Mes prisons/03

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Mes prisons
Mes prisonsVanier (Messein)Œuvres complètes, tome IV (p. 397-402).


III

UNE… MANQUÉE


Le regretté Arthur Rimbaud et moi, férus d’une male rage de voyage, partîmes par un beau jour, si je ne me trompe, de juillet 187…, pour A…, où j’avais fait et devais faire depuis de nombreux séjours en famille, et d’autres. Ville curieuse, maisons espagnoles du bon xviie siècle et quelques monuments dont le plus bel hôtel de ville gothique de France, caserne et couvent, cloches et tambours. Nul commerce et peu d’industrie. Quelques richards confinés derrière les hautes fenêtres à volets blancs de leurs petits hôtels à beaux jardins. La population, aisée ou pauvre, casanière, mais de bonne composition.

Nous nous mîmes dans le train vers dix heures du soir et arrivâmes au jour. Le tour de la ville fut vite fait, ces places fortes sont resserrées, et en attendant que fussent levées les personnes susceptibles de nous accueillir amicalement sans trop de dérangement pour elles, nous résolûmes d’aller déjeuner au buffet de la gare où nous prîmes préalablement chacun un ou plusieurs apéritifs… en causant de choses et d’autres. Rimbaud, malgré son extraordinairement précoce sérieux qui allait quelquefois jusqu’à de la maussaderie traversée par foucades d’assez macabres ou de très particulières fantaisies et, moi, resté gamin en dépit de mes vingt-six ans sonnés, avions ce jour-là l’esprit tourné au comique lugubre, et, cabrionesques, n’allâmes-nous pas nous aviser de vouloir « épater » les quelques « bonnes têtes » de voyageurs là consommant bouillons, pains fourrés et galantines arrosés de vin d’Algérie trop cher ! Parmi les types présents se trouvait à droite, je m’en souviens encore, sur notre banquette, à peu de distance, un bonhomme presque vieux, médiocrement mis, un chapeau de paille défraîchi sur une tête plutôt à claques rasée, niaise et sournoise, suçotant un cigare d’un sou en humotant une chope à dix centimes, toussant et graillonnant, qui prêtait à notre conversation une attention encore moins bête que malveillante. Je le signalai à Rimbaud qui se mit à rire, comme ça lui arrivait souvent, à la muette, en sourdine. Ô l’affreuse apparition, qui s’évanouit soudain (comme par magie, des chaussons en voisin et notre distraction aidant, pour être de bon compte et ne verser point dans le fantastique à la mode). Nous avions causé d’assassinat, de vol, comme personnellement et dans de truculents détails, on eût dit plus encore qu’oculaires, et continuions sur le thème une fois donné, comme il arrive — quand surgirent en quelque sorte devant nous, comme poussés là subito, deux gendarmes du plus positif acabit, eux, qui nous invitèrent sommairement à les suivre.

Nous suivîmes, comme dû, les représentants, d’ailleurs respectés, d’une autorité que nous nous permîmes néanmoins de trouver un peu bien pressée d’avoir affaire à nous, si nullement répréhensibles. Enfin ! et nous franchîmes, après un bon ou plutôt mauvais quart d’heure de marche dans d’étroites rues maraîchères, les trois ou quatre marches d’une entrée latérale de l’Hôtel de Ville, où, je ne sais pourquoi ni comment, siégeait le chef du Parquet du ressort, dans un cabinet précédé d’une antichambre où nous dûmes attendre quelque peu. Très bien, cette entrée latérale. Voûte cintrée, pierre grise et bois noir avec pendentifs assortis. Des gardes nationaux (c’était si peu après la guerre et avant la suppression de cette milice-là) montaient la garde, à peu près vêtus, mais plus cossument que nous, les paquets-de-couenne du siège de Paris ; des « agents de ville », ils sont partout les mêmes, à quelques détails d’uniforme près, circulaient indolemment, comme chez eux, au fait… Rimbaud, après m’avoir fait signe, entama une partie de sanglots, qui devait attendrir et attendrit nos bons garçons de gendarmes (ils ne sont pas tous aussi aimables non plus que très sensés d’aucunes fois, même à travers leur irresponsabilité) en attendant l’effet sur M. le Procureur de la République. Ce fut lui qu’on appela le premier, et il ressortit bientôt de l’important cabinet les yeux moites encore et avec un clin d’œil comme d’alarme à mon adresse. Je pénétrai à mon tour chez le premier magistrat debout de l’endroit, lequel, assis dans un rond de cuir où il semblait plutôt vissé, m’interrogea, coupant cette formalité de pas mal rogues observations sur la tenue de mon pantalon blanc un peu terni, de fait, par la poussière du voyage, en outre de quelque usage préalable et subséquent. Quelques objurgations furent ensuite mâchonnées : « Une exécution vient d’avoir lieu à A… Regrettables, ces conversations topiques (sic) en un endroit public et dans de telles conjonctures… Peuvent donner prise à des soupçons peut-être justes… À preuve… Vous voyez… Après tout, qu’est-ce que vous veniez faire ici ? Avec ce jeune homme qui semble d’ailleurs convenable et respectueux de la justice ? Mais encore une fois, que veniez-vous faire ici ? Mis ainsi tous deux, et sans bagages, n’est-ce pas ?… Oui… Eh bien ? vous voyez. »

J’expliquai mon cas, fantaisie, promenade en compagnie d’un ami, — ce, nettement, assez carrément même. J’étais plus républicain qu’à présent, je sortais d’être un peu communard, et j’avais le verbe passablement haut. Après références en ville données, « papiers » montrés, lettres, passeports, billets de banque (ô Temps, suspends ton vol !), j’ajoutai que j’étais Messin, que j’avais à opter entre la France et l’Allemagne, et que, ma foi ! maintenant, j’hésitais, vrai ! en présence de cette arrestation ar-bi-traire, etc., etc. (M. le Procureur, — à présent, M. le Président, pourrait témoigner de la véracité de tout ce récit.)

Après un peu de silence orageux, un coup de timbre du magistrat, figure à favoris, jeune encore, le cheveu brun et frisé et de précoces lunettes, fit entrer les gendarmes auxquels il fut dit : « Vous reconduirez ces individus à la gare, d’où ils devront partir par le premier train pour Paris. » J’objectai que nous n’avions pas déjeuné. « Vous les conduirez déjeuner, mais qu’ils partent aussitôt, et ne les perdez pas de vue que le train ne s’ébranle. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Peu soucieux de nous exhiber de nouveau au buffet entre nos acolytes officiels, non plus d’ailleurs que de retraverser à jeun les rues encombrées de tout à l’heure, nous cassâmes une croûte dans un « bon endroit » que nous désigna le brigadier, prîmes le café puis la goutte auxquels nous conviâmes les gendarmes et, non sans ennui à cause de nos pantalons que l’escorte autour devait faire paraître « patibulaires » aux encore nombreux passants rencontrés, parvînmes à notre destination. Après de cordiaux adieux aux, somme toute, gentils alguazils, nous nous enfournâmes dans une seconde, pleins d’admiration pour la manière, pour le procédé, plus encore que pour la judiciaire, de M. le Procureur P…

Et ce fut avec une nouvelle vaillance qu’à Paris, le soir même, lestés d’un repas sérieux cette fois, voire un peu mieux, nous repartîmes, par une autre gare, pour de plus sérieuses aventures.