Mes pontons/Chapitre 14

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Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 38-42).

XIV.


Une gageure – Repas – Nouvelle impudence du colonel – Résignation de Robert – Triomphe inespéré – Désappointement d’une compagnie choisie – Chien avalé


Je venais un matin de monter sur le pont, lorsque je fus surpris de voir des charpentiers occupés à dresser une rangée de gradins dans l’espace compris entre le grand mât et la dunette sur le gaillard d’arrière. Ces gradins, recouverts au fur et à mesure qu’ils s’élevaient de drapeaux de toutes couleurs et abrités par une tente, présentaient un air de fête dont je ne pus me rendre compte. On eût dit un théâtre en plein vent.

— Pourquoi donc ces apprêts ? demandai-je à un charpentier.

By God ! c’est pour recevoir toutes les belles ladies et la haute société de Portsmouth et de Gosport, me répondit-il. Avez-vous donc oublié que c’est aujourd’hui le jour désigné pour la partie de boxe qui doit avoir lieu entre un de vos camarades et le professeur Petit-Blanc ? — Ah ! mon Dieu ! c’est vrai ! je ne pensais plus à cela ! m’écriai-je avec douleur.

— Ça a l’air de vous contrarier, me dit l’Anglais d’un air joyeux. Le fait est que si le Frenchman en réchappe, il pourra se vanter d’avoir du bonheur !

— Je ne suis pas de votre avis, répondis-je froidement, au contraire ; je trouve moi, que si Petit-Blanc n’a pas les reins cassés, ce sera un miracle !

Indeed ! s’écria l’Anglais, votre camarade sait donc boxer ?

— Il est de première force à cet exercice !

Indeed ! indeed !… Tant mieux ! le combat n’en sera que plus intéressant… Les amateurs de Portsmouth, car on ne parle plus que de cette partie de boxe dans toute la ville, craignaient que Petit-Blanc ne tuât trop vite votre compatriote !… De très forts paris sont même engagés à ce sujet.

— Comment, des paris sont engagés ! Je ne vous comprends pas, expliquez-vous.

— Rien de plus simple. Ces gageures ne portent pas sur la défaite ou sur la mort du Frenchman, car ce sont là des événements que personne ne met en doute, elles ont seulement rapport au nombre de coups de poing qu’il recevra avant de tomber pour ne plus se relever. Les uns parient simple contre triple pour un seul coup de poing, les autres double contre simple pour deux, la plupart à égalité pour trois. Puisque votre camarade sait boxer, dites-vous, moi, je vais parier pour cinq. Le puis-je ? Voyons, ne me trompez pas.

— Voici une guinée, répondis-je en sortant une pièce d’or de ma poche, que je tiens pour mon camarade. Acceptezvous cet enjeu ? Je parie qu’il sera vainqueur !

— Ma foi ! je ne possède pas une aussi forte somme, me dit le charpentier ; sans cela, j’accepterais votre offre de grand cœur. Mais, attendez… peut-être, avec le secours de mes amis, pourrai-je me la procurer…

L’Anglais s’adressant alors à ses compagnons leur exposa l’affaire et la guinée se trouva aussitôt complétée.

— C’est convenu, à tantôt, me dirent alors les ouvriers anglais d’un air moqueur. N’allez pas au moins dépenser votre argent, car nous comptons l’employer à boire un tonneau d’ale en l’honneur du triomphe de Petit-Blanc.

— Ne craignez rien, mes garçons, un Français n’a que sa parole, leur répondis-je en m’éloignant, seulement je vous avertis que si vous attendez pour boire de la bière après la défaite de mon camarade, vos gosiers courent le risque de rester altérés jusqu’au jour du jugement dernier. Ma confiance dans le Breton, confiance, hélas ! que je proclamais bien haut, mais que je n’éprouvais pas dans mon for intérieur, fit beaucoup rire les Anglais. Quant à moi, je m’empressai de me rendre auprès de Robert Lange, que je trouvai dormant encore dans le faux pont.

— Eh bien camarade, lui dis-je en le secouant doucement par le bras, voici donc le grand jour arrivé ?

Le Breton me regarda avec de grands yeux étonnés, puis, d’un ton de doux reproche :

— Ah ! monsieur, me répondit-il, ce n’est pas gentil à vous de m’avoir réveillé ainsi. Je rêvais que j’assistais à une veillée au pays.

— Il s’agit bien de rêver, mon brave Robert ! Voici donc, je vous le répète, le grand jour arrivé. Les ouvriers anglais qui sont en train en ce moment de terminer les préparatifs de cette solennité m’ont appris qu’il n’est plus question dans toute la ville de Portsmouth que de votre lutte avec Petit-Blanc.

— Les imbéciles ! dit doucement Robert Lange en accompagnant cette exclamation d’un mouvement d’épaule plein de mépris, il faut donc qu’ils aient bien du temps à perdre pour qu’ils s’occupent d’une chose si peu intéressante, et que j’avais pour mon compte à peu près oubliée…

— Je ne dois pas vous cacher, Robert, que les Anglais regardent d’avance votre défaite comme un fait accompli… Je viens de parier une guinée pour vous ! Voyons, pensez-vous que vous me la ferez gagner et que nous la mangerons ensemble ? …

— Je pense, camarade, me répondit le Breton avec une franchise empreinte de tristesse, que vous n’avez pas agi en cette circonstance en honnête homme. Que les Anglais parient et spéculent sur ma mort, cela se conçoit, car un pauvre Français prisonnier ne vaut pas même à leurs yeux un cheval ou un coq… Mais que vous, un compatriote, vous jouiez de l’argent sur le plus ou moins de coups de poing que je dois donner ou recevoir… eh bien là, franchement, entre nous et de bonne amitié, je ne trouve pas ça gentil de votre part…

Il y avait tant de douceur et de bonhomie dans la façon dont le Breton m’adressa ce reproche, qu’il me fut droit au cœur.

— Mon bon Robert, lui répondis-je en lui serrant cordialement la main, vous vous méprenez complètement sur ma conduite… Si j’ai parié pour vous, ce n’est certes ni par cupidité ni par intérêt car, à vous parler franchement à mon tour, je n’ose croire à votre triomphe, je n’ai agi ainsi que par amour-propre national et pour ne pas reculer devant l’Anglais.

— Oui, à présent je comprends, me dit le Breton d’un air joyeux. Aussi, je ne m’expliquais pas !… Que je suis donc bête d’avoir eu une pareille idée… Vous m’excusez, monsieur ? je suis bien vexé contre moi… Je vous dois des remerciements…

— Ne parlons plus de cela, Robert, et revenons à votre combat. Comment espérez-vous sortir de cette position difficile ? Si vous refusiez en prétextant, ce qui n’est au reste que malheureusement trop vrai, votre état de faiblesse… cela ne vaudrait-il pas mieux que…

— D’être assommé ! s’écria le Breton avec une vivacité que je ne lui connaissais pas. Non, monsieur, cela ne vaudrait pas mieux. Je suis, autant qu’il est en moi, un bon chrétien qui ne veut de mal à personne, et Dieu m’est témoin que si j’ai souvent défoncé en luttant quelques côtes aux gars dans nos pardons ou nos assemblées, ça n’a jamais été par méchanceté, mais seulement pour l’histoire de se divertir amicalement et de soutenir l’honneur de ma paroisse ! Aujourd’hui, c’est plus ça. Des Anglais qui sont des bourreaux et des damnés veulent pour passer le temps se donner le plaisir de faire abîmer un bon et honnête Breton par un failli chien de païen de moricaud… Ah ! mais minute… faut pas croire parce que le Breton est bon enfant que ce soit une bête !… que par honnêteté il se laissera taper sans se défendre !… et taper, je le répète, par un païen de moricaud en livrée ! Ah ben, ça serait du joli, et les pays ne rageraient pas peut-être !… ils me traiteraient de fainéant et ne voudraient plus parler breton avec moi !… Mille noms de noms… à présent que toutes ces idées me montent au cerveau, la matinée va me sembler diablement longue…

Robert Lange en prononçant ces derniers mots n’était plus reconnaissable : une complète métamorphose s’était opérée en lui : les yeux brillants, les poings crispés, la lèvre supérieure relevée par une expression d’implacable férocité, les yeux injectés de sang, il s’était mis d’un bond sur ses pieds et, se redressant de toute sa hauteur, il semblait chercher son ennemi du regard. Pour la première fois, je songeai que ses camarades avaient peut-être raison de compter sur lui et je ne désespérai plus de l’issue du combat, ayant appris depuis peu que sur dix noisettes il en cassait ordinairement huit ou neuf entre ses doigts.

Privés de toute distraction comme nous l’étions à bord de la Couronne, je laisse à penser au lecteur l’émotion que causait dans le ponton le grand événement qui devait s’accomplir dans la journée. Robert Lange, devenu le héros du moment, était entouré, complimenté, questionné par tous les prisonniers : je dois ajouter que cette popularité bruyante ne semblait plaire que très médiocrement au Breton ; toutefois, comme il était la douceur en personne, il essayait de dissimuler de son mieux l’impatience que lui faisait éprouver cet empressement général et importun dont il se trouvait l’objet.

Ce jour-là, par extraordinaire, le temps était magnifique ; pas un nuage ne tachait l’azur du ciel ! Aussi, à peine notre maigre déjeuner fut-il achevé, nous montâmes tous sur le pont. Quant à moi, quoique ma confiance dans Robert, depuis l’entretien que j’avais eu le matin avec lui, commençât à se former, j’étais bien loin encore d’être sans inquiétude et je réfléchissais de quelle façon je pourrais lui être utile, lorsqu’il me vint une idée que je m’empressai de mettre à exécution. Profitant de la liberté que me donnait ma position d’interprète, je m’en fus trouver le capitaine R… sous un prétexte futile, puis, abordant bientôt le véritable motif de ma visite :

— Puis-je vous demander, capitaine, lui dis-je, à quelle heure doit venir Petit-Blanc ?

— Ah ! ah ! me répondit-il en souriant d’une méchante façon, est-ce que votre camarade se raviserait et aurait peur ! Je dois vous faire observer, et vous allez lui répéter mes paroles, que dans le cas où il se repentirait de son imprudence et voudrait reculer devant le défi de Petit-Blanc, il ne le pourrait plus ! Votre compatriote a reçu déjà deux livres sterling d’arrhes, et cette avance le lie. À présent, un refus de sa part serait considéré à l’égal d’une escroquerie et puni comme tel !… Qu’il y réfléchisse !…

— Mais, capitaine, vous vous trompez du tout au tout sur les intentions de Robert. Il ne m’a chargé d’aucune commission auprès de vous ; c’est moi qui de mon plein gré et sans lui avoir même laissé soupçonner mon intention viens en mon nom vous adresser une prière.

— Voyons cette prière, interprète ; parlez sans crainte, vous connaissez ma bonté.

— J’en appelle, capitaine, à votre justice. Personne ne sait mieux que vous de quelle façon ignoble les fournisseurs en usent à notre égard. Littéralement parlant, nous sommes en train de mourir de faim ! Robert se trouve donc dans un état d’épuisement complet, et je crains que sa faiblesse ne trahisse sa bonne volonté et son courage. Ne pourriez vous donc pas, vous qui êtes la bonté et la justice mêmes, ordonner qu’on lui serve un bon repas ?

— Je ne puis faire droit à votre demande. Ce serait trahir la confiance et l’amitié que veut bien me porter le colonel.

— Nullement, capitaine ; le bon repas que je réclame pour Robert, en lui remontant le moral et en lui rendant momentanément une partie de ses forces, ne ferait que rendre le triomphe de Petit-Blanc plus complet et plus éclatant. Il est incontestable que si mon camarade succombe au premier coup de poing, toutes les sympathies des spectateurs seront pour lui, et que l’on attribuera sa défaite au déplorable état d’épuisement dans lequel il se trouve.

Le capitaine R… réfléchit un moment avant de me répondre, puis se tournant vers moi et me souriant de l’air le plus agréable qu’il lui fût possible de prendre, c’est-àdire me faisant une affreuse grimace :

— Au fait, je ne vois pas d’inconvénient majeur à me rendre à votre désir, me dit-il. Il est certain que je serais horriblement contrarié si la boxe s’arrêtait à la première passe !… Oui, vous avez raison ; il faut pour que la fête soit complète que votre compatriote ait au moins l’air de résister… Allez me le chercher de suite…

Je ne me fis pas répéter cet ordre ; je m’empressai de me rendre auprès de Robert Lange, et je lui fis part de la bonne aubaine qui l’attendait.

— Satanés Anglais, me dit-il en haussant les épaules, ce qui était son geste habituel, ils refusent le strict nécessaire à de pauvres diables qui succombent sous les privations, et ils offrent de bons déjeuners à ceux qui les amusent par des combats à coups de poing… Ce sont de fameuses canailles !… N’importe !… Depuis sept ans, je n’ai pas fait ce qui peut s’appeler un repas, et je ne serais pas fâché de m’asseoir un peu à une bonne table… Ça sera toujours autant de pris sur l’ennemi…

Cinq minutes plus tard le Breton, installé devant un succulent déjeuner, mangeait comme quatre et buvait comme six.

— Prenez garde, lui dis-je, vous allez vous faire mal ! Méfiez-vous surtout de ce vin de Porto…

— Je le trouve trop bon, camarade, pour lui faire cette injure.

— Oui, je conçois qu’il soit de votre goût, mais n’oubliez pas que vous n’êtes plus habitué aux boissons alcooliques et que leur action sur vous doit avoir par conséquent une grande puissance. Prenez des forces, mais ne troublez point votre raison…

— Ne craignez rien, camarade ; avant mon entrée dans les pontons je buvais mon petit demi-litre d’eau-de-vie chaque jour, et je puis pourtant vous assurer, sans vanterie, que j’ignore encore ce que c’est que l’ivresse.

— Eh bien alors, je n’insiste plus ; donnez-vous-en à cœur joie…

Robert Lange usa si largement de cette permission qu’il finit par plonger dans la plus profonde stupéfaction le maître d’hôtel qui le servait ; l’Anglais, depuis qu’il exerçait ses fonctions, n’avait jamais rien vu de pareil.

— Voilà qui est fini, dit enfin le Breton en se levant tranquillement de table, pas de carte à payer, pas de compagnie à saluer, c’est on ne peut plus commode. Allons-nous en…

Robert Lange, dont j’épiais avec une curiosité inquiète les moindres mouvements, me prit alors par le bras et s’éloigna avec moi d’un pas calme et assuré.

— Ne sentez-vous pas les vapeurs du Porto vous monter à la tête ? lui demandai-je lorsque nous nous retrouvâmes au grand air sur le pont.

— Farceur, me répondit-il en riant, car il crut que je plaisantais, ce Porto est un petit vin rafraîchissant, qui, s’il manque de force, n’en est pas cependant à dédaigner pour cela… Il vaut presque le cidre…

— Ma foi, pensai-je, si Robert est aussi athlète qu’il est remarquable buveur, je pourrais bien gagner mon pari d’une guinée ! Vraiment, ce garçon-là n’est pas une nature ordinaire, et je suis presque tenté de croire que ses camarades n’ont point tort de compter sur lui.

Vers les deux heures de l’après-midi on signala un canot qui se dirigeait vers la Couronne, et contenait plusieurs dames anglaises, parées avec ce luxe éclatant et de mauvais goût si essentiellement britannique.

Le capitaine R… s’empressa de recevoir ses visiteuses avec toute la galanterie dont il était susceptible, et les installa aux meilleures places sur les gradins. Nous conjecturâmes de là que le moment de la lutte approchait. En effet, presque au même instant une dizaine de canots, portant toute la fashion des deux sexes de Portsmouth et de Gosport, abordèrent notre ponton, dont le pont ne tarda pas à présenter un coup d’œil pittoresque et animé.

Bientôt des hourras et des cris de joie retentirent et nous annoncèrent l’arrivée de l’ordonnateur et du héros de la fête, c’est-à-dire le brillant colonel et l’illustre Petit-Blanc.

— Que fait Robert Lange ? demandai-je à un de ses amis, un Breton qui passa à ce moment près de moi.

— Robert joue à la drogue, me répondit-il.

— Que pense-t-il, que dit-il ?

— Il pense que tous ces gens-là sont bien bêtes de se déranger tout exprès pour voir deux pauvres diables s’assommer, et il demande qu’on le laisse jouer tranquille, et qu’on vienne l’avertir seulement quand on aura besoin de lui.

— Ma foi, sa confiance commence à me gagner. Je ne suis plus si éloigné de croire qu’il se tirera de ce mauvais pas à son honneur.

— Camarade, me répondit le Breton en mordillant sa chique d’un petit air moqueur, vous parlez du pays que vous ne connaissez pas, absolument comme un aveugle qui cause sur les couleurs. Je ne vous dis que ça ; pour le moment, ça suffit. Vos yeux ne tarderont pas à vous apprendre que les Bretons ne sont pas des gars à se laisser taper gratis par des mal-blanchis ! Moi, d’abord, je m’attends à une farce, je crois que nous rirons.

Ma conversation avec l’ami de Robert fut interrompue par l’arrivée de l’honorable colonel anglais lord S…, qui, suivi de son favori Petit-Blanc et d’un magnifique chien danois, apparut sur le pont et attira aussitôt tous les regards. Le capitaine R… se précipita à sa rencontre, et après lui avoir donné une respectueuse poignée de main, le conduisit à la place d’honneur qui lui était réservée.

— Eh bien, mon cher capitaine, lui dit le lord, le Français est-il toujours décidé à tenter l’aventure ?

— Quelque mal élevés que soient les Français, ils ont encore pourtant assez de savoir-vivre pour comprendre que l’on ne dérange pas inutilement une personne comme Votre Grâce ! répondit le capitaine R… en s’inclinant profondément devant le colonel.

— En ce cas, veuillez je vous prie, cher capitaine, le faire avertir que Petit-Blanc est à ses ordres et l’attend…

— L’illustre Petit-Blanc n’est pas fait pour attendre un chien de Français, répondit galamment notre geôlier. Holà ! interprète, allez vite chercher votre compatriote. Nous étions dans une trop grande impuissance et trop bien habitués à ces injures que nous méprisions pour que l’idée me vînt de relever cette insulte. Je me contentai de hausser les épaules d’un air de mépris et j’obéis.

— Robert, dis-je en accostant le Breton que je trouvai occupé à jouer tranquillement sa partie de drogue, le moricaud m’envoie vous demander si vous vous fichez de lui, que vous n’êtes point venu encore le saluer…

— Certainement, que je me fiche de lui, me répondit le Breton d’un air calme et doucereux que démentait la rougeur qui lui était montée au visage. Dites-lui que j’ai encore quelques points à faire et qu’il ait à m’attendre… C’est son métier.

Ravi de cette réponse qui me permettait de prendre ma revanche de l’impertinence gratuite du capitaine, je m’empressai de retourner auprès de lui, et là d’une voix bien haute et bien claire, devant toute la société :

— Capitaine, lui dis-je, le matelot Robert est en train de jouer aux cartes. Il me charge de répondre à l’invitation du domestique Petit-Blanc qu’aussitôt qu’il aura terminé sa partie il viendra le trouver.

Ces paroles, comme je m’y attendais, produisirent un véritable scandale : ce fut partout un concert d’imprécations contre les Français et leur impertinence. Le capitaine R…, cédant à sa nature brutale et emportée, voulait à toute force faire jeter Robert Lange au cachot : le colonel eut toutes les peines du monde à le calmer.

— C’est un usage en France, capitaine, lui dit-il, à ce que l’on m’a raconté, de satisfaire pendant sa dernière heure à tous les caprices possibles que manifeste un condamné à mort. Laissons cet homme achever sa dernière partie de cartes ! Quant à vous Petit-Blanc, ajouta le lord, déshabillez-vous et préparez-vous.

Petit-Blanc se dépouilla aussitôt de la riche et baroque livrée dont il était affublé, et un murmure d’admiration, presque de terreur, circula le long des gradins lorsqu’il montra à nu son torse d’Hercule. Le fait est que ses bras, plus gros que des cuisses, et sa poitrine, supérieure en largeur à l’espace qu’eussent occupé deux hommes placés de front l’un contre l’autre, dénotaient une force fabuleuse et qu’il était impossible de préciser. Ce Petit-Blanc était un véritable phénomène.

Le murmure flatteur dont je viens de parler durait encore lorsque Robert Lange apparut à son tour. Le Breton, l’air paisible, les épaules un peu voûtées, les mains dans ses poches, sa chique dans la bouche et son bonnet de coton sur la tête, présentait un contraste tellement saisissant avec la superbe prestance et la pose théâtrale de son adversaire que les Anglais se trouvèrent un moment tout désappointés.

— Mais cet homme ne pourra jamais résister à une chiquenaude du beau noir, disaient les ladies d’un air chagrin, ce combat est une plaisanterie… ce n’était pas la peine de nous déranger pour si peu de chose… Je parie que c’est encore là une mystification de lord S. ; nous aurions dû nous en douter.

Quant à Petit-Blanc, après être resté pendant quelques secondes plongé dans une stupéfaction profonde, il partit bientôt d’un éclat de rire tellement prolongé et bruyant qu’on eût dit une sonnerie de trompette.

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il en parvenant enfin à modérer sa gaieté, comme c’est drôle !…

— Dites donc, monsieur, me demanda alors tranquillement Robert, qui pendant le cours de cette scène avait conservé tout son flegme et tout son sang-froid, qu’est-ce qu’il a donc cet animal-là ? Se figure-t-il bonnement que j’ai laissé là ma drogue pour venir assister à ses grimaces ?.. S’il a peur de boxer, qu’il le dise… Mais je ne tiens pas du tout à l’assommer… ça m’est égal… et je retournerai alors finir ma partie de cartes.

Le colonel S…, comme la plupart des membres de l’aristocratie anglaise, comprenait et parlait assez bien, je l’ai déjà dit, la langue française. S’adressant aussitôt à Robert Lange :

— Mon ami, lui dit-il, votre piteuse apparence justifie suffisamment la gaieté de mon nègre ; mais un pari est un pari : laissons donc de côté la phrase, et procédons à l’action. Quels sont vos parrains ?

— Je suis un chrétien et je n’ai qu’un seul parrain, colonel ! répondit le Breton qui se méprit à cette demande.

Le colonel ne put s’empêcher de sourire d’un air de pitié, car une semblable ignorance des us et coutumes de la boxe augmentait encore la mauvaise opinion qu’il avait de Robert ; toutefois, comme il tenait à ce que le combat eût lieu, il daigna expliquer assez poliment au Breton que les champions étaient toujours assistés de deux témoins ou parrains chargés de veiller aux intérêts des deux adversaires.

— Que de simagrées pour se flanquer une poussée ! dit doucement Robert. Enfin, puisque c’est une coutume, faut bien s’y soumettre… Qu’est-ce qui veut me servir de parrain ?

— Je suis à vos ordres, m’écriai-je en m’avançant vivement.

— Merci monsieur, j’accepte sans façon… Allons, viens aussi toi, Jean, ajouta le Breton en faisant signe à un de ses pays d’avancer. À présent que voilà la chose réglée, nous pouvons passer à la danse.

— Avez-vous une montre, interprète ? me demanda alors le colonel.

— Mais, colonel, à quoi bon cette question ?

— C’est incroyable, vraiment, s’écria lord S… en s’adressant à ses compatriotes, jusqu’à quel point l’éducation française est négligée… Je n’ai jamais vu nulle part une semblable ignorance !… Tenez, prenez ma montre, poursuivit-il en me présentant un magnifique chronomètre de poche qui marquait les secondes, elle vous est indispensable pour constater, chaque fois que votre tenant sera terrassé par un coup de poing, le temps qu’il restera hors de combat !… Si ce temps dépasse cinq minutes, il n’aura plus le droit de recommencer et sera considéré comme vaincu…

— En v’là des manières, pour en arriver à quoi ? à se tanner le cuir, me dit Robert. Ça fait pitié… Je ne conçois vraiment pas que des gens aussi bêtes puissent être parfois de bons matelots… Mettez la montre dans votre gousset et laissez-moi faire…

Robert Lange, en prononçant ces paroles, retira sa veste et se mit en garde. Un éclat de rire spontané et moqueur retentit le long des gradins ; je compris que la garde adoptée par le pauvre Breton était contraire aux règles de l’art et que les spectateurs le trouvaient ridicule…

— La colère commence à me gagner, poursuivit Lange.

— Robert, lui dis-je avec vivacité, ces gens-là en se moquant de vous insultent la Bretagne et la France : il faut, entendez-vous, coûte que coûte, que vous flanquiez une pile au moricaud… Si vous avez le dessous, nous serons, je vous en avertis, indignement bafoués…

Le visage pâle et blafard de Robert se teignit d’une légère rougeur.

— Ah ! vous croyez que ces gredins-là veulent blaguer la Bretagne, me répondit-il d’une voix émue. Ne craignez rien, je saurai défendre l’honneur du pays !… Ah ! mon Dieu, quel malheur qu’il ne soit pas de jeu, dans la boxe, de donner des coups de tête !… Sans vanterie, j’excelle dans les coups de tête ; s’il m’était permis d’en appliquer un seul au mal-blanchi, vous le verriez bientôt étendu sans connaissance et les quatre fers en l’air sur le plancher du pont !

— Colonel, dis-je en m’adressant à lord S…, mon partner est prêt. Peut-on commencer ?

— Volontiers, monsieur ; mais il reste encore aux combattants une formalité à accomplir. Ils doivent se donner et se serrer la main, en signe d’amitié. Petit-Blanc, continua le colonel, faites l’honneur au Français de lui présenter votre main…

Le nègre, obéissant aux ordres de son maître, s’avança en se dandinant d’un air superbe et dédaigneux, puis se plaçant en face du Breton dans une pose théâtrale et qui lui permit de développer son torse terrible et puissant, il étendit son bras vers son adversaire :

— Serrez ma main avec respect, lui dit-il, elle a déjà assommé et tué plusieurs Français.

À cette injure grossière qui sentait si bien le nègre, et que les Anglais accueillirent par des applaudissements prolongés, un frémissement d’indignation parcourut la foule des prisonniers.

— Que me dit le moricaud ? me demanda Robert.

— Il dit, mon ami, que vous touchiez sa main avec respect, car elle a déjà assommé et tué plusieurs Bretons.

Ces paroles produisirent un miraculeux effet sur Robert : un éclair brilla dans ses yeux, ses sourcils se contractèrent, une expression de fureur et de férocité indescriptibles gonflant ses narines et relevant sa lèvre supérieure laissa voir ses dents serrées avec rage ; dans cet homme, habituellement si paisible et si doux, il y avait dans ce moment du tigre.

L’imprudent Petit-Blanc, malgré la force prodigieuse dont il était doué et qui jamais encore ne lui avait fait défaut, ne put soutenir sans émotion le regard fixe et ardent de son adversaire. Il nous fut facile de deviner, à sa contenance embarrassée, que ce regard pesait sur lui et le paralysait. Un profond silence régnait sur le pont. Les Anglais semblaient pressentir qu’un drame véritable allait se passer ; Robert Lange, je le compris, avait grandi à leurs yeux.

Quelques secondes, que le Breton employa à comprimer la fureur immense qui l’agitait, me parurent, tant mon émotion était vive, des heures. Il me tardait, dans la fiévreuse impatience qui me brûlait le sang, de voir le combat s’engager et la catastrophe s’accomplir. Enfin Robert Lange, par un geste empreint d’une sublime énergie et d’une grandeur que je ne puis rendre avec une plume, développa son bras et saisit la main du nègre.

Leurs mains enlacées, leur regard fixe, leurs visages enflammés rapprochés l’un contre l’autre à une faible distance, les deux combattants immobiles et impassibles ressemblaient à un groupe de marbre.

Peu à peu, il me parut que le visage de Petit-Blanc reflétait une vive expression de douleur : je ne me trompais pas ! Tout à coup, laissant échapper un cri terrible qu’il devait comprimer depuis longtemps, le nègre se mordit les lèvres avec rage, ferma à moitié ses yeux, rejeta sa tête en arrière en relevant ses épaules avec un tremblement convulsif, et parut prêt à perdre connaissance. Quant au Breton, toujours calme et impassible, du moins en apparence, pas un de ses muscles ne remuait ; on eût dit une statue.

Ce qui se passait était une chose tellement imprévue, si extraordinaire, que nous ne savions que penser. Ce fut Robert Lange qui nous donna le mot de cette énigme.

— Misérable ! s’écria-t-il d’une voix vibrante en s’adressant au nègre, cette main qui a assassiné plusieurs Bretons ne fera plus peur bientôt, même à un enfant !

En effet, prodige inouï de force auquel jamais je n’aurais ajouté foi si je n’en eusse été témoin et que je puis attester ici sur l’honneur, la main du Breton avait serré celle de son adversaire avec une telle violence que le sang du nègre rejaillissait de ses doigts.

— Grâce, grâce ! s’écria peu après Petit-Blanc incapable de supporter plus longtemps l’atroce supplice que lui causait cette terrible étreinte, grâce, je suis vaincu…

Mais Robert, insensible à cette prière, sourd à ces plaintes, ne lâcha la main qu’il broyait que quand le nègre tomba sur ses genoux !

Alors, spectacle hideux ! nous vîmes cette main pendre, inerte et sanglante ; elle était littéralement parlant écrasée.

Décrire à présent notre enthousiasme, notre joie frénétique, me serait impossible. Des cris de vive la France ! vive la Bretagne ! vive Robert ! saluèrent avec transport le triomphe du brave Breton. Nous étions fous de joie.

Quant à Robert Lange, il n’avait rien perdu de son sang froid.

— Colonel, dit-il avec cette fausse bonhomie si pleine de ruse et de raillerie qui n’appartient qu’aux paysans et qu’il avait dû conserver de sa vie campagnarde, à présent que la petite formalité de la poignée de main est accomplie, je pense que nous pouvons commencer la boxe ? Qu’en pensez-vous ?

Lord S… était avant tout homme du monde ; il parut donc ne pas comprendre ce sarcasme ; et s’adressant à Petit-Blanc, comme si rien d’extraordinaire ne venait de se passer :

— Êtes-vous prêt ? lui demanda-t-il.

Le nègre souffrait de si atroces douleurs qu’il ne pouvait parler : il se contenta de répondre à cette question par un signe négatif de tête.

— Renoncez-vous au combat ? continua lord S… avec le même sérieux.

— Oui…

— Alors je déclare, comme juge du camp, que vous êtes vaincu. Monsieur Robert, ajouta le colonel avec une grande politesse, voici les vingt livres que je vous dois. Je conviens que vous possédez une force de poignet peu ordinaire, mais je n’en reste pas moins convaincu que si Petit-Blanc se fût mesuré avec vous à coups de poing il vous aurait tué.

Robert Lange, au lieu de prendre avec empressement les quatre bank-notes de cinq livres chacune que lui présentait lord S…, recula d’un pas ; mais il se ravisa bientôt, et les saisissant sans remercier :

— Je serais bien bête de laisser cet argent aux Anglais ! s’écria-t-il en mettant les billets dans sa poche ; c’est toujours autant de pris sur l’ennemi !…

Le Breton revint alors parmi nous, et je laisse au lecteur à penser l’accueil que nous lui fîmes : il fut porté en triomphe.

— Messieurs et mesdames, dit lord S… en s’adressant à ses compatriotes qui étaient venus pour assister à la défaite de Robert, recevez toutes mes excuses pour le dérangement inutile que je vous ai causé. J’en suis confus et innocent tout à la fois, car raisonnablement parlant il m’était impossible de prévoir ce qui est arrivé. Je crois que ce que nous avons maintenant de mieux à faire c’est de nous en aller et de laisser messieurs les Français cuver en paix la joie dont ils sont enivrés.

Lord S…, après avoir donné une poignée de main au capitaine R…, dont le visage cramoisi de colère nous promettait le retour d’une de ces cruelles excentricités dont lui seul possédait le secret, et dont il nous avait déjà donné de si fréquents échantillons, fit signe à Petit-Blanc de le suivre, et sifflant son beau chien danois, se disposa à rejoindre le canot qui l’attendait au bas du ponton.

Petit-Blanc ne se fit pas répéter cet ordre ; il se mit en marche derrière son maître d’un air penaud et confus. Mais le beau danois ne montra pas autant d’obéissance. En vain le colonel siffla et resiffla de nouveau, le chien ne se montra pas.

— Seriez-vous assez bon, capitaine, dit alors lord S… en s’adressant à notre chef suprême, pour envoyer chercher mon chien, qui doit être à vagabonder dans les batteries.

— Votre chien est entré dans la batterie ! répéta notre geôlier, dont le teint cramoisi tourna au rouge-sanguin le plus foncé. Votre chien est entré dans la batterie, colonel ! alors Votre Grâce ne le reverra jamais… C’est un animal perdu !

— Perdu ! et pourquoi donc ? Une batterie n’est pas un désert, et mon chien n’est pas tellement microscopique qu’on ne puisse le trouver…

— C’est justement parce que le pauvre animal était gros et gras que je vous répète, milord, qu’il est perdu pour vous.

— Comment cela ? était, dites-vous ? Pensez-vous donc qu’il ne soit plus ?

— Je fais plus que le penser, hélas, milord, j’en suis sûr. L’infortunée bête, croyez que je ne me trompe pas, représente en ce moment deux gigots, quelques plats de ratatouille et une infinité de beefstakes.

— Horreur ! s’écria le colonel d’un ton d’incrédulité et de dégoût. Cela est impossible… Quoi ! ces Français auraient dévoré mon chien ?

— Cela n’est que trop certain, milord.

Notre geôlier ne se trompait pas dans ses suppositions : les rafalés de la Couronne, tentés par l’embonpoint appétissant du danois, avaient bientôt trouvé le moyen, par leurs perfides cajoleries, d’entraîner le trop confiant animal dans la batterie de 36. Une fois maîtres de lui, ils s’étaient tellement persuadés les uns aux autres que ce chien était un mouton, qu’ils avaient agi en conséquence.

Le colonel était à peine embarqué dans son canot qu’il aperçut, accrochée à un sabord, en dehors du ponton, la peau de son danois favori.

À l’imprécation que lui arracha la vue de cet affreux spectacle, nous répondîmes par un concert de sifflets. Décidément lord S… n’était pas dans un jour de bonheur : son grand nègre estropié, son chien mangé, et Robert, enrichi de vingt guinées, se portant à ravir. L’avantage restait tout à la France !