Mes paradis/Les Îles d’or/Prismatique archipel des premiers livres lus

La bibliothèque libre.


XXXII


Prismatique archipel des premiers livres lus,
Oh ! je t’exalterai, toi qui toujours m’exaltes !
Parmi les chers séjours aux fécondantes haltes,
À quarante ans passés ceux-là sont mes élus.

Avec leur souvenir en vain tu te chamailles,
Toi, ma sagesse, et tu le traites d’insensé.
Car mon cœur jusqu’au fond en fut ensemencé :
Vierges étaient les champs, et fortes les semailles.

Béni soit le semeur dont le geste entendu
Sut me jeter, au vent de hasard des étrennes,
Les bons grains, bien triés des vénéneuses graines !
Béni sois-tu, mon père, ô tendre ami perdu !


Ton exemple me reste. À mon tour je suis père.
L’esprit de mes enfants me semble un sol sacré.
Comme en moi tu semas, en eux je sèmerai
Les bons grains bien triés, qui mûriront, j’espère.

Moi, tes cadeaux d’un jour pour toujours m’ont comblé.
De ces livres, germant dans ma jeune âme en friche,
La sève fut si vive et la moisson si riche
Que j’y moissonne encore, et c’est mon meilleur blé.

Ces livres, qu’un critique ait la mine méchante
De leur choix ! Un critique est-il jamais content ?
Mais moi, pour être en joie, il ne m’en faut pas tant.
Je ne suis qu’un poète ! Et donc, ce choix m’enchante.

Ces livres, on y voit un Homère, au milieu
De romans ; et, ma foi, qui veut en rire en rie,
Ces romans, qui plus est, sont de chevalerie.
Les Quatre fils Aymon ! « Près d’Homère ! — Oui, mossieu.

Remettez-vous, de grâce, et me suive qui m’aime.
On y voit Don Quichotte avec Sancho Pança,
Les Mille-et-Une Nuits, Robinson, et puis ça,
Oui, voui, ça, Le Dernier des Mohicans, lui-même.


Et maintenant, riez à votre aise, riez !
Moi j’ai des pleurs heureux, ces noms, à les entendre,
Noms des amis choisis par l’ami le plus tendre,
Semailles du semeur aux bons grains bien triés.

Ah ! les beaux livres ! Les grands livres ! Les chers livres !
Captif du vil, du bas, de l’ignoble et du laid,
Quand la vie aujourd’hui m’étreint telle qu’elle est,
Vision que j’en eus alors, tu me délivres.

À travers l’arc-en-ciel du prisme toujours frais,
Parmi des chatoiements d’aube venant d’éclore,
Belle et noble et dans un nimbe multicolore,
J’y vois la vie encor comme je la voudrais.

Ô les romans de geste ! Ô les deux épopées !
L’héroïsme et la gloire y font leur messidor.
Épis mûrs, chefs laissant tomber leurs lances d’or !
Faucilles à l’essor de sifflantes épées !

Ulysse le subtil, Achille aux pieds légers,
M’enseignaient, comme ceux de la forêt d’Ardenne,
Que la mort la plus belle est la mort qui, soudaine,
Vous baise, ivre du vin de pourpre des dangers.


Robinson naufragé, seul, et que tout menace,
Et que rien n’aide, sauf lui-même, m’a fait voir
Que voici le suprême et l’unique devoir :
Vouloir bien ce qu’on veut, et d’un vouloir tenace.

Aux Mille-et-une nuits, loin des réalités,
J’ai pris la passion des féeriques mensonges
Où l’art donne à songer d’interminables songes
Par tout ce qu’on désire et qu’on aime habités,

Des songes dont soi-même on créa la merveille,
Et dont vos yeux rouverts resteront les flambeaux,
Et si magiquement beaux qu’ils demeurent beaux
Même quand on les conte à qui vous en réveille.

Uncas, Œil-de-Faucon, l’homme au silencieux
Sourire, m’ont appris à vivre solitaire,
À chérir la nature effrayante, à me taire,
Et l’amour de la race errante aux pâles yeux.

Et don Quichotte ! Ô bon chevalier de la Manche,
Je le retrouverai, l’armet que tu perdis.
La semaine qui vient aura quatre jeudis,
Ou plutôt ne sera qu’un éternel dimanche.


L’incrédule Sancho, patron des raisonneurs,
Eut bien son île ! Et même, il l’a bien gouvernée.
Et nous aurons aussi, nous, notre Dulcinée,
Dont l’honneur nous suffit, à défaut des honneurs.

Ah ! les chers livres ! Quoi que je rêve, que j’ose,
Jamais ils ne m’ont dit que c’était hasardeux.
Tout ce que j’ai de bon, de noble, me vient d’eux,
Et tout ce que je vaux, si je vaux quelque chose.

Aussi les ai-je lus et relus et relus,
Bénissant chaque fois la main qui la première
M’ensemença le cœur de ces grains de lumière,
De ces vivants soleils que rien n’éteindra plus.

Oh ! non, rien, désormais, rien, père, je l’atteste !
Car voici que bientôt c’est l’automne et déjà
Dans la nuit de ma barbe un peu d’hiver neigea,
Et pourtant, tel j’étais le poil noir, tel je reste.

Tout ce que m’ont donné mes chers livres, les tiens,
Je le garde. Vouloir, lutter, droit et sincère,
Mettre mon cœur entier dans la main que je serre,
Sans doute est-ce aujourd’hui niais ; mais je m’y tiens.


Pour les aventureux, les héros, les apôtres,
Pour quiconque est ami du faible et le défend,
Avoir à quarante ans passés des yeux d’enfant,
C’est ridicule ; mais je n’en aurai point d’autres.

Ce que je suis encor, je le suis à jamais.
L’enthousiasme seul fait ma philosophie.
Absurde, dangereux, fou, soit ! Mais je défie
Qu’on m’oblige à cesser d’aimer ce que j’aimais.

Vienne l’âge prudent qui chuchotte et crachotte,
Je serai prêt quand même à pousser de l’avant,
Et pour piquer des deux sur les moulins à vent
J’aurai jusqu’à la fin l’âme de don Quichotte.