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Mes pontons/Chapitre 4

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Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 14-16).

IV


Quelques-uns de mes passe-temps – Espoir déçu – Études – Privations – Précautions – Obstination de Bertaud – Mon début dans l’art de la peinture – Discussion – Bertaud me persuade de déserter


Pour occuper mon temps et mes trop longs loisirs, je me mis alors à étudier les mathématiques. Ayant appris que Surcouf s’était fait armateur, j’espérais que d’un jour à l’autre ses corsaires me délivreraient par un échange fait en mer ; et je lui écrivis plusieurs lettres pour me rappeler à son souvenir.

Par malheur, ce nom si redouté de Surcouf les empêcha de parvenir à leur destination ; les Anglais les confisquaient au passage. Ce ne fut que bien des années, hélas ! plus tard, que je connus ces ignobles soustractions par la bouche de Surcouf lui-même. L’excellent Malouin apprit ma captivité pour la première fois lorsque je la lui racontai. S’il en eût été instruit par une des nombreuses lettres que je lui adressai, ma jeunesse entière ne se fût pas si cruellement écoulée dans ces hideux pontons qui ont dévoré et torturé une si grande partie de mon existence. Enfin, espérant à cette époque que d’un jour à l’autre Surcouf me ferait échanger ou que la paix se conclurait avec l’Angleterre, je travaillais, dis-je, avec ardeur aux mathématiques, afin, lorsque sonnerait l’heure de ma liberté, de me trouver en état de passer mon examen de capitaine au long cours.

C’est ici le cas de constater un prodigieux phénomène qui se passait à bord des pontons. De simples et ignorants matelots qui y étaient entrés quelques années avant moi, ne sachant ni épeler un mot ni tracer une lettre de l’alphabet, avaient pendant ce laps de temps travaillé avec une telle ardeur que, lorsque j’arrivai à bord du Protée, plusieurs d’entre eux non seulement écrivaient alors assez bien leur langue, mais possédaient en outre d’une façon très complète leurs mathématiques et leur géographie. Il y en avait certes parmi eux de beaucoup plus instruits que ne l’étaient à cette époque beaucoup des officiers de marine.

Je ne puis dire l’émulation qui régnait entre les travailleurs volontaires du Protée : c’était à qui apprendrait le plus et le mieux.

Toutefois nos études, même en dehors de la difficulté que nous éprouvions à nous procurer les livres et les instruments de mathématiques dont nous avions besoin, rencontraient encore de bien nombreux obstacles. Travailler pendant le jour soit sur le pont, soit dans la batterie, était à peu près chose impossible : le bruit continuel qui se faisait dans ces deux endroits empêchait toute application suivie et soutenue ; c’était donc la nuit que nous avions choisie pour nous livrer aux études sérieuses.

Pour cela il nous fallait d’abord, ce qui n’était pas une chose facile, nous procurer de la lumière ; ensuite, lorsque nous avions réussi, il nous restait encore à trouver le moyen de cacher cette lumière, car après le couvre-feu sonné, malheur à celui que le sergent de ronde trouvait en contravention : il subissait sans rémission trois jours de cachot, et dans quel cachot !… Dans une affreuse fosse, située sous l’eau, humide, froide, infecte, complètement privée d’air, un vrai puits de Venise, et cela avec la suppression du tiers des vivres quotidiens.

La classe des travailleurs intellectuels était sans contredit la plus pauvre du ponton : les coqs ou cuisiniers, les brocanteurs, les marchands de pommes de terre et de ratatouille, les teneurs de jeu et les maîtres d’armes ne manquaient jamais d’argent ; aussi nous tenaient-ils en grande pitié et mépris.

Dénués d’argent comme nous l’étions, nous devions chaque jour, pour nous procurer le luminaire destiné à notre nuit, sortir vainqueurs d’une grande tentation, et nous imposer un bien pénible sacrifice. À dîner, chaque académicien, titre que nous nous donnions en riant, était tenu d’extraire soigneusement et en entier toute la graisse que pouvait contenir sa portion de viande ; et, comme cette portion y compris les os ne pesait, je l’ai déjà dit, que quatre onces au plus, on comprendra que je n’ai pas eu tort en parlant d’un pénible sacrifice.

Cette graisse était déposée intégralement dans le pied de cheval suspendu au-dessus de la vaste table sur laquelle nous travaillions et nous servait de lampe.

Une fois la nuit venue et le couvre-feu sonné, nous entourions de bancs cette table qui pouvait occuper la place d’à peu près six ou huit hamacs, puis blindant ensuite le plus hermétiquement possible le pourtour de ce sanctuaire au moyen de toiles épaisses de matelas et de couvertures, nous dissimulions avec le plus grand soin jusqu’au moindre rayon de lumière qui eût pu être aperçu par les surveillants anglais occupés à épier nos actions à l’affût derrière les meurtrières.

Ces infractions aux règlements, qui de tout temps ont eu lieu à bord des pontons, ont rarement été découvertes ; cependant j’avoue ici que la crainte d’être surpris m’a fait éprouver souvent, lorsque je me trouvais dans cette position répréhensible, les plus poignantes angoisses, les plus cruelles appréhensions. Ce n’était certes pas la perspective des trois jours de cachot qui m’épouvantait ; je n’y songeais même pas ; mais les Anglais, par un surcroît de barbarie que j’ai toujours eu peine à m’expliquer, détruisaient, en présence des prisonniers ainsi surpris en contravention, les livres et les objets, comme plumes, encre, papier, ardoises, etc., dont nous nous servions pour nos études. À l’idée seule d’un pareil malheur, pour nous presque toujours irréparable, j’ai vu les plus braves trembler, et les plus philosophes pâlir !

Il fallait, au reste, que l’amour de l’étude, ou, ce qui me paraît plus exact, que l’envie de nous absorber dans une occupation qui nous permît d’oublier un peu notre captivité fût bien vive, pour que nous consentions à passer par tant de privations et tant de dangers pour construire nos cachettes, car rien ne peut donner une idée des souffrances que nous avions à endurer dans ces espèces de casemates.

Le peu d’air qui régnait dans ces étroits réduits clandestins, eu égard au grand nombre de personnes qu’ils contenaient, air que viciaient encore et la double fumée des culotteurs de pipe et celle qu’exhalait la graisse de notre lampe, composaient bientôt une telle atmosphère que souvent j’ai vu des académiciens, et ces académiciens-là, recrutés dans la rude classe des marins, n’étaient certes pas des hommes débiles, délicats et impressionnables, perdre complètement connaissance. Parfois aussi, faute d’air, notre lampe s’éteignait.

Combien de fois ne m’est-il pas arrivé à moi-même de me cramponner d’une main convulsive aux barreaux des sabords pour humer avec délices les émanations infectes, mais au moins fraîches et humides, qui s’élevaient du sein d’énormes îlots de vase qui encombraient la rivière jusqu’à l’entrée du port et entouraient Le Protée de toutes parts !

N’importe, jamais je n’oublierai les heures ainsi passées au travail ; toujours elles resteront dans ma mémoire comme un des souvenirs les plus doux de ma vie.

Vers le milieu du mois de septembre, une grande joie m’arriva au moment où je m’y attendais le moins. J’aperçus, en me rendant un matin sur le pont, mon excellent Bertaud que l’on ramenait de l’hôpital, et qui, dès qu’il m’aperçut, courut à ma rencontre et se jeta dans mes bras.

— Eh bien, mon brave ami, lui dis-je en remarquant avec un serrement de cœur une large cicatrice à peine fermée et encore toute rouge qui lui séparait le front en deux, tu as donc pensé mourir !

— Non, du tout ! me répondit-il en riant.

— Cependant un matelot, par qui j’ai eu longtemps de tes nouvelles…

— Ah ! oui, je vois ce que c’est, interrompit Bertaud, ces canailles d’Anglais comptaient pour me voir tourner l’œil sur le horion que j’ai reçu à la tête… Les imbéciles !… ils comptaient sans leur hôte ! Est-ce qu’on démolit jamais une tête bretonne ? Elles sont bien trop dures pour cela ! le soldat qui m’a entaillé le crâne a cassé son sabre à cette belle besogne. J’en suis ravi… On lui apprendra une autre fois à mieux choisir son endroit…

— Allons, je vois avec plaisir qu’à ta maigreur près, qui est devenue fabuleuse, tu n’as point changé.

— Mais oui, je suis toujours le même. À propos, quand nous évaderons-nous ?

— Plaît-il, que dis-tu ? demandai-je en croyant n’avoir pas bien entendu.

— Je dis : quand nous évaderons-nous ?

De la part de toute autre personne, cette question m’eût paru ou une plaisanterie ou une rodomontade ; mais Bertaud me l’adressa d’un air si simple, si naturel, si convaincu, que je ne pus mettre un seul instant en doute qu’elle n’exprimât pas parfaitement sa résolution.

— Ah ! parbleu ! m’écriai-je, ceci est par trop fort. À cette obstination je devinerais, si je ne le savais déjà, à quel pays tu appartiens. Tu peux te vanter de n’être point Breton à demi. Quoi ! à peine sauvé par un miracle inouï, que, soit dit en passant, tu vas me raconter tout à l’heure, voilà que tu songes déjà à affronter la même entreprise qui t’a déjà une première fois si mal réussi. C’est de la folie !

— Du tout, cher ami, c’est de la raison. Il est parbleu positif que si j’avais réussi à me sauver, je n’y songerais plus ! C’est justement parce que mon guignon s’est jeté cette fois-ci à la traverse de la chose que ça me reste à recommencer. Est-ce que tu aurais renoncé pour ta part à toute idée de liberté ?

— Je t’avouerai que la triste issue de notre tentative a un peu refroidi mon ardeur…

— Tu feras comme bon te semblera ; mais je t’avertis moi que je veux me sauver, et que je me sauverai… Oui, oui, je le dis et je le répète, je veux me sauver et je me sauverai… Tu verras !

— Dame, que te répondre, sinon qu’ayant commencé ce genre d’exercice périlleux avec toi, je te suivrai…

— Alors ne crains rien. Je réponds de tout ! Nous ne resterons plus longtemps ici et nous reverrons bientôt la France…

— Pourvu toutefois que nous ne nous noyions pas en route…

— Quant à ça, c’est possible… Mais après tout, qu’importe ? Nous aurons réussi ; nous ne serons plus prisonniers ! Le changement qui s’opéra en huit jours de temps dans l’état de Bertaud fut inouï : à chaque heure, pour ainsi dire, on pouvait remarquer une nouvelle amélioration dans sa santé ; ses forces revenaient à vue d’œil. Cependant notre alimentation et notre genre de vie n’étaient certes guère favorables au développement d’une convalescence.

Comme je lui faisais compliment sur ce rapide retour à la santé :

— Parbleu, me répondit-il simplement, il le faut bien, puisque je vais avoir bientôt besoin de toutes mes forces. Je suis forcé de me remettre au plus vite.

Le fait est, j’en suis persuadé, que cette merveilleuse convalescence du Breton était uniquement produite par sa force de volonté. Il voulait se guérir, et il se guérissait.

Combien de fois n’ai-je pas vu, à bord des pontons des prisonniers, en mer des matelots, les premiers attaqués de fièvres pernicieuses, les seconds du scorbut, résister par leur seule énergie aux progrès du mal et finir par en triompher, tandis que d’autres, bien moins dangereusement atteints, mais d’une nature molle, ne tardaient pas à succomber aux attaques de la maladie !

Il m’arriva pendant la convalescence de Bertaud une assez bonne aubaine, qui me permit de gagner quelque argent. Voici le fait. J’ai déjà dit que mes compagnons d’infortune se livraient à toutes sortes de travaux ; or, il y avait un genre d’industrie dans lequel surtout plusieurs d’entre eux excellaient, et qui était porté à sa perfection : je veux parler de dessins exécutés en paille, qui s’incrustaient sur des nécessaires en bois ou sur des boîtes de toute espèce ; seulement, ces dessins représentaient toujours les mêmes objets, des fleurs et des oiseaux.

Un jour que je m’amusais à esquisser sur une ardoise un navire sous voiles, un de ces fabricants de nécessaires me proposa, si je voulais lui faire des dessins maritimes, de me les payer à raison de trois sous pièce ; je m’empressai d’accepter.

Je n’avais d’abord vu dans ce travail qu’un moyen d’améliorer un peu ma position et de venir en aide à la convalescence de Bertaud ; mais séduit et charmé bientôt par cette occupation qui, tout à fait conforme à mes goûts, me rappelait en outre la maison paternelle, je finis par m’y adonner avec une ardeur sans pareille.

Mon fabricant, qui avait plutôt besoin d’indications de sujets que de dessins finis, et qui, vu surtout la modicité du prix qu’il me payait, ne pouvait guère se montrer bien exigeant, me reprochait amicalement que je me donnais trop de mal et perdais trop de temps à finir mes petites compositions. Mais j’avais tellement pris la chose à cœur que je travaillais plutôt pour moi que pour lui, et que, ne m’eût-il plus voulu payer ma peine, je n’en aurais pas moins continué mes dessins, pour mon seul plaisir personnel.

J’étais tellement absorbé et je me trouvais, relativement parlant, si heureux, que je passais parfois des journées entières sans songer une seule fois à Surcouf et à M. Thomas ; ma position à bord du ponton me paraissait par moments, c’est-à-dire lorsque j’avais réussi dans mon travail à vaincre une difficulté ou à opérer un progrès, assez supportable.

Aussi, malgré moi, je ne montrais plus pour Bertaud, quoique mes sentiments à son égard fussent toujours les mêmes, la même amitié que par le passé. Je lui en voulais presque de la ténacité qu’il montrait pour reconquérir sa liberté, car cette ténacité devait, le lecteur peut se souvenir que je m’étais engagé vis-à-vis de lui, passer par toutes les angoisses d’une nouvelle évasion, et je ne me trouvais plus assez malheureux pour m’exposer de gaieté de cœur à une mort presque certaine.

Quand bien même ma captivité durerait un an, deux ans, plus encore, me disais-je, ce qui n’est cependant pas probable, car il faudra bien que la guerre finisse, l’avenir m’en restera-t-il moins pour cela ? Qui pourra m’empêcher alors de m’adonner à la peinture dans les loisirs que me laissera ma profession de marin ? Je suis et je dois être encore heureux.

— Garneray, me dit un certain soir Bertaud après le dîner, peux-tu me suivre, j’ai à te parler ?

— Quel air solennel ! tu me fais peur, lui répondis-je en souriant, car me sentant intérieurement coupable je désirais éviter une explication sérieuse et donner un tour léger à notre conversation.

— Je suis sérieux parce que j’ai à t’entretenir de choses sérieuses. Mais gagnons auparavant le banc situé sous ton hamac… Il n’y a là ni meurtrières qui puissent nous trahir, ni prisonniers qui nous écoutent.

— Comme tu voudras. Je n’ai, quant à moi, rien à cacher.

Une fois que nous fûmes assis l’un près de l’autre, le Breton, après s’être assuré par un rapide coup d’œil que personne ne prenait garde à nous, se retourna vers moi et engagea la conversation.

— Louis, si je ne t’avais juré une amitié jusqu’à la mort, je ne serais pas en ce moment à tes côtés, et je ne te dirais pas ce que je vais te dire. Toutefois, avant de commencer cet entretien, il faut que tu me jures de répondre franchement à une question que j’ai à t’adresser. T’y engages-tu ?

— Tu sais, Bertaud, que je suis comme toi, loyal et franc. Tu peux parler.

— Oui, je t’estime, car sans cela… mais tous ces discours sont inutiles : as-tu toujours envie de recouvrer ta liberté ?

— Oui, toujours, seulement…

— N’oublie point la promesse que tu viens de me faire d’être franc… Seulement ? Va, poursuis.

— Seulement la déplorable issue de notre première tentative m’a sinon découragé, du moins considérablement refroidi. Je ne me soucie pas de mourir lâchement égorgé. Il faudrait que l’occasion fût bien belle.

— Oui, je comprends !… Tu voudrais un ordre d’élargissement signé des autorités anglaises…

— Non, tu exagères, mais je désirerais ne plus passer un mois à creuser un trou que la délation, il y a pour cela cent à parier contre un, révélerait aux Anglais avant qu’il fût terminé.

— Je conçois, cela t’irait assez que l’on vînt te trouver pendant la nuit et que l’on te dît : Garneray, lève-toi ; voici ton sac, le trou est fait, partons !

— J’avoue qu’une évasion dans de semblables conditions me tenterait fort.

— Eh bien ! si on t’offrait une pareille chose, accepterais-tu ? Voyons, réponds-moi, là, la main sur le cœur.

— La main sur le cœur, j’accepterais, Bertaud.

— Oui ! Eh bien, voilà qui est convenu. Je viendrai cette nuit te réveiller à minuit, je t’apporterai ton sac, et le trou sera prêt. Tu n’auras plus qu’à te mettre à l’eau.

— Que me dis-tu là, Bertaud ? m’écriai-je avec étonnement et émotion. Quoi ! tu comptes t’évader cette nuit même ?

— Oui, cher ami, cette nuit même. Dame, cela t’étonne. Que veux-tu ? Quand j’ai une idée, cette idée m’empoigne tellement que je me trouve forcé de m’en occuper sans cesse. Voilà pourquoi, pendant que tu t’amusais à barbouiller pour quelques sous des petits carrés de papier, je travaillais, moi, à préparer nos moyens de fuite.

— Et de l’argent, Bertaud ?

— Je t’avouerai, ma foi, que je n’ai même pas songé à m’en procurer. J’ai là-dessus un projet bien arrêté.

— Peut-on savoir lequel, cher ami ?

— Mais certainement ! Depuis deux ans que je suis prisonnier des Anglais, ces gueux-là, au lieu de me traiter avec l’humanité et l’honnêteté que l’on doit toujours à un pauvre diable dont tout le crime ne consiste, après tout, qu’à s’être loyalement battu pour son pays, m’ont abreuvé d’outrages, m’ont martyrisé, flanqué des coups de pied comme si j’étais un chien, fait mourir à moitié de faim ! Tu conviens de cela, n’est-ce pas agréable ?

— Tes griefs ne sont que trop fondés.

— Bon ! Or, puisque les Anglais me traitent en chien enragé ou en galérien, pourquoi donc que je garderais des ménagements avec eux ? Ce ne serait pas de la bonté, ça serait de la bêtise…

— Tout cela ne m’apprend pas comment tu t’y prendras pour suppléer, en supposant toutefois que nous soyons assez heureux pour atteindre la terre, à l’argent qui nous manque…

— Mais au contraire ! Une fois à terre je m’embusque derrière une haie, dans un champ, absolument comme font les chouans dans mon pays, puis, le premier Anglais qui passe, je lui saute dessus et je lui empoigne sa monnaie.

— Ton moyen me semble assez risqué.

— Bah ! à la guerre comme à la guerre ! Après tout je ne compte pas sur l’Anglais que sa mauvaise étoile enverra vers nous pour nous servir de banquier… Non… je lui administrerai seulement un certain coup de tête que je sais dans le creux de l’estomac, et cela me suffira pour l’étendre par terre et pour l’étourdir. Mais assez causé, moins l’on parle en affaires et mieux on s’en trouve. Tout est dit, redit, convenu et arrêté entre nous, n’est-ce pas ? Cette nuit tu m’attendras vers minuit !

— Je t’attendrai et je serai prêt.

— Allons, ça va bien : tu viens de me faire cette réponse d’un ton ferme et décidé, qui me rassure et me donne bon espoir ! Ah ! mon ami, revoir son pays, pouvoir faire ses volontés, vivre comme tout le monde… à sa guise… Cette idée-là me rend fou de joie. À présent, pour plus de prudence encore, ne nous adressons plus la parole jusqu’à ce soir. Au revoir !

Bertaud s’éloignait après avoir prononcé ces paroles, lorsque, semblant se raviser, il revint près de moi.

— À propos, me dit-il, j’oubliais de t’avertir d’une précaution indispensable qu’il te faudra prendre. Comme il règne en ce moment un froid vif et piquant, et que par conséquent la mer ne doit pas être ici précisément aussi chaude que dans l’Inde, aie soin de te frotter tout le corps, des pieds à la tête, avec de l’huile ou de la graisse… Cela t’empêchera d’être pincé aussi fortement par la froideur de l’eau… Bon espoir, à minuit j’irai te chercher !

Cette conversation avec Bertaud avait complètement changé mes idées ; la perspective d’une délivrance prochaine m’avait fait envisager avec effroi cette détention probable de deux ou trois ans dont j’étais menacé ! Qui sait aussi si l’influence et la contagion de cet amour de liberté qui animait mon compagnon n’avaient pas déteint sur moi ? Toujours est-il que je me sentais déterminé à tout entreprendre, à tout braver pour secouer l’affreux esclavage qui pesait sur moi.

La nuit venue, je dérobai une bonne partie de la graisse de la lampe qui servait à notre petite académie, et je m’en frottai tout le corps. Complètement nu sous ma couverture, j’attendais avec une impatience fébrile l’arrivée de Bertaud. Minuit sonnait lorsque, fidèle à sa promesse, il vint m’avertir qu’il m’attendait. Je me glissai doucement en bas de mon lit, et le suivant, en rampant en silence, j’eus le bonheur de traverser toute la batterie sans éveiller un seul dormeur, sans attirer l’attention de personne.

Avant de poursuivre ce récit, je demanderai la permission au lecteur, car cela est indispensable pour l’intelligence de ce qui va suivre, de lui donner une courte description et de la position de notre ponton et des lieux qui l’environnaient.

En face de Portsmouth, et venant y mourir, se trouvait le lac de Portchester ; ce lac, partagé en trois bras par d’énormes masses de vase, contenait les pontons. Le Protée, son avant tourné vers le port, était ancré dans le bras du milieu, dit rivière de Portchester.

Les pointes des trois masses de vase dont je viens de parler arrivaient jusqu’au fond du port de Portsmouth ; en face de l’îlot de vase situé à notre droite, du côté de l’ouest se trouvait la campagne ; un peu plus loin, l’on voyait une prison nommée Forton, qui était aussi consacrée aux prisonniers de guerre français, puis, en avançant encore un peu, toujours en ligne droite du côté de la mer, on arrivait à la ville de Gosport.

À l’est du Protée, et après avoir traversé deux îlots qui s’étendaient d’un bout à l’autre de la rivière, on parvenait aussi à la campagne, seulement cet endroit était couvert de forts. À partir de ces forts et en remontant vers le sud, on arrivait à l’arsenal et à la ville de Portsmouth.

À présent je reprends mon récit.

Après avoir, je l’ai dit, heureusement traversé la batterie et être descendus dans le faux pont, nous atteignîmes, Bertaud et moi, le trou par où nous devions nous jeter à la mer.

— Voici ton sac, me dit mon compagnon d’aventures d’une voix tellement basse que je devinai sa phrase plutôt que je ne l’entendis ; passe les cordes qui le retiennent en sautoir autour de ton épaule droite et de ton corps : ces cordes ne sont attachées que par un nœud qu’il te sera facile, si la nécessité l’exige, de défaire de suite et sans effort…

— Qu’y a-t-il dans ce sac, Bertaud ? lui demandai-je sur le même ton.

— Deux biscuits, un flacon de rhum, une lime dont le bout affilé vaut une pointe de poignard, et deux paires de patins.

— Des patins ! pour quoi faire ?

— Pour que nous puissions marcher sans trop nous enfoncer sur les hauts-fonds des îlots de vase. Allons, retire-toi et laisse-moi passer, je dois te montrer le chemin.

— Oh ! cette fois je m’y oppose. Je me mets à la mer le premier, ou bien je renonce à m’évader.

— Tu abuses de ce que le temps me presse, me répondit Bertaud du ton d’un doux reproche, pour me forcer à te laisser t’exposer à ma place. Enfin, il faut bien te céder ! prends cette corde et laisse-toi glisser… Eh bien ! tu ne m’embrasses pas ! Le fait est que la dernière fois nos adieux ne nous ont pas positivement porté bonheur.