Mes souvenirs (Massenet)/11

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 101-109).

CHAPITRE XI

DÉBUT À L’OPÉRA



La mort qui était venue me frapper dans mes plus vives affections, en m’enlevant ma mère, avait également ravi sa mère à ma chère femme. Ce fut donc dans une demeure tristement endeuillée que nous habitâmes, l’été suivant, Fontainebleau.

Le souvenir des deux disparues planait sur nos têtes, lorsque j’appris, le 5 juin, la mort foudroyante de Bizet, — Bizet qui avait été un camarade si plein de sincère et profonde affection, et pour lequel j’avais une admiration respectueuse, bien que je fusse à peu près de son âge.

La vie avait été bien dure pour lui. Sentant ce qu’il était, il pouvait croire à l’avenir de gloire qui devait lui survivre ; mais cette Carmen, depuis plus de quarante ans célèbre, avait paru à ceux qui étaient chargés de la juger une œuvre contenant de bonnes choses, quoique bien incomplète, et aussi — que n’a-t-on pas dit alors ? — un sujet dangereux et immoral !…

Quelle leçon pour les jugements trop hâtifs !… Rentré à Fontainebleau après la sombre cérémonie des obsèques, j’essayai de me reprendre à la vie, en travaillant à ce Roi de Lahore qui m’occupait déjà depuis bien des mois.

L’été, cette année-là, fut particulièrement chaud et fatigant. J’en étais accablé à ce point qu’un jour où un formidable orage avait éclaté, je me sentis comme anéanti et me laissai aller au sommeil.

Si le corps cependant était ainsi assoupi, mon esprit, par contre, ne restait pas inactif : il sembla n’avoir cessé de travailler. Mes idées apparurent, en effet, avoir profité de cette accalmie involontaire imposée par la nature, pour se classer. J’avais entendu, comme en songe, mon troisième acte, le paradis d’Indra, joué sur la scène de l’Opéra !… L’impalpable audition en avait comme imprégné mon cerveau. Ce phénomène, je le vis, d’ailleurs, se renouveler en moi par la suite, à différentes reprises.

Je n’aurais jamais osé l’espérer. Je commençai, ce jour-là et les jours suivants, à écrire le brouillon instrumental de cette scène paradisiaque.

Je continuais, entre temps, à donner à Paris des leçons assez nombreuses. Elles étaient accablantes et bien énervantes également.

J’avais pris l’habitude depuis longtemps de me lever de bonne heure. Mes travaux me prenaient de quatre heures du matin à midi et mes leçons remplissaient les six heures de l’après-midi. Quant aux soirées, la plupart étaient consacrées aux parents de mes élèves, chez lesquels on faisait de la musique, et nous y étions si choyés, si fêtés ! Le travail du matin, je l’aurai connu toute ma vie, car je le continue maintenant encore…

Après la saison d’hiver et le printemps passés à Paris, nous retournâmes à Fontainebleau, dans cette tranquille et paisible demeure de famille. J’y terminai, au commencement de l’été 1876, la partition complète du Roi de Lahore, entreprise plusieurs années déjà.

Avoir terminé un ouvrage, c’est dire adieu à l’inexprimable bonheur qu’un travail vous a procuré !…

J’avais sur ma table 1.100 pages d’orchestre et ma réduction pour piano que je venais d’achever.

Que deviendrait cet ouvrage ? Je me le demandais tout soucieux. Serait-il jamais joué ? Il était écrit, en effet, pour un grand théâtre. C’était là l’écueil, le point obscur de l’avenir…

Au cours du dernier hiver, j’avais fait la connaissance d’un poète à l’âme vibrante, Charles Grandmougin. Le chantre délicieux des Promenades, le barde chaleureux de la Patrie française, avait écrit, à mon intention, une légende sacrée, en quatre parties : La Vierge.

Je n’ai jamais pu laisser en friche mon esprit et j’y semai, de suite, les beaux vers de Grandmougin. Pourquoi fallut-il qu’un amer découragement y germât ? Je vous le conterai plus tard, mes chers enfants. Le fait est que je n’y tenais plus. J’avais absolument le désir de revoir Paris ; il me semblait que j’en reviendrais allégé de cette crise de défaillance que je subissais sans trop m’en rendre compte.

Le 26 juillet, j’allai donc à Paris, avec l’intention de persécuter Hartmann de mes agitations, de lui en faire la confession.

Je ne le trouvai pas chez lui. Pour occuper mon temps, j’allai flâner au Conservatoire. Un concours de violon y avait lieu. Quand j’arrivai, on était aux dix minutes de repos. J’en profitai pour aller saluer mon maître, Ambroise Thomas, dans le grand salon qui précédait la loge du jury.

Puisque cet endroit, jadis si délicieusement animé, est aujourd’hui désert et qu’on l’a abandonné pour une autre enceinte, je rappelle, à votre intention, mes chers enfants, ce qu’était alors ce séjour où je devais grandir et vivre ensuite pendant bien des années.

On arrivait au salon, dont je parle, par un grand escalier prenant accès dans un vestibule à colonnades. Parvenu au palier, on voyait deux tableaux de vastes dimensions, dus à des peintres du premier Empire.

La porte de face ouvrait sur une salle qu’ornait une grande cheminée et qu’éclairait un plafond à vitrages dans le goût des temples antiques.

L’ameublement était dans le style de Napoléon Ier

Une porte s’ouvrait sur la loge du directeur du Conservatoire, assez vaste celle-ci pour contenir une dizaine de personnes, les unes assises au bord d’une table à tapis vert ; les autres, soit assises, soit debout, à des tables séparées.

La décoration de la grande salle du Conservatoire, où se donnaient les concours, était en style pompéien, s’harmonisant avec le caractère du salon dont je vous ai parlé.

Ambroise Thomas était accoudé à la cheminée. En m’apercevant, il eut un sourire de joie, me tendit ses bras, dans lesquels je me jetai, et me dit d’un air résigné et délicieux à la fois : « Acceptez-la, c’est le premier échelon ! »

— Que faut-il accepter ? lui dis-je.

— Vous l’ignorez donc ? Depuis hier, vous avez la croix.

Émile Réty, le précieux secrétaire général du Conservatoire, enleva, alors, de sa boutonnière, le ruban qui s’y trouvait et le passa, non sans beaucoup de difficultés, dans ma boutonnière. Il fallut l’ouvrir avec un grattoir qui se trouvait sur la table du jury, près de l’écritoire du président !

Ce mot : « le premier échelon », n’était-il pas d’une délicatesse exquise et d’un encouragement profond ?

Maintenant, je n’avais qu’une hâte : celle de voir mon éditeur.

Il est un sentiment intime que je dois vous avouer et qui rentre dans mes goûts s’il cadre aussi avec mon caractère. J’avais un physique assez jeune encore et je me sentais tout gêné de ce ruban qui me semblait flamboyer et attirer tous les regards ! N’est-ce pas, mes chers enfants, que vous me pardonnez cette naïve confession, pas tant ridicule cependant, puisque je la fais sincèrement ?

Le visage encore humide de toutes les embrassades prodiguées, je songeais à retourner chez moi, à la campagne, lorsque je fus arrêté, au coin de la rue de la Paix, par le directeur de l’Opéra, alors M. Halanzier. J’en eus d’autant plus de surprise, que je me croyais en médiocre estime dans la grande maison, à la suite du refus de mon ballet : Le Preneur de rats.

M. Halanzier avait l’âme ouverte et franche.

— Que fais-tu donc ? me dit-il. Je n’entends plus parler de toi !

J’ajoute qu’il ne m’avait jamais adressé la parole.

— Comment aurais-je osé parler de mon travail au directeur de l’Opéra ? répondis-je tout interdit.

— Et si je le veux, moi !

— Apprenez alors que j’ai un ouvrage simplement en cinq actes, le Roi de Lahore, avec Louis Gallet.

— Viens, demain, à neuf heures, chez moi, 18, place Vendôme, et apporte-moi tes feuilles.

Je cours chez Gallet, le prévenir. Je rentrai, ensuite, chez moi, à Fontainebleau, apportant à ma femme ces deux nouvelles : l’une, visible à ma boutonnière, l’autre, l’espoir le plus grand que j’avais eu jusqu’alors.

Le lendemain, à neuf heures du matin, j’étais place Vendôme. Gallet m’y attendait déjà. Halanzier habitait un très bel appartement au troisième étage de la superbe maison-palais qui forme un des coins de la place Vendôme.

Arrivé chez Halanzier, je commençai aussitôt la lecture. Le directeur de l’Opéra ne m’arrêta pas tant que je n’eus pas terminé la lecture complète des cinq actes. J’en étais aphone… et j’avais les mains brisées de fatigue…

Comme je remettais dans ma vieille serviette de cuir mon manuscrit et que Gallet et moi nous nous disposions à sortir :

— Eh bien ! alors, tu ne me laisses rien pour la copie ?

Je regardai Gallet avec stupéfaction.

— Mais, alors, vous comptez donc jouer l’ouvrage ?…

— L’avenir te le dira ! »

À ma rentrée à Paris, en octobre, à peine étais-je réinstallé dans notre appartement de la rue du Général-Foy, que le courrier du matin m’apporta un bulletin de l’Opéra, avec ces mots :


Le Roi.
2 heures. — Foyer.


Les rôles avaient été distribués à Mlle Joséphine de Reszké — dont les deux frères Jean et Édouard devaient illustrer la scène plus tard : — Salomon et Lassalle, dont ce fut la première création.

Il n’y eut pas de répétition générale publique. Ce n’était, d’ailleurs, pas encore la coutume de remplir la salle, comme on le fait de nos jours à la répétition dite des « couturières », puis à la répétition dénommée « colonelle », et, enfin, à la répétition appelée « générale ».

Halanzier, malgré les manifestations sympathiques dont l’ouvrage avait été l’objet aux répétitions par l’orchestre et tout le personnel, fit savoir que, jouant le premier ouvrage à l’Opéra d’un débutant dans ce théâtre, il voulait veiller seul à tout, jusqu’à la première représentation.

Je redis ici ma reconnaissance émue à ce directeur uniquement bon qui aimait la jeunesse et la protégeait !

La mise en scène, décors et costumes, était d’un luxe inouï ; l’interprétation, de premier ordre…

La première du Roi de Lahore, qui eut lieu le 27 avril 1877, marque une date bien glorieuse dans ma vie.

Je rappelle, à ce propos, que le matin du 27 avril Gustave Flaubert laissa à ma domestique, sans même demander à me voir, sa carte, avec ces mots :

Je vous plains ce matin. Je vous envierai ce soir !

Que ces lignes peignent bien, n’est-il pas vrai ? l’admirable pénétration d’esprit de celui qui a écrit Salammbô et l’immortel chef-d’œuvre qu’est Madame Bovary.

Et le lendemain matin, je reçus du célèbre architecte et grand artiste Charles Garnier les lignes suivantes :

« Je ne sais pas si c’est la salle qui fait de bonne musique ; mais, sapristi ! ce que je sais bien, c’est que je n’ai rien perdu de ton œuvre et que je la trouve admirable. Ça, c’est la vérité.

« Ton
« Carlo. »


La magnifique salle de l’Opéra avait été inaugurée seize mois auparavant, le 5 janvier 1875, et la critique avait cru devoir s’attaquer à l’acoustique de ce merveilleux théâtre, construit par l’homme le plus exceptionnellement compétent que les temps modernes aient connu. Il est vrai que cela ne devait guère durer, car lorsqu’on parle de l’œuvre d’une si haute magnificence de Charles Garnier, c’est par ces mots éloquents dans leur simplicité qu’on s’exprime : Quel bon théâtre ! La salle, évidemment, n’a pas changé, mais bien le public qui rend à Garnier un légitime et juste hommage !