Messaline (Jarry)/I/II

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Entre Vénus et le chien
MessalineXXII (p. 326-337).
Entre Vénus et le chien
II
entre vénus et le chien

Colitur nam sanguine et ipsa
More deæ, nomenque loci ceu numen habetur ;
Atque Urbis Venerisque pari se culmine tollunt
Templa : simul geminis adolentur thura deabus.

Aurel Prudentii, contra Sym. lib.  I, 219.

Et dès que Messaline, enfin, dormit, Claude se leva, et dans la clarté d’aube de son cabinet de travail, quadrangulaire et vitré, au centre du toit en terrasse du palais — le belvédère d’Auguste, — ce personnage falot et si incompréhensible qu’on n’a jamais su si ce fut un homme de génie ou un idiot — dicta à son secrétaire Narcisse, comme il lui avait dicté ses quarante-et-un livres d’histoire de Rome, la défense de Cicéron contre Asinius Gallus, et les vingt livres grecs d’annales tyrrhéniennes et les huit d’histoire de Carthage :

les livres des dés
mémoires de claude tibère néron drusus germanicus britannicus césar, sur sa vie

« Voici qui sera lu, une fois l’an, à la façon d’un cours public, dans le nouveau musée d’Alexandrie, mon musée, où l’on professe mes œuvres ; et plaise aux dieux et au nom d’Auguste que ce soit d’un plus profitable enseignement que mes livres sur Rome depuis la Ville fondée, tant ce fut folie de les écrire à qui débrouille mal, la tête branlant de droite et de gauche, les voies de son propre destin, et s’il lui est prédestiné d’être roi ou fou, Théogonius ou César !

« Et pourtant, on ne peut déchiffrer à la fois sur le guéridon où ils tombent, la face et l’envers des dés. Vénus, qui donne son nom au coup le plus heureux, celui des deux six, se tapit toujours entre la table et le cube d’ivoire, et les deux as du Chien qui vous ruine dominent insatiablement.

« Ô maraîchers au pouce plus dur que les osselets ! emplissez, le jour se lève, de jacinthes bleues… ah ! bien plutôt de soucis jaunes — car si je suis né le premier jour d’Auguste, mes yeux s’ouvrirent à la onzième heure, où s’épanouissent ces flambantes fleurs des calendes — vos petits paniers d’osier blanc et de tortil de jonc, vous qui chantez les louanges de Fors-Fortuna, à cause de vos poches chargées d’argent et en l’honneur d’Iacchus qui vous abreuva, devant le palais de votre empereur !

« Si le senes de Vénus ne surnage jamais sur les dés, n’est-ce qu’elle est plus femme que déesse, et trouve au plus profond des lits ses plus sûrs abîmes océans ?

« Plus femme ? Ce doit être Valérie Messaline ma femme. Car elle est très belle.


— Oui, dit Narcisse, qui savait, amant de Messaline de même que les affranchis et la plupart des amis (titre qui répondait à courtisans) de l’empereur, mais sans ralentir la grosse écriture, sur la cire, de son stylet émoussé, et sans que Claude parût entendre.


« … Et car surtout, depuis que je l’ai épousée, elle ma troisième (j’ai répudié Pætina parce qu’elle était une femme comme toutes les femmes, qui ne commettait que des fautes légères, des crimes de simple mortelle ! mais Urgulanilla, qui suivit, connaissait le goût du meurtre humain, et je l’ai chassée aussi, en jetant après elle sa fille toute nue, Claudia !), depuis que j’ai épousé Messaline, je boite plus bas du pied droit : mari de Vénus, Hé-phais-tos ! tous deux nous sommes nommés de syllabes impaires, qui, selon l’autorité de Pythagore, désignent une tare à droite.

« Le dieu Vulcain ! mais le maître des Cyclopes eut-il comme moi pour précepteur, je ne dis pas un affranchi soigneusement instruit dans la grammaire, mais un conducteur de bêtes de somme ?

« Je ne lui fis pas oublier qu’il avait mené des bœufs ; et devant l’aiguillon de sa férule, je m’en allais les yeux fixes ; et ma mère Antonie Majeure m’appelait avorton et ébauche de la nature, et ma grand-mère l’Auguste ne daignait que me le notifier par lettres. Ha ha ! cette Livie si perspicace que Caius, son arrière-petit-fils, la traitait d’Ulysse en jupons, n’a jamais rien trouvé à me dire que des injures sur de petites tablettes.

« Pour réponse, j’ai sorti, mais quand elle fut morte, un peu de ma divinité d’empereur, et lui ai décerné l’apothéose.

« Et Tibère mon oncle, c’est moi seul qu’il a oublié, à son lit de mort, des trois fils que nous étions de Germanicus, de recommander aux sénateurs pour sa succession à l’empire.

« Mais mon oncle oubliait volontiers les choses importantes. Fils adoptif des illustres Jules, il ne s’est point souvenu que la mère des Jules était Vénus, et il a laissé inachevé le temple de Vénus Erycine en Sicile.

« J’ai reconstruit et parachevé le temple de la divine aïeule.

« Or, avant de pouvoir tout cela : timide, affectant plus de sottise, je m’en allais, par les tavernes, avec la plus vile populace ; abandonné par mon père et les nerfs malades, je buvais avec les ivrognes et…

« Et ma mère Antonie ne connaissait pour personne de plus grave injure que :

« — Il est plus bête que mon fils Claude !

« Plus bête que Claude ! Elle aurait pu, et elle ne savait pas, comme le plus irréfragable axiome des philosophes, le clamer de toute la terre ! Il n’était aucun génie ni aucun roi qui ne fût une pauvre brute à côté de Claude, quand je m’endormais dans mes tavernes, indifférent au vol de mouches — ce n’était pas moi qui ronflais ! — des noyaux d’olives qu’on me jetait par dérision, après des nuits et des jours du seul soin vraiment impérial, à moi simple particulier, de tenir en main le sort des osselets !

« Et quand je frottais mes yeux éblouis, plus de mon rêve que de mon réveil, avec les bottines de femme dont on m’avait malicieusement chaussé les poings, et qu’on m’enfonçait une plume dans le gosier, je fermais mes dents comme sur la bouche saignante d’une maîtresse, et puis je criais au voleur à cause de la chevelure de la Fortune que je rêvais qu’on me faisait vomir.

« Cette vie dura quarante-six ans. À quarante-six ans je n’étais pas encore sénateur. On ne m’avait jamais montré aux soldats. Je vis un soldat, puis beaucoup de soldats, plus tard.

« Et parce qu’il était évident à tout le monde que je n’étais bon à comprendre aucune des affaires présentes, on me fit augure : j’eus la charge de prévoir l’avenir.

« Maniant mon lituus augural d’Orient en Occident, afin de délimiter le templum consacré et de déterminer le point extrême de mon regard — je suis myope ! — je me faisais l’effet d’un aveugle tâtonnant de son bâton par toutes les ténèbres du ciel.

« C’est pourquoi, empereur, je n’ai pas demandé au Sénat de jurer l’inviolabilité de mes futurs actes, bien que ce soit l’usage depuis les triumvirs.

« Et pourtant, il m’a paru aussi naturel que de boiter du pied droit, la première fois que je parus sur le forum, consul — où mon premier acte public fut de jouer aux échecs avec mon collègue Vitellius — qu’un aigle vînt se percher sur mon épaule droite !

« Je ne renie plus la terre de Vulcain : Jupiter lui-même boiterait à porter toujours l’aigle des foudres sur une seule épaule.

« Le destin boiteux toujours du même côté, c’est — la chance.

« Or, voici comment je fus l’élu de l’aigle impériale :

« Quand les conjurés tuèrent C. César Caligula, par la haute galerie voûtée aux fenêtres obliques, qui joint le Cirque au Palais, devant la grande lumière du sang et des lames pleines de torches, j’ai fui, plus pâle que le Chien des osselets. Caché dans l’hermæum, mes pieds de malheur (je crois que ma tête et mes pieds sont les deux pôles d’un dé !) passaient sous une tapisserie, et à

peine retentit la course du premier glaive, dont le fourreau vide sonnait sur la cuisse droite du soldat, je tombai à ses genoux pour lui demander la vie, et ma tête vint trembler au-dessous de la tapisserie, comme une frange.

« Et il faut bien, de par le destin, qu’à ce soldat, qui levait son fer sur le corps encore invisible au-dessus de deux pieds inégaux, ait agréé la tête aux cheveux blancs rares, au long nez, aux yeux incertains, comme elle avait paru digne de choix à l’aigle ! car le prétorien se prosterna et baisa mes genoux à moi, qui s’entrechoquaient de peur, sans doute, mais un peu parce que j’avais cinquante ans ce jour-là, et me salua empereur.

« Il appela les autres et ils emportèrent leur empereur en triomphe dans leur camp par la Porte décumane, la plus éloignée de l’ennemi, ils m’emportèrent au son des cornes courbes et des trompettes droites… parce que je tremblais à ne pouvoir marcher.

« Bon soldat ! Aussi est-ce moi le premier qui ai acheté tous les soldats à prix d’argent ! Plus de ces décorations bonnes à suspendre dans le temple de Mars et de l’Honneur ; couronnes civiques, murales, vallaires, navales, colliers, piques pures (qui ne sont que des manches), plaques… j’ai imaginé la gloire en espèces, l’or décoratif !

« Ô que j’étais long, maigre et grand derrière cette tapisserie ! Sais-je même si je me cachais derrière la tapisserie ? Plutôt, ne me voilais-je pas la tête — si grand ! — comme il est impie qu’un dieu laisse entrer dans ses yeux les yeux d’un mort ?

« Mais, par le nom d’Auguste ! ce n’est pas moi qui suis dieu : l’apothéose est une gloire vaine des ombres. Je vis ! Mes os agitent harmonieusement encore les nombres de toutes leurs faces. C’est Auguste. Il est tout en bronze au bout de l’Épine du Plus-Grand-Cirque, et on le voile, lui, à chaque égorgement des jeux. Je reste libre spectateur, du balcon de mon pulvinar, alors qu’il se tient, ou que sa divinité le tient éternellement plus raide que les cadavres, qu’on emporte encore chauds et souples parce qu’il ne faut pas laisser le temps à de simples corps de gladiateurs de singer le métal inflexible des images impériales. Mais, comme je suis très bon, j’ai fait enlever tout à fait sa statue du Cirque. Je ne veux pas faire pleurer le bronze. Et puis il fallait trop souvent lui remettre son voile.

« Je crois — oui — que je suis très bon. J’ai défendu qu’on recommençât plus d’une fois le même jour les jeux du Cirque quand il s’y serait commis quelque infraction à la loi du Cirque ! Chaque bestiaire sera sûr de ne pas risquer plus de deux morts.

« Et j’ai fait tuer, malgré les supplications du peuple, le lion instruit à manger des hommes !

« Car je peux bien une fois avoir la dureté de refuser quelque chose au peuple ! Je suis très doux et très humble ; j’ai monté, après un triomphe, les marches du Capitole à genoux, mes vieux genoux qui m’ont fait empereur…

« Et puisque je montais !

« Or on dit que je suis maladroit dans l’action, et, dans le discours, bègue.

« Moi, je sais que je suis un grand orateur ! »


— Mais qu’ai-je dit ? Narcisse, dévoué Narcisse ! gardes-tu empreinte dans ta cire toute l’âme de Claude empereur ?

Le secrétaire, impassiblement, relit, et il se pourrait que Claude, tout en rêvant, n’ait pas dicté autre chose  :


« Le premier Claude, le Sabin Attus ou Atta Clausus, vint s’établir à Rome l’an 250. Son nom s’altéra en Appius Claudius. Les clients qu’il avait amenés formèrent la tribu Claudia, ainsi que rapporte Vergile, En., VII, 706-709… »


Et pendant ce temps, au-dessous du belvédère, Messaline s’éveille.


Un peu après la quatrième heure, nous dirions dix heures du matin, ses femmes l’ont mise à sa toilette.

Le cabinet de toilette n’a de remarquable — panneaux de stuc entre des colonnes, vides, sauf, au centre, des motifs divers et minuscules peints : lyre, corne d’abondance, corbeille, qui luisent sur la blancheur lisse comme un décor d’assiettes — qu’une haute glace étroite en verre de Sidon, d’un des côtés de la fenêtre, ouverte sur le panorama de la ville, en face du versant occidental de la Colline des Jardins ; et de l’autre côté, dans un pareil cadre d’or, le portrait, en pied, grandeur naturelle et nue, de Messaline, tout en perles, sauf quatre points où brasillent des rubis.

Un peu partout, sur des rayons et des consoles, à des flacons et des coffrets d’essences, de poudres, d’onguents et de fards président, ornant les couvercles de lascivetés immobiles, les statuettes, de matière diverse, des déesses de l’amour, qui sont Vénus, Cottyto, Perfica, Prema, Pertunda, Lubentia, Volupia.

Vénus n’est pas sur les étagères : elle ne se commet point avec les six petites déesses. Et c’est sans doute le portrait en perles.

Les petits dieux mâles emmanchent des fers à friser, petits miroirs, épingles d’or et sonnettes d’appel des esclaves : Priape, Bacchus, Mercure et Phallus.

La chevelure de Bacchus enfant, si bouclée que chaque coque imite un grain de raisin, surmonte le calamistre en figure de pampres tordus. L’orbe des serpents du caducée, qui sertit un miroir d’or, y vérifie sa double symétrie, comme nageraient des anguilles, conformes à leur reflet, autour de la surface d’une mare.

Phallus manque. Ce devait être, prolongeant d’une gemme travaillée quelque épingle, la précieuse miniature de la grande enseigne du lupanar de Suburre. Mais sa maîtresse et très humble adoratrice l’a rageusement piétiné et jeté par la fenêtre, vers le panorama de verdure, dès son réveil, quand elle s’est souvenue, comme d’un cauchemar, de l’hallucination de la fuite de la monstrueuse image, à l’aube qui clôt les maisons du Bonheur, éteint leurs enseignes de lanternes et désanime spectres et larves.

Priape est un joujou de corail, par quoi la petite main de Messaline peut mettre en danse un enfantin squelette d’argent, tel que ceux des festins, qui tintinnabule alors clairement de toutes ses jointures, mais est pendu pour l’instant à part des clochettes qui commandent aux habilleuses.

Messaline se détourne du vaste miroir, le dernier et le premier et le plus voluptueux de ses bains, et remontée du fond de cette mer, après un regard sans jalousie sur l’autre Anadyomène, en perles, elle ôte les siennes, c’est-à-dire qu’on l’habille.

Le dos à la glace et à la fenêtre, dont la baie vaste comprend tout un des espaces entre les colonnes de stuc, elle surveille le fer de la coiffeuse par le jeu combiné de deux miroirs, et revoit encore, au fond du petit disque d’or poli qu’elle tient par les serpents accouplés en caducée qui l’encerclent, les boucles de sa chevelure derrière sa nuque, et, rapetissées dans le cadre de la fenêtre, les terrasses de Lucullus, au versant ouest de la Colline des Jardins.

La Ville et la Femme se parent.

Et voici que l’ornatrice lui a mis tous ses peignes dans le chignon, et qu’ainsi deux têtes se comparent, toutes pareilles et de même taille, côte à côte dans le miroir : la colline frisée de platanes et de lierre, à grand renfort de corail, d’écaille et d’or émaillé ; et la toison aux reflets de cimes et d’abîmes de Valérie Messaline, touffue par les esplanades, ou qui s’épand de vasques en vasques de porphyre rouge, sur des colonnades polychromes.

Et au même moment que l’ornatrice couronne son travail de l’aigrette de diamants qui fulgure dans le soleil méridien, au plein et perpétuel midi du petit disque d’or mirant la ville et l’impératrice, le jet d’eau de la suprême terrasse de Lucullus s’épanouit.

Il y a un camée de Messaline, reproduit et conservé dans l’œuvre de Rubens, qui représente, un peu de même sorte que cette tête de femme et cette vue de ville géminées dans une petite glace, l’impératrice (derrière elle ses enfants Octavie et Britannicus) et Rome casquée se regardant face à face. Le sardonyx est courbe et les deux bustes ont la posture de deux branches d’un candélabre.

D’après ce camée et un autre de Claude et Messaline gardés par deux dragons, l’impératrice est de visage exagérément rond, rond comme un sein ou tout ce que gonfle une force ; la bouche, toute petite, mange pourtant toute la figure, parce que les muscles des mâchoires sont énormes et faits pour servir un mufle de bête ; les narines larges, le nez de Cléopatre, héritage de Marc-Antoine, son bisaïeul (il arrive que l’amour impressionné d’un amant lègue les traits de la maîtresse aux enfants de l’épouse légitime). Pas belle en somme ; mais c’est que le feu des yeux s’est éteint dans le sardonyx mort. Et la beauté n’est-elle pas une mode ? Ou plutôt une forme dite belle est-elle autre chose qu’un vase de passion à qui on ne demande même pas de n’être pas fêlé, car c’est la meilleure transparence !

Sous le fin épiderme, écume des veines couleur de mer, Claude découvrait Vénus Anadyomène !

Et il n’était point étonné que l’impératrice se mît en balance avec la ville, puisqu’il y avait bien un culte parallèle de Vénus et de la Ville. Et même sans cela, Auguste n’avait-il point exprimé cette volonté, que le culte de Rome fût toujours associé à celui de l’empereur ? Smyrne éleva le premier temple à la Ville, Caton l’Ancien consul, l’an 559 ; vingt-quatre ans après, Alabanda, le second, sur le modèle des temples de Vénus, et les premiers poètes chrétiens ont pu écrire :

Son culte est sanglant, à elle [Rome]
De même sorte qu’à une déesse, et le lieu est pris pour un dieu ;
Et de la Ville et de Vénus s’élèvent d’une égale hauteur
Les temples, et c’est ensemble que fument les encens vers les déesses
jumelles.

Donc, ainsi que toute femme se mire avec complaisance, Messaline contemple dans sa glace à main les massifs, parterres de buis en tableaux, ifs taillés, chaumières, priapes du Jardin, moins nombreux que les épingles de sa coiffure et ses gemmes.

… Et subitement elle éclate en sanglots, et c’est tout à fait, dans le cabinet de toilette, comme si le grand cadre de verre de Sidon s’était pulvérisé sur le pavé de mosaïque, créant une arène étincelante au poudroiement de sa pierre spéculaire ; ou si, les perles défilées, le portrait de Messaline, la beauté de Messaline s’écroulait en mille morceaux.

Quelque chose comme le cri :

— Le grand Pan est mort !

Elle est allée le voir dans son étable à boucs — Pan, Priape, Phallus, Phalès (qui est son nom divin). Amour, Bonheur, le dieu de qui elle sait le plus d’invocations ! S’il existe, c’est là, sûrement, son séjour, et non pas les statuettes dérisoires, bijoux de temples, frêles ustensiles de toilette.

Elle l’a vu.

Il est favorable aux hommes d’une faveur brève et il meurt dès qu’il touche une femme — ô le sanglot de la Vénus de perles qui retourne en toute la poussière du sable de la mer, Katadyomène !

Et s’il ressuscite c’est pour mourir encore, comme son image, le grand aigle nocturne, perché sur la porte de son temple, a éteint ses yeux de foudre, calmé l’envergure de ses pennes amoureuses, et a paru s’envoler — la mémoire de la nymphomane lui suggère une vision hallucinatoire de plus en plus précise — s’est véritablement envolé à l’aube, dans la même fuite que les dernières étoiles !

— Où es-tu, Phalès, Priape, fils de Bacchus et de Vénus ? et de ton seul nom qui ne change point, où es-tu, dieu des Jardins ? Ma contemplation est de toi si absolue, mon désir si certain, que je sais que tu existes quelque part ailleurs que dans le suint de l’étable ou la parure morte des femmes.

Jupiter, Père des dieux, habite l’Olympe et son temple du Capitole ; Auguste, le temple d’Auguste ; Livie, aïeule de mon mari, déesse, le temple d’Auguste et partout où nous autres femmes jurons par son nom…

Nous autres femmes… Nous autres dieux !

Car la femme d’un divin César est plus près que les autres humains d’un dieu ! Dieu, quoique Claude n’ait permis d’élever qu’une seule statue de sa personne, et qu’en argent ! avec deux d’airain et de pierre, et défende qu’on se prosterne devant lui, l’Imperator vainqueur de la ville de Cynobellinus, Camulodunum près de la Tamise, hors des limites du monde habitable, où les légions, fussent les Claudiennes, Fidèles et Pieuses, ne l’auraient point suivi si les aigles femelles des hampes sans drapeau n’avaient suivi à la trace le flambeau de feu dans le ciel, l’Aigle foudroyant favorable !

Aigle de Rome et de Suburre, es-tu donc retourné t’éteindre dans les marais de Bretagne ?

Je suis toute ta Ville !

Je suis Augusta !

Mon mari sera dieu tout à fait, bientôt : il a déjà cinquante-huit ans.

Et moi…

Priape, mon frère dieu, ne m’en veux pas d’être encore si loin de l’apothéose : dieu d’amour, c’est parce que je suis jeune !

Dieu des jardins… —

(Le haut soleil de la sixième heure faisait étinceler les terrasses de Lucullus, les palliums des Grecs moutonnaient aux arches du portique de la bibliothèque, les statues s’animaient parmi les xystes, la vache sacrée de Diane persane, en argent, marquée d’une lampe, effigie de celle immolée sur l’Euphrate par le fondateur des Jardins aussi beaux que ceux des rois, se mit à luire, à travers les jets d’eau, de lumière et de foule, comme un grand poisson au fond d’un fleuve, et la figure de Mithridate, toute d’or, de six pieds de haut, avec son pavois de pierres précieuses, miroir à alouettes, versa tout l’Orient sur les parterres.)

— … DIEU DES JARDINS ! Je comprends pour la première fois ton nom et ton nom m’indique ta demeure : tu habites le plus beau jardin ! Ce sont ces ombrages opaques, le toit de la Maison du Bonheur ! Si tu gardes les enclos des pauvres de ta pauvre image façonnée, par un sabotier et sa doloire, au hasard d’un vieux figuier, la plus belle de toutes tes idoles, toi-même, ô Phalès ! résides dans le plus divin jardin !

L’impératrice, penchée à la fenêtre de son palais, attend que le voile du temple de verdure s’écarte et qu’en surgisse la Divinité Virile.

Mais les frondaisons de deux verts, platane et lierre, et les pelouses de liquide acanthe restent plus impénétrables qu’un masque qui saurait fermer les yeux ; ou plus simplement on dirait que la femme là-bas, de qui la tête est grande comme la Ville, que Rome s’obstine à détourner la tête.

Et l’impératrice se détourne à son tour de la fenêtre, et la grande Ville est revenue d’étrécir et s’aplatir dans le cadre de serpents du miroir rond, comme une médaille.

Mais, pour la seconde fois, à peine les yeux de Messaline eurent-ils rencontré le miroir, elle fondit encore en sanglots.

Avec la même netteté maladive qu’elle y avait lu d’abord la demeure de sa chimère envolée, elle y déchiffrait, en toutes lettres, pourquoi le dieu était parti.

Or c’était une vieille croyance religieuse latine, que Rome dût avoir plusieurs noms.

Le nom profane, Roma, qui en grec signifie force, de même que le Tibre, en langue étrusque, était dit Rumon et que reverdissait chaque année le figuier ruminal, exprimait à peu près à quel dieu était vouée la Ville.

Messaline, enfant, avait appris des vestales le vocatif sacerdotal : Flora.

Mais il existait un nom secret et terrible, qu’il était interdit de prononcer sous peine de mort (on leurrait le peuple du soupçon que ce pouvait être Valentia ou Angeroma), qui était le nom même du dieu de la Ville.

Et les prêtres enseignaient que le jour où le nom serait proféré serait le jour du départ de la divinité tutélaire, qui s’en irait chercher ailleurs, selon la formule consacrée, plus ample culte.

C’est pourquoi, et bien que personne ne sût le nom, l’usage s’était établi, de peur d’un malheureux hasard, de dire :

La Ville.

Et le mot profane Roma voilait, comme un masque, les frontons des monuments où une inscription avait besoin de nommer la Ville.

Or Messaline, en exergue à cette médaille de la Ville dans le miroir d’or, venait de lire (mais sa crise fut si soudaine que ses lèvres n’épelèrent pas) le nom sacré, à peine soupçonné, jamais prononcé, comme nom de la Ville, du dieu de la Ville, du dieu parti : le dernier mot de la dédicace, au-dessus du portique, de la bibliothèque de Lucullus, retourné dans le miroir :

AMOR
AMOR

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais quand l’impératrice eut pleuré, — comme d’une pluie sur les jardins, les jardins se firent si beaux qu’elle comprit bien que le dieu ne pouvait les avoir quittés. Et elle se regarda au miroir et sa face éclipsa la Ville, et elle cria de toute sa voix, en nommant sans peur le dieu par son nom :

— Merci, Amor ! dieu de Rome, d’abandonner Rome et son puant Suburre, pour les jardins qui s’épanouissent devant la fenêtre de Messaline. Tu n’étais pas fait pour être citadin ; pare-toi de fleurs, dieu agreste, éternel dieu des jardins ! Tu ne trouveras pas ailleurs plus ample culte que dans ton nouvel empire, dieu de Messaline !

Elle se remit joyeusement à sa fenêtre.

— À qui ressemble-t-elle, cette ville, casquée d’une perruque verte, qui veut être une femme, ou cette femme qui veut être la Ville ? comme si une autre que Messaline, de la petite bouche de son sexe, pouvait dévorer toute la Ville !

Je te reconnais, malgré que tu caches ton visage ! tu es Poppée Sabina, maîtresse de Valerius l’Asiatique, qui a payé les jardins de Lucullus à tes caprices, pour en faire la statue de ta nuque et de ta chevelure, aussi royalement qu’il paye ton mari Cornélius Scipion pour n’être qu’un simulacre de mari !

… Le jardin est très beau et Poppée Sabina — pas si belle que moi ! — est une très belle femme. Elle a des robes talaires d’une seule pièce de soie, brodées de figures d’oiseaux, sur la traîne desquelles se déroulerait à l’aise l’amble des cinq cents ânesses du lait journalier de ses bains. Il y a dans le jardin et j’ai vu — pendant que mon mari (il n’a pas vu le dieu, lui), avec sa méfiance habituelle faisait fouiller tous les bouquets d’arbres, — une merveilleuse boule en verre de Sidon, grosse comme une tête d’homme ! Je n’ai pas de miroir si parfait dans ce cabinet, sauf mon portrait de perles. Et comme j’ai regardé déjà, au Plus-Grand-Cirque, à travers une émeraude de Scythie, les choses y paraissent plus grandes qui sont proches, et moindres les éloignées. Je crois qu’elle prédit l’avenir. Je m’y suis découvert de toutes petites rides futures. J’ai eu beaucoup de plaisir à m’y savoir très laide.

« Et puis, le nez de César, renflé du bout, y fut une trogne. Si un homme nu se voyait homme dans cette boule, il s’y verrait dieu ! le dieu que je cherche. Mais il n’y a rien dans la boule en verre de plus que dans une tête humaine, de vains songes.

… L’Asiatique a dû rapporter cette boule d’Asie pour offrir un miroir au dieu ! C’est l’image conservée de Phalès qui lui communique cette vertu, de réfléchir sous l’aspect de l’apothéose. L’Asiatique a certainement le dieu favorable, il est le prêtre de son temple. Le dieu solaire visite les premiers les hommes des contrées où le soleil se lève ! Je ne m’étonne plus que Poppée préfère l’Asiatique à son mari. Et pourtant Cornélius est beau, je sais bien, j’ai couché avec ! L’Asiatique est chauve et gras, m’a-t-on rapporté, et a les sourcils de travers ! Je n’ai pas connu l’Asiatique… encore. Si je… ? — Je connaîtrai le dieu qu’il garde dans son jardin — à moins qu’il ne soit lui-même le dieu des jardins. Et de même que j’ai mes bijoux dans un coffret fermé, j’aurai à moi la clé des jardins, la clé du dieu !

Et elle étendit la main vers une des images de Phalès (il n’y avait guère d’ustensile de toilette qui ne la portât sur le manche), et, ses idées rassérénées jusqu’au folâtre et au féroce, vers le plus puéril joujou, le hochet d’argent au son clair, dont la matière faisait impérieux et impérial le souvenir d’un cliquetis d’os, — et sonna son dénonciateur.