Mes quatre années de captivité en Belgique

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Revue La Canadienne (Janvier 1920p. 1-24).

La Canadienne — Janvier 1920


Nous entourions notre mère qui faisait
preuve d’un grand sang-froid en face des
Boches arrogants.

Mes quatre années de captivité en Belgique

Récit émouvant préparé spécialement pour les lectrices de
« La Canadienne » par Madame Béland-Mathieu, de Québec.


Ill. par E. J. Dinsmore.


J’AI constaté, depuis mon retour au pays, après une absence de quatre années, que tant de choses ont été écrites sur les événements de Belgique pendant l’occupation allemande, que je me demande si ce que je puis raconter offrira encore quelque intérêt.

Et puis, je n’ai, en somme, à offrir aux lectrices de La Canadienne que certains incidents pris au hasard de mes souvenirs personnels — mais quels souvenirs, et quelle époque terrible ! — dans le petit milieu où j’ai vécu pendant la grande catastrophe qui a bouleversé le monde.

Je désire, toutefois, déclarer, dès le début de mon récit, qu’ayant habité tout le temps de la guerre un château dans la ligne de feu, je n’ai jamais eu à me plaindre d’attentats soit à mon honneur, soit à ma dignité. Notre maison était sous la protection d’une famille très influente qui a accordé en toute occasion la plus courtoise hospitalité aux officiers et soldats allemands, qui en ont bien usé en vainqueurs, mais avec correction.

Cappellen, où j’habitais, est un village situé entre la ville d’Anvers et la frontière hollandaise, exactement à six milles au nord de la puissante forteresse qui a fait l’objet des convoitises des Allemands durant les deux premiers mois de la guerre, en 1914, et qui est en définitive tombé, après une résistance héroïque, le 9 octobre de cette année-là. Des événements qui ont immédiatement précédé la chute d’Anvers, je n’ai que peu de connaissance personnelle, vu que, durant ces deux semaines de l’agonie de la grande forteresse, il ne nous était pas permis, à nous, femmes et jeunes filles, de nous approcher de la ligne de bataille. Mon père quittait la maison chaque matin pour l’hôpital à Anvers, et rentrait dans le cours de la soirée pour se voir immédiatement entouré de la famille, en quête que nous étions toutes de renseignements sur les événements tragiques qui se déroulaient. Mon père a déjà raconté ailleurs dans le détail tous les incidents de sa captivité en Allemagne.


L’aide aux réfugiés



MA mère et mes sœurs, durant l’exode de la population civile des faubourgs et de la ville d’Anvers vers la Hollande, nous nous sommes empressées d’entourer les vieillards des deux sexes et les petits enfants, de tous les soins possibles pendant leur séjour forcé à Cappellen, et particulièrement durant les dernières nuits qui précédèrent la chute de la ville.


Le château qu’habitait l’auteur à Cappellen, en Belgique.

Si nous n’avons pas quitté Cappellen pour la Hollande, c’est que mon père et ma mère désiraient rester sur le théâtre des hostilités où l’un donnait ses soins aux blessés et aux malades et l’autre ses secours aux pauvres de la société de St-Vincent de Paul. Ce n’est qu’après le départ de mon père pour sa longue captivité en Allemagne, que j’ai moi-même assumé le rôle de « Petite canadienne, sœur des pauvres. »

Mais avant de parler de cette organisation que nous avions établie à Cappellen, je désire vous donner quelques détails en rapport de la seconde arrestation de mon père, détails que mon père lui-même a toujours ignorés jusqu’au moment où j’ai pu le retrouver en Hollande après trois ans de séparation.


Arrestation de mon père



UN JOUR, deux soldats allemands se présentèrent au château et ordonnèrent à mon père de les suivre à Anvers. C’était, si j’ai bonne mémoire le 15 mai, 1915. Nous passâmes toute la journée dans les plus grandes inquiétudes. Ma mère et moi, nous nous rendîmes à la maison communale pour insister auprès du maire afin qu’il fît une démarche personnelle auprès des autorités militaires à Anvers. Le maire nous assura qu’il ne s’agissait alors que d’une simple formalité et que le soir même mon père serait de retour au milieu de nous. En effet, le soir même, vers les huit heures, il rentrait seul, porteur d’une carte d’identification qui lui permettait de circuler librement dans les limites de la commune de Cappellen.

La sécurité dont il jouissait ne fut que de courte durée, car le trois juin suivant, deux soldats se présentaient de nouveau. Comme nous étions, ma petite sœur et moi, sous l’impression qu’il ne s’agissait encore que d’une promenade à Anvers, comme la première fois, nous étions d’avance sorties en courant de la maison pour aller nous cacher dans un buisson près de la grande grille afin de taquiner un peu le « cher prisonnier » lors-qu’il passerait escorté des deux boches. Nous le vîmes passer, échangeant avec nous un petit sourire des yeux, et j’étais loin de supposer, à ce moment, que je ne reverrais mon père que trois ans plus tard. Ce fut en vain que durant cet après-midi et durant la longue soirée qui suivit nous l’attendîmes. Les heures passèrent et la nuit tomba sur les maisons et la campagne sans que nous le revîmes. Il était nuit depuis quelques heures lorsqu’un messager arriva à bicyclette, portant une lettre écrite de la main de mon père nous disant qu’il était interné dans un hôtel, à Anvers. Le lendemain, ma mère alla le voir et demeura avec lui. Nous nous disposions, mes deux sœurs et moi, à l’aller visiter le surlendemain, mais à notre grand regret, la permission nous fut refusée.


Hospitalité payée d’ingratitude



LE DIMANCHE, 6 juin, dans la soirée, ma pauvre mère rentrait, courbée déjà sous un immense chagrin. Elle nous rapportait que ce jour-là, à midi, on était venu arracher mon père de l’hôtel et qu’on l’avait dirigé vers l’Allemagne. Elle nous rapportait également qu’elle avait tout mis en œuvre pour que mon père ne fût pas déporté. Un avocat avait été prié de faire des représentations aux autorités militaires, d’expliquer en particulier, qu’en sa qualité de médecin, mon père n’eût pas dû être interné. On lui avait répondu que les ordres étaient péremptoires, que ces ordres venaient d’une autorité supérieure et qu’il fallait s’y conformer.

Nous restions donc désormais seules au château. À cette époque, aucun officier ne logeait chez nous, mais ce ne fut pas long avant qu’un troisième officier, — car nous en avions eu deux auparavant, — se présentât et s’imposât à loger chez nous. C’est au cours de cette hospitalité que nous eûmes, un soir, l’occasion de passer par des transes épouvantables.

Le fort le plus rapproché du château est le fort d’Erbrant et nous voyions tous les jours défiler dans la rue de petits détachements des soldats allemands qui occupaient le fort.

Une après-midi, vers la tombée du jour, nous étions toutes ensemble assises dans une salle, lorsqu’une des servantes vint nous prévenir que trois soldats étaient entrés à la cuisine et demandaient à voir les caves. On comprend facilement que cette nouvelle nous jeta dans la consternation. Ma mère seule, conserva son sang-froid, et, comme elle se dirigeait vers la cuisine, il fut facile de constater que les trois soldats qui étaient là avaient une morgue peu rassurante. Ils étaient restés couverts, portaient chacun une carabine et avaient un air décidément effronté. En apercevant ma mère, que nous accompagnions, ils redoublèrent d’audace et demandèrent du vin. Nous avions appris que c’était généralement l’entrée en matière de ces messieurs lorsqu’il s’agissait de commettre des déprédations.


Ma mère use de diplomatie



MA MÈRE ne perdit pas son sang-froid. Elle parlait suffisamment l’allemand pour pouvoir comprendre ces soldats et se faire comprendre d’eux. Elle leur demanda, d’un ton assuré, ce qu’ils voulaient. « Du vin, » répondirent les trois hommes du kaiser. « Combien en voulez-vous » demanda ma mère ? « Nous désirons aller nous mêmes nous servir » répondirent-ils. « Quant à cela, je ne peux pas vous permettre d’aller dans la cave. » « Eh bien », dirent-ils, « Il nous faut du vin et nous l’aurons. » Mes sœurs et moi, voyant que la conversation prenait un ton violent, nous voulûmes savoir ce dont il s’agissait. C’est alors que notre mère nous dit ce qui venait de se passer. Nous la suppliâmes, en français, de laisser aller ces soldats à la cave, convaincues que nous étions que quand ils se seraient chargés de vin, ils se retireraient. Mais ma mère, se rappelant sans doute qu’un officier allemand logeait chez nous et qu’il pourrait entrer d’un moment à l’autre, prit un parti héroïque. Elle leur fit la question suivante : « Avez-vous, par hasard, l’autorisation de vos officiers, en venant réclamer du vin ici ? » Ce à quoi ils répondirent affirmativement. Alors ma mère les invita simplement à s’asseoir pendant quelques minutes et à attendre la rentrée du Capitaine X…, commandant de telle compagnie, qui était à Cappellen et qui logeait chez nous. Les Allemands reçurent un choc évident, à cette déclaration ; ils échangèrent un regard furtif, baissèrent notablement le ton arrogant dont ils s’étaient servis jusque-là et réclamèrent simplement chacun une bouteille. Au même instant, tous trois enlevaient leur casque et l’un d’eux dit : « Comme ça, vous avez un officier qui loge ici ? » « Oui, » répondit ma mère, « et je lui rapporterai mot à mot ce qui vient de se passer. Voulez-vous être assez bons de me donner vos noms et vos numéros afin de savoir si vraiment vous avez dit la vérité. » Les trois soldats tournèrent les talons, sans même insister sur la dernière bouteille de vin qu’ils avaient réclamée, et enfilèrent la porte en disant : « Bonsoir, madame. »

Quelle détente et quel soulagement ! Les trois Boches s’éloignèrent d’un pas alerte vers la grande grille, regardant de droite et de gauche, comme des malfaiteurs qui fuiraient un gendarme, et aussitôt arrivés à la chaussée, ils tournèrent à gauche et disparurent derrière les grands arbres. L’officier, qui rentra un peu plus tard, fut mis au courant de ce qui s’était passé et nous avons pu remarquer que le rouge lui montait au visage et qu’il était très ennuyé de cet incident.


On nous prend pour des espionnes



IL y avait, à cette époque, à Cappellen certaines personnes qui faisaient clandestinement le trafic des lettres entre la Belgique et la Hollande. La frontière était bien gardée, mais on affirme que les contrebandiers patriotes réussissaient quand même à passer plus de 300 lettres par jour. On comprend donc que plusieurs citoyens de Cappellen étaient soupçonnés et surveillés.

Un jour, vers dix heures de l’avant-midi, ma plus jeune sœur et moi, nous étions allées porter une bouteille de vin, par ordre de ma mère, à une famille pauvre dont la femme était malade au lit et qui habitait une ruelle située à environ un demi mille de notre maison.

Nous nous rendons, nous entrons, nous causons quelques minutes avec la femme malade, nous lui remettons la bouteille de vin et ensuite, comme nous sortions, accompagnées toutefois par un gros chien St-Bernard qui nous appartenait, nous nous trouvons face à face avec deux soldats allemands. Ces soldats nous interrogent en français et nous demandent ce que nous étions venues faire là. Nous expliquons que nous sommes venues porter des soins à une femme malade, mais les soldats évidemment n’ajoutèrent pas foi à nos paroles et nous ordonnèrent de rentrer sur la grande chaussée avec eux et de les accompagner à Anvers.

Pour aller à Anvers, il fallait passer devant notre résidence. Le gros St-Bernard, qui, apparemment, n’aimait pas plus les Allemands que nous, se tenait tout à côté de ma petite sœur comme pour la protéger contre nos nouveaux compagnons. Lorsque nous arrivons à la grande grille, nous faisons mine d’entrer mais les soldats s’y objectent. Nous expliquons que nous demeurons là, que nous avons un officier à loger, que notre mère s’occupe des pauvres et que nous allons chaque jour faire des messages pour elle dans les familles des pauvres et nous continuons sans plus attendre, protégées que nous sentions par le gros St-Bernard.


Le gros St-Bernard, gardien de l’auteur et la protégeant contre la « kultur » boche.

Les soldats nous suivirent, entrèrent avec nous et voulurent savoir le court et le long de toute l’histoire. C’est encore ma mère qui vint nous dégager en donnant l’explication qui était naturellement très plausible.

Ce belge chez qui nous étions allées, fut arrêté quelques jours plus tard. Après des perquisitions chez lui et sur sa personne on constata qu’il était porteur de lettres et il fut jeté en prison.


Pillards de vin



UNE autre fois, au cours de la première année qui suivit l’internement de mon père, la femme du concierge d’un des principaux citoyens de Cappellen, arriva au château toute en larmes et demanda à ma mère de vouloir bien venir avec elle, vu que les soldats allemands s’étaient introduits dans la maison de son maître, qu’ils étaient dans les caves et qu’ils étaient à enlever le vin. C’était une famille amie dont le propriétaire et la famille étaient en Hollande. Ma mère partit avec cette bonne et fidèle servante ; je l’accompagnai. Lorsque nous arrivons à la grille de cette résidence, nous constatons qu’il y avait un soldat allemand armé qui montait la garde. Ma mère entra en conversation avec lui mais eut peu de satisfaction. Nous passâmes outre et nous nous rendîmes à la maison pour constater qu’une charrette à bras était placée à la porte et que deux soldats allemands étaient occupés à la remplir de bouteilles de vin. Ces soldats, à notre vue, furent visiblement ennuyés, mais ils n’en continuèrent pas moins leur besogne et, quand la charrette fut bien remplie, ils sortirent de la cour, celui qui montait la garde partant avec eux. C’était la deuxième fois qu’ils venaient à cet endroit. Les caves nous révélèrent qu’on s’était livré là à des actes de vandalisme ; la porte de la cave à vin avait été défoncée, les innombrables morceaux de verre qui couvraient le parquet indiquaient assez qu’on avait brisé les bouteilles après en avoir bu le contenu.


La loi du plus fort



UN soir que l’officier avait demandé la permission de venir causer avec nous, une discussion très intéressante s’engagea entre lui et ma mère. C’était au sujet de la Belgique, des intentions de l’Allemagne en rapport avec la Belgique, de la réhabilitation du pays et de l’indemnité éventuelle qu’il faudrait payer pour réparer les dommages énormes causés par l’invasion allemande.

Ma mère demanda à l’officier : « Et cette petite Belgique, qu’est-ce que vous en ferez maintenant. »

L’officier lui répondit : « La Belgique restera allemande. »

« Mais en vertu de quel droit, » demanda ma mère, qui, quelquefois parlait avec tant d’assurance que nous craignions pour elle des conséquences fâcheuses. L’officier lui dit :

« En vertu du droit de la Force, car notre Kaiser a bien offert au roi des Belges de lui payer tous les dommages qu’il causerait, si la permission nous était donnée de traverser la Belgique pour aller combattre la France. Votre roi, » ajoutait-il, « a refusé de nous laisser passer ; lui, son peuple et son territoire doivent subir le sort de la guerre, et le sort de la guerre se résume au droit du plus fort. »

Nous n’avons jamais pu comprendre comment il se fait que cet officier, qui, d’ailleurs, ne manquait pas de culture, pouvait blesser ainsi les sentiments d’une famille belge dont il était l’hôte. Et ce sont des incidents comme celui-ci, qui m’ont éclairée plus que quoique ce soit sur la mentalité allemande.

Il me faudrait des volumes pour raconter en détail toutes les démarches que ma mère a faites auprès des autorités allemandes, auprès des autorités civiles belges, pour obtenir la libération de mon père, interné dans une prison à Berlin. Il s’agissait d’abord d’établir que mon père avait fait le service d’hôpital jusqu’à la prise d’Anvers, et c’est ce qui a été fait par la bienveillante entremise des autorités de l’hôpital appuyées par le maire de la ville d’Anvers, M. Devoss. Ma mère a également fait tenir une enquête à Cappellen par les autorités militaires allemandes, et elle a fait défiler devant l’officier qui présidait à cette enquête un nombre considérable de malades revenus à la santé que mon père avait traités.

Elle s’est procuré les certificats du médecin de Cappellen, qui était rentré de Hollande, un peu avant le départ de mon père, et c’est alors qu’elle reçut de l’officier qui avait tenu l’enquête l’assurance que tous ces documents seraient plus que suffisants pour faire remettre en liberté celui qui avait été interné si injustement. Tous ces documents furent mis en duplicata. Une copie était envoyée à l’Ambassadeur américain à Berlin, M. Gérard, et l’autre au département des Affaires Étrangères, à Berlin. Ce travail énorme, je pourrais dire, de tous les jours et de tous les instants, dura deux ou trois mois. Je n’hésite pas à dire que je crois que ce sont ces périodes d’anxiété et de travail intense de la part de ma mère, qui ont provoqué la terrible maladie qui la conduisit au tombeau un an plus tard.


Pêcheur en « eau trouble ? »



UN riche Allemand, M. Von Mallinkrotdt, habitait Cappellen depuis de nombreuses années. C’était un noble et, comme on le disait, un ami personnel de l’empereur. On assurait aussi qu’il avait ses entrées au ministère belge, car, il avait obtenu le droit de pêche dans les canaux qui entourent les forts d’Anvers. On se demandait en vérité, pourquoi cette pêche avait tant d’attrait pour cet Allemand.

Ceci est simplement une digression. Ce que j’avais dans l’esprit en mentionnant ce noble allemand, c’est la démarche que ma mère, par l’entremise du maire de Cappellen, le supplia de faire en faveur de mon père. Il promit, à son premier voyage à Berlin, de faire quelque chose, mais à son retour, la seule consolation qu’il put nous donner, fut de nous dire que l’enquête se poursuivait toujours. Il a été impossible d’en savoir plus long.


Petites taxes de guerre



DURANT mon séjour de trois ans d’une captivité voilée à Cappellen, j’ai eu bien des fois l’occasion d’aller à Anvers.

Pour se rendre à Anvers, il était nécessaire de passer à un bureau de contrôle, au village que j’habitais, afin d’y recevoir un permis. Il était strictement défendu de voyager en tramway ou de voyager à bicyclette, sans un permis spécial, en dehors des limites du village, et ce bureau allemand faisait payer la modique somme de vingt à vingt-cinq cents pour chaque permis, façon de prélever encore une petite contribution.

D’ailleurs, j’ai déjà dit quelle surveillance étroite les Boches exerçait sur la population qu’ils tenaient sous leur talon de fer. Le moindre incident était prétexte à enquête et alors, quelle paperasserie ! À plus raison se montraient-ils très chatouilleux à l’endroit des chefs belges, magistrats, bourgmestres, etc., qui leur étaient naturellement antipathiques.


La lettre du Cardinal Mercier



LE clergé, on le conçoit, n’échappait pas à cette surveillance. Le dimanche, on pouvait voir dans notre église deux ou trois uniformes boches postés là pour guetter ce qui se passerait. Rien ne leur échappait : annonces, sermons, tout était soigneusement noté.

Un dimanche, grande commotion dans le village. On avait lu la fameuse lettre pastorale du Cardinal Mercier dans l’église de Cappellen. Le lendemain, le presbytère était entouré de casques à pointe. Un officier, suivi de quelques soldats, pénétra dans la maison et ordonna au curé de lui remettre sa copie du document épiscopal.

Le curé ayant demandé à l’envoyé militaire, en vertu de quelle autorité il faisait pareille demande, en obtint cette réponse qu’il obéissait aux ordres de ses supérieurs. Le curé avait cette réplique toute prête qu’il ne manqua pas de faire :

« Alors, » dit-il, « si vous obéissez à vos supérieurs en me réclamant la lettre de son Éminence, vous trouverez bon que je vous la refuse parce que mes supérieurs à moi m’ont ordonné de la lire à mes paroissiens. »

Sur ce refus, les soldats entreprirent de fouiller la maison et ne se retirèrent qu’après avoir trouvé le précieux document.


Les Boches à l’église



LA semaine suivante, la nouvelle se répandit à Cappellen que dans l’église de Lecken, à Bruxelles, l’église même fréquentée par la famille royale en temps de paix, un nouvel incident s’était produit. Quand le curé, du haut de la chaire, voulut continuer la lecture de la lettre pastorale, dont la première partie avait été lue le dimanche précédent (puis confisquée), deux officiers qui assistaient à la messe avec un détachement de soldats, lui ordonnèrent de leur place de discontinuer sa lecture. Le curé répliqua qu’il ne faisait qu’accomplir son devoir, qu’il accomplirait ce devoir jusqu’au bout, et qu’il ne céderait que devant la force brutale. Les deux officiers délibérèrent, jetèrent un coup d’œil sur leur détachement, puis se retirèrent sans pousser plus loin leur intervention. Ils n’osèrent pas porter la main sur un prêtre dans l’exercice de ses fonctions. L’incident créa une vive sensation dans tout le pays.


Le Cardinal Mercier prisonnier



C’EST après la publication et la confiscation de cette désormais fameuse lettre pastorale que le Cardinal Mercier fut gardé à vue et que son secrétaire et son imprimeur furent jetés en prison.

Il était facile de voir le sentiment de défiance qui animait les officiers à l’égard du Cardinal. Il était, à leurs yeux, l’âme de la résistance passive qu’ils rencontraient dans la population. Tous les soldats le regardaient comme l’auteur caché de tous les complots ourdis contre l’armée d’occupation.

Il faut ajouter que, dans l’état où se trouvait le pays, privé de son Roi, sans gouvernement, les gens venaient en foule de tous les points du pays consulter cet héroïque et vénérable patriote. On était convaincu qu’il ne se laisserait pas intimider par les sabres teutons qui, du reste, n’osèrent jamais lui toucher.

On vient de décorer son Éminence du ruban des grands héros de la guerre. Cette nouvelle, accueillie avec enthousiasme dans tout l’univers, a souligné, à l’instar des plus hauts faits d’armes cette force morale qui a conservé sous la botte même de l’envahisseur l’héroïsme belge et sa foi indomptable dans le triomphe du droit et de la justice.

Je pourrais accumuler les incidents, je pourrais dire comment il nous fallut enfouir sous terre, pendant la nuit, nos cuivres précieux, pour les empêcher de tomber aux mains des pillards, comment mon frère réussit à passer en Hollande malgré la fatale barrière de broches électrisées qui gardait la frontière, etc. Ces récits, rallongeraient inutilement cet article, sans lui donner un intérêt additionnel. Ce que j’en ai dit suffit pour faire voir quelle vie nous faisions et à quelles occupations nous passions notre temps sous les yeux du vainqueur.


Secours du Canada



TOUT notre temps était consacré à des œuvres de charité. À part la Société Saint Vincent de Paul qui s’occupait surtout des adultes, ma mère et quelques dames belges avaient formé une organisation que l’on appela la « Société de la soupe. » Le but de cette société était de donner à manger, le midi, à 300 petits garçons et petites filles. Des tables étaient dressées dans une grande salle et servies par des jeunes filles. Nous étions à peu près vingt-cinq jeunes filles employées à cette besogne sous la direction d’une dame directrice de l’association. Les fonds nécessaires au fonctionnement de cette organisation étaient fournis par les familles aisées de l’endroit.

Mais, parmi tous les secours distribués, combien populaires ont été ceux qui nous sont venus du Canada. Cela nous arrivait par voie de Bruxelles ou d’Anvers.

Chaque envoi nous apportait sa petite histoire sympathique : comment les habits avaient été donnés, par qui, de quel village ils venaient. Et pour moi, tout cela, c’était des nouvelles du pays, si lointain mais si tendrement aimé ! Quelles heures émouvantes passées à déballer tous ces trésors, à lire ces courts envois, un mot d’un petit canadien à son « petit frère belge, » que sais-je ?

Nous assortissions tout, puis la distribution se faisait parmi les plus nécessiteux. Les mères venaient avec leurs petits enfants, expliquaient leurs besoins, et recevaient les articles qui se rapprochaient le plus de ce qui leur était indispensable. Ces secours venus du Canada ont donné des résultats incalculables en Belgique et je puis dire, sans crainte d’être contredite, que non seulement ils ont été appréciés par les pauvres, mais qu’ils ont laissé dans le cœur du peuple belge tout entier un sentiment d’éternelle reconnaissance.


Les gamins pratiquent le « pas de l’oie »



LES gamins d’Anvers sont renommés pour leur espièglerie. Aussi ne manquèrent-ils pas une seule occasion de taquiner les Allemands. Il m’est arrivé d’être témoin d’un incident assez amusant. Nous étions attablés, mon père, ma mère et moi, vers une heure de l’après-midi, dans le café de l’hôtel de Londres, à Anvers. Notre table, située près d’une grande fenêtre, nous permettait de voir tout ce qui se passait dans la rue. Le café lui-même se trouve dans un endroit très fréquenté : une foule de gens y vont et viennent dans toutes les directions comme aux environs d’une gare de chemin de fer


Les gamins pratiquent le « pas de l’oie. »

Trois officiers allemands, tout reluisants dans leur uniforme, s’étaient arrêtés pour causer. Pendant que tout le monde avait les yeux sur eux, cinq ou six gamins rassemblés de l’autre côté de la rue semblaient aussi tenir un conciliabule. Soudain, les gamins s’alignent, deux de front, en arrière du cinquième qui leur servait de chef ; et nous les vîmes partir, évidemment au commandement de leur chef, et s’avancer au « pas de l’oie » dans la direction des trois officiers. « Halte !  » crie le général en herbe à sa troupe bien en face des Boches qui se retournèrent de son côté avec un air plutôt intrigué.

Un autre commandement du chef, qui, cette fois, est crié à pleine gorge par ta troupe : « À Paris ! » et les gamins de retraiter à reculons vers l’endroit d’où ils étaient partis. Et les spectateurs de rire.

Un des officiers cria : « Los ! » (Allez-vous en !). Les gamins se dispersèrent et s’enfuirent à toutes jambes. Des incidents de ce genre, dans lesquels les adultes ont souvent joué un rôle étaient d’occurrence quotidienne à Anvers.

Et la vie passait, monotone et dure, dans l’invincible anxiété de l’attente, dans l’espoir secret d’une prochaine délivrance.


Ma mise en liberté



DÉLIVRANCE ! Après quatre années de captivité, j’ai entendu la musique de ce mot le 15 mai 1918. Mon père avait reçu la nouvelle de sa mise en liberté vers la fin d’avril 1918. Il m’annonça lui-même l’heureuse nouvelle dans une lettre où il me prévenait que je recevrais probablement la permission d’aller le rejoindre en Hollande. En effet, quelques jours plus tard je fus priée de me rendre à Anvers pour y recevoir un sauf conduit pour la Hollande où je devais me rendre une semaine plus tard. On me défendait d’emporter dans mes bagages, ou sur ma personne, tout document de quelque nature que ce fût.

Au jour dit, mes petites sœurs m’accompagnèrent à la gare où toutes mes amies s’étaient réunies pour me souhaiter un bon voyage. Une d’elles Mlle . Tinchant, au moment où je montais dans le train, me remit un pli portant cette inscription : « Pour lire lorsque vous serez seule. » Je glissai la lettre dans ma sacoche où elle resta jusqu’à la gare suivante où mes sœurs m’avaient accompagnée. Nous nous dîmes adieu, puis le train reprit sa marche vers Esschem. Une fois seule dans mon compartiment, je m’empressai de lire ma lettre, qui ne contenait rien autre chose que les adieux de mon amie.


Le Boche veille



PENDANT que je lisais, un soldat se promenait dans le couloir de la voiture. Il s’était, évidemment, aperçu que je lisais quelque chose parceque, quelques minutes après, il revint à mon compartiment dont il ferma soigneusement la fenêtre et la porte. Convaincue que ma lettre était la cause de toutes ces précautions, je la déchirai en tout petits morceaux que je jetai, par une fente, dans l’espace qui se trouve au-dessus de la fenêtre. Mais je gardai l’enveloppe.

À Esschem, l’inspecteur trouva l’enveloppe, avec son inscription, dans ma sacoche, et me demanda : « Où est la lettre que contenait cette enveloppe ? » J’étais très embarrassée, et ne sachant trop quoi dire, j’hésitai quelque peu dans mes réponses. « Qu’en avez-vous fait ? » reprit l’inspecteur. Je racontai ce qui était arrivé.

L’officier devint alors arrogant et soupçonneux et me dit : « Mademoiselle, nous allons vous conduire en prison et vous ne continuerez pas votre voyage aujourd’hui. »


Vingt-quatre heures en prison



JE me mis à sangloter, je suppliai, mais tout fut inutile, et quelques minutes plus tard je me trouvai seule dans une cellule bien verrouillée où il n’y avait qu’un petit lit de camp sur lequel je me jetai épuisée et désespérée. Deux heures plus tard, des militaires m’apportèrent une feuille de papier, un cruchon de colle et tous les fragments de ma lettre que l’on était allé retirer de l’endroit où je les avais cachés. Et je reçus l’ordre de rassembler et de coller ensemble tous les morceaux de ma lettre de façon à la reconstituer dans son entier. Ce travail dura une heure.

Le lendemain matin, à 9 heures, on vint m’avertir que ma lettre avait été envoyée à Anvers où le censeur n’y avait rien trouvé de compromettant, mais que j’étais condamnée à passer 24 heures en prison ou à payer une amende de 50 marks. Je voulus payer immédiatement les 50 marks demandés, mais l’officier à qui je m’adressais me dit tout simplement : « Non, vous avez été condamnée à 24 heures de prison ; mais vous venez de passer ce temps dans votre cellule. Vous pourrez donc partir dans quelques minutes, sur le train qui va en Hollande. »

Vous comprenez ma joie. L’officier ajouta : « Pourquoi pas confiance aux autorités allemandes ? Ne croyez-vous pas que nous sommes aussi humains que les Anglais ? etc., etc, » À toutes ces questions j’opposai un silence discret. Je me contentai de lever les épaules en prétendant n’en rien savoir.


Libre enfin !



UNE heure plus tard j’étais à Rosendaal, où mon père m’attendait depuis plusieurs jours.

Le long cauchemar était fini. De retour au Canada, j’assistai, chaque jour avec une joie plus profonde, à cause des anxiétés passées, au triomphe lent et dur de la justice et de la civilisation par la main de son « Gentil Chevalier » l’immortel Foch. Puis ce fut la paix, et pour l’héroïque Belgique, où j’avais été l’objet de tant de sympathie, la délivrance aussi, la liberté prix de son héroïsme indéfectible et récompense de son grand « roi de la foi jurée. »


« L’œuvre vraiment utile n’est pas accomplie par le censeur qui se tient à l’écart de la bataille, mais par l’homme d’action qui prend bravement sa part de la lutte, sans être effrayé de voir du sang et de la sueur. » — Roosevelt.