Mes souvenirs (Massenet)/29

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 289-291).

CHAPITRE XXIX
(INTERMÈDE)

PENSÉES POSTHUMES



J’avais quitté cette planète, laissant mes pauvres terriens à leurs occupations aussi multiples qu’inutiles ; enfin, je vivais dans la splendeur scintillante des étoiles qui me paraissaient alors grandes chacune comme des millions de soleils ! Autrefois, je n’avais pu jamais obtenir cet éclairage-là pour mes décors, dans ce grand théâtre de l’Opéra où les fonds restent trop souvent obscurs. Désormais, je n’avais plus à répondre aux lettres ; j’avais dit adieu aux premières représentations, aux discussions littéraires et autres qui en découlaient.

Ici, plus de journaux, plus de dîners, plus de nuits agitées !

Ah ! si je pouvais donner à mes amis le conseil de me rejoindre là où je suis, je n’hésiterais pas à les appeler près de moi ! Mais le voudraient-ils ?

Avant de m’en aller dans le séjour éloigné que j’habite, j’avais écrit mes dernières volontés (un mari malheureux avait profité de cette occasion testamentaire pour écrire avec joie ces mots : Mes premières volontés).

J’avais surtout indiqué que je tenais à être inhumé à Égreville, près de la demeure familiale dans laquelle j’avais si longtemps vécu. Oh ! le bon cimetière ! En plein champ, dans un silence qui convient à ceux qui l’habitent.

J’avais demandé que l’on évitât de pendre à ma porte ces tentures noires, ornements usés par la clientèle. J’avais désiré qu’une voiture de circonstance me fît quitter Paris. Ce voyage, avec mon consentement, dès huit heures du matin.

Un journal du soir (peut-être deux) avait cru devoir informer ses lecteurs de mon décès. Quelques amis — j’en avais encore la veille — vinrent savoir, chez mon concierge, si le fait était exact, et lui de répondre : « Hélas ! Monsieur nous a quittés sans laisser son adresse. » Et sa réponse était vraie, puisqu’il ne savait pas où cette voiture obligeante m’emmenait.

À l’heure du déjeuner, quelques connaissances m’honorèrent, entre elles, de leurs condoléances, et même, dans la journée, par-ci, par-là, dans les théâtres, on parla de l’aventure :

— Maintenant qu’il est mort, on le jouera moins, n’est-ce pas ?

— Savez-vous qu’il a laissé encore un ouvrage ? Il ne finira donc pas de nous gêner !

— Ah ! ma foi, moi je l’aimais bien ! J’ai toujours eu tant de succès dans ses ouvrages !

Et c’était une jolie voix de femme qui disait cela.

Chez mon éditeur, on pleurait, car on m’y aimait tant !

Chez moi, rue du Vaugirard, ma femme, ma fille, mes petits et arrière-petits-enfants étaient réunis, et, dans des sanglots, trouvaient presque une consolation.

La famille devait arriver à Égreville le soir même, veille de l’enterrement.

Et mon âme (l’âme survit au corps) écoutait tous ces bruits de la ville quittée. À mesure que la voiture m’en éloignait, les paroles, les bruits s’affaiblissaient, et je savais, ayant fait construire depuis longtemps mon caveau, que la lourde pierre, une fois scellée, serait, quelques heures plus tard, la porte de l’oubli !