Meschacébéennes/À M. Adrien R***

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Librairie de Sauvaignat (p. 15-17).

A M. ADRIEN R......

 
L’horizon, cette patrie des âmes inquiètes !
(G. Sand.)


Aiglons aventureux, dans l’espace égarés,
Nous irons gravitant vers les climats sacrés,
Abattant notre vol de l’abîme des nues :
Nous les visiterons ces terres inconnues,
De notre cri sauvage éveillant tout écho :
Nous verrons « le Jourdain dormant sous Jéricho9. , »

Le morne Golgotha, le Cédron, le Calvaire,
La ville des Hébreux que le chrétien révère,
La terre où le passé nous répond en toute lieu.
Et le vide tombeau, débris de l’Homme-Dieu !…
Oui, dans un jour lointain, un avenir à naître,
Nous la satisferons, cette soif de connaître,
Ce désir qui toujours aux jeunes âmes point,
Qui grandit avec nous et qui ne faiblit point.
Et d’où vient donc que l’homme, insoluble problème,
Abandonne, inquiet, le sol natal qu’il aime ?
Pourquoi son cœur poussé vers tout lointain climat
Se gonfle avec la voile et tremble avec le mât ?
C’est que de l’Océan la sauvage harmonie
Seule peut assoupir une âme en agonie,
C’est que, pour apaiser la fièvre du cerveau,
Il faut les grandes mers, l’air d’un monde nouveau !
Pourquoi, Châteaubriand, viens-tu, loin de la France,
Sous l’arbre américain promener ta souffrance ?
Oh ! c’est qu’avec sa voix, le vieux Michasippi
Berce, comme un enfant, le poëte assoupi !
Oui, tu la ressentais la puissance inconnue
D’une vierge forêt, d’une savane nue !
Oh ! c’est que le désert, le sauvage bison,
Les Indiens groupés, le soir, près du tison,
Tout émeut un cœur jeune et l’enivre et l’inspire ;
Oh ! c’est que là le bruit des passions expire,

C’est que dans nos déserts, aux grandioses nuits,
Au vieux Sta-Houlou seul on conte ses ennuis 10.  !

Comme tout jeune cœur, quand le doute l’oppresse,
Exhalant devant Dieu ma pieuse tristesse,
Poëte, aux mille voix grondant dans la forêt,
Aussi moi je demande un mot du grand secret,
Toujours interrogeant et les cieux et la terre,
Toujours enveloppé d’un éternel mystère.
L’Indien étonné me dit : « Ô mongoula,11.
Pourquoi l’aché-ninak te trouve toujours là ?
Et pourquoi donc toujours, ô fils de la peau blanche,
Contre un magnolia ton jeune front se penche ? »
Et je réponds : « Enfant de la rouge tribu,
Dans l’eau du fleuve vieux que n’ai-je toujours bu ?
Chactas insoucieux, pourquoi donc le grand-être12.
Sous l’Indien tchouka ne m’ai-t-il point fait naître ?
Comme un de vous berçant mon hamac de roseaux,
Ma vie aurait coulé comme ces grandes eaux ! »



Bonfouca (Louisiane), 1837.

9.

Nous verrons le Jourdain dormant sous Jéricho.

Ce vers est emprunté au Napoléon en Égypte de Barthélemy et Méry :

Le silence planait sur les collines saintes
Où Rachel exhala ses maternelles plaintes.
Hébron était muet ; jamais un faible écho
N’éveillait le Jourdain dormant sous Jéricho.

10.

Au vieux Sta-Houlou seul on conte ses ennuis

Sta-houlou, le Grand-Être.


11. Mongoula, ami. Aché-ninak, la lune : mot composé de aché (soleil) et de ninak (nuit). — Soleil de la nuit.


12. « Les Chactas (Chactaws, Choctaws), dits aussi Têtes-Plates, vivent dans de gros villages dans les Étas de Mississipi, de la Louisiane, dans le territoire d’Arkansa, et une petite fraction dans l’État d’Alabama. » (Adrien Balbi).

La langue des Chactas est accentuée et musicale. C’est peut-être à cette particularité qu’ils doivent leur nom de Chactas, qui signifie, selon M. de Châteaubriand, voix harmonieuse.

Le dialecte naïf et coloré de cette tribu indienne se distingue surtout par la richesse des mots qui expriment quelque objet vivant ou inanimé de la création. La lune, c’est aché-ninak (le soleil de la nuit). — Le vin, c’est oké panké (l’eau de raisin) ; un bateau à vapeur, c’est pini louak (le pirogue de feu).

Leur idiome est aussi très-riche en onomatopées. Si un sauvage s’écrie : Tchalacla, vous levez instinctivement la tête : il semble entendre un cri d’oies voyageuses qui passent. S’il dit : bisoco, vous reconnaissez le cri de la grive.

J’ai souvent fait interroger ces Indiens pour avoir une idée précise de leurs croyances religieuses. Ils croient à l’existence du Sta-houllou (du Grand-Être) ; mais quant à l’immortalité de l’âme, ils n’en ont aucune idée. Un d’eux, qui avait un grand bon sens naturel et à qui je faisais demander un jour ce qu’il pensait devenir après la mort, répondit, après quelques instans de réflexion : « Toi, qui vois tant de choses sur ce papier noirci (et en parlant ainsi il regardait un livre que je tenais à la main), tu iras peut-être là-haut (et il montrait du doigt le ciel), mais nous… hillé taa, quand nous sommes morts, tout est fini. »

Cependant, ils croient aux revenans. Ils respectent la cendre des morts. Un d’eux, à qui je proposais de me procurer un crâne du Sauvage, n’y voulut jamais consentir. « Le mort, disait-il, viendrait me tourmenter pendant mon sommeil. Il a besoin de sa tête. Ne la lui prenons pas. »

Ils sont excessivement paresseux et on ne peut plus amateurs du far niente et de la siesta. Quand on leur demande pourquoi ils ne travaillent pas, ils répondent : « Sommes-nous des esclaves ? » Quelques uns, cependant, s’occupent d’agriculture. Je me rappellerai toujours avec plaisir une de mes chasses lointaines, où, fatigué de courses inutiles, j’arrivai au cabanage d’une famille indienne. Moi, qui avais vainement cherché dans la forêt « cette plante dont la fleur allongée en cornet contient un verre de la plus pure rosée ; » moi, qui, comme Chactas, fils d’Outalissi, « aurais voulu bénir la Providence qui, sur la faible tige d’une plante, a placé cette source limpide au milieu des marais corrompus, comme elle a mis l’espérance au fond des cœurs ulcérés par le chagrin, » je fus, je l’avoue, délicieusement surpris en apercevant, au milieu d’une pinière inculte, un champ couvert de melons d’eau. J’en obtins deux de la générosité de cette famille agricole, et je me consolai de n’avoir pu rencontrer la plante merveilleuse du désert.

Les Chactas sont heureux. Sur leur physionomie calme et sereine, on n’observe jamais la moindre expression de tristesse. Peu leur suffit. Une nature providentielle leur prépare en tout lieu la couche et le repas de chaque jour. Leur vie s’écoule paisible et insoucieuse.

Parmi leurs femmes on rencontrerait difficilement les types d’Atala et de Celuta, ces deux ravissantes créations de M. de Châteaubriand. Au reste, ces hommes simples et primitifs n’attachent aucun prix à la beauté. Pourvu qu’une femme soit bonne (tchou-couman), ils n’en demandent pas davantage. Une femme bonne, à leurs yeux, c’est une femme qui n’exige pas beaucoup d’égards. Le Chactas est fort peu galant.

J’ai été à même de connaître ces fils des savanes et des déserts. Mon cabinet d’étude était, pour ainsi dire, adossé à un ajoupa indien. Plus tard je pourrai communiquer au public le fruit de mes observations.