Meschacébéennes/Aux hommes d’argent
Flumina amem silvasque inglorius !
(VIRGILE.)
Oui, je suis un rêveur ! j’aime comme Virgile
A vivre inglorieux,
Près d’un ruisseau sans nom qui reflète tranquille
Le vif azur des cieux ;
Oui, je suis un rêveur ! ainsi que Lamartine,
Sur l’eau d’un lac mouvant,
J’aime à voir, au lointain, la voile qui s’incline
Sous l’haleine du vent ;
Qui, je suis un rêveur ! au branle de la rame,
Au bruit de l’aviron,
En des songes sans fin, j’aime à bercer mon âme
Comme Goethe et Byron ;
Oui, je suis un rêveur ! Calme, l’âme attendrie,
Dans ma forêt priant,
J’aime le chant lointain des cailles de prairie
Comme Chateaubriand ;
J’aime, au désert, ces nuits d’Amérique si belles,
Quand paisible, l’été,
Sous les magnolias arrondis en ombelles
Je m’endors abrité ;
Comme le pèlerin d’Amérique et d’Asie,
L’Homère de nos jours,
Ce roi de la Nature et de la Poésie,
Oh ! j’aimerai toujours
Ces tableaux des déserts d’une grande nature
Que sa prose a dépeints,
Le soleil embrasant la longue chevelure
Des granitiques pins ;
Dans l’obscure savane, une yeuse isolée
Au feuillage tremblant,
Qui semble un noir fantôme, au seuil d’un mausolée,
Traînant un voile blanc.
J’aime quand mon cœur souffre, et fléchit, et succombe
Sous le poids de l’ennui,
A suivre l’Indien aux sources du Lacombe,
Et, calme comme lui,
Sous les verts lataniers, étendu sur la terre,
A l’ombre d’un bouleau,
D’un oeil inattentif, créole solitaire,
Regarder couler l’eau.
Oui, je suis un rêveur ! Vous que l’or inquiète,
De ce stupide écho,
Sans cesse vous venez assourdir le poëte,
Hommes de l’agio !
Oui, je suis un rêveur ! Égaré dans des routes
Vierges de pas humains,
J’ignore hélas ! comment l’argent des banqueroutes
Se cueille à pleines mains !
Je n’ai jamais jeté, sur votre table verte,
L’honneur comme un enjeu :
Non !... à vous l’or ! à moi, dans ma forêt déserte,
La solitude et Dieu !…
Juin 1837.