Mes paradis/Les Îles d’or/Je les plains, les purs cerveaux

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XLIX


Je les plains, les purs cerveaux
À leur seul culte dévots,
Ignorant ce que tu vaux
Et ta noble gymnastique,
Ô corps qu’ils ont en mépris
Et dont je dirai le prix,
Corps sain, vigoureux, bien pris,
Dur, souple, agile, élastique !

C’est bon et c’est beau pourtant,
Gonfler ses muscles qu’on tend
Et portant, luttant, sautant,
Sans craindre que rien altère
Cette force qu’on accroît,

Sentir l’homme dans son droit
Quand, orgueilleux, il se croit
L’animal-roi de la terre ;

Avoir le sang toujours frais,
Tous les membres prompts et prêts,
Poignets, épaules, jarrets,
Taille étroite, poitrail large ;
En ces membres prêts et prompts
Entendre aux moindres affronts
Les tambours et les clairons
De ce sang sonnant la charge ;

Être si gaîment viril
Que l’approche du péril
Vous est une aube d’avril,
Vous est une rose éclose,
Vers quoi l’on va de l’avant
Sans autre dessein souvent
Que d’être brave et bravant
Et sans s’étonner qu’on l’ose ;

Simplement, pour voir un peu
Si l’huile d’un beau sang bleu
Donne toujours libre jeu
Aux ressorts de sa machine,

Entreprendre des travaux
Où bien de jeunes rivaux
Malgré leurs nerfs tout nouveaux
Se sentent rompre l’échine ;

Être, au long d’un jour entier,
Chasseur, rameur, chalutier ;
Faire, ainsi qu’un du métier,
Des haltères, du trapèze ;
Sans peur d’y casser ses os,
Voler comme les oiseaux,
Prendre les airs pour des eaux
Où l’on flotte et plus ne pèse ;

Saisir l’étalon aux crins,
Enfourcher d’un bond ses reins,
Et, droit sur ses flancs étreints,
Humer le vent qui restaure,
S’en soûler éperdument
Et, fou, croire en le humant
Qu’on y flaire une jument
Dont on est l’amant centaure ;

Pour rafraîchir ces chaleurs,
Plonger dans les flots hurleurs,
Et, ses bras mêlés aux leurs,

Sa poitrine à leurs poitrines,
Les vaincre, ces demi-dieux,
Et de leurs gouffres pleins d’yeux
Sortir, le col radieux
D’un collier d’aigues-marines ;

Et tout cela qui vous plaît
Le faire sans effort laid,
Avec l’abandon complet,
Avec la grâce charmante
Des nonchalants goélands
Dont les plus fougueux élans
Semblent, distraits, doux et lents,
Se jouer dans la tourmente ;

Le faire sans laisser voir
Qu’on remplit un saint devoir
Et que l’homme a ce pouvoir
Dont rien ne le destitue :
Par les mouvements accorts
Aux harmonieux accords
Sculpter lui-même son corps
Et l’ériger en statue !