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Meschacébéennes/Exil et patrie

La bibliothèque libre.
Librairie de Sauvaignat (p. 6-10).

« Qui n’a tourné les yeux, dans ces momens où la patrie fatigue, vers la république de Washington ? Qui ne s’est assis, dans la pensée, à l’ombre des forêts et des lois de l’Amérique ? »

(L’abbé Henri Lacordaire.)

« J’irai errant dans mes solitudes ; pas un seul battement de mon cœur ne sera comprimé ; pas une seule de mes pensées ne sera enchaînée ; je serai libre comme la nature ; je ne reconnaîtrai de souverain que celui qui alluma la flamme des soleils et qui, d’un seul coup de sa main, fit rouler tous les mondes. »

( Chateaubriand.)

« Terre de Washington, j’ai souvent dans mes veilles
» Rêvé de m’enfoncer en tes riches déserts,
» Rêvé de saluer tes lointaines merveilles,
» Las des astres vieillis de ce vieil univers. »

( A. de Latour.)
À M. ADRIEN R…


EXIL ET PATRIE.


Que m’importe le champ où la Bastille fut,
La fenêtre où tirait Charles neuf à l’affût,
L’immense Panthéon, son fronton et son dôme,
Et le grave Empereur sur la place Vendôme,
Et le maigre gazon du bourbeux Champ-de-Mars,
Et le palais du prêtre assassin de Cinq-Mars,
Et Notre-Dame, où l’œil extasié se plonge,
Et sa duplexe tour qui vers les cieux s’allonge,

Antique monument, débris du peuple Goth,
Qui surgit tout entier de la tête d’Hugo ?…
Moi, dont le corps faiblit, dont l’âme et en tristesse,
Que me font les plaisirs de la molle Lutèce ?
Est-ce pour consoler mon cœur de deuil saisi
Que Taglioni danse et que chante Grisi ?
Pour me verser l’oubli des savanes connues,
Que l’Opéra vomit ses femmes demi-nues ?
Est-ce pour dissiper mon long mal du pays
Ton sourire si doux, gracieuse Anaïs ?
Ô brune Léontine, Andalouse française,
Est-ce pour que mon cœur palpite plus à l’aise,
Est-ce pour l’exilé des pins de Bonfouca
Que s’embrasent ainsi tes yeux de Rebecca ?…
Non !… pour moi, paria, la chambre solitaire,
Pour moi, privé d’amour, pour moi, l’étude austère,
La Cité-Thébaïde et son brouillard de plomb…
Oh ! que ne puis-je entendre, insoucieux colon,
Les arbustes semés en lignes inégales,
Dans ma tiède forêt résonner de cigales !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Qu’un autre, ingrat enfant, vieux fleuve, te blasphème,
Moi, je te chanterai, Michasippi… je t’aime1 !
Je chanterai toujours, lorsque l’on te maudit,
Tes savanes, tes bois où le bison bondit.

À toute âme aspirant aux émotions neuves,
Je dirai : « Venez voir le plus grand de nos fleuves,
Ce vieux Nil des déserts où Chateaubriand but2,
Et les mille affluens qui lui portent tribut,
L’Arkansa, le Wabash, l’Ohio, tous ceux que nomme
Si poétiquement le sauvage idiome ! »



Loin du boueux Paris, viens poëte avec nous !
Viens t’enivrer du chant de nos colins-foroux3,
Et de ces mille voix que la forêt bégaie
La nuit ; dans nos bayous, viens, plongeant la pagaie4,
Avec le nègre ardent rivaliser d’efforts ;
Viens chasser le chevreuil caché dans nos bois-forts5,
Européen blasé, viens te faire sauvage :
Ah ! loin de cette foule, au pesant esclavage,
Loin d’un monde égoïste où tu maudis le sort,
Dans nos calmes déserts, viens voir comme l’on dort !
Viens voir les Indiens, dans nos pinières vertes,
En cercle, insoucieux, couchés sur leurs couvertes6 ;
Viens voir le nègre heureux péchant au bord de l’eau. :
Esclave, il voit un père où tu vois un bourreau.
Sous la hutte de pin, oh ! viens, comme Pavie7,
Retrouver dans nos bois l’indépendante vie,

Et chanter, tour à tour, dans ta mâle fierté,
Dieu, la grande nature, avec la liberté !


Paris, Cité, le 2 janvier 1836.

NOTES.



1. Moi, je te chanterai, Michasippi, je t’aime !

Michasippi est le nom que les Sauvages de la tribu Chactas ont donné au Meschacébé. Ce mot est composé de deux adjectifs : micha, long, et sippi, vieux (le fleuve long et vieux).

Tout le monde a lu la belle description du Meschacébé, par M. de Chateaubriand. Mais depuis le pèlerinage de l’Homère breton, les tableaux, hélas ! ont bien changé sur les bords du « Nil des désert ». » Le voyageur, encore tout ému de la lecture d’Atala, doit s’attendre, à son arrivée à la Louisiane, à de cruelles déceptions. Plus de flamans rouges, plus de jeunes crocodiles qui s’embarquent passagers sur des vaisseaux de fleurs, plus de gazons rougis par les fraises ! La nature semble s’être entièrement renouvelée sur ces rivages que le génie a immortalisés. MM. Théodore Pavie et Beltrami ont donné du Mississipi des descriptions moins pittoresques, sans doute, mais beaucoup plus exactes.

Le voyageur, surtout s’il est jeune encore et avide de poétiques émotions, ne pourra se défendre, en voyant, pour la première fois, le vieux père des fleuves, d’un sentiment d’indicible tristesse. Tout ce qui frappe le regard de l’homme à l’embouchure du Mississipi, est empreint d’une austère et sauvage mélancolie. La nature y semble muette, inanimée ; un morne silence pèse sur ces vastes solitudes. On n’y entend que le cri monotone des goëlands de mer qui voltigent autour d’informes débris d’arbres flottans. Rien n’y rappelle, le mouvement ni la vie, si ce n’est quelques hérons solitaires dont la forme blanche se dessine au loin sur l’immense nudité des marécages, ou bien de noirs carrions-crows qui rasent de leur aile sonore les mobiles roseaux des savanes. Mais quel bruit retentit soudain dans ces profonds et vastes déserts ? D’où vient cette voix inconnue ? ce mystérieux écho ? Est-ce une de ces mélopées inouies de la création qui font que le crédule Indien s’agenouille, et que le poëte s’émeut et tressaille ?… Non !… C’est la voix d’un de ces géans des eaux, d’un de ces larges bateaux que la vapeur anime de sa puissance ; c’est un volcan fumeux qui éclaire au loin l’horizon de longues traînées d’étincelles ; c’est le génie de l’homme qui s’avance, qui se révèle et vient régner dans ces lieux-mêmes où la nature seule semblait devoir régner éternellement !… Oh ! c’est alors, c’est au premier retentissement de ce bruit attendu, que tout fils errant de la Louisiane s’émeut, se trouble, s’inquiète… Oh ! qui peindrait les saintes émotions, l’indicible attendrissement de tout enfant créole, alors que le steam-boat, monstre rugissant, soulève, comme un poids léger, deux immenses trois-mâts liés à ses flancs, s’avance orgueilleusement sur les eaux, et couvre de l’écume de son majestueux sillage les rives retentissantes du vieux fleuve ! Comme tout alors réveille en nous d’inénarrables souvenirs ! Comme tout nous ramène avec tristesse à ces jours lointains, à cette époque insoucieuse de la vie, à cette enfance où « le cœur dort, » selon l’expression si profondément sentie de Victor Hugo ! Comme l’âme s’exalte, s’enivre, se pénètre de ce calme, de ce silence, de cette majesté d’une nature imposante, de ces magnifiques tableaux de la solitude qui se déroulent à l’infini !…


2. Ce vieux Nil des déserts où Chateaubriand but.

« Par intervalles, le fleuve élève sa voix en passant sous les monts, et répand ses eaux débordées autour des colonnades, des forêts et des pyramides des tombeaux indiens : c’est le Nil des déserts. » (Chateaubriand, Atala.)


3. Viens t’enivrer du chant de nos colins-foroux.

Le colin-forou est un oiseau de nuit de la Louisiane. Les Anglo-Américains ont reproduit fidèlement son chant mélancolique et tendre, dans la touchante onomatopée de will-poor-will. Ses plaintes lentes et monotones, entendues au loin, par une belle nuit d’été, calme et silencieuse, inspirent à l’âme de délicieuses et molles rêveries : c’est la Philomèle des forêts américaines. Je n’ai jamais écouté ses notes attendrissantes sans me rappeler les beaux vers du poëte latin :

............................. At illa
Flet noctem, ramoque sedens, miserabile carmen
Integrat, et moestis latè loca questibus implet
.


4. La nuit, dans nos bayous, viens, plongeant la pagaie…

Bayou, ou bayouc est un mot de l’idiome sauvage qui signifie rivière. Ainsi on dit : bouc-falaya, longue rivière ; bouc-tchito, grande rivière ; bouc-tchifoncté, rivière des châtaigniers.


5. Viens chasser le chevreuil caché dans nos bois-fort.

Bois-fort. On appelle ainsi une ravine épaisse et fourrée.


6. Viens voir les Indiens, dans nos pinières vertes,
En cercle, insoucieux, couchés sur leurs couvertes.

Couverte, couverture de laine.


7. Sous la hutte de pin, oh ! viens, comme Pavie…


M. Théodore Pavie, jeune et enthousiaste voyageur, a parcouru en tous sens les deux Amériques. Il a publié un ouvrage fort intéressant, intitulé : Souvenirs Atlantiques. Nos lecteurs nous sauront gré, sans doute, d’en détacher une des plus belles pages :


« Rien n’est plus affreux, plus désolant, plus sublime d’horreur, que l’embouchure du Meschacébé ! Je sais plus d’un Français qui, attiré par les descriptions de Châteaubriand, sur les rives du père des fleuves, a pleuré de désappointement en vue de la Balise. Aussi loin que l’œil peut s’étendre, ce ne sont que prairies mouvantes, joncs desséchés, marais impurs ; des bandes innombrables de vautours s’y bercent parmi les pélicans, les flamans et les grues ; sur les bords des rivières flottent de hideux crocodiles, de monstrueuses tortues, des serpents noirs jaspés de taches livides : il n’y a rien là qui puisse faire pressentir

les admirables forêts de l’intérieur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La côte est si basse, qu’à deux lieues en mer on la distingue à peine : à l’entrée de la passe du sud-ouest s’élèvent les hunes d’une goélette naufragée ; plus loin on aperçoit les espars brisés d’un brick, et sur la pointe des mâts viennent dormir les reptiles. Tel est le dernier point de vue sous lequel se présente ce magnifique Mississipi, refermant dans ce cadre désastreux ses douze cents lieues de forêts, d’habitations, de villages et de villes ; il est effrayant mais grandiose encore dans sa laideur. Là, les hommes ne peuvent rien contre lui ; l’océan lui-même est refoulé par sa puissance. Nous ne voyions plus ses rives, et son influence se faisait sentir encore ; la fumée du remorqueur, retournant à la Nouvelle-Orléans, s’élevait au loin vers l’horizon ; un petit nuage de terre rappelait la présence de l’Amérique : elle était là, de moins en moins perceptible, une vapeur, une ligne indécise, un point, plus rien… Mais l’homme a une âme où tout ce qu’il éprouve de sensations, tout ce qu’il amasse de souvenirs, se grave en traits ineffaçables ! Oh ! belle Amérique, terre de liberté, république mère de vingt-six autres républiques, refuge de tous ceux qui souffrent, asile des opprimés, patrie des cœurs mélancoliques, adieu ! Je t’aimais, moi, enfant capricieux, qui cherchais le désert et la paix ! tu as été bonne pour moi ; jamais je n’oublierai tes lacs dont j’écoutais murmurer les flots limpides, tes fleuves sans sources, tes villes dont tu t’enorgueillis, et surtout tes haltes de nuit au bord d’un ruisseau, quand tout dort dans la nature, depuis le colibri au fond d’une fleur, jusqu’à l’Indien sur sa peau d’ours : aujourd’hui tu me donnes encore de doux songes, et j’aime à parler de toi comme d’un ami absent. »