Mes vacances au Congo/Chapitre VII

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P. Piette (p. 50-55).

VII.

Au pays des Matabélés. — Le massif des Ma topos et le tombeau de Cecil Rhodes. Les ruines énigmatiques. — La « fumée qui tonne ».


Livingstone, 25 août 1922.

Une de mes premières lectures d’écolier fut celle des récits où deux Jésuites belges, le Père Depelchin et le Père Croonenberghs, contaient leur vie d’évangélisation et d’exploration au pays de Lo-Bengula, roi des Matabélés. Quel émoi pour nos jeunes imaginations que ces aventures extraordinaires se déroulant dans une contrée à ce point sauvage qu’elle nous semblait appartenir à une autre planète que la nôtre !

Nous rêvions de ces Kraals où des nègres farouches et couronnés de plumes se retranchaient derrière des palissades faites de pieux effilés sur lesquels grimaçaient les têtes de leurs victimes. Ils s’y défendaient contre les tribus rivales et contre les lions. Ils s’y défendaient aussi contre la pénétration des blancs attirés par les richesses de leur sous-sol, et nous éprouvions je ne sais quelle secrète sympathie pour le vaillant Moselikatzé qui avait interdit à ses sujets, sous peine de mort, de découvrir de l’or dans ses États, sachant, par une vieille prophétie recueillie de ses aïeux, que cette découverte marquerait pour son peuple la fin de ses traditions et de son indépendance.

Aujourd’hui je viens de parcourir en auto l’ancien territoire de Lo-Bengula qui correspond à un des districts actuels de la « South-Rhodesia ». Les « native » que j’y ai rencontrés m’ont paru être d’humeur pacifique et presque débonnaire. Quelques-uns poussaient des charrues traînées par douze ou quatorze bœufs aux cornes majestueuses. D’autres conduisaient des blancs dans de petites carrioles à deux roues. D’autres abattaient le bois dans des forêts clairsemées. Nous n’avons pas aperçu de lions, à peine quelques antilopes, quelques singes et une bande d’autruches, parmi lesquelles notre " motor-car " est venue jeter un tel désarroi que l’un de ces volatiles hauts sur pattes exécuta dans sa fuite précipitée le plus complet et le plus amusant des cumulets. On a conservé l’arbre « indada », sous lequel les rois indigènes rendaient naguère la justice, comme le faisait saint Louis sous le chêne de Vincennes. Mais tout ce passé, encore qu’il ne remonte qu’à une trentaine d’années, semble à peu près aussi lointain pour la population de Buluwayo, — ville du type américain, aux rues larges et aux magasins bien fournis, — que les souvenirs du moyen âge peuvent l’être pour les Européens du XIXe siècle.

* * *

Toutefois, dans la région des Matopos, qui sont une chaîne de collines sauvages, commençant à quelque 50 kilomètres de Buluwayo, on va voir encore les clairières où se poursuivirent les palabres entre les chefs indigènes et Cecil Rhodes. Le Napoléon du Cap — c’est ainsi que cet audacieux " business-man " mâtiné de Conquistador se laissait volontiers appeler — a voulu que son corps reposât dans ce décor grandiose devenu une sorte de « réserve nationale » à la façon du Yosémite de Californie.

C’est Chateaubriand, je crois, qui recommandait aux grands hommes de « soigner leur tombeau », et l’on sait avec quel orgueil romantique le chantre d’Atala s’acquitta pour lui-même de ce soin, en se choisissant comme champ de repos un îlot ou plutôt un récif de la baie de Saint-Malo.

Cecil Rhodes n’a pas été moins attentif à ce que sa tombe fît impression sur la postérité. Qu’on se figure, au milieu du massif des Matopos dans un cadre de rochers amoncelés se chevauchant et se pourchassant jusqu’aux limites extrêmes de l’horizon, un sommet entièrement dénudé, formé d’une sorte de basalt rugueux, telle une peau d’hippopotame. Sur ce sommet, au milieu de quelques énormes boulets de pierre, arrivés là Dieu sait par quel cataclysme et qui semblent avoir servi de projectiles dans un duel de Titans, on découvre une grande dalle de bronze, avec cette inscription : " Here lies Cecil J. Rhodes ". Ce sommet s’appelle aujourd’hui, un peu prétentieusement, le " World’s View ". À la vérité, le monde qu’on domine de là-haut est plus tourmenté et bousculé encore que notre vieille Europe au sortir de la grande guerre. Les silhouettes de ces montagnes ont quelque chose d’incohérent et de fantastique. Voici des blocs superposés qui semblent défier les lois de l’équilibre. Plus loin, on croirait voir surgir à la pointe d’une cime un de ces sombres châteaux-forts, flanqués de hautes tours effilées, tels que Victor Hugo s’amusait à les dessiner à coups de taches d’encre et de grandes hachures à la plume. Ces pierres sont teintées de jaune, de vert, de rouge, comme les Dolomites et les Montagnes rocheuses. Sous le grand soleil d’Afrique, ces teintes imprévues éclatent en une fanfare continue, avec l’accompagnement d’une végétation que la saison actuelle fait mi-printanière et mi-automnale. Un peu partout, se dressent ces étranges euphorbes qui brandissent vers le ciel leurs bras raides en une sorte de grand candélabre symétrique, aux arêtes nettes et coupantes.

Quelque chose du passé s’évoque aussi au spectacle des ruines de Khami, qui sont à peu près semblables à celles de Zimbabwe, de Mombo, de Tati et tant d’autres, disséminées en Afrique australe. Les Rhodésiens en sont très fiers. Volontiers il les font remonter aux Phéniciens et même à la reine de Saba. Il faut en rabattre, et M. Jules Leclercq, dans une communication faite cette année même à l’Académie royale de Belgique, leur attribue une antiquité plus modeste. Il semble bien que ces grands enclos de pierres presque entièrement écroulées aient été construits par des trafiquants arabes ou portugais, qui s’en servaient à la fois comme de fortifications et de greniers, et qui — de l’un à l’autre de ces postes avancés — se tenaient en communication avec la côte. Plus tard, des missionnaires y ont aussi établi leurs centres. Il n’en demeure guère que des restes de remparts d’une architecture rudimentaire et qui servent à alimenter les controverses et les polémiques des archéologues.

Beaucoup plus intéressantes, à mon sens, sont les pierres gravées par une tribu indigène à peu près disparue, les Bushmen. Ces gravures, teintées de rouge, dont on découvre quelques spécimens dans cette région, représentent des buffles ou des antilopes à la course, dont les mouvements sont interprétés avec une vérité anatomique surprenante. Les mêmes dessins, gravés par les mêmes procédés, avec l’emploi des mêmes teintes, ont été découverts dans les grottes d’Altamira, au nord-est de l’Espagne, et cette similitude a permis à M. Péringuey, le savant directeur du " South African Muséum ", de développer une théorie d’après laquelle les Bushmen auraient, en des temps indéterminés, afin de poursuivre le gibier dont la chasse était toute leur occupation, quitté l’Europe pour descendre jusqu’à la pointe extrême de l’Afrique. Mais aujourd’hui c’est du Sud au Nord que se font les raids des chasseurs de gibier et des chercheurs d’or.

* * *

Le railway rhodésien qui monte vers l’Équateur suit la dorsale africaine à travers les hauts plateaux dont notre Katanga forme le prolongement. La région traversée est pauvre, — ou du moins sa richesse n’est guère encore éveillée à la vie.

La configuration du sol y a réduit à peu de chose les travaux d’art, sauf le fameux pont sur le Zambèse aux " Victoria-Falls ".

Ce site est, à juste titre, célébré comme une des merveilles du globe, et rien ne peut rendre l’impression de saisissante grandeur de ce gouffre sonore où se précipite brusquement le grand fleuve majestueux et d’où monte un tourbillon de vapeurs qui enveloppent tout le paysage. À l’heure matinale où nous venons contempler les " Falls ". le soleil s’élève à peine sur l’horizon en un énorme disque couleur de sang. Il fait surgir du fond de l’abîme un arc-en-ciel qui semble lui-même éclairer cette nature tropicale d’une lumière irréelle et magique, comme celle que dispersent sur les scènes théâtrales les projecteurs aux couleurs fondantes et savamment graduées. Au-dessus des cataractes, dont le seuil forme une longue muraille régulière, le Zambèse étale la masse de ses eaux dans un calme parfait, où rien n’annonce la catastrophe imminente, et c’est un étrange contraste de pouvoir naviguer sur le fleuve en toute sécurité, parmi le dédale des îles où sommeillent quelques grues et quelques crocodiles, à quelques centaines de mètres à peine de « la fumée qui tonne », — ainsi que les indigènes appellent les " Falls " en leur langage.

Le Zambèse franchi, le railway rhodésien poursuit vers le Nord sa route interminable et monotone. Mais demain soir, il touchera à Sakania, où nous saluerons — avec quelle joie — le drapeau belge !