Mes paradis/Viatiques/Subtilités

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XII

SUBTILITÉS


Pour aller me noyer je marchais vers la grève.
« Bah ! faisais-je, la vie est longue et la mort brève.
« Et puis, en fin de compte, on ne meurt qu’une fois !
— En es-tu sûr ! » me dit soudain l’étrange voix
Qui me répond tout bas quand je suis solitaire.
Ce mot mystérieux me cloua contre terre.
Et, doucement, la voix reprit : « Ne sais-tu pas
« Que vivre, en vérité, c’est mourir pas à pas ?
« Songe qu’au sablier du temps tombe le sable
« Et qu’en tes poings serrés il coule insaisissable.
« Sans qu’à nul des moments qui semblent les plus tiens
« Tu puisses jamais dire : Arrête, je te tiens !
« Songe que le présent se sauve à la même heure
« Qu’il arrive, fuyard qui n’a point de demeure.

« Regarde autour de toi vers quel lointain sans fond
« Les choses et les faits et les êtres s’en vont,
« Peuple nomade qui, tandis qu’on le dénombre,
« Disparaît, ne laissant rien, pas même son ombre.
« Songe aux amis perdus, songe aux amours trahis,
« Songe à tant de tombeaux par la mousse envahis
« Et qui font de ton cœur un vaste cimetière.
« Regarde en toi, quels flots d’idée et de matière
« À travers ton esprit et ta chair ont passé
« Et dont ton souvenir obscur est l’in-pace.
« Dans cette catacombe essayons de descendre.
« Les yeux sont aveuglés aux tourbillons de cendre
« Que nos pas font jaillir du désert ténébreux.
« Que de gens abolis ! Comme ils sont peu nombreux
« Ceux que nous évoquons de ce vieil ossuaire !
« Combien dont tu ne peux, en levant leur suaire,
« Te rappeler l’image et dire encor le nom !
« Combien dont tu ne sais plus rien de rien, sinon
« Qu’ils ont vécu ! Pourtant, tous ces pâles fantômes,
« C’est toi ; c’est par ton cœur qu’ont roulé leurs atomes ;
« Ce qu’ils sentaient alors, c’est toi qui l’as senti,
« Quelque ancien toi, depuis longtemps anéanti,
« Que ton toi d’à présent n’ose plus reconnaître.
« Parmi tous ces défunts qui formèrent ton être,
« Cherche-toi dans toi-même, et vois sous quels oublis
« Les vivants que tu fus dorment ensevelis.

« Et c’est la mort que tu désires ! Mais ton rêve
« Est tout réalisé, mourant qui meurs sans trêve,
« Ô toi dont chaque instant est aussitôt jadis,
« Toi dont chaque soupir chante un de profundis !
« Va, si la mort te plaît, bois, ta coupe en est pleine.
« Mais au lieu de vouloir la vider d’une haleine,
« Bois-la par petits coups, fais durer ton plaisir,
« Bois-la comme un bon vin qu’on savoure à loisir,
« Vieux, rare, et que son prix su rend plus délectable.
« Les yeux extasiés, les coudes sur la table,
« Bois comme un sage et non comme boit le bétail.
« Consume ainsi ta vie à mourir en détail.
« Que la mort longuement, goutte à goutte, t’enivre.
« La meilleure des morts, c’est de se laisser vivre. »