Meschacébéennes/Le Jardin des Plantes ― Le Chevreuil de la Louisiane

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Librairie de Sauvaignat (p. 112-115).


 
C’est le grand réservoir où toute vie abonde,
Le verdoyant congrès des arbustes du monde,
Où tout homme qui rêve à son pays absent
Retrouve ses parfums et son air caressant.
(BARTHÉLEMY et MÉRY.)






Quand un voile brumeux enveloppe Lutèce,
Quand mon front obscurci s’incline de tristesse,
Comme un arbuste frêle où soupire le vent,
Ainsi que par instinct, ami, je vais souvent,
Longeant les boulevards, jusqu’au Jardin-des-Plantes :
Là, les heures d’exil, pour moi, coulent moins lentes,

Là, comme à Bonfouca, sous les mélèzes verts,
Soucieux, je m’isole et compose des vers,
Et, tout en relisant Byron ou Sainte-Beuve,
J’erre, par la pensée, aux déserts du vieux fleuve ;
Solitaire, j’écoute, incliné sur les eaux,
Son murmure sans fin d’harmonieux roseaux,
Ces bruits mystérieux des lianes plaintives,
Des longs cyprès voilés qui pleurent sur ses rives,
Poëte insoucieux, sans suivre aucun chemin,
Sur les ondes bercé, la pagaie à la main,
Ainsi qu’un bois flottant, au souffle de la brise,
Je laisse dériver ma pirogue indécise,
Et, l’oreille attentive à de lointains accords,
Les yeux clos à demi, je rêve et je m’endors…

Et puis, quand au couchant un dernier rayon brille,
Quand du riant jardin on va fermer la grille,
Avant que de partir, d’un signe, d’un coup d’œil,
D’un geste ami, je vais saluer le chevreuil,
Innocent orphelin que le destin condamne
A vivre, comme moi, loin de la Louisiane,
Loin des vierges forêts du vieux Michasippi….
Captif dans un enclos je le vois assoupi ;
Ainsi qu’au bois natal, il sommeille tranquille :
Et moi, près de l’enclos, haletant, immobile,

Comme un père penché sur un fils au berceau,
Je l’observe endormi sous le frais arbrisseau.
Oh ! que ne puis-je, hélas ! exilé solitaire,
Paisible, à son côté, m’étendre sur la terre,
Et calme, insoucieux, sommeillant comme lui,
Un instant déposer le poids d’un long ennui !
Ou plutôt que ne puis-je, heureuse créature,
Le rendre à la forêt, à la belle nature,
Et dans quelque désert vierge de pas humain,
Vivre seul avec lui, le nourrir de ma main,
En faire un compagnon, un fils, une maîtresse,
L’environner d’amour, de soins et de tendresse,
Le suivre pas à pas, boire aux mêmes ruisseaux…
Sous les lataniers verts, au bord des grandes eaux,
Ainsi que Jocelyn à côté de Laurence,
Près de lui m’endormir…, ivre de sa présence,
Le caresser, l’aimer comme on aime une sœur,
Hardi, le protéger contre l’adroit chasseur,
Et dire à l’Indien : « Qu’ici ton arc s’arrête !
Qui touche à ce chevreuil m’en répond sur sa tête ! »






(Paris, août 1838.)