Messes noires ; Lord Lyllian/10

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Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 90-96).

X

Le dîner s’achevait dans des protestations bruyantes du prince Skotieff et sur des gestes désordonnés de Jean d’Alsace.

— Je vous dis, répétait le chroniqueur, que la duchesse d’Halbstein, dont la disparition fait tant de tapage, s’est bel et bien empoisonnée… On a raconté un tas de choses sur sa mort ; les histoires sentimentales à faire pleurer des lorettes et des histoires rosses à faire frémir des Lorrains. On a voulu la faire passer pour une mystique échevelée, pour la disciple aimée du Sar Baladin, que la réalité de la vie avait déçue. La Duchesse s’est empoisonnée très prosaïquement parce qu’elle avait un cancer à la langue. Elle est morte de ne plus pouvoir embrasser.

— Vous embrasser, peut-être, ironisait le prince.

— Ça serait la première femme de ma vie !

— Et si j’osais hésiter devant vos affirmations. Si, connaissant le duc d’Halbstein comme je le connais j’insinuais qu’il y a eu tout autre chose. Un empoisonnement d’accord, mais un suicide, certainement non. Reprenez les choses. Remontez le décor, animez les personnages de ce drame passionnant.

— Et vous vous y connaissez, mon Prince…

— Oui, c’est un goût chez moi. Je fais collection de drames comme on fait collection d’éventails ou de pantoufles. Ça distrait davantage. Animez les personnages. Lui, petit, rachitique, la poitrine couverte de scapulaires, très pieux et très menteur, très amoureux et très jaloux, jurant par la Sainte Vierge qu’il tuera sa femme à la première infidélité.

— Vous voilà bien, interrompait Lyllian. Pour vous, le Duc a promis et a tenu.

— Pas encore. Je ne dis point cela. Pourtant, en face de cette momie d’Othello, placez la duchesse qui, de son origine slave, tenait un tempérament d’impératrice ou de cantinière. Dites la femme de chambre de Catherine II, se faisant épouser grâce à la Compagnie de Jésus, remarquée par le Duc aux paroisses en vue, aux confessionnaux cotés, aux tables de communion. Déjà comédienne à ce moment-là, comédienne de premier ordre. Puis le mariage et la lune de miel. L’ensorcellement du pauvre Halbstein qui sortait du giron de l’Église pour se réfugier dans celui de sa femme, abruti d’invocations, idiot de prières et d’indulgences.

— Tout cela n’explique pas le flacon de chloroforme ouvert sur une table, à côté du lit, la Duchesse étendue et raide, les membres retournés, le verrou intérieur de la porte encore fermé sur la chambre du Duc.

— Allez donc, ricanait le Prince, comme on voit que vous n’avez jamais haï sérieusement personne. On aime comme on hait, on ressuscite comme on tue… Bref, passons. Dès la première année d’union, la Duchesse, lassée des scapulaires impuissants de son mari, en prend d’autres. Un, puis deux, puis trois amants. Le Duc ignore. Cela dure quatre ans. Une fille naît, puis meurt. Un autre enfant, un garçon, celui-là, est mis au monde en parfaite santé. Et personne ne s’étonne qu’il ressemble à M. de X…, M. de X. étant l’amant de service. Bien. Au bout de la quatrième année, en décembre dernier, le Duc part à la chasse, laissant la Duchesse seule avec son fils dans l’immense et somptueux hôtel de la rue de Varenne.

— Écoutez, Prince, hasardait Lyllian, voyez comme ce que vous racontez impressionne M. d’Herserange. Il n’a pas dit un mot depuis l’anecdote. Il nous regarde avec des yeux d’homme de joie…

— Hé ! Monsieur le diplomate fut peut-être de la garde de déshonneur.

— Taisez-vous donc, il se souvient, pestait d’Alsace.

— La Duchesse douairière, qui exécrait sa belle-fille comme on exècre quelqu’un qui se fiche de votre progéniture, arrive sur ces entrefaites.

— Oui, connu. Servez-nous le Faubourg…

— … arrive sur ces entrefaites, épie une semaine durant la donzelle, fait revenir le Duc en catimini, le cache dans un placard et tend le piège.

— Quelle horreur… le saint piège !

— Rendez-vous. L’amant de service qui, ce soir-là, était le premier cocher, enlace la Duchesse dans l’ombre. Soudain, bruit de portes, bruits de voix, lumière, tout est cerné. La vieille douairière est là tonitruante, indignée, faisant justice, et le duc d’Halbstein apparaît dans un placard, défait, livide, l’air d’un phœtus tragique, les yeux secs, le poing tendu.

— Vous placez vos cinquièmes actes ; bravo pour l’amateur ! Reprenez donc de ce whisky, il est très bon…

— Naturellement, scène à tout casser, le cocher s’enfuit. La Duchesse, à genoux, implore son pardon, embrasse misérablement la robe de la vieille.

— Dites donc les robes… comme dans Barbe-bleue.

— Et le mari ne fait grâce du divorce que pour l’enfant, du scandale que pour le nom, modus-cocuendi.

— Vous oubliez le chloroforme, Skotieff.

— J’y arrive. Après ce que je vous ai dessiné du Duc, pensez-vous qu’il soit suffisamment vengé ? Jamais de la vie. Ce qui l’aurait vengé c’était le divorce, et il n’y tenait pas. Le divorce seul éloignait de lui cette femme qu’il détestait et qui l’avait souillé… Le divorce seul ou la mort… Or, le divorce est défendu par l’Église…

Un silence se faisait autour de l’extraordinaire conteur qu’était le Prince… on écoutait. Il reprit, en caressant ses bagues :

— Pour un habile homme — et toutes les vengeances en créent — il suffit de choisir.

— Quoi ? La façon de se venger vaut mieux que ce qu’on venge ?…

— Non, la façon de supprimer : asphyxie, poison, maladies contagieuses qu’on inocule.

— Ah bah !

— Mais, oui, comme le vaccin. De tout cela le poison parut préférable au Duc, parce qu’en même temps il allonge l’agonie et la rend plus cruelle. Il aurait pu choisir un poison lent, presque impossible à découvrir et à analyser, qui rende une disparition naturelle et une autopsie inutile. Passons. Il voulut un poison rapide, sûr et élégant.

— Un raffiné, ce Sganarelle.

— Un raffiné… il voulut un poison de jolie femme. La morphine : bien connue… et puis vraiment trop démocratique et pas assez neuve. La morphine n’est plus à la mode.

— D’où le chloroforme… L’hypothèse est intéressante. Mais, comment expliquez-vous le verrou…

Bien simple. La Duchesse, nerveuse et maniaque, avait toujours un flacon de sels à sa portée. Il a substitué le chloroforme au vinaigre dans la journée. Le soir, il est venu frapper à la porte de la Duchesse qui, aussitôt, a condamné la porte. Peut-être même avait-elle une idylle pour la nuit. Voyez-vous ça, un larbin amoureux se ruant sur cette morte…

— Ah, la splendide émotion ! murmura Lyllian rêveur…

— Puis, elle a respirer ses sels longuement. Un rien de chloroforme quand on digère, ça vous tue… Et c’est comme ça qu’elle a fini…

— Eh bien, mon Prince, vous avez la fève. Vous excellez dans l’Edgar Poë, et je vous emprunterai la Duchesse pour ma première chronique. Venez maintenant écouter la sérénade. Nous sommes cimetière au clair de lune, Desdémone et César Borgia. Vrai de vrai, ajoutait-il en désignant Renold, cet enfant nous prendra pour des monstres…

— Pour des masques, cingla Lyllian, pendant qu’ils sortaient de Quadri sur la place Saint-Marc.

La nuit était d’une tièdeur calme, et, malgré la brise du sud, les astres scintillaient avec cet éclat étrange qui fait croire les étoiles tout près et le ciel très loin. Les rayons lunaires inondaient les vieilles Procuraties aux palais dentelés comme des mitres, la basilique dorée ainsi qu’une mosquée et peinte comme une icône, et sauf l’ombre bleue du campanile et des bibliothèques, les dalles de marbre de la place luisaient pareilles à une allée de tombeaux.

Il parut à lord Lyllian respirer tout à coup un air plus sain, une atmosphère meilleure à l’âme et plus douce au cœur. Ainsi reconnaît-on parfois la bienfaisante pureté de la nature en face de la tristesse vicieuse des hommes. Et Lyllian, à les écouter tous, bavant avec raffinement sur une femme morte, avait ressenti la tristesse de ces vices. Mais l’illusion de lord Lyllian fut de courte durée. Le prince Skotieff s’approchait de lui avec un petit pas plus sautillant que d’habitude…

— Ah, my lord, bredouillait-il, subitement interloqué… Cette histoire vous a-t-elle plu ? Je l’ai dite pour vous. Pendant que je parlais, je regardais vos yeux, vos beaux yeux d’innocente perversité… — Il s’enhardissait : — J’ai aimé une femme jusqu’à la folie.

— La duchesse d’Halbstein ?

— Oh, qui peut vous faire croire…

— Vous en disiez tant d’infamies.

— Non, ce n’est pas elle, pourtant… Je disais que cette femme je l’aimais jusqu’à la folie… n’est-ce pas… eh bien… eh bien… je lui donnais des bijoux, des bijoux… tant qu’elle voulait… oh, elle vous ressemblait !…

— Elle est morte aussi ? interrogeait Lyllian railleur…

— Non, elle est vieille… Elle vous ressemblait. Tout à l’heure, en regardant vos yeux, je retrouvais les siens.

Tenez, voici la gondole et les chanteurs… joli, n’est-ce pas ?…

» Alors, reprit-il, prenant le silence de Renold pour un aveu, je… vous aime comme elle… oh, je vous aime, Renold Lyllian.

— Lord Renold Lyllian, je vous prie, mon Prince…

Le Russe se remettait, puis, insistant…

— Je vous aime, m’aimez-vous, dites… Est-ce de l’amour ?

— Mieux que cela : du dégoût !

Et comme les guitares s’accordaient aux mandolines et qu’une voix de femme préludait à l’éternelle Santa Lucia, lord Lyllian, aux doigts de Jean d’Alsace, monta en gondole le plus galamment du monde.