi, bardé de fer comme un coffre-fort. Le temps venu, à la fin de son cours d’étude, du choix de sa vocation, ce me fut toute une affaire. Impossible d’avoir sur lui, sur son passé, ses goûts, ses aspirations, le moindre aveu précis ! » L’abbé Percival Caza, un de mes petits dirigés d’autrefois à Valleyfield, était réputé le grand ami de Mgr Charbonneau. Le jour de l’intronisation du nouvel Archevêque à Montréal, je me trouvai tout à coup dans l’abside de la cathédrale, aux côtés de l’abbé Caza, alors professeur au Séminaire de Sainte-Thérèse. Je lui glissai à l’oreille : « Je veux vous voir, après la cérémonie. » Je connaissais déjà, et plus que passablement Mgr Charbonneau. J’étais curieux néanmoins d’obtenir, sur le personnage, le témoignage d’un homme que je savais intelligent et perspicace. Je dis donc à l’abbé Caza : « Vous allez me dire, vous, qui est Mgr Charbonneau ; on vous dit son grand ami. » L’abbé me répondit avec son large sourire : « Je dois vous dire d’abord que Mgr Charbonneau n’a pas d’amis. À Rome, pendant mes études, il m’a choisi pour compagnon de promenade ; ensemble nous avons causé de philosophie, de théologie, d’art, d’archéologie ; il ne m’a jamais fait la moindre confidence sur lui-même. » Mgr Arthur Deschênes, le curé souvent invité chez l’Archevêque, me tiendra un propos à peu près semblable : « C’était un singulier personnage. On ne pouvait lui poser aucune question sur lui-même, s’informer même de sa santé ; sa réaction était presque violente, aussi violente que si vous aviez voulu mettre la main sur son porte-monnaie. » Après ces témoignages, qui donc peut se vanter d’avoir jamais bien connu l’homme qui s’appelait Joseph Charbonneau ? Et comment mieux nous expliquer les jugements si divers et même si opposés portés sur cet homme ? Je n’hésite pas à l’écrire devant la rigoureuse évidence : cas pathologique que celui du pauvre Archevêque ! Ce repliement farouche sur soi, cette fermeture hermétique, résultat de l’on ne sait quelle frustration, s’aggrave d’un indéniable déséquilibre psychologique. Trop souvent, en cet homme obligé de commander, chargé des plus graves responsabilités, le jugement ne fonctionne pas sainement. Dès ses années de collège, il paraît avoir laissé, parmi ses camarades, le souvenir de cette déficience. L’un d’eux, homme calme, modéré, s’il en fut, le Dr Charles Bertrand, d’Outremont, me fera cet aveu un jour : « Quand Joe est parti pour Hearst — on l’appelait familièrement “Joe” — on se disait : Ça peut encore faire. Quand nous l’avons vu arriver à Montréal, chacun de nous s’exclama : Mais non, Joe n’a pas assez de jugement pour un poste comme celui-là ! » Il donnait l’impression d’un homme presque constamment à bout de forces et de nerfs. Un arc trop bandé. Qui l’a vu une seule fois n’a pas oublié cette figure tendue, ces traits tirés, les yeux bordés au bas d’un liséré rouge, au point de les faire croire injectés de sang. À l’époque où mon bon ami et voisin d’en face, rue Bloomfield, Henri Groulx, alors ministre de la Jeunesse et du Bien-être social, reçoit fréquemment chez lui l’Archevêque, il m’invite le soir à passer de l’autre côté de la rue. J’y vais prendre le souper et veiller un peu. Chaque fois je ne puis m’empêcher d’observer l’extrême nervosité de l’hôte épiscopal, ses gestes saccadés, ses trop faciles emportements contre celui-ci ou celui-là. Quel mal à se contenir ! Quel volcan en mal d’éruption ! Chez un homme plus pondéré, ces subites indignations eussent déjà étonné. L’homme subissait par trop son tempérament. Où il croyait être généreux, il était surtout impulsif. De cette impulsivité procéderont, au cours de sa vie, tant d’erreurs de jugement, tant d’idées aventureuses où il va gauchir et gâcher son existence. Il donnerait, en ses dernières années à Montréal, un triste exemple de son manque de jugement. Le Père Georges-Henri Lévesque, o.p., vient d’amorcer, dans la revue Ensemble, la brûlante question de la non-confessionnalité dans les œuvres. L’article fait du bruit. Deux thèses s’affrontent. Sans doute, les catholiques canadiens-français ont-ils pour mission au Canada, d’être partout les témoins de leur foi et de se mêler à la vie canadienne, de ne se point enfermer dans leur provincialisme. D’autre part, se disent alors les prudents, nos institutions, nos structures se recommandent-elles d’assez de solidité et de maturité, pour s’ouvrir, sans danger, à des éléments hétérogènes, moins en état de les enrichir que de les appauvrir, pour ensuite, à la longue, les absorber ? Le problème mérite assurément réflexion. Il ne suffit pas d’être d’avant-garde pour être assuré d’avancement. La thèse de la non-confessionnalité est soumise au Délégué apostolique qui la soumet lui-même à l’École sociale populaire, laquelle, soit dit en passant, n’est point strictement jésuite ni ecclésiastique. On y trouve des laïcs. L’École juge la proposition du Père Lévesque prématurée, dangereuse. Le Père provincial des Dominicains, le Père Gaudrault, se porte à la défense de son confrère. Et il le fait dans un mémoire adressé aux évêques où il prend vivement à partie quelques-unes de nos sociétés nationales et s’attaque surtout à la Compagnie de Jésus. Mgr Anastase Forget, évêque de Saint-Jean-sur-Richelieu, que je rencontre au presbytère de Saint-Germain d’Outremont, et qui vient de lire le mémoire, m’en parle avec une infinie tristesse. Pour l’heure, le document reste dans le secret. Quel mauvais génie inspira au provincial dominicain la publication en brochure de son mémoire ? L’Archevêque de Montréal, favorable à la thèse du Père Lévesque, autorise le Père Gaudrault à jeter son réquisitoire dans le public et lui accorde l’imprimatur. Tout ce qu’il fallait pour allumer, dans son diocèse, une fâcheuse querelle de moines. Les collègues de l’Archevêque et surtout les laïcs prennent très mal la chose. Combien de nos amis me disent alors : « Vous autres, les clercs, vous ne pourriez pas laver votre linge sale en famille ? Qu’avons-nous besoin de ces petits scandales ? » À Rome, que pouvait-on penser de ce faux pas de l’Archevêque de Montréal ? Dans une lettre au Père Lévesque (17 août 1946), le cardinal Villeneuve juge très sévèrement l’acte du Père Gaudrault : « Qu’il ait adressé aux évêques son mémoire, passe. Chacun l’eût jugé. Mais qu’il l’ait imprimé, qu’il ait procédé à porter devant l’opinion publique ses ressentiments personnels et une mesquine rivalité de moines, ça été là, au jugement des esprits les plus pondérés, un manque de tact et une impertinence peu ordinaires. La lettre de Son Excellence Monseigneur l’Évêque de Saint-Hyacinthe, à ce sujet, si sévère qu’elle soit, est parfaitement justifiable et exprime le sentiment à peu près général de l’Épiscopat. »

Encore à propos de confessionnalité dans les œuvres, voici un incident que je tiens de Mgr Perrier. On y aperçoit jusqu’à quel point l’Archevêque veut aller vite et fait peu de cas de l’opinion de ses collègues. Les infirmières des hôpitaux de Québec s’organisaient en association professionnelle. Les évêques, sauf un, et la plupart des infirmières catholiques, opinent pour deux associations, l’une catholique, l’autre protestante, quitte à constituer, pour leurs intérêts communs, un comité fédératif. L’Archevêque de Montréal en tient pour une seule association, sans caractère religieux. Le projet de loi est déposé en ce sens devant la législature de Québec. Un soir, vers onze heures, Mgr Perrier reçoit un appel téléphonique de l’Évêque de Saint-Hyacinthe :

— Je viens d’avoir une entrevue avec le premier ministre ; il est prêt à faire passer la loi que nous désirons, « mais, opine-t-il, que les évêques se mettent d’accord. Je ne puis proposer un projet d’association professionnelle à double section quand l’Archevêque de Montréal où réside le groupe le plus considérable d’infirmières s’oppose à ce type d’association. » Ne pourriez-vous, suppliait l’Évêque de Saint-Hyacinthe, tenter une dernière et suprême démarche auprès de votre Archevêque ?

— Impossible, répond Mgr Perrier ; il suffit que je tente la démarche pour qu’il fasse exactement le contraire.

— Ne pourriez-vous envoyer auprès de lui quelqu’un d’autre ?

« J’allai voir Mgr Albert Valois, me raconte toujours Mgr Perrier. Mgr Valois se récuse obstinément. “Je sais, dit-il, la réponse qui m’attend.” Je passe chez Mgr Laurent Morin. Il accepte, à contrecœur. Mais dans la porte entrouverte, à peine a-t-il dit le motif qui l’amène que, de sa voix la plus cassante, l’Archevêque lui crie : “Non, la loi passera telle quelle.” — »

Il me faut insister sur le caractère aventureux de cet esprit. De temps à autre, j’invitai Mgr Perrier à veiller ou même à souper chez moi. Occasion de lui faire rencontrer de ses anciens amis. Et le grand vicaire avait tant besoin de réconfort. À l’Archevêché, sans tâche définie, au sein d’une administration qui allait cahin-caha, peu consulté ou consulté pour la forme sans être jamais écouté, Mgr Perrier, je le savais, faisait du sang noir. Il se peut que je l’aie empêché de démissionner du grand vicariat. Un soir qu’il me parut plus abattu que de coutume, je lui tins à peu près ce propos : — Mais non, non, cher Monseigneur, le clergé qui ne sait où aller et qui cherche des conseils, va vers vous ; les laïcs de même. Tous vous estiment et vous aiment beaucoup. Vous faites grand bien, on me le dit et je le sais. En raison même des circonstances, vous êtes encore plus nécessaire à votre poste… D’ailleurs, si vous partiez, en quoi votre démission arrangerait-elle les choses ? Dans le gros public où l’on ignore ce qui se passe, on vous donnerait tort. Vous donneriez raison à ceux-là qui vous ont toujours tenu à l’écart : « Rien d’étonnant, dira-t-on, qu’on n’ait pas tiré parti de cet homme ; c’est un malcommode qui ne peut collaborer avec personne. » — C’est un de ces soirs, dis-je, où nous étions seuls, que Mgr Perrier s’arrêta net et, la mine attristée, consternée, me débita lentement, presque à voix basse, ces petites phrases : « J’ai déjà vu des hommes la tête pleine d’idées croches ; je n’avais pas encore vu toutes les idées croches dans la tête du même homme. » Parole que je pris alors pour une boutade, pour l’explosion d’un homme exaspéré de chagrins et de déceptions. Plus tard, le drame fini, ces paroles me revinrent en mémoire ; je ne les trouvai plus si exorbitantes.

■ ■ ■

Esprit aventureux, j’eus l’occasion, maintes fois, de m’en rendre compte. Un jour, c’est pendant une de ses retraites sacerdotales, dans une conférence à son clergé. Je ne sais trop comment ni pourquoi, sans la moindre opportunité, il entreprend tout à coup de nous présenter une apologie de la CCF, parti socialiste de l’Ouest canadien. Intention visible : nous rendre le parti sympathique. « Ce sont des socialistes, nous dit-il, non des doctrinaires à la mode française. Ils ne partent point de principes pour les enclore de force dans les faits. Ils partent des faits et, malgré eux, ils remontent vers des principes qui s’apparentent étrangement à ceux des grandes encycliques pontificales sur les problèmes sociaux. » Je résume la thèse de l’Archevêque. Ses propos, assez inattendus, ne laissent point de causer un certain émoi. Que venait faire, en une retraite pastorale, cette apologie de la CCF ? On se le demanda. À la sortie, des curés m’entourent, ne cachent point leur étonnement. L’un d’eux me dit : « Nos évêques étaient autrefois d’invétérés conservateurs ; beaucoup, depuis lors, ont glissé vers le libéralisme politique ; seraient-ils en train de se convertir à la CCF ? » Le même jour, après le dîner au Grand Séminaire et pendant la récréation du midi, encore naïf, je crois de mon devoir d’aller faire part de mes sentiments à l’Archevêque. Je m’autorise de la confiance qu’il m’a jusqu’alors manifestée. « Je ne vous cacherai point, lui dis-je, l’émoi soulevé par votre causerie de la matinée. » L’Archevêque fronce déjà les sourcils. « Bien, me dit-il, je suis inquiet pour nos ouvriers ; entre les mains de qui vont-ils tomber ? » À ce moment, je n’y tiens plus et je lui déclare avec peut-être trop de franchise le motif qui m’a surtout amené chez lui : « Précisément, Excellence, voilà qui scandalise nos meilleurs économistes et sociologues, tels qu’Édouard Montpetit, Esdras Minville, François-Albert Angers et autres ; ils n’arrivent pas à comprendre que les catholiques canadiens se tiennent constamment à la remorque des doctrines étrangères les moins recommandables et les plus aventureuses, comme si l’Église ne possédait point sa doctrine sociale, capable de guérir tous nos maux. » L’Archevêque me regarde de son air le plus glacial. Je n’ai plus qu’à m’excuser et à prendre congé. Je risque pourtant une dernière observation : « Excellence, j’ai peut-être commis un excès de confiance ; mais si des propos de cette nature vous ennuient, ne vous donnez pas la peine de me le faire savoir ; il vous suffira de me le faire sentir, et je n’y reviendrai plus. » L’Archevêque ne dit mot ; j’enfile la porte, me félicitant médiocrement de mon incurable naïveté.

Un autre jour, c’est en 1943, j’entends une apologie plus stupéfiante. Mon camarade de collège, l’abbé Sylvio Cloutier, ancien directeur de conscience de Mgr Joseph Charbonneau à Sainte-Thérèse, ai-je dit, nous réunit depuis quelques années, une dizaine d’amis, à son presbytère de Saint-Henri de Montréal. Il y a dîner et joyeuse causerie. On y fête l’anniversaire de naissance du curé. Tout à coup, au milieu du repas, l’Archevêque, fort en verve, se lance dans une apologie du communisme. Est-il sérieux ? Veut-il blaguer ? Je me le demande. Mais, oui, il est sérieux, très sérieux. Et le voilà lancé dans de larges développements empruntés sans doute à quelque propagande insidieuse. À l’entendre, le communisme a largement évolué ; il a rejeté le marxisme sanglant, sectaire, radical de Lénine et des grands maîtres de la révolution russe (à noter que nous sommes au temps de Staline). De gré ou de force, il s’est orienté vers un régime plus humain, plus adapté au monde moderne ; en définitive il s’est mué en un capitalisme réformé, mitigé, nullement à craindre. Le mois précédent, j’avais lu un numéro spécial de L’Action nationale entièrement consacré au communisme. Certaine évolution du régime, dans le domaine économique, ne paraissait pas niable. Un venin y demeurait toujours : venin du marxisme, de l’athéisme militant, sans compter la propagande révolutionnaire à travers le monde et l’affreux mépris toujours persistant de la personne humaine, relent hérité du vieux paganisme. Ce numéro spécial contient même, de Me Maximilien Caron, un parallèle entre le marxisme russe et la CCF où s’affirme une parenté dangereuse. À table, je suis le deuxième voisin de l’Archevêque. J’ose interrompre sa tirade grandiloquente et lui pose la question :

— Vous avez sans doute lu, Excellence, le récent numéro de L’Action nationale sur le communisme ?

Un peu gêné, il me répond avec aplomb quand même :

— Oui.

L’avait-il vraiment lu ? Et s’il l’avait lu, aurait-il parlé comme il osait le faire ?

Un autre jour, ce doit être beaucoup plus tard, je reçois un coup de fil de Mgr Myrand, de passage à Montréal :

— Viens me voir au plus tôt, avant mon départ pour Québec ; je suis à l’Hôtel Windsor, chambre no x.

— Mais je garde la chambre, cher Monseigneur ; je garde la chambre ; je suis grippé.

— Emmitoufle-toi de ton mieux ; prends un taxi. Et viens. J’ai une communication pressante à te faire.

Et Mgr Myrand de me raconter une conversation toute récente de l’Archevêque de Montréal avec un très haut personnage laïque dont Monseigneur se refuse à me révéler le nom. En substance l’Archevêque se serait plaint du manque d’autorité et de prestige de ses diocésains de langue française à Montréal, dans le monde des affaires et de la finance. Et ce manque de prestige, il l’attribue — ce qui est assez vieillot — à l’ignorance de l’anglais de ses compatriotes. « Leur grande misère est de n’être point des bilingues. » Donc ferme résolution de l’Archevêque, dans la mesure où il le pourra : introduction du bilinguisme dans tout l’enseignement en son diocèse, bilinguisme intégral, total. Ses écoles, collèges, ses couvents deviendront bilingues. L’Université de Montréal aussi. Avec l’assentiment de Mgr McShane, curé de Saint-Patrick et l’un des chefs du groupe irlandais, Loyola disparaîtra ; l’Université de Montréal accueillera les étudiants de Loyola ; mais il lui faudra se réformer, s’aménager à cet effet, donner des cours bilingues et se donner, en toutes les facultés, des professeurs bilingues… Faut-il souligner ce qu’auraient pu être, dans le monde québecois, les répercussions d’une aussi grave orientation de notre système d’enseignement ? « Voilà, de me dire Mgr Myrand, les derniers plans de votre Archevêque. Et il paraît bien résolu à y donner suite. »

Qu’y avait-il de fondé en cet autre projet de Mgr Charbonneau ? N’était-ce chez lui qu’une ébullition passagère ? Il paraît certain que, dans le cerveau du pauvre Archevêque, les idées, à cette époque, naissent, s’opposent, se culbutent dans un désordre absolu, au rythme de ses impulsions. En son esprit, les déclarations les plus nationalistes voisinent le plus familièrement du monde avec les pires contradictions. Au 75e anniversaire de la Maison Dupuis Frères, je l’entends prononcer sur le nationalisme économique, le discours le plus enflammé que j’aie jamais ouï. On se rappellera son discours lors de mon investiture au canonicat. Cependant cet Archevêque aux discours volontiers nationalistes est aussi le premier Archevêque de Montréal qui s’est donné un auxiliaire de langue anglaise et qui, en plus, fait bon marché de l’autonomie québécoise. Esdras Minville, François-Albert Angers, inquiets des empiétements du gouvernement fédéral dans le domaine social, s’en vont un jour le consulter, à propos des pensions de vieillesse et des allocations familiales offertes par le gouvernement d’Ottawa. N’y aurait-il pas lieu de s’y opposer ? La réponse de l’Archevêque se fait on ne peut plus catégorique, me rapportent mes deux amis : « Il y a des misères à soulager ; peu m’importe d’où l’argent viendra. » Il ne lui vient pas à l’esprit qu’on puisse obtenir le même argent par des voies plus constitutionnelles.

Ainsi vogue l’esprit de l’Archevêque, déconcertant parfois ses meilleurs amis. Où ces divagations vont-elles le conduire ? On sera peut-être surpris que deux hommes au moins, et longtemps auparavant, ont prévu le terrible dénouement. Dès la nomination de Mgr Charbonneau à Hearst, — je tiens le propos du Père Lévi Côté, o.m.i., — M. l’abbé Raymond, curé de Bourget, et l’un des chefs de la résistance ontarienne au Règlement XVII, se serait écrié au su de la nouvelle : « C’est un malheur ! Un suprême malheur ! Cet homme-là finira dans un drame ! » Un soir que je cause en son presbytère avec Mgr Myrand et que je lui fais part de ce qui tout de même se passe de bon à Montréal, Mgr Myrand me laisse parler, puis, tout à coup, ses petits yeux gris à demi fermés, me dit lentement : « Attends, attends ! Un jour le “grand jeune homme” — c’était le nom favori qu’il donnait à Mgr Charbonneau — prendra une tangente et rien ni personne ne l’arrêteront. Et Dieu sait comment tout cela finira ! »

■ ■ ■

Nous voici à la fin de cette analyse. Une dernière question reste à résoudre : qui, en définitive, aurait assené le coup suprême à l’Archevêque de Montréal ? Nul autre que lui-même, aurais-je envie de répondre tout de suite. L’homme a été victime, victime fatale de son tempérament, de son esprit mal équilibré, d’une tâche disproportionnée à ses moyens. Tâche qui l’a écrasé de plus en plus. Tempérament, déséquilibre psychologique qui ne pouvaient que s’aggraver avec le temps. Mais qui donc a mis en branle les autorités, les influences qui devaient provoquer un dénouement aussi grave que celui de la déposition d’un Archevêque de Montréal ? Des journalistes plus en mal de sensation que de vérité ont mis de l’avant plusieurs noms. L’on a parlé, dans le temps, d’un coup droit porté par le premier ministre de l’État du Québec : Maurice Duplessis. Les deux hommes, c’est connu, ne s’aimaient guère. Duplessis, paraît-il, aurait laissé circuler volontiers le racontar. Pure vantardise. L’Archevêque et le premier ministre se sont particulièrement heurtés, lors de la grève de l’amiante en 1949. L’ « amiantose », dénoncée par Burton Le Doux, un Franco-Américain passionné pour nos luttes sociales, faisait suite à une dénonciation récente de la « silicose », autre mal d’un autre petit coin de la province. Les dénonciations de Le Doux ont ému l’opinion publique. Les esprits sont devenus surchauffés. Moi-même, dans Le Devoir (20 avril 1949), je réclame une collecte nationale pour venir en aide aux grévistes des mines d’amiante et même une campagne de prières pour vaincre l’obstination des responsables. « Ces grévistes, disais-je dans mon appel au public, on ne l’a peut-être pas assez souligné, ne sont pas des grévistes comme les autres. Ils ne se battent pas seulement pour le salaire et pour le manger. Ils se battent proprement pour la défense de leur vie et de celles de leurs filles et garçons ouvriers contre une industrie meurtrière. Ils se battent contre des compagnies qui jamais, autant que l’on sache, ne se sont engagées nettement, loyalement, à la correction du mal abominable qu’elles propagent depuis longtemps… » L’Archevêque s’est jeté corps et âme dans la bataille en faveur des grévistes. Il y eut de la casse. On imagine les réactions du premier ministre, antisyndicaliste et robin encroûté dans la légalité. Deux de ses ministres prennent à l’époque le chemin de Rome. Quelle mission leur a-t-on confiée ? Ont-ils été écoutés là-bas ? C’est plus que douteux. Aux funérailles de Mgr Charbonneau, dans la cathédrale de Montréal, chacun a pu noter, dans l’oraison funèbre de Mgr Baggio, la déclaration intentionnelle et très nette du Délégué apostolique : « Ce n’est pas pour ses idées sociales que Mgr Charbonneau a dû quitter Montréal. » Non, M. Duplessis n’était pas de taille à faire tomber une tête d’archevêque.

M. Duplessis écarté, le grand responsable, serait-ce l’archevêque de Rimouski, Mgr Georges Courchesne ? On l’a dit, on l’a colporté en tous lieux. Un religieux qui se disait bien renseigné m’a même décrit, un jour, par le menu, le mémoire que Mgr Courchesne serait allé porter à Pie XII : mémoire de 92 pages, pas une de moins, mémoire relié, je ne sais plus en quel cuir, etc., etc. Que penser de ces autres racontars ? J’ai peut-être connu mieux que personne Mgr Courchesne. Je l’ai écrit plus haut. Souvent l’abbé Courchesne, puis l’évêque m’ont rendu visite à mes divers domiciles, à Montréal et à Outremont. Il sera de ces rares évêques dont l’épiscopat n’altère point les vieilles amitiés. Nous continuons de nous voir et de nous parler, aussi familièrement qu’au temps de notre jeunesse. Il accepte même des conseils ; il en sollicite. Je lui rendis de fréquentes visites à Rimouski. Que Mgr Courchesne, le premier, et six ans au moins avant l’événement, ait songé à une déposition de l’Archevêque de Montréal, le fait est certain. Un jour, chez lui, à Rimouski, il me confie : « Tu sais, entre nous, ton Archevêque nous cause un profond désenchantement. » Plus tard, il ajoutera : « Il n’y aura qu’un moyen peut-être d’empêcher ton Archevêque de nous faire tout le mal qu’il est en train de nous faire, et ce sera d’obtenir de Rome sa déposition. »

Habitué aux boutades de mon ami, je me récrie :

— Croyez-vous que ce soit chose si facile que d’obtenir de Rome la déposition d’un Archevêque de Montréal, chef tout de même de l’un des grands diocèses du monde ?

— Mais si. Les évêques n’auraient qu’à prier Rome d’envoyer un Visiteur apostolique. Le Visiteur fera enquête. Et il trouvera lieu, j’en suis persuadé, de réclamer une déposition.

Un Visiteur apostolique est venu. Mgr Émile Chartier qui fut l’un des interrogés, me l’a assuré. Le Visiteur n’eut rien du personnage voyant. Pour ces sortes de tâches, Rome a coutume de choisir des hommes compétents, mais qui s’en acquittent sans pompe et sans bruit. Le Visiteur est venu. Et voilà déjà qui dispose de l’obligation où en serait venu Mgr Courchesne, de présenter un rapport à Pie XII. D’ailleurs, lors de son départ pour son dernier voyage à Rome, Mgr de Rimouski vient dîner et passe la soirée chez moi. Nous sommes seuls ; nous pouvons causer très intimement. Le nom de Mgr Charbonneau n’entre point dans notre conversation. Je me souviens tout au plus de cette question de mon ami :

— Penses-tu, toi, que cela en vaudrait la peine que le petit évêque de Rimouski cherchât quelques entrevues, à propos de nos affaires, avec les grands personnages de la Curie romaine ?

Sur quoi je lui réponds :

— Si nos évêques ne s’occupent pas de nos affaires, je me demande qui va s’en occuper.

Mgr Courchesne prenait le train le soir même pour New York d’où il s’embarquait pour l’Europe. J’allai le reconduire à la gare. Pas un seul moment le nom de Mgr Charbonneau ne fut prononcé. Or, j’y reviens, nous étions de grands intimes. Si Mgr Courchesne se fût embarqué pour Rome avec le dessein très net d’obtenir la tête de l’Archevêque de Montréal, j’ai le droit de le présumer : il ne me l’eût point caché, m’ayant d’ailleurs mis au courant de ses projets plusieurs années auparavant. D’une lettre qu’il m’écrivait, la dernière avant sa mort, le 12 février 1950, je puis extraire ces lignes qui renseignent quelque peu sur le grave et récent événement :

J’ai été surpris qu’on procédât si rapidement. Il semble qu’une enquête discrète se fasse de là-bas [Il veut dire de Rome] et que des documents se rendent par avion de semaine en semaine. C’est l’année sainte. Il se fait trop de prières pour que cela n’aboutisse pas. On semble savoir que si des mesures énergiques ne se prennent, nous courrions à un naufrage total dans l’insignifiance par la vertu des chefs. Je n’ai guère connu d’époque aussi triste et de séances aussi funèbres. Il faudra reparler de cela… Je dois dire que j’ai eu un grand bonheur à causer avec les cardinaux et officiers de la Curie romaine. Grand souci de doctrine catholique. Découverte assez récente de l’existence de la majorité catholique de notre pays. Désir de l’aider à ne pas se laisser poisser dans les marais de la neutralité dont s’accommode la minorité catholique irlandaise, etc.

Voici d’ailleurs un autre témoignage et décisif sur le rôle présumé de Mgr Courchesne en la triste affaire. Je m’étais rendu à Rome pour la proclamation du dogme de l’Assomption et pour la béatification de la bienheureuse Marguerite Bourgeoys. Voyage éclair de moins d’un mois à titre de président du Comité des fondateurs de l’Église canadienne. La veille de mon départ de Rome, l’on nous apprend la grave maladie de l’Archevêque de Rimouski. Son coadjuteur, Mgr Parent, se hâte de rentrer au Canada. Le lendemain matin, à la Fraternité sacerdotale, rue Babylone, à Paris, où je loge avec quelques pèlerins, évêques et prêtres, l’on nous annonce la mort de Mgr Courchesne. Dans la matinée, mon voisin de chambre, Mgr Douville, évêque de Saint-Hyacinthe, passe chez moi. Il sait mon amitié pour le disparu. Il veut causer de lui. Au cours de la conversation, je pose à Mgr Douville cette question précise :

— Êtes-vous d’avis, Excellence, que Mgr Courchesne serait l’homme, ainsi qu’on le colporte partout, qui aurait porté ce que l’on appelle le « grand coup » à Mgr Charbonneau ? Moi, j’ai des raisons très particulières de savoir qu’il n’en fut pas ainsi.

— Non, me répond catégoriquement Mgr Douville, ce n’est pas Mgr Courchesne. Moi-même j’ai posé au Délégué apostolique, Mgr Antoniutti, une question quelque peu analogue : « Ne croyez-vous point, Excellence, que le clergé et le peuple de la province de Québec auraient quelque raison de nous soupçonner, nous les évêques, d’être au fond les responsables de la déposition de l’Archevêque de Montréal, étant donné que nous sommes tous passés à Rome dans l’année précédente, pour notre voyage ad limina ? » Et le Délégué m’a répondu : « Tenez-vous bien en paix, Excellence ; lorsque Mgr Charbonneau a quitté Montréal, il y avait quatre ans qu’à Rome son sort était scellé. »

Quatre ans ! On pense alors au passage du Visiteur apostolique ; on pense aussi à la corroboration que ne put manquer de fournir le Délégué apostolique au rapport du Visiteur. Et peut-être faudrait-il parler d’une autre et très influente corroboration. Je tiens le fait d’un évêque, Mgr J.-Alfred Langlois, de Valleyfield. Sur son lit de malade, m’a-t-il confié un jour, le cardinal Rodrigue Villeneuve se mit en frais de rédiger un mémoire personnel à Pie XII. « Mémoire extrêmement grave, une revue complète de notre situation religieuse, me dit Mgr Langlois, quelque chose comme le testament spirituel du Cardinal au Saint-Père. »

— Serait-il possible, demandais-je tout de suite, d’obtenir une copie de ce mémoire ?

— Non, me répond mon ami, c’est un mémoire absolument secret ; nous ne sommes que quelques évêques qui en aient pris connaissance…

En tout cela, je ne procède, on le voit, que par divers recoupements. Mais, dans le temps, on ne m’a pas laissé ignorer jusqu’à quel point le Cardinal s’inquiétait des allures de l’Archevêque de Montréal. Un jour même, il dit à Mgr Courchesne : « Où s’en va-t-il, celui-là ? » L’Archevêque et le Cardinal ne vivent pas d’ailleurs dans les meilleurs termes. L’Archevêque ne pardonne pas à Son Éminence ses fougueuses interventions dans la guerre. Il ne lui pardonne pas surtout d’être venu frapper, par-dessus sa tête, deux de ses diocésains, Léopold Richer, correspondant parlementaire du Devoir à Ottawa et Henri Bourassa. J’ai l’occasion de m’en rendre compte lors d’une de mes visites à l’Archevêché de Montréal. Je partais pour une série de cours d’histoire à Saint-Boniface (Manitoba). Je possédais de Mgr Bruchési et de Mgr Georges Gauthier une permission générale d’aller parler où bon me plairait. Je crus opportun, néanmoins, en toute courtoisie, de mettre mon nouvel Ordinaire, au courant de mon voyage dans l’Ouest. Il en profita pour me servir une sortie violente contre le Cardinal. Sans doute, me croyait-il toujours en intimité parfaite avec Son Éminence ; et il n’eût pas été fâché que ses propos prissent le chemin de Québec. Je le vois encore debout devant moi, le poing fermé, la figure convulsée, me dénonçant l’enfantillage du Cardinal se laissant photographier, le sourire aux lèvres, au volant d’un char d’assaut. Et revenant au cas de Bourassa et de la censure que lui avait administrée le Cardinal : « M. le Chanoine, ce n’est pas la manière ; on ne frappe pas un homme de cette espèce sans l’entendre. L’autre jour, j’appris que l’un des fils de M. Bourassa allait recevoir l’ordination sacerdotale au Scolasticat de l’Immaculée-Conception ; je me suis rendu au Scolasticat avec l’espoir de rencontrer le père de l’ordinand. Malheureusement, retenu chez lui par la maladie, M. Bourassa ne s’y trouvait point. Mais l’eussé-je rencontré que je lui aurais dit dans le creux de l’oreille : M. Bourassa, vous n’avez rien perdu de la confiance de votre Archevêque.” — »

Le mémoire du Cardinal à Pie XII aurait-il accentué, ponctué le témoignage du Visiteur apostolique et de Mgr Antoniutti ? Au lendemain de ma conversation avec Mgr Douville, rentrant au Canada, je me trouvai aux côtés de Mgr Langlois dans l’avion. Je lui fis part du mot du Délégué apostolique : « En 1950, il y avait quatre ans que le sort de Mgr Charbonneau était scellé à Rome », et j’observai : « Quatre ans, cela nous reporte à la date de ce fameux mémoire du cardinal Villeneuve rédigé à New York, dont vous m’avez donné connaissance. Ce mémoire était de 1946. Entre lui et l’événement de janvier 1950, y aurait-il quelque rapport ? » Mgr Langlois ne dit mot.

■ ■ ■

Nous touchons à la fin de ce drame. Rome, on l’ignore trop, est déjà fort alerté. Je tiens encore d’une confidence de Mgr Perrier qu’en 1945 ou 1946, l’année qui précéda la mort du grand vicaire, l’Archevêque a déjà reçu deux monitum de Rome. Il avait accueilli ces monitum sur le ton de la plaisanterie. À propos de quoi ces monitum ? Mgr Perrier ne me le dit ni ne pouvait me le dire, en qualité de grand vicaire. Mais il me fit cette réflexion : « Il apprendra peut-être, à l’expérience, qu’on ne se moque pas impunément des monitum de la Curie romaine. » L’Archevêque était-il capable d’un absolu dédoublement psychologique ? Mgr Albert Tessier qui le rencontre à Rome, à son dernier voyage, après son entrevue avec Pie XII, le trouve tout en joie, en véritable exultation. Il semble que ses épaules se soient déchargées du poids d’un monde. Cependant, à son retour au Canada, il rend visite à son ami, le ministre Henri Groulx, qui vient de subir, à l’Hôtel-Dieu de Montréal, une grave opération. Je passe à la chambre du ministre, cinq minutes à peine après l’Archevêque. M. et Mme Groulx me disent : « L’Archevêque sort d’ici ; il est d’une nervosité incroyable. Il nous a fait cette confidence : “Vous ne sauriez croire combien j’ai dû subir, de la part du Saint-Père, des interrogatoires fatigants.” — »

Le 2 janvier 1950, l’Archevêque de Montréal est mandé à la Délégation apostolique à Ottawa. Mgr Antoniutti le met au courant de la sentence de Rome : déposition de son siège d’archevêque et ordre de quitter Montréal dès les derniers jours de janvier.

— Je prends tout de suite l’avion et je pars pour Rome, de répondre le malheureux condamné.

— Inutile, lui réplique le Délégué. Vous connaissez trop votre droit canonique pour ignorer qu’il s’agit là d’une sentence sans appel. D’ailleurs vous ne serez point reçu à Rome. Partez plutôt en vacances ; vous avez le droit de vous dire fatigué. Allez vous reposer. Prolongez votre repos ; puis donnez votre démission. Et tout passera inaperçu.

L’Archevêque refuse carrément cette solution. On m’a raconté dans le temps — le fait est-il authentique ? — qu’il aurait député son auxiliaire, Mgr Whelan, à New York, auprès du cardinal Spellman, puis à Toronto auprès du cardinal McGuigan. Les deux cardinaux se seraient formellement récusés, affirmant l’un et l’autre : « Il n’y a rien à faire. » L’Archevêque rentre à Montréal, fermé, replié hermétiquement sur lui-même, selon son habitude. Personne de son entourage n’a le moindre soupçon du drame affreux qui le torture. Le premier à recevoir sa confidence sera un laïc, le maire de Montréal, Camillien Houde. Le 9 janvier, l’Archevêque sollicite je ne sais quelle faveur de M. le Maire, lui disant : « Vous ne me la refuserez pas, parce que c’est la dernière faveur que je vous demande en ma qualité d’Archevêque de Montréal. » M. le Maire se récrie. « Eh bien, oui, répond le solliciteur, on veut avoir ma tête et je crois qu’on l’aura. » Ce n’est qu’à la mi-janvier, à la suite d’une réunion d’évêques de l’archidiocèse chez lui, qu’il mande à son cabinet de travail trois évêques thérésiens : Nosseigneurs Chaumont, Papineau et Langlois, et les met au courant de ce qui lui arrive. « Vous a-t-il dit pour quelles causes il se sent frappé ? » ai-je demandé à Mgr Langlois. « Non, pas un mot. »

Le soir du 30 janvier, je donne, ai-je rappelé plus haut, à l’Ermitage de Saint-Sulpice, la conférence inaugurale de trois Journées d’études sacerdotales. Au premier banc de l’auditoire, ni l’Archevêque, ni aucun de ses auxiliaires. On sent dans l’air quelque chose d’insolite. À cette heure-là même un avion filait vers l’Ouest, emportant navré, prostré dans son malheur, l’Archevêque déposé par Rome. Souvent, l’image de cet avion survolant les Prairies et les Rocheuses me reviendra, étoile filante qui pouvait être le symbole d’une carrière si tôt foudroyée. Les premières impressions de l’infortuné ne se défendront point de quelque amertume. Rendu à Victoria, il écrit à l’un de ses amis, Mgr Paul-Émile Coursol, qui nous lit la lettre à Mgr Caza et à moi-même, quelque chose comme ceci : « En survolant les Rocheuses, je ne vous cacherai point que j’ai eu peine à reconnaître le visage de notre Mère l’Église, dans le coup qui m’a frappé. » Le ton de la lettre nous alarma quelque peu. « Il faudra beaucoup prier pour lui », dit quelqu’un de nous. On sait comme l’exilé eut tôt fait de se ressaisir. Volontairement il se dépouilla de tous ses insignes d’archevêque. Il donna jusqu’à la fin de sa vie un exemple de soumission d’une magnifique grandeur.

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On voudra m’en croire, je n’ai pas raconté cet épisode de l’histoire de l’Église canadienne, pour le malin plaisir de sauver de l’oubli quelques potins ou ragots. Je l’ai fait dans la persuasion d’être le seul peut-être à posséder, sur un fait de quelque importance, des témoignages authentiques. Que de fois m’a-t-on dit : « Vous écrirez, sans doute, ces souvenirs ? Ils feraient s’évanouir tant de sottises. » L’on a tant bavardé, en effet, échafaudé tant d’hypothèses sur cette déposition d’un archevêque de Montréal. L’on s’en est pris avec tant d’irrespect à Rome même dont la sévérité excessive aurait dépassé toutes les bornes. Un politicien que je ne veux point nommer n’a-t-il pas osé propager un doute sur les mœurs de l’Archevêque ? Certes, je n’ai nulle prétention de dire le dernier mot sur ce douloureux événement. Il faudra attendre l’ouverture des Archives de la Délégation apostolique à Ottawa et des Archives du Vatican. En ce que je viens d’écrire, on ne trouvera, il me semble, rien d’infamant contre mon ancien Archevêque, tout au plus un peu de lumière, un commencement d’explication, sur la catastrophe qui l’atteignait. C’était, à tout prendre, un très digne homme. Il ne manquait ni d’intelligence, ni de caractère. Il manquait dangereusement d’équilibre. À tous ceux qui m’ont demandé les véritables causes de sa déposition du siège de Montréal, j’ai toujours répondu : « Ni ceci, ni cela, mais tout un ensemble de faits, d’erreurs de conduite, de fausses manœuvres, d’idées irréfléchies, troublantes qui ont fini par émouvoir profondément ses collègues de l’épiscopat québecois, puis, après quelque temps, les autorités romaines elles-mêmes. Vais-je le redire ? Son infortune, le pauvre Archevêque la portait en soi, dans les déficiences de son être psychologique. Il aura été malheureux, il aura gâché sa vie partout où il aura passé. Sa fin n’a rien qui étonne pour qui se rappelle ses antécédents, ses déboires à Ottawa. On objecterait en vain l’excellent souvenir laissé à Hearst où il séjourna à peine un an. Il y a de ces hommes qu’on dirait marqués pour un mauvais destin. Mais à ceux qui ont manqué leur vie, il reste à la finir en beauté. Ce fut le grand mérite de l’archevêque Joseph Charbonneau. »

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Je termine ici ce septième volume de mes Mémoires. Ils seront d’outre-tombe. Il n’y aura manqué qu’un Chateaubriand.

Je n’écris plus pour le public : Jam advesperascit. À 86 ans tout près, j’écrirais tout au plus : Jam albescit !

Un matin, un grand matin se lève pour moi.

J’ai foi.
J’espère.
Dieu nous a tant aimés !
Lionel Groulx, ptre


Notes de l’éditeur
  1. Voir Mes Mémoires, I : 360-361 ; III : 264-265.
  2. Ce serait plutôt le centenaire du Collège de Saint-Laurent en 1947. Le sacre de Mgr Cousineau n’eut lieu que le 16 mars 1951.