Mes pontons/Chapitre 11

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Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 30-32).

XI.


Changement subit – Humanité de R… – Perfidie de Duvert – Assassinat – Désertion manquée – Je suis nommé interprète


Le capitaine R… ayant eu une discussion d’intérêt avec nos fournisseurs qui, à ce qu’il paraît, s’étaient refusés à acquiescer à certaines exigences que notre geôlier voulait, depuis que l’on nous traitait si mal, voir porter plus haut ; le capitaine R…, dis-je, se retourna tout d’un coup de notre côté, et jouant l’indignation la plus profonde, feignit d’être révolté de la façon barbare dont on agissait avec nous.

Ce changement de conduite, dont nous ne connûmes la vraie cause que longtemps après, suffit pour nous faire renoncer à notre projet. En effet, après les souffrances sans nom que nous avions eu à endurer jusqu’alors, la nouvelle vie qui s’offrait à nous nous paraissait le bonheur.

Les bateaux marchands revinrent à bord de la Couronne ; on nous permit de travailler même aux chapeaux de paille, ce qui était prohibé, et on nous laissa renouer nos relations avec la terre. Nous ne revenions pas de notre étonnement. Le capitaine R…, pousant plus loin la bonté, fit venir une dizaine d’entre nous près de lui et leur demanda si nous étions satisfaits de nos vivres. On conçoit sans peine quelle fut notre réponse.

— Eh bien, mes amis, nous dit de l’air le plus affable le capitaine R…, adressez une plainte signée par vous tous au Transport-Office ; racontez toutes les infamies de ces voleurs de fournisseurs ; entrez dans les plus grands détails sur la façon scandaleuse dont ils agissent envers vous ; dressez, en un mot, un long procès-verbal des faits que vous avez à leur reprocher, et apportez-moi ensuite ce mémoire : je me charge de le faire parvenir à qui de droit.

Enchantés de cette proposition, nous délibérâmes aussitôt sur la manière dont nous devions nous y prendre pour en tirer tout le parti possible.

Cette délibération nous conduisit à inventer un stratagème dont la réussite devait nous venger, et du capitaine R… et des fournisseurs.

D’abord, et avant tout, nous nous empressâmes de nous conformer aux désirs de notre ancien ennemi et nouvel allié ; nous relatâmes dans un rapport fort détaillé tous les sujets de plainte que nos fournisseurs nous avaient donnés : le lecteur doit penser s’ils étaient nombreux.

Cette longue énumération de nos souffrances se terminait par un éloge pompeux de la façon dont le capitaine R…, commandant le vaisseau-prison de S.M.B. la Couronne, se conduisait envers les prisonniers confiés à sa sollicitude et à sa surveillance.

Cet éloge, je dois l’avouer, nous coûta beaucoup à écrire ; à chaque mot que nous tracions, le souvenir d’un acte arbitraire ou d’une cruauté nous faisait tomber la plume des mains ; toutefois, comme nous avions devant nous la perspective d’une vengeance, nous parvînmes à le terminer tant bien que mal.

Une fois que ce rapport fut bien et dûment revêtu de nos signatures, nous passâmes à une seconde rédaction bien autrement agréable pour nous, c’est-à-dire au récit des cruautés et des infamies sans nombre que nous avions eu à endurer de la part de notre maître R… Rien ne fut oublié, et notre indignation aidant, le style de ce rapport se trouva à la hauteur de notre infortune.

Choisissant alors, et ce choix ne nous fut que trop facile, un pain détestable parmi ceux que l’on nous avait distribués le matin, nous en retirâmes une partie de la mie et nous y glissâmes le rapport accusateur, puis le pain fut bien rajusté et mis dans une petite caisse non fermée que nous portâmes au capitaine R…

Notre geôlier, après avoir pris lecture du rapport concernant les fournisseurs, rapport qu’il approuva hautement, jeta un coup d’œil sur l’échantillon de pain que nous y joignions, et dont la vue lui arracha un énergique juron contre les gredins qui exploitaient avec tant d’impudeur la misère des pauvres prisonniers français ; puis, faisant clouer la caisse devant nous, il nous congédia en nous promettant qu’avant une heure et le rapport et la caisse partiraient pour leur destination.

Que l’on juge de la joie que nous éprouvâmes lorsque nous vîmes son propre canot quitter bientôt notre ponton emportant avec lui nos deux dénonciations.

Pendant les deux ou trois jours qui suivirent, la bonté de notre geôlier à notre égard loin de se démentir ne fit que s’accroître. Les communications avec la terre nous furent permises, et nous jouissions, relativement à notre état passé, d’une excessive liberté.

Le capitaine R… attendait pour prendre sa revanche de cette bonté qui lui pesait, et pour revenir à son ancienne sévérité, que l’enquête que devait provoquer notre pétition contre les fournisseurs fût terminée.

— Mes amis, nous dit le canonnier Duvert, qui depuis son procès jouissait d’une grande considération à bord du ponton, il ne faut pas nous laisser endormir par les manières patelines et hypocrites du turnky ; je crois que nous ferions mieux d’en profiter. Écoutez-moi bien. Grâce aux facilités que nous avons de communiquer en ce moment avec la terre, je me suis créé certaines relations et certaines intelligences dont nous pourrions tirer parti.

« Mais, avant de poursuivre, je voudrais bien que quelques hommes se tinssent de garde à la porte de la batterie, pour nous garantir de l’espionnage des Anglais et nous avertir de leur présence…

Deux matelots se détachèrent aussitôt de l’auditoire, furent se placer en sentinelle, et Duvert reprit :

— Mes amis, nous dit-il, vous allez peut-être trouver mon projet insensé. Mais souvenez-vous bien que dans les positions désespérées il ne faut avoir jamais recours qu’aux grands moyens… autrement on se perd sans ressource ; les moyens ordinaires employés pour s’évader étant connus, il faut donc que nous cherchions quelque chose de neuf et d’imprévu. Voici, quant à moi, ce que je propose.

« Nous allons achever de creuser tous les trous qui sont en voie d’exécution, et depuis les gentillesses de R… ces trous se sont de beaucoup multipliés, car chacun ne songeait plus qu’à se soustraire à sa tyrannie puis, lorsque dans cinq ou six jours au plus cette besogne sera terminée, nous nous évaderons tous en masse.

— Comment cela en masse ? demanda un prisonnier.

— Eh oui donc, en masse ; c’est-à-dire qu’au lieu de nous glisser furtivement à l’eau, en ayant bien soin d’éviter l’attention des sentinelles, nous piquerons tous notre plongeon, sans plus nous inquiéter des Anglais que s’ils n’existaient pas. Que diable voulez-vous que fassent les factionnaires en voyant pleuvoir des hommes dru comme grêle ? Ils seront tellement surpris par ce phénomène qu’ils croiront rêver, et avant qu’ils aient eu le temps de se remettre, nous serons déjà hors de leur portée. À présent, supposons encore qu’ils nous envoient quelques coups de fusil : eh bien, où serait le grand mal à cela ? Deux ou trois tués et blessés, le reste sauvé. C’est une affaire magnifique…

— Je ne dis pas que cette invention-là soit à mépriser, monsieur Duvert, interrompit un matelot ; seulement, je voudrais bien vous poser une question. Une fois à l’eau, que deviendrons-nous ? Ne serons-nous pas repincés incontinent par les embarcations que l’on enverra à notre pousuite ? …

— Certainement, si grâce à ces intelligences que je possède à terre, et dont je vous ai parlé, quatre yoles ne nous attendaient pas à quelques brasses du ponton pendant toute la nuit choisie pour notre évasion…

— Ah ! si quatre yoles nous attendent… alors c’est tout différent. M’est avis qu’il ne nous reste plus qu’à terminer au plus vite nos trous…

Tous les prisonniers, surtout ceux qui savaient nager, s’empressèrent de donner leur adhésion à ce projet, et l’on convint de se mettre de suite à l’ouvrage. Cette conversation, ou si l’on aime mieux ce complot, se passait vers les quatre heures du soir ; pour ne pas donner l’éveil à nos geôliers, nous remontâmes, quoiqu’il fit un temps détestable, sur le pont.

— Ne vous couchez-vous pas ? dis-je une heure plus tard à un matelot, mon voisin de lit, lorsque le moment prescrit par le règlement pour rentrer dans nos logements fut arrivé.

— Mon camarade, me répondit ce matelot, qui se nommait Duboscq, je reste.

— Êtes-vous donc de faction cette nuit pour protéger nos travaux ?

— Pas le moins du monde ; j’attends que maître Barclay vienne m’ouvrir la porte, car nous avons, lui et moi, une petite affaire de marchandises à traiter ensemble, et nous sommes convenus d’un rendez-vous pour cette nuit…

— Voilà qui est étrange : avec la liberté dont nous jouissons actuellement, qui vous empêchait de terminer votre affaire avec le caporal pendant la journée ?

— Oh ! c’est que ce gredin de Barclay est malin. Il sait que quoique notre turnky ait l’air de nous porter dans son cœur, il ne nous en déteste pas moins pour cela, plus encore qu’auparavant peut-être, et qu’il prend note en lui-même de ceux de ses hommes qui traitent avec nous en nous montrant de la pitié, afin de pouvoir leur faire payer ça plus tard.

« Or, comme Barclay veut être nommé sergent, et qu’il lui faut, pour obtenir ce grade, rester dans les bonnes grâces de son supérieur, il affecte toujours de déployer la plus grande sévérité à notre égard, et ne traite d’affaires avec nous qu’en cachette et à la sourdine.

— À présent, je comprends votre rendez-vous de ce soir !… Mais j’y pense ! N’est-ce pas vous qui avez attiré ce Barclay maudit, en lui proposant de lui vendre des bretelles, dans le piège où il est tombé et qui lui a valu si belle correction ?

— Moi-même ! Avouez qu’il avait bien mérité les honneurs de la savate.

— Il avait mérité la potence ! Mais ne craignez-vous pas qu’il vous garde rancune de cette correction, et que son rendez-vous de cette nuit ne soit une revanche qu’il veuille prendre sur vous ?

— Où voyez-vous là une revanche ? Je ne vous comprends pas.

— C’est fort simple ; qui vous dit que Barclay ne compte pas vous faire surprendre en contravention ? ce qui vous vaudra huit jours de cachot.

— Et lui qui est mon complice… il se dénoncerait donc aussi ?

— Je ne songeais pas à cela ; vous avez raison. N’importe, à votre place je n’aurais aucune relation avec cet homme, qui ne peut avoir oublié l’injure que vous lui avez fait subir… Croyez-moi, d’une façon ou d’une autre, il trouvera le moyen de vous être désagréable…

— Au fait, peut-être avez-vous raison… Oui, en y réfléchissant, il vaut mieux que je rompe tout à fait avec lui… Seulement, comme il est mon débiteur pour une somme de cinq shillings, je le verrai encore ce soir, mais ce sera la dernière fois…

— Mon cher Duboscq, je suis ravi de vous voir suivre mon conseil ; bonne chance !

Sans me préoccuper davantage de cette affaire, je gagnai mon hamac et me couchai. Il pouvait y avoir deux heures que je dormais d’un profond sommeil, lorsqu’une forte détonation me réveilla en sursaut. Je me jetai en bas de mon hamac.

Presque aussitôt un cri de douleur appela mon attention.

— Qui donc a été blessé ? qu’est-ce qu’il y a ? qui a tiré ce coup de fusil ? demandaient de tous les côtés les prisonniers en se bousculant dans l’obscurité.

La réponse sollicitée par ces questions ne se fit pas longtemps attendre. Des gémissements étant partis du fronton de la rambarde de l’arrière de la batterie, nous nous dirigeâmes de ce côté, où gisait l’infortuné Duboscq baigné dans son sang et ne donnant presque plus signe de vie.

Nous allions essayer d’étancher le sang qui coulait à gros bouillons d’une affreuse blessure qu’il avait reçue en pleine poitrine lorsque les Anglais, munis de lanternes sourdes et ayant leurs armes prêtes à faire feu, entrèrent en foule dans la batterie et s’emparèrent de lui.

— Mes amis, nous dit Duboscq d’une voix éteinte, vengez moi… mon assassin est Barclay…

Le lecteur se rendra facilement compte de l’émotion que cet événement tragique nous causa : le reste de la nuit se passa pour nous sans sommeil. Le lendemain matin notre geôlier, l’infâme R…, nous apprit que notre pauvre camarade était mort, et il nous réprimanda ensuite avec une douceur à laquelle il ne nous avait pas habitués, et qui dut lui coûter beaucoup, sur nos tentatives réitérées d’évasion.

En vain lui répondîmes-nous que Duboscq n’avait jamais eu une pareille pensée ; que sa mort constituait non pas une répression, mais bien un horrible assassinat, et que nous étions en mesure de prouver cette assertion ; en vain lui demandâmes-nous de faire arrêter l’infâme Barclay, il resta sourd à nos accusations et à nos prières et se contenta de nous conseiller de renoncer à nos projets de fuite. Voyant nos plaintes ainsi repoussées, nous jurâmes de venger notre malheureux ami sur la personne de son assassin.

Quatre jours plus tard, les préparatifs de la grande évasion que nous projetions se trouvant terminés, il fut convenu qu’à la nuit suivante nous tenterions notre périlleuse aventure.

Je ne puis dire le désespoir qu’éprouvaient les prisonniers qui ne savaient pas nager, en songeant qu’il leur était impossible de partager nos dangers et nos espérances ; je dois également avouer que beaucoup de nos camarades, effrayés de l’audace de notre entreprise, nous déclarèrent franchement qu’ils ne voulaient pas s’y associer. Tous, au reste, nous suppliaient, si nous avions le bonheur d’atteindre la France, de ne pas les oublier, de tâcher de leur faire passer quelques secours et d’obtenir leur échange.

Enfin l’on entendit et l’on vit pendant toute la journée, à bord de la Couronne, des conversations animées et des visages émus. Je ne comprenais pas, quant à moi, que cette animation inusitée pût échapper à la vigilance et à l’observation de nos gardiens, et il me tardait d’entendre sonner l’heure fixée pour notre fuite : cette heure était celle de minuit.

Ah ! combien je regrettais en ce moment d’avoir refusé de m’associer à l’évasion du frère la Côte, qui avait si bien réussi ! Combien j’en voulais à l’enseigne R*** de se trouver libre ! Car, me disais-je, qui sait ? si cet officier n’eût point accepté la place que l’on m’offrait, peut-être bien eussé-je fini par me décider !

Rendu injuste par la souffrance, je maudissais aussi la mémoire de ce bon et intrépide Bertaud, dont la fin tragique, en m’impressionnant vivement, m’avait fait perdre toute mon ardeur. Au total, j’étais bien décidé cette fois à ne pas rester en arrière, et à ne reculer devant aucun obstacle et aucun danger.

Vers le milieu de cette mémorable journée qui devait décider de notre sort, nous vîmes apparaître sur le pont l’infâme Barclay revêtu des insignes du grade de sergent. Je ne puis dire la colère que cette vue produisit sur nous ; cette récompense d’un si noble sang si lâchement et si perfidement versé nous indigna au-delà de toute expression et augmenta encore, si cela était possible, avec notre haine pour les Anglais, l’envie que nous éprouvions de nous soustraire à leur odieuse tyrannie.

Enfin sonna l’heure du couvre-feu : nous regagnâmes nos hamacs et nous nous déshabillâmes ; un profond silence, à peine troublé par quelques chuchotements furtifs, régna bientôt dans la batterie et dans le faux pont ; mais que de cœurs battaient à se rompre !

Chaque minute qui nous rapprochait du moment solennel redoublait notre émotion ; le temps s’écoulait pour nous trop lent et trop rapide, c’est-à-dire que nous eussions ardemment souhaité tantôt d’avoir encore vingt-quatre heures devant nous, tantôt que le signal de la fuite se fît entendre sans plus tarder.

Quant à Duvert, l’âme et le chef de notre complot, se glissant en rampant de hamac en hamac il allait porter partout ses exhortations et donner ses ordres.

Ce fut dans l’alternative d’une espérance folle et d’un découragement complet que se passa pour moi le temps qui nous séparait de l’exécution de notre projet. Enfin, les Anglais piquèrent minuit à la cloche placée sur le pont, et nous nous levâmes tous comme un seul homme. Je me rappelle encore, comme si cela ne datait que d’hier, l’émotion que j’éprouvai alors : chaque coup de la cloche me retentit au cœur.

Encore quelques secondes, et notre sort, bon ou mauvais, allait être accompli, lorsque voilà tout à coup la porte du faux pont qui s’ouvre, et le capitaine R… qui apparaît à la tête d’un très fort détachement de soldats.

— Que personne ne bouge, nous crie-t-il en entrant, ou je vous fais fusiller tous !

On conçoit le découragement et la terreur qui s’emparèrent de nous à cette vue et à ces paroles ; frappés de stupéfaction et d’épouvante, nous perdîmes tout à fait la tête, et nous nous hâtâmes, malgré la défense qui nous en était faite, de nous réfugier dans nos hamacs, ou, pour être plus véridique, dans les premiers hamacs qui se trouvèrent à notre portée.

— Français ! s’écria bientôt le capitaine R… au milieu d’un profond silence, vous abusez de mes bontés ; cela est mal. Quoi ! je vous traite plutôt en frère et en ami qu’en chef, et au lieu de me tenir compte de mes bontés par une conduite exemplaire, vous essayez de vous dérober à ma surveillance et de vous évader ! Je serais certes en droit de vous punir sévèrement, je le devrais même pour obéir au devoir ; mais en songeant d’un autre côté à l’exaspération que vous fait éprouver journellement la façon indigne dont agissent envers vous les fournisseurs, je vous prends en pitié, je vous plains, et je me sens tout disposé au pardon ! Le capitaine R…, après avoir prononcé ce beau discours dont la modération dut lui occasionner une colère rentrée, se tut un moment, puis reprenant bientôt d’une voix menaçante :

— Ce sont vos fournisseurs, n’est-ce pas, dont les indignes traitements vous ont conduits à tramer le vaste complot qui devait aboutir cette nuit ? Répondez ?

Comme tout le monde comprit que le capitaine R… attachait un grand prix à cette réponse, chacun s’empressa de crier : Oui ! car il s’agissait avant tout d’éviter les peines dont nous nous étions rendus passibles.

— Alors, reprit le capitaine, je vous pardonne. Toutefois, vous allez me déclarer par un acte signé de vous tous que votre seul motif, en formant votre vaste projet d’évasion, était de vous soustraire à la cruauté de vos fournisseurs : que sans cela, et si votre nourriture eût continué d’être ce qu’elle était par le passé, c’est-à-dire saine et du poids voulu, jamais vous n’eussiez songé à cette évasion ? Consentez-vous à signer cette déclaration ?

Trop contents d’en être quittes à si bon marché, nous nous empressâmes de déclarer que non seulement nous consentions à signer cette déclaration, mais que nous remerciions encore le capitaine de nous fournir cette occasion de constater la vérité.

Il paraît que les Anglais avaient été bien renseignés et que le traître qui nous avait vendus ne s’était pas contenté de faire des demi-révélations, car nos geôliers connaissaient l’existence de tous les trous que nous avions pratiqués.

Ils passèrent le reste de la nuit jusqu’au lendemain matin à réparer et à boucher nos travaux, et ils ne nous quittèrent qu’après s’être assurés qu’il ne nous restait aucun moyen de nous dérober à leur surveillance.

Je ne saurais dire si le désespoir que nous fit éprouver l’avortement de notre projet atteignit à la hauteur de la colère que nous causa la trahison dont nous venions d’être victimes.

Dans la batterie et dans le faux pont une seule et même pensée absorbait tous les prisonniers ; celle de découvrir le coupable et de lui infliger le châtiment qu’il méritait si bien. Cette découverte, qui semblait impossible, devait cependant avoir lieu plus tard, comme on le verra par la suite de ce récit.

Triste et découragé, je me promenais solitaire et pensif sur le pont, le lendemain de notre échec, lorsqu’on vint me prévenir que le capitaine désirait me parler. Aussi surpris que contrarié, car je détestais tellement R… que sa vue seule me faisait mal, je dus me rendre à son ordre.

— Monsieur, me dit-il, lorsque les soldats chargés de m’amener auprès de lui m’eurent conduit jusqu’à sa cabine, mes surveillants m’ont appris que vous êtes de tous les Français celui qui comprenez et parlez le mieux l’anglais, et comme mon interprète est en ce moment à l’hôpital, je vous prierai de le remplacer par intérim. Cet intérim vous vaudra une gratification de douze sous par jour.

Ma première idée fut de refuser ; mais comme au total cette place d’interprète était une espèce de position neutre et qu’elle me permettait de rendre quelques services à mes camarades, je me ravisai et j’acceptai.

Mes amis me félicitèrent sur cette bonne fortune et j’entrai de suite en fonctions. J’avais repris ma promenade sur le pont, lorsque mon attention fut appelée par l’arrivée d’un canot à bord. Ce canot portait un officier anglais en grand uniforme et un nègre recouvert d’une magnifique livrée.