Mes souvenirs (Massenet)/Préface

La bibliothèque libre.
Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. Préface-10).

PRÉFACE


Il y a une cinquantaine d’années, les bateliers, qui de nuit descendaient la Seine, apercevaient, avant d’arriver à Croisset, un pavillon en bordure du fleuve, et dont les fenêtres étaient brillamment éclairées. « C’est la maison de M. Gustave », répondaient les gens du pays à leurs interrogations. En effet le grand Flaubert farouchement travaillait en fumant des pipettes, et n’interrompait son labeur que pour venir exposer à l’air frais de la nuit sa poitrine robuste de vieux Normand.

Les rares passants qui se trouvaient, vers les quatre heures du matin, dans la rue de Vaugirard, étaient frappés de l’aspect insolite d’une fenêtre illuminée au milieu des façades noires. Ils se demandaient quelle fête tardive s’y donnait ? C’était la fête des sons et des harmonies qu’un prestigieux maître menait en une ronde charmante. L’heure avait sonné où Massenet avait accoutumé de gagner sa table de travail. Alors commençait la merveilleuse incantation. La Muse se posait près de lui, lui soufflait à l’oreille et, sous la main blanche et nerveuse de l’artiste, naissaient les chants de Manon, de Charlotte, d’Esclarmonde…

La lueur s’est éteinte. La fenêtre ne brillera plus sur le jardin.

Celui qui a guidé toute une génération musicale vers le beau est mort. Le gardien du feu n’est plus. Malgré les hululements sinistres des oiseaux nocturnes — musiciens envieux — qui battaient de l’aile contre la cage de verre dont il entretenait le feu central, son œuvre continuera de briller éternellement.

Cet œuvre, en effet, est gigantesque. Si Massenet a connu le triomphe et la gloire, il les a bien mérités l’un et l’autre par son labeur fécond. D’aucuns furent les hommes d’une chose, d’une symphonie, d’un opéra ; lui se lança dans toutes les manifestations de son art, et dans toutes il remporta la victoire. Des mélodies, mais c’est à elles qu’il dut ses premiers succès populaires ! Que de pianos sur les pupitres desquels l’on feuillette les Poèmes d’Avril, et que de jeunes filles obtiennent l’admiration des auditeurs en faisant valoir les trois strophes mouvementées de la Chanson d’amour ! Sa réputation parmi les musiciens naquit de son œuvre symphonique. La partition de scène des Érinnyes, les Scènes alsaciennes, les Scènes pittoresques abondent en trouvailles expressives…

Le Massenet des oratorios ne peut être négligé ; malgré sa réputation justifiée de musicien de la femme, il s’attaqua à des poèmes bibliques et peignit une Ève, une Vierge, et surtout une Marie-Magdeleine, d’un dessin très pur. Il y a quelques années, j’ai entendu la réalisation théâtrale de Marie-Magdeleine et je me suis complu dans ce spectacle de beauté dramatique. Devant des pages ardentes comme : Ô bien aimé, avez-vous entendu sa parole, l’on comprend que cet ouvrage fonda, il y a quarante ans, la notoriété de son auteur, notoriété qui se mua en renommée mondiale lorsqu’apparurent ses œuvres de théâtre dont chacune l’approcha davantage de la gloire. Passer en revue ces pièces, c’est citer en quelque sorte le répertoire du théâtre contemporain, car Massenet fut avant tout et par-dessus tout l’homme de théâtre. Écrire de la musique scénique, c’est, au moyen de sonorités, établir l’ambiance, l’atmosphère dans laquelle se meut une action, tracer le caractère des héros, brosser les larges fresques qui situent l’intrigue historiquement et psychologiquement. Ces qualités, l’auteur de Manon les réunit à un point auquel nul musicien n’a jamais atteint. Mais encore convient-il de distinguer nettement, chez Massenet, le compositeur d’opéras et le compositeur d’opéras-comiques. Celui qui conçut Le Mage, Le Roi de Lahore, Hérodiade, Le Cid, Ariane, Bacchus, Roma, exprime surtout sa personnalité dans Manon, Werther, Esclarmonde, Grisélidis, le Jongleur de Notre-Dame, Thérèse…, etc. Chantre de l’amour, il en a fixé — avec quel relief ! — le contour sentimental. Sa phrase originale, caressante et souple, captive par son eurythmie langoureuse, elle ondule comme une vague et, comme une vague aussi, renaît et se meurt en légère écume : elle se particularise sans qu’on puisse la confondre avec aucune autre. Une parfaite et sobre technique la place en valeur et la sobriété du style n’exclut pas la joliesse minutieuse et la puissance de l’expression. L’originalité de Massenet, du reste, a marqué son empreinte sur les musiciens français et étrangers.

Quand la patine grise du temps aura recouvert le trophée immense que le grand disparu a élevé ; quand cette cendre charmante que versent les ans, aura effacé les imprécisions, quand le départ aura été fait entre ce qui fut un ouvrage hâtivement réalisé et une œuvre durable et lumineuse comme une Manon et un Werther, Massenet prendra sa place parmi « les grands » ; c’est de ses mains que la jeune école française recueillera le flambeau, et toute la postérité lui sera reconnaissante de l’œuvre magnifique et de la belle vie dont il raconte les phases dans les pages qui suivent.


Xavier Leroux.