Meschacébéennes/À M. Adrien R***, III

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Librairie de Sauvaignat (p. 39-41).

À M. ADRIEN R.....


 D’autres fois, je poursuis ma ligne accoutumée,
En aspirant du tube une longue fumée,
Et de mes maux passés le souvenir amer
Fuit avec la vapeur de l’écume de mer.

(Barthélemy.)




Fumer, c’est le bonheur ! au vent de la savane
J’aime à jeter les blancs flocons du pur Havane !
Oui, frère, j’aime à voir, flâneur insoucieux,
Chaque spirale poindre et tendre vers les cieux !

Fumer, c’est le bonheur ! quand la grande nature,
Au printemps, donne une âme à toute créature,
Quand m’arrive affaibli, pour m’assoupir le cœur,
Un chant de cardinal ou de rouge moqueur ;
Fumer, c’est le bonheur ! quand le tiède mélèze
M’offre une ombelle verte où je respire à l’aise,
Quand, sous le pacanier, sybarite colon,
Je déguste, l’été, ma tranche de melon ;
Fumer, c’est le bonheur ! quand la brumeuse automne
Soupire dans les pins sa plainte monotone ;
Quand la sarcelle arrive et que les tanampos 16.
De nos mille bois-forts troublent le long repos ;
Fumer, c’est le bonheur, quand le coup de nord gronde,
Quand passe le zinzin sifflant comme la fronde 17. ,
Quand l’orgue de nos bois rend de lugubres sons,
Quand tous, au coin du feu, nous nous réunissons,
Et qu’en nos souvenirs de joie ou de tristesse,
Comme une ombre apparaît la lointaine Lutèce,
Centre de l’univers, oasis du cerveau,
Ville qui nous dota, frère, d’un sens nouveau,
Panorama vivant, qui toujours se déroule,
Char immense, éternel, à mille essieux, qui roule…
Fumer, c’est le bonheur ! en voyage surtout,
Sur le Steam-Boat errant, dont la fournaise bout,
Dans l’indien pini qui sur le lac oscille 18.  ;
Sur le vaisseau grondant qui déferle et qui sille,

Quand le marin d’un chant joyeux frappe l’écho
Des rivages de Cube ou des rocs d’Abacco,
Quand le soc de la quille, enfoncé sous la lame,
Se relève, bondit, sur les bancs de Bahame ;
Fumer, c’est le bonheur ! près du Guadalquivir,
Quand une bouche rose et sculptée à ravir,
Qui convie aux baisers, sur qui notre œil s’arrête,
Aspire, à flots légers, la jaune cigarette,
Quand chaque passion, dans le ciel d’un œil noir,
Se reflète et se peint ainsi qu’en un miroir ;
Fumer, c’est le bonheur ! pour toute âme en tristesse,
C’est avoir Léontine ou Grisi pour maîtresse,
C’est presser haletant, sur son cœur attendri,
L’égyptienne Almé, la mystique houri ;
Fumer, c’est le bonheur ! de la zone d’Asie,
C’est comprendre, Adrien, toute la poésie ;
D’un nuage couvert, c’est se rêver sultan
D’Alep ou de Stamboul, de Smyrne ou d’Ispahan ;
C’est peupler le désert ; sous la hutte créole,
C’est d’une gorge en feu titiller l’aréole,
C’est s’enivrer d’amour ; oh ! c’est vivre et jouir…
Oh ! dans l’air agité mollement, c’est ouïr
D’harmonieux soupirs et des plaintes de femme,
Dans un monde idéal c’est faire nager l’âme !!…

Juin 1837.

16 Tanampo, fusil.

17 Zinzin, espèce de canard sauvage.

18 Pini, pirogue.