Mes souvenirs (Massenet)/03

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 29-36).

CHAPITRE III

LE GRAND-PRIX DE ROME



J’avais donc obtenu un premier prix de piano. J’en étais, sans doute, aussi heureux que fier, mais vivre du souvenir de cette distinction ne pouvait guère suffire ; les besoins de la vie étaient là, pressants, inexorables, réclamant quelque chose de plus positif et surtout de plus pratique. Je ne pouvais vraiment plus continuer à recevoir l’hospitalité de ma chère sœur, sans subvenir à mes dépenses personnelles. Je donnai donc, pour aider à la situation présente, quelques leçons de solfège et de piano dans une pauvre petite institution du quartier. Maigres ressources, grandes fatigues ! Je vécus ainsi, d’une existence précaire et bien pénible. Il m’avait été offert de tenir le piano dans un des grands cafés de Belleville ; c’était le premier où l’on fît de la musique, intermède inventé, sinon pour distraire, du moins pour retenir les consommateurs. Cela m’était payé trente francs par mois !

Quantum mutatus… Avec le poète, laissez que je le constate ; quels changements, mes chers enfants, depuis lors ! Aujourd’hui, rien que se « présenter » à un concours vaut aux jeunes élèves leurs portraits dans les journaux ; on les sacre d’emblée grands hommes, le tout accompagné de quelques lignes dithyrambiques, bien heureux quand à leur triomphe, qu’on exalte, on n’ajoute pas le mot colossal !… C’est la gloire, l’apothéose dans toute sa modestie.

En 1859, nous n’étions pas glorifiés de cette façon !…

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Mais la Providence, certains diraient le Destin, veillait.

Un ami, encore de ce monde, et j’en ai tant de joie, me procura quelques meilleures leçons. Cet ami n’était pas de ceux que je devais connaître plus tard : tels les amis qui ont surtout besoin de vous ; les amis qui s’éloignent lorsque vous avez à leur parler d’une misère à soulager ; enfin, les amis qui prétendent toujours vous avoir défendu la veille, d’attaques malveillantes, afin de faire valoir leurs beaux sentiments et de vous affliger en vous redisant, en même temps, les paroles blessantes dont vous avez été l’objet. J’ajoute qu’il me reste cependant de bien solides amitiés que je trouve aux heures de lassitude et de découragement.

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Le Théâtre-Lyrique, alors boulevard du Temple, m’avait accepté dans son orchestre comme timbalier. De son côté, le brave père Strauss, chef d’orchestre des bals de l’Opéra, me confia les parties de tambour, timbales, tam-tam, triangle et autres tout aussi retentissants instruments. C’était une grosse fatigue pour moi que de veiller, tous les samedis, de minuit à six heures du matin ; mais tout cela réuni fit que j’arrivais à gagner, par mois, 80 francs ! J’étais riche comme un financier… et heureux comme un savetier.

Fondé par Alexandre Dumas père, sous la dénomination de Théâtre-Historique, le Théâtre-Lyrique fut créé par Adolphe Adam.

J’habitais, alors, au numéro 5 de la rue Ménilmontant, dans un vaste immeuble, sorte de grande cité. À mon étage, j’avais, pour voisins, séparés par une cloison mitoyenne, des clowns et des clownesses du Cirque Napoléon, voisinage immédiat de notre maison.

De la fenêtre d’une mansarde, le dimanche venu, je pouvais me payer le luxe, gratuitement bien entendu, des bouffées orchestrales qui s’échappaient des Concerts populaires que dirigeait Pasdeloup dans ce cirque. Cela avait lieu lorsque le public, entassé dans la salle surchauffée, réclamait à grands cris : de l’air !… et que, pour lui donner satisfaction, on ouvrait les vasistas des troisièmes.

De mon perchoir, c’est bien le mot, j’applaudissais, avec une joie fébrile, l’ouverture du Tannhæuser, la Symphonie fantastique, enfin la musique de mes dieux : Wagner et Berlioz.

Chaque soir, à six heures — le théâtre commençait très tôt — je me rendais, par la rue des Fossés-du-Temple, près de chez moi, à l’entrée des artistes de Théâtre-Lyrique. À cette époque, le côté gauche du boulevard du Temple n’était qu’une suite ininterrompue de théâtres ; je suivais donc, en les longeant, les façades de derrière des Funambules, du Petit-Lazari, des Délassements-Comiques, du Cirque Impérial et de la Gaîté. Qui n’a point connu ce coin de Paris, en 1859, ne peut s’en faire une idée.

Cette rue des Fossés-du-Temple, sur laquelle donnaient toutes les entrées des coulisses, était une sorte de Cour des Miracles, où attendaient, grouillant sur le trottoir mal éclairé, les figurants et les figurantes de tous ces théâtres ; puces et microbes vivaient là dans leur atmosphère ; et même dans notre Théâtre-Lyrique, le foyer des musiciens n’était qu’une ancienne écurie où l’on abritait jadis les chevaux ayant un rôle dans les pièces historiques.

À côté de cela, quelles ineffables délices, quelle récompense enviable pour moi, quand j’étais à ma place dans le bel orchestre dirigé par Deloffre ! Ah ! ces répétitions de Faust ! Quel bonheur indicible, lorsque, du petit coin où j’étais placé, je pouvais, à loisir, dévorer des yeux notre grand Gounod, qui, sur la scène, présidait aux études !

Que de fois, plus tard, quand, côte à côte, nous sortions des séances de l’Institut — Gounod habitait place Malesherbes — nous en avons reparlé de ce temps où Faust, aujourd’hui plus que millénaire, était tant discuté par la presse, et pourtant tellement applaudi aussi, par ce cher public qui se trompe rarement.

Vox populi, vox Dei !

Je me souviens aussi, étant à l’orchestre, d’avoir participé aux représentations de la Statue, de Reyer, Quelle superbe partition ! Quel succès magnifique !

Je crois voir encore Reyer, dans les coulisses, durant certaines représentations, trompant la vigilance des pompiers, fumant d’interminables cigares. C’était une habitude qu’il ne pouvait abandonner. Je lui entendis, un jour, raconter que, se trouvant dans la chambre de l’abbé Liszt, à Rome, dont les murailles étaient garnies d’images religieuses, telles celles du Christ, de la Vierge, des saints Anges, et qu’ayant produit un nuage de fumée qui remplissait la chambre, il s’attira du grand abbé cette réponse aux excuses qu’il lui avait faites, assez spirituellement d’ailleurs, en lui demandant si la fumée n’incommodait pas ces « augustes personnages ». — « Non, fit Liszt, c’est toujours un encens ! »

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J’eus encore, durant six mois, dans les mêmes conditions de travail, l’autorisation de remplacer un de mes camarades de l’orchestre du Théâtre-Italien, Salle Ventadour (aujourd’hui, Banque de France).

Si j’avais entendu l’admirable Mme Miolan-Carvalho dans Faust, le chant par excellence, je connus alors des cantatrices tragédiennes comme la Penco et la Frezzolini, des chanteurs comme Mario, Graziani, Delle Sedie, et un bouffe comme Zucchini !

Aujourd’hui, que ce dernier n’est plus, notre grand Lucien Fugère, de l’Opéra-Comique, me le rappelle complètement : même habileté vocale, même art parfait de la comédie.

Mais le moment du concours de l’Institut approchait. Nous devions, pendant notre séjour en loge, à l’Institut, payer les frais de nourriture pendant 25 jours et la location d’un piano. J’esquivai de mon mieux cette tuile. Je la prévoyais, d’ailleurs. Quelque argent, toutefois, que j’eusse pu mettre de côté, cela ne pouvait suffire, et, sur le conseil qu’on me donna (les conseilleurs sont-ils jamais des payeurs ?), j’allai rue des Blancs-Manteaux porter, au Mont-de-Piété, ma montre… en or. Elle garnissait mon gousset depuis le matin de ma première communion. Elle devait, hélas ! bien peu peser, car l’on ne m’en offrit que… 16 francs !!! Cet appoint, cependant, me vint en aide et je pus donner à notre restaurateur ce qu’il réclamait.

Quant au piano, la dépense était si exorbitante : 20 francs ! que je m’en dispensai. Je m’en passai d’autant plus facilement que je ne me suis jamais servi de ce secours pour composer.

Pouvais-je me douter que mes voisins de loge, tapant sur leur piano et chantant à tue-tête m’auraient à ce point incommodé ! Impossible de m’étourdir ni de me dérober à leurs sonorités bruyantes puisque je n’avais pas de piano et que, par surcroît, les couloirs des greniers où nous logions étaient d’une acoustique rare.

Il m’est souvent arrivé, lorsque, le samedi, je me rends aux séances de l’Académie des Beaux-Arts, de jeter un coup d’œil douloureux sur la fenêtre grillée de ma loge, qu’on aperçoit de la cour Mazarine, à droite, dans un renfoncement. Oui, mon regard est douloureux, car j’ai laissé derrière ces vieilles grilles les plus chers et les plus émouvants souvenirs de ma jeunesse, et elles me font réfléchir aux douloureux instants de ma vie déjà si longue…

En 1863, donc, reçu le premier au concours d’essai, — chœur et fugue — je conservai cet ordre dans l’exécution des cantates. La première épreuve eut lieu dans la grande salle de l’École des Beaux-Arts. On y pénétrait par le quai Malaquais.

Le jugement définitif fut rendu, le lendemain, dans la salle des séances habituelles de l’Académie des Beaux-Arts.

J’eus pour interprètes Mme Van den Heuvel-Duprez, Roger et Bonnehée, tous les trois de l’Opéra. De tels artistes devaient me faire triompher. C’est ce qui arriva.

Ayant passé le premier — nous étions six concurrents — et, comme à cette époque on n’avait pas la faveur d’assister à l’audition des autres candidats, j’allai errer à l’aventure dans la rue Mazarine… sur le pont des Arts… et, enfin dans la cour carrée du Louvre. Je m’y assis sur l’un des bancs de fer qui la garnissent.

J’entendis sonner cinq heures. Mon anxiété était grande. « Tout doit être fini, maintenant ! » me disais-je en moi-même… J’avais bien deviné, car, tout à coup, j’aperçus sous la voûte un groupe de trois personnes qui causaient ensemble et dans lesquelles je reconnus Berlioz, Ambroise Thomas et M. Auber.

La fuite était impossible. Ils étaient devant moi, comme me barrant presque la route.

Mon maître bien-aimé, Ambroise Thomas, s’avança et me dit : « Embrassez Berlioz, vous lui devez beaucoup de votre prix ! ». « Le prix ! m’écriai-je avec effarement, et la figure inondée de joie, J’ai le prix !!!… » J’embrassai Berlioz avec une indicible émotion, puis mon maître, et, enfin, M. Auber…

M. Auber me réconforta. En avais-je besoin ? Puis il dit à Berlioz, en me montrant :

« Il ira bien ce gamin-là, quand il aura moins d’expérience ! »