Messes noires ; Lord Lyllian/21

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Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 174-182).

XXI

— Pour quelque chose de chouette, vous allez voir quelque chose de chouette, disait à demi-voix et majestueusement le concierge, M. Adam, à huit ou dix larbins réunis dans la cour. Tous les bourgeois y sont… rien que des hommes… au moins une vingtaine : rien que des hommes… ne trouvez-vous pas çà dégoûtant ? Et des gens louches, malgré qu’on les dénomme des princes. Pchtt !… En v’là encore…

Dans l’ombre ils se rangèrent, dissimulant derrière eux une forme vague d’échafaudage.

D’Herserange, Guy de Payen et le duc de Lormar, en retard, arrivaient. Des fenêtres du rez-de-chaussée, aux rideaux soigneusement tirés, filtrait un mince rayon de lumière rose. Et comme adoucis par les tentures et par la muraille, les accords d’une valse triste arrivaient à peine jusqu’au dehors…

— Alors, c’est une espèce de fête qu’ils se donnent entre eux…

— Espérez ; on en aura sa part. Voilà deux jours, le Lord a envoyé Henri, son valet de chambre, porter les invitations. Rien que des titres, y compris un Grand Duc ! Comprenez-vous ça ?

Et puis, coup sur coup, un remue-ménage du diable, des fleuristes, des tapissiers, des musiciens, des glaciers. Ah, mon cher, comme pour des femmes ! Hier matin, ajouta le concierge confidentiellement, le Lord étant parti à cheval pour le Bois, je me suis glissé dans l’appartement… Minute, vous allez voir ! continuait-il en dressant une échelle contre une des croisées ; je me suis glissé dans l’appartement : On aurait dit une chapelle… Des tentures d’argent, des cierges… un autel ; toutes sortes de choses extraordinaires… Qu’est-ce qu’ils vont fabriquer avec ça ? Quant à moi, depuis que la police est venue m’ouvrir l’œil, depuis que l’Anglais reçoit des enfants…

— Quel malheur !… soupira un larbin.

— C’est-y vrai qu’il les saigne ? Adèle, la femme de chambre du premier, m’a juré qu’un soir, elle avait vu Monsieur en chemise, poursuivre un petit garçon avec un sabre…

— Henri m’a bien montré des marques de sang sur des serviettes, des draps tachés et des mouchoirs sales : Un matin, il y en avait quinze. C’est sûr, qu’il les saigne ! opinait Jean, le cocher de l’entresol.

— On devrait arrêter ces gens-là, monsieur le Concierge, continuait la bonne du cinquième au fond de la cour. Ah ! Si c’était pas un comte !

— De juste qu’on le coffrerait. Je le disais avant-hier à M. Pioux, l’agent des mœurs. D’ailleurs, soyez sans crainte, mam’selle Julie, je le soigne, notre Lord. Quand M. Pioux vient, et il sera probablement ici dans quelques minutes, ce que j’en raconte… ce que j’en raconte…

— Mais vous avez donc aperçu quelque chose ?

— Moi ? Rien.

— Alors ?

— Alors, je raconte tout de même…

— Quand est-ce que la surveillance a commencé ?

— Il y a un mois, environ.

— Et vous n’avez pas prévenu le propriétaire, monsieur le Concierge ? continua la petite bonne toute émotionnée.

— Par exemple ! Voici six semaines que j’ai été le trouver. — Tenez, monsieur Baptiste, maintenant qu’il ne viendra plus personne et qu’ils ne sortiront qu’au matin, allez donc éteindre l’électricité dans la loge… Je vais grimper pour voir… — Oui, mam’selle Julie, voilà six semaines que j’ai été le trouver… (l’échelle est solide, hein ?)… Je lui ai dit : C’est une honte d’avoir cet Anglais-là chez moi.

— Et, qu’est-ce qu’il a répondu ?…

Cependant, M. Adam, arrivé au faîte de son observatoire, plongeait maintenant ses regards, dans le salon mystérieux.

— Oh, si vous saviez, si vous saviez ! répétait-il, avec des yeux de dinde excitée…

En bas, la théorie des larbins attendait, frémissante.

— Taisez-vous. Pas de bruit… Le Lord parle…

Soudain, la lumière s’éteignait au nez du concierge suffoqué, un éclat de rire fusait de l’appartement.

— Pincé ! Ils m’ont vu ! assurait M. Adam en dégringolant avec précipitation de son poste avancé.

— Mais non. Les volets intérieurs ont été fermés, voilà tout, répliquait Jean, le cocher. Eh bien… qu’est-ce que vous avez surpris ?

Ils formèrent le cercle.

— Ben ! figurez-vous des fleurs par terre… comme au marché de la Madeleine ; un autel avec des lumières et des encensoirs. Et puis, sur l’autel, des hommes nus, mam’selle Julie !

Un murmure d’horreur circula dans l’assemblée.

— Oh, dites, quel dommage que l’on ne puisse plus regarder, insinuait la bonne.

— Des hommes nus !… Hum !… que je me souvienne : Non, c’était trop blanc. Vous savez, les stores empêchent de distinguer. Ce devaient être plutôt des enfants. Oui, des enfants… Ils ne bougeaient pas… Il y en avait un, couvert de roses blanches et de lys noirs… Il tenait une tête de mort…

— Vous croyez ? Sainte Vierge !

— Si qu’on allait chercher la police ? continuait le cocher.

— Laissez, pontifia le concierge ; le châtiment va naître !

— Et le Lord ? Que faisait-il ?

— Il était à genoux sur des fourrures. D’abord, il tenait un encensoir, et ça fumait, comme ça, devant le gosse. Après cela, il a parlé. Il avait un drôle d’air. Il disait des choses tout haut… des choses que jamais je n’oserai vous répéter.

— C’était-y salé ?

— Pour sûr… : des vers !

— Oh !… Vous les avez entendus ?

— Parbleu ! Et quels vers ! Je vous parie des cent et des mille que jamais vous n’en avez écoutés de pareils. Ça devait être du Cynaro de Bergelac !…

Un second murmure d’horreur parcourut l’assemblée.

Ils s’en remettaient à peine, que deux silhouettes se détachèrent sur la porte ouverte du côté de l’avenue.

— Tiens, bonjour ! Comment que vous allez ! faisait à demi-voix Henri, le valet de lord Lyllian. Excusez-moi, je suis en retard… Je causais avec M. Pioux, l’agent du commissaire. Quand nous avons vu que tout était fermé ici et qu’il n’y avait pas moyen de passer par la cave, nous avons été prendre l’apero en face.

— À cette heure-ci ? interrogeait Julie, en minaudant. Il vous avait donc retenu, votre patron ? Ce que vous devez en savoir sur cette fête ?… Vous avez reçu les invités ? Il paraît qu’il y a des enfants morts qui font une tête…

— Pas possible ?

— Mais vous étiez là ?

— Allons donc ! Ce soir, dès six heures, le patron m’avait dit d’aller me coucher. N’empêche que j’ai renseigné l’agent.

— C’est donc sérieux ? La police va les surprendre ?

Henry déclarait.

M. Adam et moi, nous en savons assez pour qu’il aille au bagne !… Croyez-vous pas qu’il mérite la prison pour faire des bombes pareilles ?

Puis, tendre tout à coup, et bas :

— Dites, mademoiselle Julie… C’est-y pas pour ce soir, vos faveurs… Vous m’avez promis, il y a si longtemps… Ah, je peux bien vous l’avouer… De penser à vous quand je suis en chemise, ça me démange.

— Voulez-vous bien vous taire, m’sieu Henry. Quand on est beau comme vous l’êtes, on devrait parler comme un prince.

L’autre exultait, bégayant de plaisir :

— Il est chic mon complet, hein ! Qu’est-ce que vous pensez du veston, m’am’selle Julie… ? Venez le voir au clair de lune. Le Lord m’en a fait cadeau avant-hier… avec vingt francs de gratification : Il a peur de moi… il me cultive !

Puis, solennellement :

— C’est une fripouille, Mam’selle. Un de ces gens qui vivent pour la volupté. Mam’zelle Julie ; insinua-t-il enfin, venez-t-y nous coucher ensemble ?…

Ils se dirigeaient vers Cythère, par l’escalier de service.

Au passage, ils entendirent, au milieu d’un cercle de domestiques, M. Pioux, l’agent, qui interrogeait le concierge.

— J’ai tout vu, scandait le témoin. J’ai assisté, malgré moi, pendant plus d’une heure, à ces orgies…

— Un bon outrage public, ricanait le policier… Vous dites qu’ils étaient combien, dans le salon ?

— Au moins une centaine.

— Quel rapport décisif ! rien que des enfants, n’est-ce pas ?

Le concierge hésita. Puis, sourdement :

— Ça devait être des enfants, oui, m’sieu l’agent.

— Une excellente excitation de mineurs à la débauche, continuait l’homme… Récitant des poèmes et autres obscénités ?

— Et autres obscénités, oui, m’sieu l’agent.

— Parfait ! Unanimité des témoignages, célérité de l’enquête, disait-il en récapitulant ses notes. Je le tiens votre Anglais !

Entraînant le concierge, il lui remettait cinq francs.

— Et de la prudence, hein ? recommanda-t-il en partant. Encore quinze jours ou trois semaines…

— Soyez tranquille. Il ne se doute de rien. J’accepte ses pourboires…

 

Cependant, rêveur et triste, accoudé dans son fumoir contre des coussins de soie légère, Lyllian parlait au jeune grand duc Sacha de Livonie. À côté, dans les salons et dans la galerie, la soirée continuait.

Après avoir récité lui-même l’ « Invitation au voyage » et la « Mort des amants » Renold avait cédé la place à Maxet de la Comédie Parisienne, qui maintenant, entre deux mélodies de Grieg et des vers de Samain, disait les strophes mélancoliques de l’ « Hymnaire d’Adonis ».

— Voyez-vous, Altesse, murmurait Lyllian, je les ai réunis, comme vous m’avez fait la grâce de me le demander, pour dire adieu… publiquement… à leur passion, à leur souffrance, à leur souvenir. Aujourd’hui je les invite pour la dernière fois. Je ne les reverrai jamais… jamais plus.

— Quelle subite épidémie vous a conduit à ces in extremis, raillait presque le Grand Duc.

— J’ai assez vécu de cette vie-là, Altesse, pour en avoir compris les erreurs, les désillusions et les déchéances. La mort de celui qui m’y avait entraîné fut pour moi un avertissement salutaire, et un remède : je me sens guéri, bien guéri…

— Il doit y avoir autre chose…

— En effet… une jeune fille : un profond et nouvel amour.

— Ah !…

Il y eut un silence.

— Et si je vous disais que je ne crois pas à votre transformation ?

— Mais pourquoi donc, Altesse ? N’ai-je pas à vingt et un ans la force, la vitalité, l’enthousiasme nécessaires pour cette renaissance ? Comment ! Par suite de je ne sais quels conseils, quels exemples, quels entraînements (songez à cette enfance abandonnée qui fut la mienne), mon esprit et mon cœur se faussent… J’en conviens… se faussent au sens de l’ordinaire, du médiocre, du bourgeois. Accès de fièvre ou de littérature, poison d’une caresse ou d’un roman ?… Qu’importe. La chose est évidente. J’étais malade…

» Or, la vie s’entr’ouvre, la vie commence. Par ses douleurs, par ses dangers, elle me menace, elle m’attaque. Après de lents efforts, je me ressaisis. Soudain, sur mon chemin, brille une aurore plus belle que toutes mes anciennes aurores. Je découvre ce qu’autrefois je n’avais que rêvé : le sourire charmant, la tendresse ingénue d’une jeune fille… Je me sens ardent, sincère et fort. Mon passé, qu’est-ce après tout ? Une attente, une hésitation… jamais un mensonge !

» Dois-je en rougir ?

» Non, pas plus que des amis d’hier. Quelle est l’erreur dont on a honte, après un loyal aveu ? D’ailleurs, était-ce une erreur ?… Et si cette soirée vous paraît étrange — bien qu’elle puisse vous plaire, Altesse — daignez croire que mon cœur en est loin, que mon âme n’y est plus…

— Votre cœur en est loin, dites-vous, Lord ? répondait le Grand Duc d’une voix un peu éteinte. Et vous vous croyez sauvé des atteintes du passé ? Quelle chimère ! Pensez-vous donc que l’on oublie si vite ce dont on s’est grisé… Si, encore, vous n’aviez connu que les sourires d’une passion que vous reniez. Mais, d’après ce que vous m’avez dit, d’après vos aveux dans la pénombre, rien ne vous a été épargné, ni les souffrances, ni les déceptions, ni les larmes. Aujourd’hui le présent vous enivre d’une nouvelle extase : demain, le souvenir vous reprendra. Prenez garde !

Un nouveau silence se fit, bientôt troublé par les arpèges d’une symphonie de Tchaïkowski que jouait délicieusement le compositeur Rinberg.

Maintenant, très voisine du jeune Anglais, la jeune Altesse, fort séduisante, fixait sur Renold des regards ambigus.

— Oui, continuait Lyllian… c’est mon dernier voyage à Byzance. J’en aurai respiré les suprêmes parfums. Demain, après-demain peut-être, je serai fiancé… Ce soir, encore un peu de musique, un peu de tristesse, un peu de mystère : puis, que le jour se lève !…

— Lyllian… Renold… que vous me faites de peine, dit alors le grand duc Sacha d’une voix plus tendre. Vous êtes si charmant ainsi… Ne changez pas. J’ai beaucoup de sympathie et d’affection pour vous. Venez en Livonie… Vous verrez… on s’amuse à la Cour… Vous y serez le maître, et quand je règnerai j’imiterai pour vous le roi Louis de Bavière…

— Peut-être est-il trop tard pour en parler encore ! répliqua Renold dans un sourire mêlé d’un regret. J’aurais eu plaisir, ajouta-t-il gaiement, à me voir breveté par votre Altesse !…