Mes paradis/Les Îles d’or/Îles de l’idéal qu’on bâtit pour les autres

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LV


Îles de l’idéal qu’on bâtit pour les autres,
Îles d’or noir, tombeaux de tous les blancs apôtres,
Où l’on entre, aux trépas infâmes décidé,
Car, le palais construit, on y meurt lapidé
Par les ingrates mains vous en jetant les pierres,
Îles, j’ai contemplé, sans baisser les paupières,
Le sort qui m’attend là si j’y veux à mon tour
Essayer de dresser vers la nue une tour
Parmi ces murs à bas devenus des décombres,
Si, vivant orgueilleux, je me mêle à vos ombres
Dont le nom resplendit d’une auréole, et si,
Dans notre ciel, de tant de brumes épaissi,
Sur ma lyre, de tant de sanglots coutumière,
J’ose l’hymne de joie en verbes de lumière.

De quel front cet athée à l’esprit mécréant
Se donne-t-il pour un Démiurge créant,
Et vient-il, violeur et tueur de nos mères,
Ferveurs, Illusions, Fois, Extases, Chimères,
Nous offrir à leur place en objet d’oraison
La monstrueuse idole enfant de sa raison ?
Soit ! je n’ai point ces droits, ayant pris les contraires ;
Je n’ai même aucun droit ; pourtant, écoutez, frères !
Si j’ai bien ou mal fait, je n’en sais rien vraiment ;
Mais, tout ce que j’ai fait, je l’ai fait vous aimant ;
Mes bonnes volontés sont pleines et sincères ;
Car j’ai pitié de vous, de moi, de nos misères,
Une pitié qui va jusqu’au besoin fougueux
De boire sur la face en ténèbres des gueux
Les larmes qu’on y voit ruisseler lamentables ;
Car j’ai honte et remords que de toutes les tables,
On n’ait pas fait ainsi qu’au service divin
La Sainte Table où tous ont le pain et le vin,
Sans symbole à présent, sans mystique ironie,
Mais réels, mais donnant, quand on y communie,
Le vrai morceau de pain, le vrai verre de vin ;
Car j’estime que tout le reste sera vain
Tant qu’on rencontrera dans la famille humaine
Un seul être mourant de faim sur son domaine,
Le sol, conquête du genre humain tout entier,
Et dont par conséquent chaque homme est héritier ;

Car ceux qu’un mauvais sort exclut de l’héritage,
J’admets qu’ils ont le droit d’exiger le partage,
Et non en mendiants quêteurs de charités,
Mais en frères trahis, mais en déshérités
Qui par tous les moyens se font rendre justice :
Car ce n’est pas assez qu’aux gueux on compatisse,
Et je veux qu’à peser son destin et le leur
Le trop riche s’accuse et se juge un voleur :
Car s’il ne le dit pas, eux le disant, je trouve
Qu’ils disent vrai ; car s’ils le condamnent, j’approuve :
Car si de la parole ils vont à l’acte enfin,
Je n’en veux pas aux cœurs où comme un noir levain
L’exaspération de la haine fermente,
Et quand, rouge, en jaillit la révolte démente,
Une torche, un fusil, même un eustache au poing.
Contre le révolté je ne m’indigne point,
Mais loyal, comprenant qu’il ait la tête haute,
Moi j’ai la tête basse et dis : « C’est notre faute ! »
Oui, peuple, corps souffrant, âme aux obscurs instincts,
Jusque dans tes forfaits, fût-ce quand tu m’atteins,
Ce n’est jamais sur toi que je crie anathème.
Tu le vois, malfaiteur innocent, si je t’aime !
Ah ! c’est que j’en suis, moi, de ce peuple ! En mon sang
Tous mes aïeux passés le font toujours présent.
Quand je le plains si fort que l’on s’en effarouche,
C’est que tout son vieux fiel me remonte à la bouche.

Mais quoi ! Te suffit-il, ton oisif repentir ?
Te contenteras-tu de plaindre le martyr,
De verser à sa fièvre un peu d’eau qui la calme,
Même de lui planter dans la main une palme ?
Et vas-tu lâchement devant sa croix t’asseoir,
Lui disant que peut-être, un jour, demain, ce soir,
Quelqu’un viendra, meilleur que toi, qui le délivre ?
Ah ! sans doute, tu n’as que cette arme, le livre,
Des vers, des rimes, pour l’arracher de sa croix.
Qu’importe ! Sers-t’en ! Dis ! Parle ! Ce que tu crois,
Ce que tu veux, ce que tu sens, ce que tu rêves,
Tout ce qui te paraît pouvoir rendre plus brèves
Les affres qu’il endure et depuis si longtemps,
Dis-le, dis-le ! Parmi les rires insultants
Des méchants et des sots se faisant une fête
D’appeler charlatan qui s’érige en prophète,
Dis-le ! Malgré les cris du cafard, du bedeau,
Refusant à l’athée un désir de Credo,
Dis-le ! Même en dépit de ceux pour qui tu plaides,
Les beautés de ta foi pouvant leur sembler laides,
Dis-le ! Quand le martyr, du haut de ses douleurs,
Le martyr dont tu bois dévotement les pleurs,
Dont tu viens de baiser les saignantes blessures,
Te paierait tes baisers en crachats et morsures
Et clamerait que tu le trahis, que tu mens,
Ce que tu veux tenter pour guérir ses tourments,

Dis-le ! Ce que tu crois la fin de son martyre,
Envers et contre tous dis-le ! Tu dois le dire.
Voici. Mes vers, ployant leur indocile front
Au joug de la logique étroite, le diront.
Si parfois leur pas traîne à l’allure des proses,
Si la bave en longs fils pend de leurs mufles roses,
Loin de leur en vouloir, pris de pitié pour eux,
Songez qu’ils tirent, dans un sol dur et pierreux
Qui deviendra demain la glèbe ensemencée,
Cette forte charrue au soc lourd, la pensée.
L’idéal de justice auquel vous aspirez,
Hommes, et que moi-même à vos maux empires
J’imagine souvent comme le seul remède,
Cet idéal ayant pour lois : J’aide qui m’aide,
À chacun selon ses mérites, rien de plus,
Cet idéal est faux ; ses décrets absolus
Sont faux. Il veut qu’on ait pour fléau de balance
Un fil de glaive à la pointe d’un fer de lance ;
Mais qui s’en servira ? Quels doigts assez subtils
Doseront la pesée et quels poids prendront-ils ?
Ah ! tout lit de justice est le lit de Procuste.
Pire encor ! Pour que tout fût parfaitement juste,
Pour que par aucun droit nul ne fût limité,
Il faudrait tout réduire à l’immobilité.
Chaque mouvement nuit à tous les autres, certe.
Le moindre geste, fait dans une île déserte,

Épanche un infini d’ondes vibrant en rond
Où tous les gestes, faits ailleurs, se heurteront.
Cet enchevêtrement de toiles d’araignées,
Qui les déviderait, fil à fil alignées ?
Tenants, aboutissants, avant, pendant, après,
Qui pourrait rendre entre eux d’impartiaux arrêts
Équations sans x ! Logarithmes sans table !
Absurdité ! Vouloir la nature équitable,
Croire qu’à nôtre rêve elle aussi se complaît,
C’est n’avoir jamais su la voir telle qu’elle est.
Quand l’homme, sentinelle en sa pauvre guérite,
Lui demande les mots de passe, démérite,
Mérite, elle se tait. Le seul bruit répondu,
C’est le bruit de ta voix, homme, qui t’est rendu
Par l’écho de ton cœur montant sa vaine garde.
Mérite ou démérite, est-ce qu’elle y regarde,
Elle ? Et toi-même enfin, ces mots à grand fracas,
Ces mots de ta consigne, en fais-tu toujours cas ?
Voyons si tout à leur lumière s’examine.
Qu’as-tu fait pour avoir joyeuse ou triste mine ?
Celui-ci marche droit et celui-là tordu.
Sur quoi fonderait-on qu’ils ont chacun son dû ?
L’intelligent, la brute, est-ce par récompense,
Par châtiment, qu’ils sont ainsi ? Nul ne le pense.
Et les nez grecs, les nez camus, les nez bossus,
Sont-ils des prix ou des pensums qu’on a reçus ?

Ce faible, courageux, dur, dont le front ruisselle,
Pourquoi manque-t-il l’œuvre, y mettant tout son zèle,
L’œuvre où s’amuse la nonchalance du fort ?
Souvent tous les vouloirs tendus d’un long effort
Sont moins heureux que toi dans l’art où je m’escrime,
Hasard de verve au saut capricant de la rime :
Tel beau vers naît ainsi sans qu’on l’ait mérité.
Cette femme est splendide et bonne ; en vérité
C’est Aphrodite ensemble et la Vierge elle-même ;
Elle vaut d’être aimée, adorée ; elle m’aime ;
Je dois l’aimer ; et c’est cette autre, cœur mauvais,
Minois d’un sou, qui me déteste, à qui je vais.
Et tant d’actes pareils, d’injustice accomplie,
Monstrueuse, et sous quoi pourtant il faut qu’on plie,
Sous quoi, même, sans geindre on finit par plier,
Le poids quotidien s’en faisant familier,
Et le plus juste aussi devant bien s’y soumettre,
À ces iniquités dont il n’est point le maître.
Conclusion : jetez au rancart vos compas ;
La vie est ce qu’elle est et ne s’y règle pas ;
Pour que votre idéal au réel aboutisse
N’allez point vers ce pôle absurde, la Justice.
Oh ! sous quelles clameurs vont crouler nos repos,
Mon cœur, à laisser voir, même en discrets propos
Qui lui sont les parois d’une lampe d’argile,
La terrible clarté du futur Évangile !

En leurs stupides yeux voici l’effarement.
Mais ils s’en vengeront vite et barbarement.
Écoute ce haro de rires et d’outrages
Contre nous qui venions à leurs veules courages
Verser le vin des forts, guérisseur de leurs maux,
« Poète ! Baladin ! Pitre ! Montreur de mots !
« Rhéteur ! Jongleur dont les boules d’or sont les rimes !
« Nos cœurs gonflés d’espoir, c’est toi qui les déprimes !
« Nos chers rêves, où l’homme est réhabilité,
« Nos vœux vers la Justice et vers l’Égalité,
« Toi, toi, vouloir nous les crever comme des bulles !
« Tais-toi ! Va-t’en ! Retourne avec les funambules,
« Puisque ton boniment vaut le leur entendu
« Et que la corde raide est sœur du vers tendu !
« Ta pitié pour les gueux, tes airs de camarade,
« Tes coups de gueule en leur faveur, banque, parade,
« Grosse-caisse, tambours, trombones et cornets,
« Tout l’orchestre de foire à lanciers polonais !
« Aboyeur de tréteaux, paillasse ridicule,
« Jamais nous ne prendrons ton bras qui gesticule
« Pour une aile, et saint Jean et toi pour deux jumeaux.
« À tes rimes, montreur de mots, marchand de mots ! »
Oh ! non, mes frères, non, grâce ! Sous vos risées
N’étouffez pas ma voix et ma foi méprisées !
Écoutez-moi ! J’ai tant à dire !… lâches, fous,
Criez donc ! Je saurai crier plus fort que vous.

Car le montreur de mots va leur ouvrir la cage,
Et ses bêtes et lui parlant même langage
Rugiront leur colère avec un tel accent
Que vos oreilles d’âne en pisseront du sang.
Ah ! les mots ! Ah ! ces mots dont l’idée est l’arcane,
Ces mots dont votre épaisse ignorance ricane,
Ces mots que vous traitez comme des chiens savants,
Ces mots que je connais puisque, c’est vrai, j’en vends,
Vous ne savez donc pas que vous êtes leur proie,
Que leur patte vous tient, que leur gueule vous broie,
Que tous, les plus petits ainsi que les plus grands,
Sont vos maîtres, plus que vos maîtres, vos tyrans ;
Vous ne savez donc pas que votre âme en est faite,
Que c’est par eux qu’on est en deuil, qu’on est en fête,
Et qu’ils sont ténébreux et qu’ils sont lumineux
Selon quelle pensée est incarnée en eux,
Les uns étant drapeaux et les autres suaires,
Et que les bons montreurs de mots, ces belluaires,
Sont aussi des trouveurs de baume et médecins ;
Et si j’espère, ô tas de voleurs, d’assassins,
Guérir votre misère en terminant vos crimes,
Si je le tente avec des mots, avec des rimes,
C’est que je vois germer vos crimes et vos maux
Des mots et que j’y vois pour remèdes des mots ;
C’est que du noir enfer dont la nuit vous accable
Peut naître un ciel de joie à l’aube d’un vocable ;

C’est que je sais quels mots font de vous des damnés ;
C’est qu’en dépit de vous qui vous y cramponnez,
Ces mots, pour en jeter à bas les deux colonnes,
Je me sens aux poumons des souffles de cyclones ;
C’est que je crois possible enfin le paradis
Quand vous écouterez, frères, ce que je dis,
Quand vous n’y tiendrez plus, à ces deux mots si vides,
Justice, Égalité, qui font vos fronts livides,
Vos doigts crochus, vos cœurs aigris, vos fronts hagards,
Qui mettent des couteaux d’envie en vos regards,
Et des crapauds d’envie à vos lèvres exsangues,
Et tous les noirs cancers de l’envie à vos langues,
Quand vous aurez craché ces mots de déraison,
Quand vous aurez vomi leur fiel et leur poison,
Quand vous aurez élu pour verbe un autre verbe
Où le riche et le gueux, où l’humble et le superbe
Soient en communion dans l’inégalité,
Tous, et sans que le fort en soit débilité,
Sans que rien non plus manque aux désirs du débile,
En sorte que chacun se trouve exempt de bile,
Jamais le bien de l’un n’étant à l’autre un mal ;
Et ce verbe heureux, pur, fort, suave, aromal,
Ce verbe de soleil déchirant tous les voiles,
Ce verbe à cinq rayons ainsi que les étoiles,
Ce verbe dernier-né dont j’annonce le jour,
Ce fut le premier-né des verbes, c’est l’Amour !

Ô résurrection de la vieille nouvelle,
Si vieille, et que toujours il faut qu’on leur révèle
À ces âmes toujours la tenant en oubli !
Ô radieux Amour dont le monde est rempli,
Amour dont les splendeurs, cependant éternelles,
Ont tant de peine à luire en leurs mornes prunelles
À ces aveugles, qui le sentent deux à deux
Sans, dès qu’ils sont en tas, le voir au milieu d’eux !
Car c’est lui, cet Amour, lui-même, que je prône,
Celui, quand on est deux, qui met l’un sur un trône
Et l’autre en un servage aimable à l’asservi,
L’autre et l’un s’y plaisant, se louant à l’envi,
Celui-ci d’être roi, celui-là d’être esclave.
C’est que l’esclave ici n’a point la face hâve,
Le cœur gros, des filets de bile en ses yeux creux.
Il a le cœur allègre et les regards heureux.
Pour l’idole adorée et qu’il juge parfaite
Toute abnégation lui devient une fête.
Plus elle lui demande et plus il est content.
Son front ne veut jamais fuir le joug ; il s’y tend
Et le porte comme un diadème de roses.
Il ne vous connaît pas, comparaisons moroses
Qui dilacérez l’âme en livides lambeaux
À se constater laid quand les autres sont beaux,
Faible quand ils sont forts, pauvre quand ils sont riches,
Au joueur qui le gagne il ne dit pas : « Tu triches. »

Il jouit de lui voir en main tous les atouts.
Ah ! se laisser gagner par lui, quoi de plus doux ?
Comme on trouve plaisir, loin d’y chercher rancune,
Qu’il ait toutes faveurs et qu’on n’en ait aucune,
Qu’il soit beau, qu’il soit fort, qu’il soit riche, qu’il soit
L’être supérieur-en-tout que l’on conçoit !
Et comme, à tant de fleurs s’il manque une fleurette,
Aux dons qu’il peut avoir on joint ceux qu’on lui prête,
Tellement on le veut comblé de tous les dons,
Tellement de soi-même on fait pleins abandons,
Pour qu’il soit bien l’idole à divine hypostase
Devant qui tout entier l’on s’abîme en extase !
Mais cet amour fondu dans le ravissement,
Où l’orgueil mort n’est plus qu’un encensoir fumant
D’encens et de cinname et de nard et de myrrhe,
Cet amour fier d’aimer un aimé qu’il admire,
Il n’est point l’apanage, ainsi que vous pensez,
Des sexes par le rut l’un vers l’autre poussés.
C’est du pareil Amour que s’exalte une foule,
Chaos de flots, remous, tumultueuse houle,
Dont le lac devient fleuve et trouve son courant
Quand d’un chef, incarnant un rêve, elle s’éprend.
Même, n’incarnant rien, souvent elle le sacre.
Même s’il la conduit au péril, au massacre,
À la gloire sans but, au combat sans profit,
Fût-ce au crime, qu’importe ! Elle l’aime. Il suffit.

Elle l’aime, elle ira, puisqu’il veut ces batailles,
Dans la forêt des coups où pleuvent les entailles
Lui cueillir ses moissons de bouquets triomphaux
Dont les corps sont les fleurs, dont la mort est la faulx ;
Elle ira, le cœur gai, quoi qu’il exige d’elle ;
Elle ira jusqu’au bout, folle, ardente, fidèle,
Heureuse de son sang versé comme de l’eau ;
Et lorsqu’au bout de tout surgira Waterloo,
Après quinze ans de guerre et cent victoires vaines,
Le pâle sang qui roule encore dans ses veines,
Le hoquet d’agonie à ses lèvres éclos,
Sa suprême parole en suprêmes sanglots,
Et tout le pauvre peu qui lui reste de vie,
Elle les répandra, toujours folle et ravie,
Non à vomir sa foi, cause de tant d’horreur,
Mais dans un dernier cri de « Vive l’Empereur ! »
Eh bien ! c’est une foi semblable, c’est la flamme
D’un tel inextinguible amour au fond de l’âme,
C’est l’amour de l’amant dans l’amante fondu,
C’est la foi des grognards en leur petit tondu,
C’est le don de tout soi sans regrets, sans envie,
C’est d’être sous ce charme, à quoi je vous convie.
À ce fort magnétisme offrez-vous grands ouverts !
N’y cédez-vous donc pas déjà, quand de beaux vers,
Un discours fulgurant, une œuvre d’art vivante,
Un drame où la pitié jaillit de l’épouvante,

La forme aux yeux sereins, la musique aux yeux fous,
Vous tiennent là, pâmés, subjugués, hors de vous,
Et quand de tous vos cœurs, l’humble avec le superbe,
L’enthousiasme enfin ne fait plus qu’une gerbe
De vaincus s’avouant vaincus sans déshonneur
Et qui choit d’elle-même aux pieds du moissonneur ?
En voulez-vous alors à celui qui vous dompte ?
De vos droits et des siens établissant le compte,
Qui de vous contre lui se dresse en révolté
Au nom de la justice et de l’égalité ?
Qui de vous le proclame usurpateur ? Personne.
Car c’est en embrassant le blé qu’il le moissonne,
Ce tendre maître, et loin de vous croire opprimés
Par son étreinte qui vous aime, vous l’aimez.
Aimez ainsi tous ceux en qui fleurit le charme !
Que son doux et magique effluve vous désarme
Du triste orgueil qui veut partout voir des rivaux !
Ne dites point : « Je suis un homme ; donc j’en vaux
« Un autre ; donc je hais celui-là, s’il me mène ;
« Il me vole ma part de la noblesse humaine. »
Il vous donne plutôt la sienne, ô pauvres gens.
Il en est riche, et vous en êtes indigents,
De ce bien. C’est peut-être abominable, inique.
Qu’y faire ? Au moins souffrez qu’il vous le communique
Et ne le garde pas pour lui seul, son trésor.
Vers le beau, vers le bon, trop faible est votre essor ;

Laissez-vous y porter, vos orgueils en offrandes,
Sur ses ailes de fort qu’il ouvre toutes grandes.
Oh ! quel monde je rêve, heureux, suave, exquis,
De tous ces conquérants et de tous ces conquis,
Sans autres lois entre eux que les lois naturelles
Qui font évoluer les étoiles entre elles
Grâce aux affinités d’atomes essaimant
Du fond de l’infini vers des centres d’aimant ;
Lois sans contrainte, lois dont la chaîne en délices
A pour subtils anneaux les volontés complices ;
Lois anarchiques, dont la chère autorité
Ne froisse d’aucun frein aucun cœur irrité,
Puisqu’elle est pour chacun celle-là qu’il préfère,
Puisqu’il fait, y cédant, ce qui lui plaît à faire.
Oh ! quel monde joyeux, léger, de bonne humeur,
Charmant, où le charmé peut être aussi charmeur,
Car le charme est divers et non tout dans le même,
Et si la fleur que j’ai veut que mon frère m’aime,
J’aime à mon tour en lui la fleur que je n’ai pas,
Et l’on se trouve l’un à l’autre des appas.
Un nain malicieux réjouit Cléopâtre ;
Shakespeare se délecte à la chanson du pâtre ;
Lorsque je désaltère un gueux et le repais,
C’est moi qui me nourris et m’abreuve de paix,
Et du bonheur qu’il prend le mien se réconforte.
Ô banquet mutuel, où tous ont de la sorte

Besoin de tous ; où, si le plus humble manquait,
Il manquerait à tous les autres ; ô banquet
À la porte duquel on ne dit pas « qui vive »,
Un plat nouveau s’offrant dans tout nouveau convive ;
Ô vrai banquet d’amour où, du grand au petit,
Chacun boit à sa soif, mange à son appétit,
Sans vœu d’égalité, sans souci de justice,
Sans qu’un commun niveau lâchement aplatisse
Les plus sublimes fronts pour complaire aux plus bas,
Mais ceux-ci les premiers, eux, ne le voulant pas,
Puisque le beau, le bien, la grâce, le génie,
Sont un régal dont tout le monde communie ;
Ô banquet où les cœurs, purs des vieilles rancœurs,
Seront le pain des cœurs, seront le vin des cœurs ;
Ô banquet lumineux, glorieux, gai, prospère,
Saint, libre, humain, divin, bon même à qui l’espère,
Idéal même à ceux qui s’y viendront asseoir ;
Ô banquet qui n’es pas encore pour ce soir,
Ni pour demain, ni pour après-demain sans doute,
Et dont parfois, perdant courage, je redoute
Que la cloche se brise et ne tinte jamais ;
Île d’or dont toujours fondent les bleus sommets
Dès que j’ai jeté l’ancre en l’une de tes criques ;
Ô la plus chimérique entre les chimériques ;
Ô brume évaporée au moindre vague vent,
Si volatile, si douteuse, que souvent

Il me semble t’avoir seulement vue en rêve ;
Île dont cependant l’apparition brève
M’emplit de longs espoirs et d’hymnes radieux,
Et ravive ma soif d’être un des demi-dieux
Que nul tourment n’arrête et nul trépas n’effraie
Quand il faut affirmer que ta splendeur est vraie ;
Île dont je chéris plus qu’eux le fol azur,
Car j’ose l’affirmer, moi, sans en être sûr ;
Île dont la splendeur, fût-elle mensongère,
Suffit à m’éjouir par ce qu’elle suggère
De grand, de saint, de pur, de bon, de doux, de gai ;
Île dont jusqu’au bout, héraut infatigué,
Je dirai les attraits, quand ce serait des leurres,
Rien que par gratitude envers les belles heures
Que ces illusions vous tissent en passant ;
Île dont, malgré tout, héraut reconnaissant,
J’annonce ainsi la gloire et la gloire et la gloire ;
Île que j’aime enfin, même en cessant d’y croire,
Assez pour désirer que d’autres plus heureux
Puissent y croire, assez pour appeler sur eux
La bénédiction de ton ciel de merveille,
Assez pour proclamer que ton aube s’éveille
Quoique mes yeux soient soûls de l’ombre où nous errons,
Assez pour emboucher les plus âpres clairons
Et pour y bucciner ta marche triomphale,
Dussé-je en y soufflant ce souffle de rafale

Y cracher tout le sang de mes poumons crevés,
Qu’importe, si du moins, frères, vous me devez
La force de fournir une étape nouvelle
Vers le monde enchanté que mon vœu vous révèle,
Si vous le voyez poindre en réel paradis
Lorsque j’en doute, hélas ! moi qui vous le prédis,
Si mon suprême râle au clairon des prophètes
Vous sonne une diane où fanfarent les fêtes,
Et si, comme un damné qui ferait des élus,
Je vous donne en mourant la foi que je n’ai plus !