Mes pontons/Chapitre 26

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Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 69-70).

XXVI.


Le cachot – Toujours le juif – Bêtise d’un ivrogne – Ma sortie du cachot – La paix se conclut – Je suis libre – Mes adieux à l’honorable Smith – Retour dans ma famille


Une espèce d’enquête ne tarda pas à s’ouvrir, tant sur notre fuite que sur notre combat avec les smugglers ; mais, comme il fut bientôt évident pour les Anglais que nous n’avions fait que repousser la force par la force, et que le seul crime dont on pût nous accuser était de n’avoir pas voulu nous laisser assassiner, l’instruction commencée fut presque aussitôt abandonnée.

Quant à moi, à peine eus-je mis les pieds sur la Vengeance que l’on me conduisit au cachot où je restai, sans que l’on daignât s’occuper de ma blessure qui pendant quinze jours entiers me fit horriblement souffrir. J’en sortis maigre comme un squelette et dans un déplorable état de santé.

Ah ! combien je regrettai alors de n’être pas resté tranquillement à terre ! combien je me repentais d’avoir tenté cette dernière évasion ! Le fait est que mon sort n’était plus tolérable : privé de la cabine que j’occupais sur le pont, de la petite chambre qu’en ma qualité d’interprète l’on m’avait accordée dans la batterie de 18, je me trouvais confondu pêle-mêle avec les prisonniers, sans aucun moyen de reprendre mes travaux de peinture et de mathématiques.

J’ai oublié de dire qu’avant de m’embarquer avec les contrebandiers j’avais laissé au bon Smith tout l’argent que je possédais, et qui s’élevait à une somme assez forte : malheureusement la sévérité de l’indigne commandant de la Vengeance était telle que nous ne pouvions communiquer que fort difficilement avec la terre, et que par conséquent M. Smith se trouvait dans l’impossibilité de me faire passer des secours. J’en étais donc réduit à la ration de tout le monde, c’est-à-dire que je mourais de faim.

Cet état de choses durait depuis plus d’un mois lorsque je reçus un matin la visite de l’infâme Abraham Curtis ; je ne puis dire l’horreur que me causa sa vue. Il me sembla que j’étais en présence d’un hideux reptile et j’eus toutes les peines du monde à contenir ma colère.

— Garneray, me dit-il, rassurez-vous, je ne viens pas ici pour insulter à votre malheur ; vous m’êtes trop indifférent pour cela…

— Alors, pourquoi avez-vous voulu, misérable, me livrer à la justice ? lui dis-je. C’est vous qui êtes la cause de mon arrestation ; car sans l’appréhension que me faisait éprouver votre caractère vil et vindicatif, sans vos agents d’espionnage, je n’aurais pas songé à m’embarquer et je serais encore chez l’excellent M. Smith.

— Ce n’était point par vengeance que je voulais vous livrer à la justice, me dit-il, car je n’ai contre vous ni haine ni rancune… vous n’êtes pour moi qu’une bonne affaire… pas autre chose… C’était donc pour ne pas perdre une bonne affaire que je tenais à vous garder en Angleterre… À présent, écoutez-moi avec attention ; je n’aime pas à me répéter.

— Parlez, je suis préparé à tout entendre de votre part.

— Oh ! je ne ménagerai ni ne chercherai mes expressions. Vous êtes misérable, sans un farthing en poche, mourant de faim et en butte à la tyrannie de votre capitaine… donc vous ne vous refuserez pas à ce que je veux de vous.

— Des tableaux sans doute, digne Abraham ?

— Toujours ! Demain je vous enverrai tout ce dont vous avez besoin pour vous remettre à l’ouvrage : chevalet, pinceaux, toiles et couleurs, et je prierai mon cousin de vous rendre votre cabine…

— Le fait est que je serais bien sot de faire de la dignité avec un gredin tel que vous, m’écriai-je. J’accepte votre proposition. Qu’on me rende ma cabine, que l’on me permette de communiquer avec la terre et de m’y procurer les commodités dont je suis privé, et c’est un marché conclu…

— À partir de demain vous jouirez de toute la liberté compatible avec votre position de prisonnier… À propos, comme il vous serait sans moi impossible de travailler et que la liberté que vous désirez est une chose qui ne peut se payer trop cher, je réduirai le prix que je vous payais jadis pour vos tableaux…

— Peu m’importe : faites comme vous l’entendrez…

— Parbleu, j’y compte ! Je vous achèterai vos tableaux à raison de dix shillings…

J’étais alors tellement accablé et si malheureux que j’acceptai cette offre sans hésiter. Le lendemain je rentrai en possession de ma cabine. De la fin de 1813 au commencement de 1814, les Anglais redoublèrent de mauvais traitements contre nous et ne cessèrent de nous abreuver d’outrages ; chaque jour on recevait la nouvelle de désastres des armées françaises et nos revers donnaient à nos bourreaux une incroyable impudence.

Quoique ma condition, matériellement parlant, fût beaucoup moins désastreuse que celle où se trouvaient réduits mes malheureux compagnons de captivité, je n’en étais pas moins, comme le premier venu, en butte aux insultes incessantes de nos geôliers.

À chaque instant, il me fallait entendre parler et de l’empereur et de nos armées dans les termes les plus méprisants ; les Français étaient des lâches qu’il suffisait de regarder en face pour les mettre en fuite ; ils n’étaient bons qu’à massacrer les enfants et outrager les femmes ; ils ne valaient pas la peine qu’on employât contre eux la fusillade et la mitraille, des coups de bâton suffisaient, etc., etc. : c’était à devenir fou de colère.

Un jour, c’était en avril, que je montais selon mon habitude de bonne heure sur le pont pour me mettre à l’ouvrage, le maître d’équipage de la Vengeance, dont j’avais refusé de faire le portrait et qui me gardait rancune, s’avança, et me saluant d’un air moqueur :

— Vous avez servi dans la marine impériale, garçon ? me dit-il en chancelant et d’un ton à me prouver qu’il était ivre.

— Oui, j’ai eu en effet le plaisir de voir s’abaisser souvent devant le pavillon tricolore le drapeau anglais, lui répondis-je froidement.

— Alors, si vous avez servi dans la marine impériale, vous devez savoir la façon dont les Français saluent les Anglais ; saluez-moi !

— Je ne vous comprends pas, monsieur.

— Allons, rascal, à genoux, et rends-moi l’hommage que tes compatriotes doivent aux marins de ma nation ! Vite, à genoux et salue ! reprit l’ivrogne qui, me tournant le dos, se permit un geste aussi ignoble que grossier.

— Salue donc, scoundrel, s’écria un matelot aussi ivre que son patron, qui, me prenant au collet, voulut me faire mettre à genoux.

J’aurais dû mépriser une insulte pareille ; mais, ma foi, ma patience était à bout : je frappai si violemment du poing le matelot qui avait osé me saisir que je l’envoyai, le visage ensanglanté, tomber à trois pas plus loin.
— Mort au Français ! s’écrièrent aussitôt quelques Anglais en m’entourant.

Une barre d’anspect se trouvait heureusement sous ma main ; je m’en saisis aussitôt et, hors de moi, laissant enfin éclater toute la colère que depuis longtemps j’accumulais dans mon cœur, je poussai un cri de bête fauve et me jetai sur les soldats et les matelots anglais…

Alors ce fut une bagarre épouvantable, furieuse ; insensible à la douleur je n’obéissais qu’à une idée : faire le plus de mal possible à ces lâches qui ne craignaient pas d’abuser d’une façon aussi odieuse de ce que les hasards de la guerre nous avaient livrés en leur pouvoir.

Je ne sais, sans l’arrivée du capitaine, qu’elle eût été pour moi l’issue de cette lutte ; probablement la mort.

À la vue de leur commandant, les Anglais s’enfuirent et me laissèrent couvert de contusions et de sang. Le capitaine s’empressa de me faire jeter au cachot. Je ne me souviens pas d’avoir jamais été, à aucune époque de ma vie, en proie à un découragement pareil à celui que j’éprouvai en ce moment.

Ma foi, me disais-je, il paraît que je ne suis pas né pour être heureux… et plus tôt j’en finirai avec la prison ou avec la vie et mieux cela vaudra !… Une fois hors de ce cachot, je jure que je ne laisserai pas passer un seul jour sans essayer de m’évader ! De cette façon, ou je reverrai la France, ou je me ferai casser la tête, et au moins de toute manière mon sort ne tardera pas à se décider.

Le cinquième jour de ma réclusion dans la fosse humide et étroite que les Anglais décoraient du nom de cachot, quoique celui de puits eût été beaucoup plus logique, le geôlier qui m’apportait chaque matin le morceau de pain infect et gluant qui était censé devoir me nourrir jusqu’au lendemain vint de meilleure heure que de coutume :

— Vous pouvez sortir, me dit-il très poliment, vous êtes libre.

Je me levai avec peine et je me hâtai de monter sur le pont aussi vite que mes forces me le permettaient, car j’avais besoin d’aspirer un peu d’air. Que l’on juge de ma surprise lorsqu’en passant par la batterie j’aperçus tous mes camarades, semblables à des fous, qui dansaient, s’embrassaient, pleuraient et poussaient des cris inarticulés ! Un moment je crus être le jouet d’un songe…

— Qu’y-a-t-il donc ? demandai-je enfin à un camarade, sergent d’artillerie qui comme moi était depuis près de dix ans sur les pontons.

À cette question le sergent ne répondit pas ; mais se jetant à mon cou, il se mit à me serrer entre ses bras, sur son cœur, tandis que deux ruisseaux de larmes s’échappant de ses yeux inondaient mon visage.

De plus en plus étonné, je lui répétai ma question.

— La paix vient d’être signée et nous sommes libres ! me répondit-il d’une voix étranglée.

À ces paroles, pourquoi ne l’avouerais-je pas ? je me sentis défaillir et je me mis à pleurer… Ma joie était si intense qu’elle m’étouffait. Prenant ma course comme un insensé, je me précipitai sur le pont ; apercevant ma cabine, je me mis à briser en morceaux mon chevalet et mes pinceaux !… Huit jours après j’étais chez l’excellent Smith. Je me sentais si complètement heureux que je n’éprouvais plus ni haine ni colère contre les Anglais. J’allais revoir la France ! À quoi bon me souvenir du passé ? Le nom d’Abraham Curtis ne se présenta même pas une seule fois à ma mémoire.

Le 16 avril… je m’embarquais pour la France… Je renonce à peindre l’émotion profonde que je ressentis en débarquant à Cherbourg… Il y a de ces joies immenses que l’homme peut à peine supporter et qu’il lui serait impossible de décrire… Je prévins ma famille du jour et de l’heure de mon arrivée…

Le 20… je revoyais Paris après une absence de vingt années !… Bizarre coïncidence : ce fut par la barrière même d’où j’en étais sorti qu’un accident de route, changeant l’itinéraire de la voiture, m’y fit rentrer. En arrivant dans l’allée des Veuves, je vis un homme qui semblait attendre. Cet homme était mon père ; il était bien changé, mais mon cœur le reconnut… Oui, enfin, mon père me serrait dans ses bras à cette même place où vingt ans auparavant il m’avait donné ce baiser d’adieu… qui devait retentir dans la postérité !