Messieurs de Cisay

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MESSIEURS DE CISAY


I


Neuf heures du matin. Un ciel d’alouette. Une belle rosée de septembre, baignant les gazons. Un air vif, pur, léger, qui fouette à la fois le corps et la pensée.

Il est encore très vert, le marquis, malgré ses soixante… Allons donc ! s’il a dépassé la cinquantaine, lui-même n’en a jamais rien su, et personne, hormis l’état civil, qui est un brutal et un malappris, personne ne sait, à dix ans près, quand il est né.

Le sable crie sous le pied. Les oiseaux volent et chantent. M. de Cisay fredonne. De temps à autre, il frappe avec sa canne sur les buissons des massifs, et s’amuse des bruits d’ailes. Puis, sans y attacher attention, il époussette son costume du matin, un costume vague, d’un joli gris blond. Vienne un peu de brise, il relève le col, redresse un des bouts flottants de sa cravate et frappe les allées de son soulier découvert. Un chapeau noir, en feutre mou, un peu cabossé, et posé sur la tête avec une très légère et gaillarde inclinaison à droite.

De loin, avec sa maigreur saine et ses allures vives, on dirait un jeune homme, n’était dans les mouvements une certaine raideur qu’aucune science ne peut combattre. Il a la lèvre fine et encore fraîche, la bouche bien dessinée, un peu moqueuse. L’œil est gris, enfoncé sous l’orbite. Le sourcil, qui surplombe, est fort. Le nez est droit et d’une belle venue. Il a l’air parfaitement content de lui, et très convaincu que le ciel ne l’a point mal partagé. Cette heureuse disposition l’entraîne à la bienveillance. Sur de ses avantages personnels, il est enclin à voir de bon œil son prochain. M. de Cisay est tout en dehors. Les pauvres gens disent qu’il a « le cœur sur la main ». De fait, il a horreur des clefs et prétend qu’on ne doit renfermer ni ses idées, ni ses affections, ni son argent : les idées, parce qu’elles moisissent ; les affections, parce qu’elles ont besoin de s’épandre, et l’argent, parce qu’il est inutile quand il ne sort pas.

Le marquis n’a rien de profond et ne s’en pique point. Nul ne sait à quoi il pense, pas même lui. Il se laisse vivre, il jouit, comme il a toujours fait, du beau soleil et du parc, et de sa bonne santé. et de sa bonne humeur. Parfois il se retourne brusquement vers le château qu’il explore d’un coup d’œil.

— Où donc est Bernard ?

Et comme Bernard n’apparaît pas :

— Est-il en conférence avec son père ?

Cette hypothèse lui parut peu probable.

— Non… Il sera parti dès l’aube, tout seul, comme un Chartreux, pour dire bonjour aux perdreaux rouges que nous avons laissés hier sur la Motte du Four, du côté de…

— Hi han ! hi han !

Le marquis s’arrêta court et dressa l’oreille :

— Hi han !

— Oh ! la vilaine bête ! dit une voix jeune, à cent pas plus loin, derrière la haie du chemin.

— Attendez, mamz’elle ! cria un garçon de ferme en jetant sa bêche au milieu du sillon de pommes de terre pour courir dans la même direction.

— Mais qu’y a-t-il donc ? pensa le marquis… une aventure !

Il se redressa, avec un sourire. Le bruit continuait, un bruit de lutte, avec des braiments d’âne en colère, et les éclats frais d’une voix de jeune fille, tantôt rieuse, tantôt fâchée. M. de Cisay prit son parti et s’avança à la hâte vers la haie.

La voix continuait de parler :

— C’est fini ! il ne bougera pas ! Quand Carabosse s’entête !…

— Que si ! que si ! disait le garçon ; faudra voir !

— Ne lui faites pas de mal au moins, Renot ! Il est vieux, vous savez ! ce pauvre Carabosse ! j’étais toute petite quand…

M. de Cisay était arrivé à la haie, en face d’un échalier, et regardait dans le chemin, tout en enjambant au plus vite.

À deux pas de lui, au bord du fossé, un âne attelé à une petite voiture avait un accès d’entêtement. Il s’obstinait à ne pas bouger de place. Une jeune fille, descendue sur la route, brandissait, pour le décider, un fouet à pompons rouges, mais d’un air si doux et si suppliant que l’animal en cédant eût obéi à un bon mouvement plutôt qu’à l’autorité. Le gars Renot, moins tendre pour l’âne, tirait sur la bride à pleins bras. Mais la résistance était acharnée. L’attelage n’avançait pas d’un pouce.

— Ma mère sera inquiète, disait la jeune fille. Il y a plus d’un quart d’heure que je tâche de convaincre Carabosse… Que faire ?

À ce moment, le marquis ayant franchi l’échalier, la jeune fille l’entendit et se retourna. Elle devint rouge depuis le front jusqu’au menton, n’étant point de ces blondes fades, toujours pâles, chez qui les cheveux et le teint semblent décolorés, mais de ces blondes vivaces dont la peau transparente laisse voir la richesse du sang. Son bras levé retomba près d’elle et elle murmura en essayant de dominer un peu d’embarras :

— Nous faisons grand tapage, n’est-ce pas, monsieur le marquis ?

— Comment ! c’est vous, mademoiselle Jeanne, seule dans les grands chemins ?

Mlle Jeanne, qui luttait intrépidement contre son trouble et sa sotte situation, tendit au marquis une petite main fine, perdue dans un gant chamois dont les plis lui couvraient le poignet.

— C’est absurde ! murmura-t-elle, absurde ! n’est-ce pas ?

Le marquis lui prit la main, la retint un instant entre les siennes et sourit longuement, comme on fait en regardant les enfants.

— Au contraire… cela me permet de venir à votre secours. Voyons, que vous est-il arrivé ?

Ils se rapprochèrent de l’âne, que Renot laissait tranquille et qui s’était tu.

— Pauvre Carabosse ! dit-elle.

— Vous le plaignez ? Mais c’est un coupable…, un monstre, qui ose vous désobéir.

— Oh ! non, monsieur le marquis, ce n’est pas un monstre, au contraire. C’est parce qu’il se souvient… Un jour, nous étions encore tout enfants…, et à cet endroit même, avec Bernard, sous le cerisier…

Le marquis leva la tête et reconnut, en effet, que l’attelage était arrêté sous un cerisier sauvage.

— Mais l’histoire serait trop longue, ajouta-t-elle tout d’un coup en s’interrompant. Pensez-vous qu’il y ait un moyen de persuader Carabosse ?

— Je l’espère, mademoiselle.

M. de Cisay jeta un coup d’œil sur le joli harnachement de l’âne sur la houssine de fines cordes et les grelots d’acier. Il reconnut la petite voiture bariolée :

— Vous vous en servez donc encore ?

Mlle Jeanne rougit de nouveau.

— Oh ! non, c’est par hasard, tout à fait par hasard. Une fantaisie qui m’avait prise avant l’hiver, pendant que les chemins sont encore beaux, fantaisie à laquelle Carabosse ne s’est pas prêté, comme vous voyez.

Elle s’animait, et, tout en parlant, rangeait, et tirait, et remettait en ordre les touffes de laine rouge qui ornaient la tête de l’âne.

— Il a eu bien tort ! mademoiselle Jeanne, c’est le bourriquet qui a tous les torts !

Le marquis leva les yeux sur cette jolie fille un peu émue, et resta charmé de la grâce qui émanait d’elle. Jeanne souriait, laissant voir une rangée de dents blanches, de petites dents coquettes qui se montraient au moindre mouvement des lèvres. Ses yeux bleus, très clairs, cherchaient à se fâcher, sans y parvenir. C’était deux yeux qui n’étaient pas aptes à gronder. Mais, comme ils étaient doux, pénétrants, pleins de tendres reproches lorsqu’ils se fixaient sur l’âne !

— Oh ! oui ! murmura le marquis, le baudet est impardonnable… Range-toi, Renot, laisse-moi faire.

Le gars s’écarta. La jeune fille se mit un peu de côté, sa robe claire se détachant sur le fond sombre de la haie, et le voile blanc qui enveloppait son grand chapeau s’envolant derrière elle comme une banderole. M. de Cisay prit la bride, doucement, passa la main sur le dos de l’animal, et donna une petite secousse. Jeanne attendait, haletante, et déjà prête à applaudir, dans son aimable nature expansive. Elle avait raison. Soit que l’âne eût fini son accès, soit que la persuasion lui fût venue, soit plutôt que le marquis fût né chanceux, Carabosse se mit à marcher.

— Bravo ! cria Jeanne.

Sa voix faillit tout perdre. Il y eut un nouveau temps d’arrêt.

— Attendez ! attendez ! fit le marquis.

Les deux mains de Jeanne, qu’elle avait rejointes pour applaudir, restèrent haut levées.

— Hue donc ! lança le gars Renot.

Au même moment, l’âne se décidait tout à fait sous la pression de main du marquis, et M. de Cisay, entraînant peu à peu l’attelage, et sans lâcher la bride, se mit à marcher, puis à trotter, puis à courir sur le chemin. Cela le rajeunissait, cela le flattait, cela le grisait un peu. Il avait l’air plus flambant que jamais. Le gars Renot resta immobile, la figure ébaubie et contente. Jeanne suivit.

— Il va se fatiguer, dit-elle, ce bon M. de Cisay.

Elle se mit à courir pour le rattraper et aussitôt le marquis s’arrêta.

— Montez vite, mademoiselle Jeanne.

Jeanne sauta lestement dans la voiture et prit les guides.

Le marquis, la voyant installée, lança l’âne de nouveau en continuant de marcher auprès de la voiture. Puis tout à coup, constatant le bon état des choses, il s’arrêta en levant son chapeau, pendant que Jeanne, encore surprise, filait bravement sur la route. Elle se retourna, se souleva sur la banquette, et envoya au marquis un geste charmant avec un joli sourire :

— Merci ! merci ! cria-t-elle.

M. de Cisay resta un instant immobile, les yeux fixés sur le groupe qui s’enfuyait. L’âne trottait à merveille, d’un bon pas égal et soutenu. Il semblait en train de faire oublier sa faute. Un petit tourbillon de poussière voltigeait comme un panache derrière la voiture et mettait une sorte de brume, irisée par le soleil, sur les fins contours du corps de Jeanne, enveloppant sa taille, et sa tête, et son bras qui tenait le fouet. Les grelots tintaient, adoucissant de minute en minute leur bruit léger, leur bruit joyeux.

— Ça, dit le marquis, c’est la jeunesse, et la belle…… ! Vive la jeunesse !

M. de Cisay renfonça du bout des doigts, par trois petits coups secs, le fond de son chapeau mou, et se retourna pour rentrer dans le parc.

— Autrefois, toutes les jeunes filles étaient fraîches et gentilles comme cette petite Jeanne… Mais maintenant !… Maintenant notre aristocratie est pâle !…

Il passa l’échalier et prit l’allée qui remontait vers le château. Un peu las de sa course avec l’âne, il s’assit sur un banc qui se trouva là, souffla, appuya son coude gauche sur son genou, et du bout de sa canne, se mit à dessiner, négligemment. Le sable était uni, encore frais de rosée, et tout blanc de soleil, fait pour tenter l’artiste ou l’amateur. M. de Cisay, poursuivant son idée, fit d’abord un âne, avec d’immenses oreilles. Puis à côté, au-dessus de la tête de l’âne, il mit une petite figure enfantine, la bouche ouverte et des cheveux fous, au vent.

— On la reconnaîtrait, en vérité, dit-il.

Sans s’arrêter, avec son entrain juvénile, il traça, en face, un médaillon ovale dans lequel il profila une silhouette de femme, anguleuse et raide :

— Voilà le type actuel, dit-il en riant, le type distingué : figure en lame de couteau, joues creuses, couleur de plâtre, avec de vagues teintes bistrées, les épaules hautes et des bras d’araignée. Par ma foi ! ce sont nos Parisiennes ! Cela fait frémir de leur confier le soin de perpétuer une race.

Le marquis fit un mouvement de sourcil et se leva pour retoucher la coiffure de Jeanne. Puis se rasseyant, et d’un air philosophique :

— N’empêche que celle-là…

Il promenait sa canne sur le profil maigre :

— N’empêche que celle-là, qui doit être fille d’un banquier juif, se mariera plus vite que…

Et s’interrompant au beau milieu de son étude de mœurs :

— Après tout, c’était déjà comme ça de mon temps.

Il se prit à rire, et, au-dessous des deux profils, traça vivement trois types d’hommes qui semblaient défiler devant les jeunes filles en saluant.

— Par rang de préséance et de paternité. Le marquis d’abord ! Favoris blancs, teint vif, — je ne peux pas rendre cela sur le sable, — jeunesse persistante, salut respectueux, salut confiant, en passant devant une jolie femme !… Le comte, maintenant ! Tenue anglaise, correcte et grave ; salut réservé qui ne signifie rien !… Et puis, la troisième génération, ce bon enfant de Bernard, mon petit-fils enfin !…

Mais, comme M. de Cisay était en train d’achever le bras du jeune homme, saluant bravement, quelque chose remua dans le fourré, en face, un chien s’élança dans l’allée, un pas résonna, on entendit un bruit de brindilles qui se cassent et, une seconde après, un chasseur déboucha entre deux grands sapins.

Le jeune homme marchait vite, le fusil à l’épaule, faisant craquer sous le talon de ses bottes les feuilles qui avaient déjà commencé de tomber. En apercevant M. de Cisay, un bon sourire éclaira sa figure, et, sur le visage du marquis, passa au même instant une joie franche, affectueuse, et comme un peu fière.

— Que faites-vous là, grand-père ?

— Par où reviens-tu, maraudeur ?

Les deux phrases s’étaient croisées, et, comme elles se terminaient, Bernard, qui avait enlevé sa casquette de toile, tendait son front au marquis, avec un mouvement de tendresse jeune où la sympathie se mêlait au respect pour faire une affection très complète et très vivante. Le marquis l’embrassa et se recula un peu sur le banc pour lui faire place.

— Mets-toi là… Mais, attention ! ne vas pas gâter mon antithèse.

— Quelle antithèse ?

— À propos, as-tu retrouvé nos perdreaux ?

— Oui, oui, grand’père, et d’autres, gris. Pourquoi n’êtes-vous pas venu avec moi ce matin ? Il faisait frais, pas de vent, le gibier tenait bien, et ma foi…

— Eh bien ?

— Eh bien ! j’en ai tué une, dit modestement Bernard.

— Et c’est tout ? s’écria M. de Cisay en éclatant de rire.

Le jeune homme enfonça sa main dans la poche de sa veste et retira une perdrix grise qu’il passa à son grand-père.

— Une pour vous, qui aimez les grises.

Il en sortit une seconde.

— Une autre pour mon père, qui préfère les rouges.

Et fouillant dans son autre poche :

— Pour moi, je n’ai rapporté qu’un écureuil.

Le marquis prit le petit animal que lui tendait Bernard et s’en alla le poser sur le sable, en face du profil de Jeanne.

— Ils se ressemblent, murmura-t-il, c’est la même grâce et la même vivacité.

— Mais, grand-père, dit Bernard, je ne comprends pas ; vous parlez par énigmes. Qu’est-ce que cela représente ?

— Cela représente une personne que j’ai sauvée ce matin même.

— Comment, vous avez sauvé quelqu’un, et je vous trouve là tranquille comme si…

— Mon Dieu ! oui. Je me remettais de mes émotions et je dessinais son portrait. Un Greuze, mon cher enfant.

— Vivant ?

— Je le crois bien.

— Vous m’intriguez.

Le marquis se leva et passa son bras sous celui de Bernard.

— Je vais te conter la chose en rentrant déjeuner.

Le jeune homme se retourna encore.

— Et l’autre portrait ?

— Oh ! l’autre… je ne lui ai pas sauvé la vie… tu l’épouseras, sans doute… Cela vaudra peut-être mieux !

Et pendant qu’ils marchaient dans l’allée, le chien bondissant autour d’eux, courant en avant, revenant lécher leurs mains, quêtant les broussailles, le vieux marquis se penchait vers son petit-fils et lui racontait complaisamment son aventure du matin.

Bernard écoutait, un peu grave, plus grave que le marquis. Parfois il rougissait subitement. Parfois son œil s’attachait sur son grand-père avec un intérêt concentré et puissant. Ils étaient presque de même taille et se tenaient aussi droits l’un que l’autre. Mêmes épaules, même galbe, même type de visage, seulement plus blond et plus adouci chez Bernard, à cause de sa jeunesse et de son expression de visage, qui différait de celle du marquis. On pouvait, en les voyant ensemble, se livrer à de singuliers rapprochements, à de curieuses études de race.

Comme ils arrivaient au château, le bruit de leurs pas fit apparaître à la fenêtre un troisième personnage, beaucoup plus brun que les deux autres, un homme de quarante-cinq ans, grand, sec et maigre.

— Bonjour, père, dit Bernard en ôtant son chapeau.

— Vous vous donnerez la jaunisse, monsieur mon fils, à travailler si matin, cria le marquis.

Le comte de Cisay sourit à peine :

— Est-ce que vous rentrez, mon père ? demanda-t-il.

— Probablement.

— N’est-ce pas vous que j’ai aperçu sur la route, il y a une heure, entraînant un âne ?

Le marquis, avant de répondre, se tourna vers son petit-fils.

— Entraînant un âne… Quelle façon prosaïque de traduire les choses. Nous qui rêvions, Bernard et moi, des temps chevaleresques.

— Ce n’est pas ma faute, répondit le comte, avec un demi-sourire, ni l’âne ni le siècle ne s’y prêtent.

— Peut-être !

— C’est fâcheux, dit Bernard.

Le comte regarda son fils qui tenait à la main l’écureuil.

— C’est toute ta chasse ? Voilà une fameuse matinée !

— Ingrat ! s’écria le marquis. Il nous rapporte un beau couple de perdreaux. Je gage qu’avec tes airs sérieux, tu n’as rien fait de plus utile ce matin.

Quelque chose de sombre passa sur le visage du comte, son front pâle se plissa légèrement :

— Je me suis occupé d’affaires.

— D’affaires ! soupira l’incorrigible marquis ; alors je fais plus que te plaindre… je te blâme !…

Le comte sourit, par convenance sans doute.

— Que voulez-vous, mon père ? à chacun son rôle ici-bas.

Et il se redressa pour se retirer de la fenêtre et rentrer dans sa chambre, pendant que le marquis et Bernard franchissaient le perron, bras dessus bras dessous.

Sur la troisième marche, M. de Cisay s’arrêta et huma l’air :

— Recueille-toi, Bernard. Ce fumet ne te dit-il rien ?

— Si fait. Il me rappelle notre chasse en plaine et les cailles…

— Parfaitement… Cette Gothon est vraiment une fine cuisinière. Il y a plaisir à lui apporter du gibier.

Bernard regarda M. de Cisay.

— Avec vous, grand-père, tout est plaisir, dit-il.

Le marquis lui passa le bras sur l’épaule, autour du cou, et ils entrèrent ainsi dans le vestibule, au moment même où Courtois s’avançait, la serviette à la main, et disait de son air imperturbable :

M. le marquis est servi !


II


Les trois de Cisay sont au salon.

Le marquis, assis dans une vieille bergère, recouverte avec d’anciennes robes de noces, digère les cailles et lit son journal, un journal gai, car il n’en aime pas d’autre. Son fauteuil est près de la cheminée, du côté droit, en face de la porte. C’est le fauteuil qu’affectionnait la marquise, c’est le fauteuil de la maîtresse de maison, et M. de Cisay, en l’occupant, remplit tant bien que mal une place que la mort a deux fois frappée.

Au-dessus de sa tête se penche le portrait d’une femme, vue à mi-corps dans un cadre ovale, style Louis XV. C’est une figure charmante, vaporeuse, enveloppée d’une robe blanche avec des cheveux dorés et des traits enfantins et spirituels. Il est aisé de voir qu’elle est Bretonne d’origine, à son visage court et rond, à ses yeux bleus, à la fois très doux et très volontaires. Elle tient un livre de prières à la main, ce qui contraste avec la nudité de son cou et de ses bras, mais sans choquer la pensée, tant il y a de candeur dans tout l’ensemble de sa personne.

Ce fut la marquise de Cisay. Ce fut une sainte et délicieuse créature, fêtée du monde, aimée de Dieu, qui passa en souriant à tous les bonheurs et à toutes les misères, mettant autant de grâce à monter le matin l’escalier des pauvres, avec un pain sous son manteau, qu’à entrer le soir dans une salle de bal, toute parée, toute ravie. Elle était née bonne, comme elle était née belle. Sa vie n’eut pas une ombre et n’en fit jamais naître. Elle vécut dans un rayon.

Le marquis l’adorait avec la fougue de ses vingt-cinq ans. Mais tout cela était trop beau. En plein bonheur, en pleine santé, entre les jeux de son fils et les tendresses de son mari, la marquise de Cisay fut arrachée de ce monde. Elle mourut en trois jours, en 1847, d’une de ces épidémies de choléra qui traînèrent longtemps, par accès fantasques, après l’épouvantable invasion de 1832, Le marquis souffrit cruellement. Pendant longtemps il ne put dominer son désespoir.

Mais il était venu au monde avec une si heureuse nature, il y avait en lui tant de jeunesse, tant de vitalité, tant d’épanouissement, qu’il reprit peu à peu ses facultés. L’amour qu’il avait pour sa femme ne le quitta point ; mais il se transforma en un souvenir doux et pénétrant avec lequel il prit l’habitude de vivre. La marquise lui parut un ange qui voltigeait à côté de lui, souriante encore et toujours aimable. Ce genre de sentiment eut l’avantage de ne jamais vieillir. Le marquis aima toute sa vie à s’asseoir au-dessous du portrait de sa femme, à revoir les objets qui lui avaient appartenu. Il en parlait aisément, non plus avec larmes, mais avec aisance, avec bonheur. Et pour les intimes, pour ceux qui étaient très près de son cœur, il sortait parfois de sa poche une miniature qui ne le quittait jamais. Cette miniature représentait une toute jeune femme, penchée à une fenêtre, envoyant un baiser du bout des doigts à un jeune homme qui lui disait adieu. Le marquis mettait alors l’extrémité de son index sur la silhouette du jeune homme :

— C’est moi ! disait-il… Heureux mortel !

Et c’était vrai ! Et cette naïveté de l’égoïsme, et cette tendresse de cœur, et cette légèreté de l’esprit, et cette personnalité joyeuse, et cet entrain que rien n’avait pu abattre, c’était le vrai caractère du marquis.

… Un peu plus loin, à cheval sur une fumeuse, le comte de Cisay, qui tenait aussi un journal, parcourait âprement les dernières nouvelles de la Bourse. Il supputait des chiffres dans sa tête ; on le voyait bien à la contraction de ses sourcils. Parfois même ses doigts nerveux frappaient le bois de la chaise à petits coups secs, qui marquaient les étapes de ses calculs.

Le comte Rodolphe de Cisay, né à Paris, en 1840, avait dans ses manières et dans toute sa personne, soit caprice de la nature, soit constante application de la volonté, autant d’anglais que de français. Il était correct avant tout. Grave, un peu froid, mesuré, n’aimant ni les excès ni les exagérations, et très versé dans les choses d’argent. Au demeurant, fort bon fils, attentif avec le marquis, et père très vigilant pour Bernard.

Le comte était maire de son village, — un maire modèle, — tous les chemins de la commune le proclamaient. Les filles tenaient à grand honneur d’être mariées par lui. Les hommes venaient le consulter dans leurs embarras et trouvaient toujours en lui le même accueil, sérieux, obligeant, avec des conseils sages. Ses fermiers le considéraient et le payaient fort net, sachant qu’il y tenait.

Le comte de Cisay n’avait pas été heureux en ménage. C’était sans doute la raison de ce pli qu’il avait toujours au front, un vilain pli vertical qui lui donnait l’air dur. Il avait épousé, dans les dernières années de l’empire, en 1864, une jeune héritière d’une famille de province, dont il avait fait la connaissance aux eaux de Vichy.

Mlle de Varincourt, fille d’un ancien préfet, était une jeune personne pâle, un corps long et maigre, ayant peine à se porter, et semblant traîner la vie, à vingt ans, comme un fardeau trop lourd. Elle avait de grands yeux sans expression, un sourire triste, un esprit ordinaire, et une fatigue de tout qui perçait dans ses moindres gestes. Sa fortune était belle. Rodolphe de Cisay, hésitant d’abord devant une aussi frêle constitution, se rassura en considérant l’heureuse santé de M. et de Mme de Varincourt.

— Elle se fortifiera, dirent les médecins.

— Le mariage la guérira, murmurèrent les amis.

Il l’épousa, la soigna un an, dans une grossesse languissante, et la vit mourir en couches, en lui laissant un garçon.

Ce garçon, c’était Bernard : Bernard, sur qui s’étaient portées toutes les affections, toutes les forces vives de cette maison ! Bernard qui, dès son berceau, avait dû égayer deux veuvages, et sur qui s’étaient concentrées deux vies d’hommes, absorbant leur espoir dans cette troisième génération des de Cisay.

Pourquoi le comte ne s’était-il pas remarié, comme on était en droit de le supposer ? C’est une question que chacun résolvait différemment. Toujours est-il que M. Rodolphe de Cisay déclina les offres qui lui furent faites par des amis complaisants. Personne ne pénétra sa vie intime. Tout ce qu’on voyait de lui était irréprochable. Il avait une foule de relations agréables, dans les meilleurs salons de Paris. Excellent tireur, il était renommé au Jockey-Club. La justesse, la précision de son coup d’œil, étaient connues au tir aux pigeons.

Possesseur ou plutôt gérant de la fortune de sa femme, il la plaça sans demander avis à personne. Il ne subit aucun des entraînements du luxe, ne fit point courir, quoiqu’il aimât les chevaux, et ne devint point joueur, quoiqu’au fond du cœur il se passionnât pour les cartes.

Contrairement au marquis, il ne parlait jamais de sa femme. N’était Bernard, on l’eût dit garçon. Et comme le marquis, qui n’avait jamais goûté sa belle-fille, évitait aussi, instinctivement, d’en évoquer le souvenir, on eût pu croire que cette pâle personne n’avait jamais existé s’il n’était resté d’elle, relégué au premier étage, un grand portrait en pied, un peu embu, avec une tête trop petite émergeant de fourrures sombres, et regardant les gens avec des yeux de l’autre monde.

Certes, Bernard ne tenait pas de sa mère. Il ne ressemblait pas non plus à son père. Caractère charmant et doux, par l’aménité, la facilité d’une heureuse nature, il rappelait son grand-père, mais avec plus de sérieux et de réflexion.

On avait confié son éducation aux Jésuites. Question de mode peut-être pour le comte de Cisay ; en tout cas, heureux effet de la mode. Les Pères avaient travaillé sur ce bon terrain. À vingt-deux ans, au moment où nous le voyons appuyé sur la balustrade de la fenêtre et fredonnant en fumant sa cigarette, Bernard de Cisay possède une âme ouverte à tout, une volonté de fer, une piété solide, un désir généreux de faire quelque chose de sa vie.

Et pour qui contemple ce beau garçon, si vigoureux dans sa grande taille, si bien découplé, si alerte, rappelant si exactement par une loi d’atavisme de plus en plus constatée les belles qualités physiques de son grand-père, pour qui songe que son esprit est fait comme son corps, il y a beaucoup à espérer de la race des de Cisay !

Le salon était silencieux ; on n’entendait que le fredonnement de Bernard auquel l’oreille s’habituait comme au bourdonnement des mouches sur les vitres, bourdonnement qui berce et dont on ne se rend plus compte à moins qu’il ne vienne à cesser. Parfois cependant le marquis se retournait dans son fauteuil, avec un mouvement vif, et alors il turlutait, comme Bernard. Cela ne durait pas : le temps de chantonner à mi-voix les deux ou trois premiers vers d’un vieux couplet. Mais c’était infaillible ; à chaque changement de position, c’était comme une secousse électrique qui touche un ressort.

Ne faut trahir ni son roi, ni sa belle…
Preux chevalier, garde bien dans ton cœur,
Serment d’amour à gente damoiselle …

— Tiens ! voilà une voiture ! s’écria Bernard.

— Voyons ça, dit le marquis en s’approchant de la fenêtre.

— Un homme seul !

— Peuh ! reprit le marquis avec une moue expressive, c’est M. Pignel. Rodolphe, c’est ton agent de change !

Le comte se leva, préoccupé, froissant le journal qu’il avait entre les mains, et s’approchant, avança la tête entre son père et son fils.

— C’est parfaitement exact.

Ses yeux revinrent une fois encore sur les chiffres de la quatrième page, puis il jeta le journal sur un meuble.

Le marquis le regarda ; il était perspicace ; avec son esprit fin, qui ne raisonnait pas toujours, il avait la vue fort nette. L’agitation du comte le frappa ; il le prit par le bras, l’entraînant à quelques pas de Bernard, et devenant subitement grave :

— Ah ça ! tu as l’air tourmenté, Rodolphe ? que se passe-t-il ?

Le comte sourit, de son sourire froid :

— Rien, mais rien du tout, mon père. Pourquoi vous inquiétez-vous ? Je vais aller parler à Pignel… et, très calme, vous voyez.

— Allons ! tant mieux, dit évasivement le marquis.

Ils revinrent vers le jeune homme, toujours accoudé à la fenêtre, et sur lequel les yeux du comte restèrent un instant attachés avec fixité. Le comte aimait son fils ; il l’aimait à sa manière sans doute, personnelle, intéressée, mais indéniable.

— Que fais-tu aujourd’hui, Bernard ?

— Je vais à Paris, mon père, je croyais vous en avoir prévenu, à propos de ces réunions…

— Parfaitement. Et tu resteras ?

— Deux jours. Il le faut bien. Mais je serai de retour mercredi soir.

— Tu m’abandonnes ? dit le marquis de l’air câlin d’un grand enfant.

— Venez avec moi, grand-père. J’en serai si heureux !

— Non, je ne peux pas.

— Pourquoi ?

— Parce que j’y resterais et qu’il est convenu que nous ne quitterons Chanteloup qu’à la fin du mois.

— Pourquoi resteriez-vous ?

Le marquis fit un petit mouvement de dépit :

— Parce que je m’y trouverais bien et que quand je laisse un doigt de prise à ma fantaisie, elle me dévore tout entier. La gueuse est plus forte que moi.

— Vous vous calomniez, grand-père, vous êtes bien meilleur que vous ne pensez.

— Enjôleur !

La voiture de l’agent de change arrivait au bas du perron. Le marquis se tourna vers son fils avec une subite inquiétude :

— Rodolphe, tu ne vas pas le faire entrer ici ?

— Non, mon père, tranquillisez-vous. Je vais l’emmener chez moi. Alors, au revoir, Bernard, je ne te reverrai pas…

— Je pensais aller vous dire adieu.

— Non. Ne viens pas. Quand je suis en affaires…

Le comte Rodolphe sortit en envoyant de la main un signe au jeune homme et, l’instant d’après, on entendit sa voix et celle de M. Pignel dans l’escalier.

Le marquis était devenu songeur ; il s’était accoudé sur l’appui de la fenêtre et regardait devant lui. Mais la réflexion ne lui allait guère.

— Tu ne pars qu’à quatre heures, mon petit Bernard ?

— Oui, grand-père.

— Eh bien ! prends ton fusil et allons dans les bois. Il nous passera bien un lapin ou un ramier.

En se dirigeant vers la porte, l’un près de l’autre, ils côtoyèrent une glace qui descendait presque jusqu’au parquet.

M. de Cisay, qui marchait devant, s’arrêta un peu, ce qui força Bernard à s’arrêter aussi. Les yeux du marquis allaient de sa propre image à celle du jeune homme. Il s’y complaisait.

— N’est-ce pas qu’il me ressemble ?

Ce ne fut qu’un murmure, un mi-voix, un de ces échappements d’une pensée intime qui ne s’adressent à personne et ne demandent pas de réponse.

Bernard sourit, content par sa seule mine de faire plaisir à son grand-père, et M. de Cisay, continuant de comparer, en faisant comme d’habitude abstraction d’une génération.

— Le teint moins vif, à cause de sa grand’mère, qui était une fée blonde !…


III


Le comte était assis dans son cabinet de travail, en face d’un bureau de chêne durci, et tourmentait un coupe-papier d’ivoire dont il faisait ployer la lame.

En face de lui, sur un fauteuil de drap rouge, M. Pignel se démenait et parlait.

Le contraste entre les deux hommes et les deux attitudes était complet : M. de Cisay, calme, ne quittant pas son sourire de commande, tout extérieur, l’œil brillant et sec, à peine un geste nerveux de la main, à demi allongé, écoutait son interlocuteur sans trahir la moindre émotion. Sur son visage un peu creusé, sur ses traits saillants, on ne pouvait étudier que l’empreinte laissée par l’habitude de la vie, mais jamais celle des impressions du moment.

Les tentures rouge sombre, les boiseries, les meubles noirs donnaient à cet appartement un aspect particulièrement grave et le privaient de beaucoup de lumière. Mais à cette heure de la journée, la fenêtre étant ouverte, laissait entrer une gerbe de rayons qui portaient directement sur le bureau du comte, tranchant avec la pénombre de tout ce qui n’était pas ainsi éclairé.

Ce carré de soleil se terminait au pied du fauteuil de l’agent de change. M. Pignel, dans la précipitation de ses mouvements, tantôt y entrait, lorsqu’il se penchait en avant, tantôt en sortait, quand il se renversait en arrière. C’était un petit homme chétif, agité, d’un teint absolument pâle, plombé, flanqué de favoris roux, et d’une recherche de toilette qui jurait avec le manque d’élégance de ses manières. Il se répandait en paroles, en gestes ; il semblait accuser quelqu’un et ne restait pas une minute dans la même position.

Le comte le laissa parler. Puis, quand il en eut assez, il coupa la phrase à un joint :

— Que voulez-vous, mon cher Pignel ? c’est une mauvaise affaire… Il y en a pour tout le monde.

Ce beau calme glaça le petit homme. Il s’arrêta un peu, comme transi, puis se répandit à nouveau en explications et en regrets.

Le comte l’attendit encore et ensuite se leva, très naturellement, et fit quelques pas près du bureau.

M. Pignel suivit l’impulsion donnée et se leva aussi.

— Nous recommencerons, mon cher Pignel, nous recommencerons, voilà tout.

— À la bonne heure, monsieur le comte. Je suis heureux de vous voir prendre les choses d’une si bonne façon, car, en vérité, même pour nous, qui sommes du métier, ce n’est pas facile d’avaler une pareille… Il est vrai que vous pouvez, mieux que personne, perdre cette somme…

M. de Cisay ne répondit pas ; il se contenta de sourire en tendant la main à M. Pignel, qui sortit.

Le comte le laissa au haut de l’escalier et rentra dans son cabinet. Sa physionomie changea. Le pli de son front s’accentua. Aux deux coins de sa bouche se creusa une ride.

— Diable ! c’est plus grave que je ne pensais !

Il ouvrit le tiroir de son bureau. Les papiers y étaient soigneusement divisés en deux rangées de dossiers étiquetés, dans de petites chemises vertes à droite, bleues à gauche. Sur celles de droite, dans la couverture générale, il y avait écrit en grosses lettres : Affaires personnelles, — et sur celles de gauche : Affaires de la mairie. — Les unes et les autres étaient classées avec le même soin, car si M. de Cisay était pour lui-même constamment préoccupé de ses intérêts, il ne portait pas une moindre sollicitude à ceux de la commune.

Il glissa entre les dossiers verts ses doigts osseux habitués à feuilleter, tira l’un après l’autre plusieurs papiers, les lut, sans détendre l’arc de ses sourcils, remit le tout en place, ferma durement le tiroir et sonna.

Son valet de chambre parut, un valet de chambre en habit, avec une figure glabre, flasque et une tenue de mannequin. Ainsi les aimait le comte. Il avait là-dessus une théorie :

— Ce sont des machines.

— Allons donc, s’exclamait le marquis indigné, tu ne me feras jamais croire que Courtois soit une machine !

— Courtois est sans doute une exception dans la nature, une exception qui se rencontrait encore autrefois, mais qu’il ne faudrait pas chercher aujourd’hui. Nos domestiques ne sont maintenant que des…

Et comme ces soi-disant machines l’avaient souvent quitté, et trompé, et volé, il en était venu à rêver une sorte de service électrique. L’invention du téléphone l’avait ravi. Il y voyait un acheminement vers l’appareil parfait, une application de ses rêves, et en attendant l’invention définitive, il traitait son monde comme il aurait traité l’appareil.

— Monsieur le comte a sonné ?

— Allez me chercher Me Durandal, le notaire. J’ai besoin de lui parler à l’instant. Faites vite.

Jean referma la porte et le comte resta seul. Il appuya ses deux coudes sur la tablette noire du bureau, laissa tomber son front sur ses mains, et se plongea dans une sorte de rêverie, si tant est qu’on puisse appeler rêverie un effort violent de la pensée. Mais ses réflexions tenaient du rêve, en ce sens qu’elles portaient sur un long espace de temps, et flottaient du passé de sa famille à l’avenir de son fils.

— C’est un rude coup ! et comme d’ordinaire j’en éprouverai seul l’amertume.

Il hésitait.

— À quoi bon en parler à mon père ? Autant causer d’affaires avec les rossignols du bois. Même insouciance et même légèreté… Pourtant, il y a des cas où les responsabilités deviennent par trop lourdes et où il faut savoir prévenir les intéressés que… mais oui, que la ruine est à la porte !

M. de Cisay se renversa dans son fauteuil et reprit son coupe-papier dans la main droite :

— La ruine !…

Son visage se détendit :

— La ruine !… entendons-nous.

Puis redevenant sombre.

— Enfin !… tout est relatif en ce monde.

Au même moment la porte s’ouvrit, et Jean s’effaça pour laisser passer quelqu’un. Le comte se retourna et se leva vivement :

— Comment ! c’est déjà vous !… ce n’est pas possible !

Remplissant tout le cadre de la porte, une figure joviale venait d’apparaître, celle d’un gros homme, pas grand, très rouge, avec un ventre énorme qui le précédait d’un demi-mètre.

— Parfaitement moi, mon cher monsieur le comte ; admirez la rapidité avec laquelle je me rends à vos ordres.

Le notaire, suffoqué d’avoir monté un étage, respirait difficilement et tirait son mouchoir pour s’éponger le front. Le comte lui prit la main.

— Plaisanterie à part, mon cher Durandal, vous n’avez pas eu le temps matériel de…

— Des ailes d’oiseau, monsieur le comte, pour votre service, pour le service de la famille de Cisay.

— Asseyez-vous alors, et avant de parler, prenez du souffle.

Me Durandal se laissa tomber dans le fauteuil qu’avait occupé M. Pignel. Le soleil avait un peu marché et glissait un large rayon sur la chaîne de montre et sur les boutons culminants de son gilet. Il commença :

— Voilà, monsieur le comte. J’avais justement affaire à vous. Je m’étais mis en route, après mon déjeuner, pas trop vite, dans la direction de Chanteloup, et quand j’ai rencontré Jean qui m’a dit que vous me faisiez appeler, j’étais au bout de l’allée.

Sa large face s’épanouit ; il releva une petite mèche de son toupet gris qui lui retombait sur l’oreille et un commencement de gaieté secoua sa grosse personne.

Par naissance, par éducation, et surtout par dévouement, sa nature joviale et son tour d’esprit s’y prêtant d’ailleurs, Me Durandal était familier avec MM. de Cisay. Cette familiarité n’excluait point le respect ; au contraire, elle en était à ses yeux une des formes. Il croyait leur dire par là ce qu’il avait au fond du cœur : « Moi, je suis un enfant de la maison, élevé au château, fils et petit-fils des régisseurs de Chanteloup ; je sais vos affaires mieux que les miennes, on me les a apprises en naissant ; je n’ignore pas que vous avez besoin de moi, comme j’ai besoin de vous, comme nos parents ont eu besoin les uns des autres, et si je suis notaire, c’est sous vos plumes et toujours à votre service. »

Sosthène Durandal n’avait du reste acheté sa charge qu’après la mort de la comtesse, lorsque le comte Rodolphe s’était décidé à gérer lui-même sa fortune. Née du château et vivant de lui, surtout au commencement, l’étude était dans la main de M. de Cisay, qui trouvait cet arrangement de son goût ; le notaire continuait d’être à lui ; nul ne pouvait être comparé à Durandal pour connaître le passé de la famille, les tenants, les aboutissants, fécond en ressources, rassurant dans les crises, fervent dans la bonne étoile de ses maîtres, facile comme un homme qui fait bien ses affaires, auquel il ne manque rien et qui a besoin de bonne humeur, ne serait-ce que pour sa santé.

Me Durandal n’était pas beau et n’y prétendait pas ; il n’avait aucune idée d’élégance et peu de goût du luxe ; on ne lui connaissait qu’un amour imprudent de la cuisine, amour que sa femme entretenait, hélas ! en passant à faire des surprises gastronomiques un temps qu’elle eut mieux employé si Dieu lui avait accordé des enfants.

Aussi Me Durandal engraissait à vue d’œil ; son petit œil fin disparaissait derrière le rebondissement de ses joues, surtout quand sa bouche se détendait dans un gros rire ; ses cheveux, collés aux tempes depuis le premier avril jusqu’à la Toussaint, se serraient par mèches, sans aucune grâce ; son menton soigneusement rasé retombait double ou triple sur une cravate négligente ; son nez avait des rondeurs préparées par la nature et augmentées par l’embompoint, on ne pouvait lui trouver aucune forme ; et sa tête semblait fixée directement entre ses deux vastes épaules comme si on eût oublié de l’emmancher d’un cou.

Avec cela, l’air du meilleur homme du monde, l’esprit dans les yeux, le cœur chaud, rond en affaires, facile avec les paysans, serviable avec les riches et tournant tout du bon côté.

S’il était cependant un caractère avec lequel sa nature eût de la peine à sympathiser, c’était celui de M. Rodolphe de Cisay. Le comte n’était pas souvent en humeur de rire, et Durandal, avec sa bonhomie, avait le don de l’impatienter. De sang-froid, il reconnaissait les qualités du vieux notaire, et ses services, et son érudition sur la famille. Mais, de près, cette rondeur lui déplaisait. Sitôt qu’il le voyait, il se sentait tranchant. De plus, le notaire possédait deux yeux gris, aussi petits que perçants, deux yeux qui semblaient pénétrer dans l’esprit des autres, et le comte, comme toutes les natures froidement intelligentes, le comte détestait la finesse. Il ne savait pas deviner et ne pouvait souffrir d’être deviné : cela lui paraissait déloyal. En bon gentilhomme, il n’aimait le combat qu’à armes égales. À la bonne heure ! avec M. Pignel, on sait ce qu’on fait ! et quand on lui explique une chose, on ne sent pas, fixées sur soi, deux vrilles ardentes qui cherchent à voir ce qu’il y a derrière les paroles, tout au fond de la pensée.

Le comte de Cisay appuya la main sur la table d’un mouvement bref, un peu impérieux, qui coupait court au rire :

— Durandal, j’ai à vous parler d’affaires.

Le notaire comprit. Il s’enfonça dans le fauteuil, joignit les deux mains sur son ventre et ferma à demi les yeux, de sorte qu’il ne s’en échappait plus qu’un menu rayon presque imperceptible :

— Tout oreilles, monsieur le comte, dit-il.

Ses lèvres s’avancèrent et se réunirent en avant, il ne bougea plus. Cette attitude expectante et importante agaça le comte.

— Oh ! il n’y a rien d’étonnant, rien d’extraordinaire, Durandal. Je veux de l’argent. Voilà tout.

Les petits yeux s’entr’ouvrirent et lancèrent un éclair au comte, en plein visage.

— De l’argent ?… répéta lentement Durandal.

Le comte ne bougea. Il resta impassible et la bouche serrée.

Me Durandal se souleva sur son fauteuil et retira un pan de sa redingote qui était pris sous lui.

— Ce n’est pas difficile, monsieur le comte. On vous en trouvera.

— Très bien, dit M. de Cisay. C’est un paiement que j’ai à faire, un versement sur lequel je ne comptais pas…

— On fait quelquefois des pertes, insinua le vieux matois de notaire.

— Oui, dit sèchement le comte, entre deux bonnes affaires.

— Oh ! sans doute… Les pertes, dans la famille de Cisay, ne sont jamais que temporaires. On les répare toujours. Je l’ai vu maintes fois, et mon père aussi.

— La somme est un peu ronde… Il me faudrait cinq cent mille francs…

— Cinq cent… ?

Le notaire s’était encore soulevé sur son fauteuil, à bout de bras, et dardait sur le comte ses petits yeux dilatés. Cela ne dura qu’un instant. Il se laissa retomber. Mais le sang lui était monté à la tête et ses joues reluisaient comme deux pivoines.

— Oh ! oh ! dit-il, c’est gros…

Le comte ne répondit pas. Il battait la charge sur son bureau, du bout des doigts. Le notaire prit sa canne qu’il avait déposée près de lui, la passa entre ses jambes et appuya son menton sur le pommeau.

— C’est un peu gros… Ce sont plusieurs pertes sans doute… Je ne trouverai pas cela sans une petite hypothèque, monsieur le comte.

M. de Cisay fit un geste évasif et mécontent.

— Il faudra une hypothèque, bien sûr, reprit le notaire.

— C’est fâcheux. Vous devriez éviter cela, Durandal.

— Je ne demanderais pas mieux, monsieur le comte ; je veux bien essayer. Je vais parler à Mathurin Gaignard, l’adjoint ; et puis je dirai un mot à votre voisine, Mme d’Oyrelles. Je sais qu’elle a quelques capitaux disponibles…

M. de Cisay l’interrompit :

Mme d’Oyrelles… Non. J’aimerais mieux qu’elle ne le sût pas.

Me Durandal se mit à sourire.

— Monsieur le comte, c’est difficile d’emprunter sans que personne le sache…

— Eh ! que diable ! je me connais en affaires, mon cher Durandal. Mais vous êtes d’un timoré ! la moindre bagatelle vous suffoque. Vous savez que je n’aime pas les histoires de clocher.

Le notaire, appuyé sur sa canne, se releva lentement de son fauteuil. Puis il s’affermit sur ses jambes, prit son chapeau, le lustra avec sa manche et, tenant sa redingote par les revers, la remit en place avec un mouvement répété du cou et des épaules. Pendant ces diverses opérations, il lançait de fréquents coups d’œil sur le comte, qui se calmait.

— Je vais essayer… je vais essayer… mais c’est un peu…

— Gros ?… oui. Vous me l’avez dit.

Le comte se leva à son tour :

— À bientôt, Durandal.

— À bientôt, monsieur le comte. Sitôt que j’aurai trouvé, j’accourrai vous en prévenir.

— C’est entendu. Merci d’avance.

Quand le notaire fut sorti, M. de Cisay se mit à arpenter son cabinet à grands pas. Il était agité, se rendant compte que Me Durandal avait raison et que le prêteur ou les prêteurs allaient exiger une hypothèque ; il se demandait s’il pouvait assumer seul une pareille responsabilité. La fortune qu’il avait compromise était à la fois celle de son père et celle de son fils, car aucun partage n’avait été fait, et le marquis lui laissait la pleine direction des finances. Tant qu’il ne s’était agi que de mouvements de capitaux, que de jeux de bourse plus ou moins heureux, que de pertes légères compensées le lendemain par quelques gains, que de dépenses un peu fortes, lesquelles dépenses la bonne étoile de la famille comblerait un jour ou l’autre, Rodolphe n’avait jugé utile de mettre personne au courant de ses comptes. Mais cette malheureuse affaire avait tout gâté.

— Donner hypothèque sur Chanteloup sans prévenir mon père ! non, ce n’est pas possible. Il y a des choses qu’on ne fait pas. Coûte que coûte, je dois le mettre au courant.

Quand le comte de Cisay avait pris un parti, il n’hésitait jamais à l’exécuter. Il traversa son cabinet, en trois pas saccadés, ouvrit la porte, franchit le palier et pénétra chez son père.

Le marquis faisait sa barbe : c’était son heure. Il venait de quitter son costume du matin, et, sur le lit, soigneusement étalé, Courtois lui avait préparé un vêtement moins négligé en pacha noir avec un gilet blanc, éblouissant. C’était une bien vieille habitude : à partir de deux heures, le marquis était irréprochable. Il eût pu recevoir le roi. Et pourtant, on n’attendait personne au château. Mais, depuis sa petite enfance, il faisait deux toilettes par jour et il lui était impossible de faire autrement, impossible à lui et à Courtois.

Le vieux valet de chambre était en train de ranger. Ses mouvements étaient méthodiques, il n’en faisait pas un d’inutile. Rien n’était perdu, pas même le regard qu’il jetait sur son maître en allant et venant, afin de s’assurer que le marquis avait tout ce qu’il lui fallait, regard qui suppléait à ce que son oreille eût pu avoir d’infidèle.

Courtois était de taille moyenne, le teint chaud, la figure rasée, conservant pourtant deux courts favoris presque blancs. Il ne quittait jamais ses pantoufles de cuir plates, avec lesquelles il glissait comme une ombre sur les parquets, ou dans les corridors, sans faire aucun bruit. Il y avait quarante-deux ans qu’il était entré au service du marquis, et l’on pourrait même dire qu’il n’y était jamais entré, étant fils d’un garde-chasse, né et élevé sur le domaine.

Sa vie était identifiée à celle de M. de Cisay ; il ne connaissait que son service et l’accomplissait avec une ponctualité qui faisait sourire les jeunes. Le marquis s’y était habitué comme on s’habitue à manger tous les jours. Depuis longtemps Courtois lui était non-seulement nécessaire, mais indispensable. Quand il le voyait apparaître :

— Ah ! voilà mon horloge qui sonne.

Courtois avait connu la marquise, il parlait d’elle avec son maître ; il s’était même imprégné du culte que professait M. de Cisay pour un si cher souvenir et la traitait en déesse. C’est lui qui avait la garde des bijoux. Le marquis n’avait jamais voulu les donner à sa belle-fille.

— Non ! non ! disait-il, je ne saurais m’en séparer.

Il ajoutait plus bas :

— Pour porter des perles, il faut être belle. Sur certaines peaux, il y a des bijoux qui font pitié !

Avec l’âge, Courtois était devenu un peu sourd. Mais sans en être gêné, puisqu’il ne faisait jamais rien de nouveau. D’ailleurs il entendait à merveille la voix du marquis, et M. de Cisay ne se rappelait pas lui avoir donné un ordre qu’il n’eût pas compris. Aussi quand le comte, agacé par cette méthode vivante, grommelait entre ses dents : c’est du tatillonnage ! — le marquis se fâchait tout rouge et tançait son fils comme un collégien.

— Mais, mon père, vous ne vous apercevez donc pas qu’il est sourd !

— Sourd vous-même ! Il n’y a si bonnes oreilles que celles qui entendent le nécessaire. Courtois me comprend, c’est tout ce qu’il me faut, et à lui aussi.

— On ne les corrigera ni l’un ni l’autre, pensait le comte.

Et il se taisait. Mais cela l’énervait toujours un peu d’assister à la toilette de son père, toilette minutieuse entre toutes, et surtout quand il avait quelque chose de sérieux à lui dire. Aussi, dès qu’il eut respiré le parfum de poudre et de savon qui remplissait la chambre, le comte regretta d’avoir choisi un pareil moment et fut sur le point de rebrousser chemin. Mais à quoi bon ? Il n’était pas aisé de trouver le marquis en humeur de parler d’affaires ; la chose était pressée, il valait mieux en finir.

Au surplus, en le voyant entrer, et sans lâcher son pinceau couvert de mousse, le marquis dévisagea son fils d’un seul coup d’œil. Quelque chose comme de la résignation lui passa dans la physionomie. Sans doute il se disait intérieurement :

— Je ne l’éviterai pas ! Il faut que je subisse le reflet des entretiens de mon fils avec ces affreux hommes d’affaires. N’est-ce pas une persécution, quand on s’est mis tranquillement à faire sa barbe, tranquillement seul avec Courtois, qui guette et prévoit les moindres désirs ?

Pourtant, au fin fond de son cœur, le marquis était inquiet et partant n’était qu’à demi fâché de savoir la cause des préoccupations de Rodolphe. D’ailleurs il était né curieux, et sur ce point comme sur beaucoup d’autres, M. de Cisay était resté comme il était né.

Le comte s’assit dans un fauteuil, près de la cheminée ; le marquis s’approcha de la petite glace suspendue à la fenêtre et commença de se savonner le menton.

— Je ne vous gêne pas, mon père ?

— Au contraire.

— J’avais deux mots à vous dire sur un sujet assez grave, et s’il vous plaît que je choisisse un autre instant ?…

— Non, non, par exemple. Si c’est grave, finissons-en tout de suite.

Courtois venait de sortir, emportant le costume du matin. Le comte en profita.

— C’est de notre fortune qu’il s’agit, de votre fortune, mon père, et de celle de Bernard.

— Sans doute. Je l’avais bien deviné. Quand on voit Pignel, on entend frétiller le billet de banque. Eh bien, elle est assez belle cette fortune ; elle a toujours suffi à mes besoins depuis que je suis au monde.

— Oui, mais je dois vous avouer qu’elle a été diminuée… assez sensiblement diminuée.

Le marquis arrêta le mouvement de son bras qui venait de saisir le rasoir et regarda fixement son fils.

— Bah ! tu dois te tromper dans tes calculs.

— Pour cela non, dit le comte d’un ton affirmatif.

— Est-ce qu’on nous a volés ? Est-ce qu’un banquier est parti avec nos capitaux ? J’ai déjà vu ça, mon fils, je l’ai déjà vu…

— Non, dit Rodolphe. C’est une mauvaise affaire, un mauvais coup de bourse qui…

— Un coup de bourse ! Voilà une chose dont je ne comprends pas le charme. Franchement, je ne connais pas de manière plus funèbre de passer le temps. Il y a bien des moyens de se ruiner, il y en a d’amusants, il y en a d’empoignants, mais il n’y en a pas de plus ennuyeux !

— C’est pourtant là que se font les fortunes.

— C’est là qu’elles se défont… Enfin je sais que nous ne sommes pas du même avis là-dessus. On dirait que tu as du sang anglais dans les veines pour te plaire en pareil lieu. Tiens, Rodolphe, c’est ton Pignel qui te met tout cela dans la tête. Cet homme-là sue l’ennui. Laisse-le donc à ses tripotages et à ses favoris fauves.

Le comte se tut.

— Voyons, reprit le marquis, en deux mots bien clairs, et pas trop longs, ces dettes payées, que nous restera-t-il ?

Le comte de Cisay, sans remarquer l’extrême bonté qui faisait le fond du caractère du marquis, sans comprendre la délicatesse avec laquelle il le mettait à l’aise, étonné seulement du calme de son père, se sentit plus brave pour l’aveu.

— Il vous restera… peu de chose…

— Comment cela ? dit le marquis, sérieusement alarmé, en s’avançant de trois pas.

— Oui, peu de chose… à peine un million.

Le marquis partit d’un éclat de rire. Puis il se retourna, regagna la fenêtre, et se remit à couper sa barbe.

— Eh bien, cela ne vous émeut pas, mon père ?

Le marquis, sans s’interrompre, fit un signe de tête négatif.

— Oh ! non. J’en ai vu d’autres. Rien ne presse.

— Mais vous ne réfléchissez pas que nous n’avons plus de capitaux et que pour payer nous allons être forcés de donner hypothèque sur nos biens.

— Hypothèque ? dit le marquis. Peuh !

— C’est toujours désagréable.

— Tu crois ?… ah ! oui, je me rappelle. C’est une petite formalité…

— C’est une garantie donnée au prêteur.

— Oh ! pas gênante.

Le comte eut peine à retenir un geste d’impatience.

— Songez en outre qu’une terre et un hôtel ne rapportent pas beaucoup, et que nos revenus sont justes, très justes.

— Allons donc ! avec un million !

— Nous sommes trois, qui ne travaillons ni les uns ni les autres et nous mangeons un peu plus que nos rentes. Si notre fortune va toujours en diminuant…

Le marquis l’interrompit.

— Mon pauvre Rodolphe,… te voilà à bout de ressources ; te voilà déconfit, avec une mine pendable !… Ne me parlez pas des gens qui raisonnent. Ils ne voient jamais que le bout de leur nez.

— Mon père,… dit le comte un peu blessé.

— D’abord, la fortune est comme les belles. Elle s’amourache de ceux qui ne la courtisent pas.

— Attendons ses amours, alors.

— Ensuite, moi qui ne suis pas un homme d’affaires… car tu conviens, n’est-ce pas, que je n’y entends pas grand’chose ?…

Rodolphe sourit d’un air contraint.

— Eh bien, moi qui ne suis pas un homme d’affaires, je t’indiquerais au moins dix moyens par lesquels nous pouvons nous refaire.

— Si j’en connaissais seulement un !…

— Je vais te le donner tout de suite… un excellent, un infaillible !

Il alla vers sa cuvette, se lava le visage à grande eau et revint près du comte en tenant à la main sa lotion de violettes.

Courtois entrait au même instant et se remettait à aller et venir dans la chambre.

Le comte, impatienté, cherchant un corps à prendre, murmura entre les dents :

— Changez donc de parfumerie, mon père ! C’est toujours la même chose !… Le siècle marche, que diable !…

— Non, non ! Jamais de mélange, cela gâte tout. La simple violette !… Une seule fleur,… un seul roi,… et une seule reine, ajouta-t-il en envoyant à la marquise un soupir à la fois mélancolique et fidèle.

Puis, sans lâcher son flacon, il ouvrit la fenêtre, s’y accouda et attira son fils près de lui.

Dans la grande allée, à cent pas, un cheval venait de partir au trot, monté par un jeune cavalier. Bernard quittait Chanteloup, se rendant à Paris.

Le jeune homme, au bout de l’avenue, se retourna vers le château et, apercevant à la fenêtre son père et son aïeul, brandit son chapeau et leur envoya un joyeux salut.

Le marquis s’épanouit :

— Le voilà, le moyen !… qu’il est charmant !

Et, se redressant :

— Est-ce que tu crois qu’il y ait de par le monde une héritière capable de nous refuser ?… Trop heureuses, mon cher enfant, trop heureuses !…



IV


Bernard avait un peu devancé l’heure du départ. Il n’était guère que trois heures quand il fit seller son cheval, et c’est à peine, lorsqu’il se trouva par les chemins, si la chaleur commençait à s’apaiser, si l’ombre des arbres commençait à s’allonger. Mais il n’y songeait guère. Sa forte jeunesse s’arrangeait de toutes les températures, comme elle se serait arrangée de tous les climats. C’était une de ces belles constitutions d’homme, un peu maigres, résistantes, qui ne connaissent jamais la fatigue. En hiver, ses amis le plaisantaient quand ils le rencontraient sans pardessus au mois de décembre. En été, il était toujours prêt à partir à travers champs, fît-il un soleil d’Asie.

— Ah ! quel bel officier ! quel beau marin tu aurais fait, lui disait souvent son ami de Frumand, un brave garçon qui aimait tendrement Bernard et qui tremblait de voir se perdre dans l’oisiveté tant d’heureux dons de nature.

Bernard, prêt à tous les enthousiasmes, sentait alors son cœur bondir en lui, et comme un éclair, au fond de ses yeux bleus, passait une vision de la mer sans fin, une vision de voyages, de colonies, d’uniformes, et peut-être de sang versé pour la France, dans un jour de combat. Mais il songeait à son père, à son grand-père, ces deux affections absorbantes qui le tenaient lié depuis sa naissance. Alors les grands horizons disparaissaient, un voile descendait sur son regard :

— Bah ! disait-il tranquillement, il y a bien d’autres moyens de se rendre utile en ce monde, quand on ne peut pas quitter son foyer. Tu verras, Henri, tu verras !

— Brave cœur ! pensait Frumand. Pourvu qu’on ne nous le gâte pas.

Chanteloup était situé au sud-est de Paris, à quelque distance de Fontainebleau. Pour se rendre à Paris, Bernard devait traverser un coin de la forêt. C’était sa joie. Cette forêt, il l’avait connue tout enfant. C’était là qu’il avait fait ses premières courses à cheval, sur son petit poney noir, alors qu’il n’était qu’un bambin en culotte courte et que son grand-père, inquiet, trottant à côté sur la grande jument grise, ne le quittait pas des yeux.

— Attention ! Bernard ! reste au milieu du sentier, les branches te fouetteront le visage. Es-tu lassé, mon petit ? Veux-tu que nous nous reposions ?

— Non ! non ! grand-père, si vous vouliez, nous mettrions les chevaux au galop…

— Quel gaillard ! murmurait le marquis. Comme je me retrouve à son âge !… Comme c’est mon sang !

Le comte n’accompagnait presque jamais son père et son fils. Seulement, quand ils devaient partir, il allait lui-même aux écuries pour serrer la sangle du cheval de Bernard, et lorsque le professeur et l’élève rêveraient au château, ils étaient sûrs d’apercevoir à la fenêtre le comte debout, droit, les attendant.

— Nous voilà ! nous voilà ! criait le marquis, sans aucun accident ! Le petit est débrouillard en diable ! Il faut qu’un homme soit maître de soi en toutes choses, et sache se faire obéir : les bêtes d’abord, les gens ensuite. Retiens cela, Bernard, disait le marquis avec son sourire fin et un peu railleur.

Avant d’entrer dans la forêt, on traversait le village de Chanteloup, qui tirait son nom du château, et pourvu qu’on fît un léger détour, on passait au bout de l’avenue d’un petit castel, d’un logis renaissance, à demi perdu sous les feuilles, à demi caché sous les arbres, entre lesquels pointait à grand peine un pignon de tourelle. Ce logis était l’habitation de Mme d’Oyrelles, la mère de Jeanne C’était là qu’elles demeuraient toutes deux, d’un bout de l’année à l’autre, dans ce vieux nid qui leur avait successivement servi de berceau.

Mme d’Oyrelles était la fille d’un de ces bons gentilshommes sans fortune, qu’on trouvait encore aux environs de Paris au commencement du siècle. Elle était charmante et presque sans dot. Son père l’avait entretenue dans l’idée qu’elle ne se marierait pas, et elle s’appliquait à se le persuader, étant de nature douce et soumise, quand elle fut demandée par le capitaine d’Oyrelles, qui était, à tous les points de vue, un parti inespéré.

Le capitaine avait trente ans, un nom des plus honorables, d’excellentes notes et six à sept mille livres de rente en dehors de son traitement. Mme d’Oyrelles le suivit pendant dix ans dans différentes garnisons. C’était un ménage parfait, l’union de deux cœurs d’élite et de deux esprits distingués. Mme d’Oyrelles avait pris, avec le bonheur, un peu de cette assurance qui lui faisait défaut dans sa première jeunesse ; elle avait vaincu une timidité excessive et achevait de se développer lentement sous l’œil intelligent de son mari. Elle était de ces femmes qui mûrissent tard, qui doutent d’elles-mêmes fort longtemps et ne se décident qu’avec peine à donner toute la mesure de leurs moyens.

Comme si cette disposition morale eût été affirmée par une disposition physique, Mme d’Oyrelles ne devint mère qu’après huit ans de mariage. Mais alors, à vingt-huit ans, quand elle tint dans ses bras cette petite Jeanne tant désirée, quand elle vit le capitaine radieux et qu’elle comprit enfin que la vie lui souriait tout à fait, ce fut une efflorescence complète. Nul n’aurait reconnu dans la femme aimable, expansive, spirituelle, dont M. d’Oyrelles était si fier, la jeune fille trop défiante d’elle-même, dont les qualités se devinaient, mais ne se montraient pas.

Jeanne avait deux ans quand son père qui était maintenant lieutenant-colonel, reçut l’ordre de partir pour l’Afrique.

Mme d’Oyrelles revint à la Gerbière, fermée depuis la mort de ses parents, pour y passer son temps de solitude. Elle retrouva là des amis d’enfance, les uns très humbles, d’autres très riches, les bonnes gens du village et la famille de Cisay. Elle reprit ses habitudes, et il lui semblait parfois qu’elle n’avait jamais quitté ce coin de terre. Sa vie de garnison avait passé comme un rêve.

C’est à cette époque que Bernard avait connu Jeanne. Ses premiers souvenirs remontaient à leur plus petite enfance.

Les nouvelles de M. d’Oyrelles étaient excellentes. Il conquit vite le grade de colonel ; le climat ne le faisait pas souffrir. Ses lettres étaient vaillantes. Il soutenait en soldat le courage de sa femme, œuvre plus difficile que d’aller bravement au feu.

Puis, tout d’un coup, il arriva à la Gerbière une dépêche brutale. Tout s’écroula. M. d’Oyrelles avait été tué dans une escarmouche insignifiante, dans une misérable rencontre avec une poignée d’Arabes. Il était mort sans revoir sa femme, sans bénir sa fille…

Mme d’Oyrelles devint comme folle. Cette nature contenue avait un fonds de passion étrange. Sa douleur fut si intense, qu’elle l’eût certainement tuée sans la tendresse qu’elle portait à Jeanne. Nul autre lien n’aurait pu la rattacher au monde. Mais elle avait conscience de ses devoirs envers sa fille, et elle lutta contre elle-même, sachant qu’elle seule pouvait se vaincre, qu’elle seule pouvait se sauver ; elle se retint de mourir pour se donner à Jeanne. Et quand elle sortit de ce creuset horrible, broyée, mais encore debout, portant un chagrin qui ne devait jamais la quitter, Mme d’Oyrelles avait le secret des énergies supérieures. Son mérite personnel, sa haute piété, son détachement de la vie s’appliquèrent tout entiers à l’éducation de sa fille. Un tel maître devait faire une élève remarquable.

Grâce à la pension de retraite du colonel, il lui restait pour vivre environ douze ou quinze mille livres de rente et son logis de la Gerbière. Elle s’y installa courageusement, instruisant elle-même sa fille, servie par deux domestiques, le mari et la femme, vivant en recluse, plus seule encore au fond de son cœur qu’il n’y paraissait aux yeux du monde, mais appuyée sur Dieu.

… Donc avant d’entrer dans la forêt, pourvu qu’on fît un léger détour, on passait au bout de l’avenue de la Gerbière. Bernard fit ce détour. Il mit son cheval au pas, le long de la haie, par raffinement, pour voir mieux et plus longtemps. Puis il se redressa ferme sur ses étriers et regarda entre les branches. Le petit castel festoyait au soleil. Le toit de la tourelle d’ardoises étincelait avec des reflets d’acier et ce qu’on voyait des murs, derrière les feuilles, était éclatant de lumière. Par endroits on distinguait les masses rouges des corbeilles de géraniums. Mais ce que Bernard cherchait des yeux, c’était une clématite blanche qui entourait certaine fenêtre. En se penchant à droite, en se penchant à gauche, il l’aperçut enfin. Mais la fenêtre était fermée, les volets clos, et en regardant mieux, Bernard vit que toutes les autres fenêtres étaient aussi fermées. Plus de doute, elles étaient déjà parties. Devant la maison, une vieille femme s’avança, le tablier relevé. Bernard reconnut la Renotte. Il la vit jeter du grain, et des pigeons s’abattre pour manger.

— D’ordinaire, c’est Jeanne qui jette du grain aux oiseaux. Puisqu’elle n’est plus là, piquons des deux.

C’est ce qu’il fit, sans détourner la tête ; et il se mit à galoper. Mille pensées dansaient dans son esprit, sans prendre forme. Il se sentait joyeux sans se demander pourquoi. Était-ce la gaieté de vivre, l’illusion des vingt ans, le charme de la course, la douce vision qui flotte dans un rêve incertain ? Brouillard léger qui enveloppe les objets au début de la vie comme les horizons au matin ! Manteau de poésie jeté sur toutes choses, et trop tôt relevé !

Il traversa le village et entra en forêt. On y brûlait. La chaleur concentrée, ramassée sous les arbres, montait au visage en effluves enflammés. L’air manquait. Les mouches s’agitaient et piquaient. Bernard, qui connaissait à fond son terrain, laissa la route et prit un sentier de traverse, plus vert. Ce lui était une nouvelle joie de s’enfoncer sous bois, tout seul, bien seul, avec ses pensées et la sève montante qui travaillait en lui. Les chênes ne lui semblaient point trop grands, les fourrés point trop sombres, la futaie point trop majestueuse. Son imagination ardente, à laquelle il avait momentanément lâché la bride, était à la même mesure ; il jouissait au contraire de la persuasion intime qu’il était, lui, homme, dans la pleine possession de ses facultés, le roi de la forêt, plus grand et plus puissant qu’elle.

Ce n’était point orgueil : c’était effervescence de jeunesse. Bernard était venu au monde avec une âme honnête, avec une nature droite. Son éducation avait été saine et forte, sa santé était superbe, l’enthousiasme naissait de lui-même sur un pareil terrain, s’augmentant de ce que sa jeunesse avait eu jusqu’alors de contenu, de vertueux ; Bernard était de ces heureux fous qui, à vingt ans, se sentent de taille à marcher à la conquête du monde. Tout lui paraissait facile, toute belle chose l’enflammait, tout noble but l’électrisait. Et le rêve d’amour qui flottait au fond de son cœur faisait jaillir l’étincelle du brasier dès longtemps préparé. Quelle distance entre ces natures fortes et chastes, auxquelles une éducation chrétienne a conservé toute leur richesse, et ces désespérés du vice, plus pâles de cœur que de figure, traînant péniblement leur impuissante et sceptique jeunesse !

Bernard pressait son cheval ; il galopait toujours, parfois obligé de se coucher en avant pour éviter les branches. Il semblait avoir hâte d’arriver. Souvent le sentier passait entre deux buissons, de grands buissons d’épines, enguirlandés de houblon, couronnés de grappes de mûres rouges ou noires, au sommet desquelles pointaient encore quelques fleurs roses, tardives à éclore. Ailleurs le chemin devenait rocailleux. De gros blocs de pierre, roulés les uns sur les autres, s’entassaient à droite et à gauche. Le sol était aride, la végétation cessait comme en un lieu de désolation qui, pourtant, ne manquait pas de grandeur. Alors, c’était double bonheur, une fois qu’on l’avait traversé, de retrouver la voûte des arbres, déjà ombrée par l’automne, et cette lumière tamisée, cette solitude mystérieuse et toujours animée, particulière aux forêts.

Bientôt le sentier qu’il suivait déboucha dans une voie plus grande où l’on rencontrait des équipages et des groupes d’officiers. Bernard courait toujours. On l’eût dit à la poursuite d’un objet invisible. Il aimait l’action. La vitesse le grisait, et un peu d’effort ne déplaisait pas à sa vaillante nature. Tout à coup il distingua, dans le lointain de la route, la capote d’une large voiture qui trottait devant lui. Cette capote était abaissée et deux silhouettes de femmes s’élevaient au-dessus. Bernard ne mit pas longtemps à les reconnaître. L’une d’elles, un peu affaissée, mais encore élégante, était Mme d’Oyrelles, l’autre, souple et gracieuse, était Jeanne. La voiture d’ailleurs n’allait pas vite. C’était une vieille calèche de forme hospitalière, dans laquelle Bernard avait maintes fois joué à cache-cache quand elle était sous la remise de la Gerbière. Le cheval qui la traînait était conduit avec sensibilité par le mari de la Renotte ; on le ménageait et il en profitait. Mais Mme d’Oyrelles aimait ce mode de locomotion, et soit qu’elle fît une course de voisinage, soit qu’elle se rendît à Paris, elle l’employait de préférence à tout autre :

— Là-dedans, disait-elle, je suis chez moi, et, comme je m’y trouve bien, que m’importe d’y rester une heure de plus !

Bernard ralentit sa monture. Lui qui, l’instant d’avant, bondissait comme un homme pressé, se mit à une allure douce qui lui permettait de regarder plus longtemps devant lui sans dépasser la calèche. Mais quoi qu’il pût faire, il se rapprochait de minute en minute, et le moment vint où il rattrapa ses voisines. Alors il salua d’un geste rapide et plein d’empressement, en se tournant un peu de côté, l’œil éclairé d’un sourire.

Les deux femmes lui rendirent son salut. Jeanne, à demi perdue sous son grand chapeau, toujours vive, toujours fine et charmante, sourit à son ami d’enfance avec les yeux, avec les lèvres, le sang aux joues, tout heureuse, et pourtant digne comme une petite princesse. Mme d’Oyrelles lisait.

Bernard lâcha de nouveau la main et trotta ferme dans la direction de Paris.

Il était cinq heures quand il sonna à la porte de l’hôtel. Le concierge accourut.

— Comment, c’est vous, monsieur Bernard ?… Nous ne vous attendions pas aujourd’hui…

— C’est pourtant moi, Baptiste. Soignez mon cheval, je vous prie, car il a chaud. Je l’ai mené vite… Rosa est là ?

— Oui, monsieur. Elle repasse.

Bernard franchit le perron, sa cravache à la main, traversa le vestibule, et alla ouvrir une porte qui se trouvait au fond.

Dans une grande salle carrelée, toutes fenêtres ouvertes, une femme d’une cinquantaine d’années était penchée sur une table, le fer à la main, presque aussi rouge que le fourneau qui brûlait à côté d’elle. En entendant marcher, elle s’était redressée, sans lâcher son fer, et tendait l’oreille.

— Ce n’est pourtant pas Baptiste. On dirait M. Ber…

Et rien qu’à cette pensée son honnête visage prenait une expression affectueuse. Quand le jeune homme entra, elle ne put retenir un cri de joie :

— Ah ! je le pensais bien ; je l’avais deviné. Je vous avais reconnu de loin, monsieur Bernard.

— Vraiment, Rosa ?

— Dame ! on ne trompe point sa nourrice. J’ai le bruit de vos pas dans les oreilles depuis que je vous ai appris à marcher. D’ailleurs, je pensais à vous, et c’est pour vous que je travaillais.

Bernard sourit, habitué aux gâteries, et jeta un regard sur l’ouvrage de Rosa.

— C’est une merveille ! Personne n’a des chemises lustrées comme moi.

— Cela se pourrait bien. Soit dit sans offenser M. le comte et même M. le marquis, je me donne plus de peine pour les vôtres que pour…

— Tu as bien tort, Rosa… Mais je ne t’en veux pas. Viens m’atteindre mes vêtements. Je dois sortir ce soir ; je vais à une fête.

— À une fête ?

— Oh ! une fête de charité… Je rentrerai de bonne heure.

Rosa remit en place le fer qu’elle tenait à la main, s’assura que le fourneau chauffait bien, couvrit d’une mousseline le linge commencé et suivit Bernard, qui montait l’escalier.

Rosa était entrée à l’hôtel de Cisay au moment de la naissance de Bernard, comme nourrice. C’est elle qui l’avait élevé, et, dans la tristesse qui avait envahi la maison à cause de la mort de la comtesse, c’étaient ses soins et ses chansons qui avaient été les premières joies de l’enfant. La brave créature s’était d’autant plus attachée à ce petit être qu’elle le sentait sans mère et que, dans cette demeure où il n’y avait point de femme, elle était seule capable de le bercer, de le caresser, de le dorloter comme il fallait. Le père et le grand-père n’avaient pas tardé à lui donner leur confiance et à la laisser maîtresse de tout ce qui regardait l’éducation matérielle de l’enfant.

Rosa était fière de son nourrisson. Quand elle le sortait, déjà beau, déjà vigoureux, vêtu comme un dauphin et faisant retourner les jeunes femmes, elle se disait que Bernard était un peu son œuvre. puisqu’il ne vivait que par elle, et elle se redressait, sous son bonnet bourguignon. Quand il dormait, elle restait des heures à le contempler, comme s’il eût été son fils. Et quand il criait parfois des nuits entières, en vrai tyran, comme ses pareils, il ne venait pas à l’idée de Rosa de se fâcher contre lui ; mais elle le plaignait, le calmait, l’allaitait, et lui chantait tout son répertoire.

Lorsqu’il fut sevré et qu’il commença de marcher, le comte pensa à prendre une bonne allemande, pour remplacer la nourrice. Mais au premier mot qu’en entendit Rosa, elle jeta un cri ; puis, sans rien répondre, elle saisit l’enfant dans ses bras et courut trouver le marquis. En la voyant arriver M. de Cisay eut peur.

— Qu’y a-t-il, Rosa ? qu’est-ce que vous avez ?

— Oh ! monsieur le marquis, sauvez-nous tous les deux, sauvez mon petit Bernard I

— Le sauver de quoi, nourrice ? quel danger le menace ? est-il malade ?

— Malade ?… jamais ! dit-elle fièrement. Et d’ailleurs, si ce n’était que cela. La maladie, on en revient, mais les Allemandes !…

— Quelles Allemandes ?

— Les Allemandes qui martyrisent les enfants, qui ne les aiment pas, qui nous les arrachent. Oh ! tenez, monsieur le marquis, vous ne souffrirez pas ça, parce que vous savez bien que Bernard est un peu mon enfant, qu’il a bu mon lait, que je me ferais tuer pour lui, et que ce n’est pas une Allemande qu’il lui faut à ce pauvre innocent qui n’a pas de mère !

Le marquis commençait à comprendre. Bernard, tout effrayé de l’animation de sa nourrice, se pressait contre elle et lui caressait le visage du revers de son gros bras de bébé.

— Laissez-moi le soigner. Dites ça à M. le comte. Si riche qu’on soit, ça ne fait jamais de mal de garder des gens qui vous servent pour autre chose que de l’argent. Vous n’avez que lui, après tout ! c’est le seul avenir de votre famille ! S’il lui arrivait malheur avec une indifférente, une étourdie, une traîtresse comme on en voit tant !

— C’est vrai, dit le marquis, seulement il faudra bien qu’on l’instruise.

— Sans doute. Je ne soutiens pas le contraire. Mais quand il sera plus grand. Alors je me rendrai utile dans la maison, je coudrai, je repasserai et tout de même je le soignerai. Il aura encore besoin de moi pendant longtemps, soyez-en sûr, monsieur le marquis !

— Eh bien, vous avez raison, ma brave femme, cent fois, mille fois raison… Attendez-moi là.

Tout échauffé à son tour, le marquis s’en alla à la recherche de son fils. Le comte ne se rendit pas sans peine. Il tenait à son allemande, à la mode, au bon genre de la maison. Il avait aussi pour théorie que les enfants poussent tout seuls, comme des champignons, et que moins on les choye, mieux leur vaut.

Mais il avait affaire à forte partie. Le grand-père avait été pris au cœur par le dévouement de Rosa, il savait Bernard en sûreté entre les bras de cette femme, et… à tort ou à raison, il avait horreur des étrangères.

— Bah ! disait-il, je ne sais pas un mot d’allemand, et c’est grâce à cela que je ne suis pas une bête.

— Mais pourtant, c’est utile, plus tard ; à l’armée, par exemple…

— À l’armée, il n’y a besoin que de savoir se battre. Est-ce que le grand Condé avait appris le saxon ? Est-ce que Godefroy de Bouillon parlait le turc ?

Bref, le marquis resta vainqueur, et Rosa garda Bernard. Elle le garda même si bien, passant des fonctions de nourrice à celles de bonne, des fonctions de bonne au service de la lingerie et du service de la lingerie à une position de confiance qui lui faisait tenir les clefs de la maison, qu’elle devint avec Courtois le second pilier de l’hôtel de Cisay.

Comme de juste, ses préférences et ses attentions étaient toujours pour Bernard, aux soins duquel elle avait trouvé moyen de rester personnellement attachée. Au sortir du collège, il avait lui-même déclaré qu’il ne voulait être servi que par elle :

— C’est mon valet de chambre. Je n’en veux pas d’autre.

Et rien n’était drôle comme de voir la vieille nourrice, toujours coiffée de son bonnet bourguignon, rangeant la chambre de son grand enfant, brossant les vêtements, cirant les chaussures, et lui donnant son chocolat au premier coup de sonnette le matin.

Mais elle avait trouvé moyen de se rendre presque aussi indispensable pour le marquis. Courtois avait déclaré qu’il ne connaissait pas d’autre femme comprenant bien le service. Courtois lui confiait sans inquiétude le linge de son maître à blanchir et à repasser. Et comme Rosa était devenue veuve, on supposait dans la maison que, par la suite des temps, il pourrait bien y avoir une alliance… Seulement ils étaient tous deux si occupés de leur service, que c’était toujours partie remise.

Quant au comte, il n’avouait pas, mais il reconnaissait tacitement les mérites de Rosa et ne songeait plus à la discuter. Et comme Rosa, soit absence de rancune, soit habileté inconsciente, trouvait parfois le moyen de réparer les négligences des domestiques du comte ; comme, au fond du cœur, il savait qu’elle soignait mieux Bernard que ne le ferait jamais une machine, même perfectionnée ; comme il lui avait une sorte de reconnaissance :

— C’est possible, se disait-il à lui-même par manière de réponse, mais c’est une exception qui confirme la règle, car, enfin, on ne peut pas toujours être servi par sa nourrice.

Des trois de Cisay, Bernard était le seul qui pratiquât sa religion. Non pas que le marquis fût un impie. Bien loin de là. Mais il était d’un temps où les hommes ne fréquentaient guère les églises ; il était trop léger pour aimer les entraves et surtout il ne pensait pas que les choses sérieuses, soit du ressort des affaires, soit d’un ordre plus élevé, fussent faites pour lui. Se laisser vivre, passer la vie au jour le jour, en lui souriant, c’était son unique théorie. Pourtant, comme Dieu, avec une tête folle, lui avait donné un cœur d’or, il y avait au fond de son cœur des élans spontanés qui montaient parfois très haut. Il était de ceux qui sentent avant de comprendre et qui agissent avant de raisonner. Que n’eût-il pas fait pour Bernard ! le jour de la première communion de son petit-fils, dans la chapelle des Jésuites, personne n’avait pleuré comme lui. Mais de prières, de maigre, de confession ou autres observances, il n’en fallait pas parler :

— Bah ! répondait-il avec une légèreté déplorable, quand on y faisait allusion, est-ce que le bon Dieu ne me trouve pas bien comme cela ? Je n’ai jamais fait de peine à personne ; j’ai beaucoup de mon argent dans la poche des autres et je n’ai pas un sou qui me gêne ; j’ai adoré ma femme ; j’ai été fidèle à mon roi. Je mourrai dans la peau d’un honnête homme, et d’ailleurs si le bon Dieu n’est pas encore satisfait, je lui parlerai de mon petit-fils, qui est de toutes les œuvres !

Chez le comte, c’était différent. Il allait à la messe le dimanche. Il s’y tenait debout, sans livre, ne s’agenouillant jamais, même à l’élévation. Mais il ne pouvait souffrir qu’on parlât de Dieu. Tout ce qui touche à la religion, de près ou de loin, était écarté. Quand Bernard était au collège, il ne le voyait que les jours de sortie, n’aimant pas à entrer dans une maison religieuse. Il blâmait beaucoup son fils de s’occuper des pauvres et des œuvres sociales :

— Je voudrais bien voir à quoi vous aboutirez. Laissez donc, c’est du temps perdu !

Le comte était un sceptique ; on pouvait se demander à quoi il croyait et même s’il croyait à quelque chose. Rien ne le touchait, La seule convenance semblait diriger ses actions. Dans les jours d’orage, quand le marquis était fâché, il disait de son fils :

— Ce n’est qu’une forme !

C’était dur peut-être, exagéré sans doute, et la faute en remontait à celui qui formulait l’arrêt.

Le comte avait été élevé sans aucune doctrine. Sa mère seule, pendant qu’elle vivait, lui avait parfois joint les mains. Mais, depuis, soit au collège, soit parmi ses amis, il n’avait rien rencontré qui fût croyant. Tout lui semblait gâté. Il avait ce don terrible de découvrir le vice partout, de rechercher et de trouver souvent le motif honteux, la faute cachée, la pensée égoïste.

— Les hommes sont mauvais, disait-il sans cesse.

— Eh bien, répondait le marquis, moi je tâche de leur faire croire qu’ils sont bons.

— Ils le sont ! ils le sont, grand-père ! s’écriait Bernard.

Et le marquis, se tournant vers son fils :

— Tiens, Rodolphe, avoue que c’est vrai… au moins pour un !

C’était presque un rôle ingrat qu’avait à soutenir Bernard entre l’esprit railleur du marquis et l’expérience froide du comte. Mais le jeune homme ne s’en embarrassait guère. Ferme dans ses croyances, adorant son grand-père, respectueux de son père, se faisant peu à peu une place à part dans la maison et conquérant par sa sagesse précoce autant que par sa joyeuse ardeur l’estime des uns et l’envie des autres, il allait devant lui sans s’occuper des embarras du chemin.

— Vous êtes d’une autre génération, mon cher enfant, lui avaient dit les Pères, vous avez d’autres devoirs, et comme vous avez reçu plus de lumières, il faudra donner davantage.

Donner ! c’était le grand bonheur de Bernard. Il suffisait de ce mot pour lui ouvrir le cœur. Non pas qu’il portât de suite la main à sa bourse, comme eût fait le bon marquis. On lui avait appris ce qu’il fallait donner avant tout, ce dont le pays et l’Église avaient besoin, c’est-à-dire son temps, son intelligence et toutes les forces vives de son dévouement et de sa vertu.

Il s’était créé un milieu différent de celui de sa famille, cherchant à s’entourer des jeunes gens qui avaient ses idées et qui entendaient diriger leur vie de la même manière. Volontiers, quand il s’était assuré de ces points fondamentaux, il passait sur des dissemblances d’éducation ou de caractère, ce qui ne plaisait pas au comte et étonnait fort le marquis : ses meilleures amitiés étaient en dehors de ses relations de famille.

… Quand il fut habillé, Bernard dîna à la hâte d’un menu simple préparé par Rosa, et, jetant un pardessus sur son bras, alluma un cigare et sortit de l’hôtel.

Il se dirigeait vers un petit appartement situé près du Luxembourg, où demeurait son ami de Frumand.

Henri de Frumand était un original. Il avait deux ans de plus que Bernard, avec lequel il s’était lié chez les Jésuites. Nature fougueuse, emportée, courant toujours à l’extrémité des choses, travailleur forcené, taillé en Hercule, aussi solide du cerveau que des jambes et résistant aussi bien au travail qu’à la course, il ne connaissait aucun ménagement, ni pour lui ni pour les autres. Ses idées étaient tout d’une pièce comme sa personne, et quand il les avait enfourchées, il ne les lâchait jamais. Plus mûr que son âge, il avait sa manière de voir, très personnelle, sur tout ce qu’il avait étudié. Ses aversions étaient à la hauteur de ses tendresses. Elles portaient sur les objets plutôt que sur les hommes, quoi qu’il ne fût pas accommodant quand il se croyait en droit d’en vouloir à quelqu’un. Mais elles étaient toujours liées à la cause chrétienne qu’il servait vaillamment, avec toute la fougue de ses convictions.

Son aspect révélait son caractère. Il était grand, d’une assez belle figure, mais taillée à coups de serpe, sans moelleux et déjà creusée par l’habitude de sentiments extrêmes qui lui bouleversaient les traits. Son front trop haut le paraissait encore davantage par la manie qu’il avait de se rejeter les cheveux en arrière et de les porter un peu longs. Ses yeux noirs, avec un fond de velours, étaient superbes au repos, mais perdaient beaucoup quand il les roulait dans la chaleur de la discussion. Ses narines, trop souvent dilatées, avaient grossi. Sa bouche, une large bouche d’orateur, ombragée d’une moustache noire, était peut-être ce qu’il avait le moins désorganisé. Elle était expressive, tantôt mince et tendue quand il lançait un sarcasme, tantôt puissante quand il affirmait et quelquefois très fine lorsqu’il consentait à s’adoucir jusqu’à la gaieté. Rien de meilleur et même de plus doux que son sourire. Sourire de lion, peut-être, qui ne perd pas la conscience de sa force, mais en tout cas, sourire pénétrant, persuasif, sourire captivant.

De Frumand, lancé à pleines voiles dans les œuvres catholiques, aimait tendrement Bernard de Cisay. Il l’entraînait, étant à la fois beaucoup plus puissant et beaucoup plus frustre que lui. Ce qui arrête les hommes ordinaires, crainte du ridicule, crainte d’aller trop loin, crainte de se mettre en avant, n’était, pour lui qu’un tremplin. Le paradoxe l’attirait, et s’il n’y cédait pas toujours, c’était par effort. Ce qu’il détestait, c’était l’homme inutile, le bourgeois enrichi, le propriétaire qui ne s’occupe de rien. Celui-là, qu’il fût grand seigneur ou boutiquier en retraite, pouvait être sûr d’encourir le mépris de Frumand.

— Ce sont eux qui nous perdent, et si la France agonise, c’est parce qu’ils ne veulent pas l’aider à se relever, les lâches, en lui tendant seulement le bout de leur doigt.

Parmi les gens inutiles, l’étranger qui vient manger ses millions en France avait surtout le don de l’exaspérer.

— Mais tu t’égares, lui disait-on. Ne vois-tu pas que c’est un bienfait pour le pays quand ils nous apportent leur argent ?

— Erreur ! hurlait Frumand, fatale erreur ! Pour quelques billets de banque qui font gagner les industries de luxe, industries qui m’intéressent d’ailleurs fort peu, tous ces ventrus nous apportent des vices innombrables ; ils implantent chez nous l’amour effréné du dieu dollar, et jusque dans notre sang, à l’aide de leurs héritières, ils viennent infuser leurs funestes microbes. Sus à ces pirates ! sus aux Juifs ! sus à l’Américain ! sus à tout ce qui veut ronger la vieille fleur de lys française !

Bernard était quelquefois un peu ébouriffé des exagérations de Frumand. Mais, plus souvent aussi, il se sentait fortifié et comme soulevé par cette nature si fortement trempée.

Il est vrai que ce frondeur avait avec ses amis une tendresse de cœur, un abandon intime qui lui assurait leur attachement. Quand il arrivait à eux les deux mains tendues, la figure rayonnante, toujours une nouvelle intéressante aux lèvres, un sujet brûlant à jeter sur le tapis, on sentait qu’il se donnait tout entier et on ne pouvait manquer de répondre à une telle affection. Et lui, attentif comme une mère, vous creusait de son œil interrogateur pour voir si vous n’aviez rien à lui confier, douleur physique, douleur morale, pour voir si celui qu’il aimait n’avait rien perdu, depuis la dernière entrevue, au contact morbide de la vie.

Un jour, il avait deviné un chagrin chez un de ses camarades d’enfance. Il essaya sans succès d’en obtenir l’aveu. Il fut repoussé et pourtant l’autre ne guérissait pas. Alors il s’attacha à lui, pendant des semaines, pendant des mois. Il n’épargna ni son temps, ni les ressources de son esprit. Il devint patient, lui, Frumand ! L’autre en était parfois harcelé. Mais il réussit, à la fin. Et un soir que son ami aurait sans doute succombé à sa souffrance et à ses luttes, il se trouva près de lui, et il le sauva. Le cœur fermé éclata, et Frumand le pansa avec des trésors de délicatesse.

D’ailleurs, il suffisait de le voir avec les enfants pour deviner tout à fait ce qu’il renfermait en lui d’étonnantes tendresses. Quand il en rencontrait chez les pauvres, chez des parents à lui, il laissait tout pour courir à eux. Il ne fallait pas alors lui parler politique ni science. Il était entièrement captivé par les petits êtres avec lesquels il jouait, et son rire retentissant, ses gestes de fauve adouci, sa grosse bonté s’inclinaient avec délices et s’épanouissaient réellement à leurs jeux.

— Ah ! Frumand ! quel père de famille tu feras !

— Je ne sais, répondait-il, subitement grave. Ce n’est pas facile. Mais, en tout cas, je les aimerai bien !

Il ne se piquait point de belles manières, quoiqu’il appartînt à une bonne famille, ni de bel esprit, quoique ses mots fussent à l’emporte-pièce, ni de fortune, bien qu’il eût de par ses parents une jolie aisance. Son horreur du moule lui faisait repousser d’instinct ces différents dons, si enviés des autres, et volontiers il fût tombé dans le genre commun, laissant croire qu’il avait le gousset vide. Surtout, il ne voulait pas ressembler à tout le monde, et lui, qui prétendait si bien ne pas poser, payait par là son tribut à la commune faiblesse, en cherchant à ne ressembler à personne. C’était sa petite ou sa grosse vanité ; c’était son luxe.

Quand Bernard de Cisay, après avoir monté à la hâte les quatre étages, sonna à la porte, Frumand lui-même vint lui ouvrir.

— Ah ! c’est toi, Bernard, tu arrives bien ! j’étais en train de prêcher ! Je voudrais donner un peu de toupet à ce brave Mélinot, qui est bien la meilleure pâte d’homme qui soit au monde, mais qui a peur de tout, comme tu vas voir. Imagine-toi qu’il n’ose pas demander à son patron un congé de quatre jours pour aller faire une retraite chez les Pères.

— Ma foi, dit Mélinot, un jeune homme blond, presque imberbe, avec une figure douce et timide, ce n’est point l’usage à l’étude de s’absenter pour des causes semblables, et je crains bien que Me Ricord ne comprenne pas…

— Mais, interrompit Bernard, avez-vous besoin de lui avouer la cause. Demandez un congé, tout simplement, sans dire pourquoi…

— Ah voilà ! s’écria de Frumand, je t’y attendais ! toi aussi tu es pour le biais, pour les demi-mesures. Mais vous ne voyez donc pas qu’on n’avance à rien avec votre manière d’agir. Je suppose, au contraire, que Mélinot fasse sa demande bravement, en disant pourquoi, crois-tu que Me Ricord le refusera davantage ? crois-tu que l’exemple ne sera pas excellent ? oui, excellent, même pour le patron qui y repensera dans ses mauvais jours… Et quand même Mélinot essuierait d’abord une rebuffade ! est-ce qu’on devient soldat quand on évite d’aller au feu ?…

— Mon bon ami, dit Bernard voyant qu’il s’enflammait et qu’il n’allait pas se taire de sitôt, il pourrait bien se faire que tu eusses raison…

— Mais certainement que j’ai raison, et cent fois, et mille fois !…

— Seulement, continua Bernard en lui coupant de nouveau la parole, je ne suis entré chez toi qu’en passant, pour t’emmener, et il faut que nous partions tout de suite si nous voulons arriver à l’heure.

— M’emmener, où ?

— À la kermesse, parbleu !

— À la kermesse de Mme Fulston ! jamais de la vie ! Me vois-tu mettant les pieds chez une Américaine, chez une richissime Américaine ?

— Il ne s’agit pas de cela. Mme Fulston n’est pas en jeu là-dedans : c’est le but, c’est la bonne œuvre qu’il faut voir.

— Oh ! moi ! je ne suis pas pour les œuvres d’argent.

— On voit bien que tu n’es pas trésorier des comités !… Allons, Frumand, un bon mouvement, viens avec moi ce soir ; nous emmènerons Mélinot. Tu verras que la charité est ingénieuse et sait prendre toutes les formes.

— Bah ! la charité qui s’amuse…

— C’est un moyen d’atteindre toutes les bourses.

— Écoute, Bernard, nous allons faire une convention.

— Sera-t-elle longue ?

— D’abord, si je t’accompagne, il est entendu que ce ne sera point par charité.

Bernard sourit :

— Au contraire.

— Je ne plaisante pas. Ce sera pour toi d’abord, et pour observer ensuite.

— Eh bien, tu observeras, c’est convenu… Prends ton chapeau.

— Attends, attends, je n’ai pas fini. Si je consens à aller me faire dévaliser là-bas, en revanche tu m’accompagneras après à la salle Fauveau.

— Salle Fauveau ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est le peuple, mon cher.

— Le bon ?

Frumand eut un petit mouvement d’épaules.

— Hum !… je n’en répondrais pas.

— Eh bien, alors.

— Ah ! voilà ! Promets-moi de venir. Je t’expliquerai plus tard…

— Oh ! après tout, je le veux bien, dit Bernard, à condition que tu te presses un peu et que nous partions sans plus de retard à la kermesse.

Frumand se retourna et lança un long regard sur son ami :

— Tu es bien pressé, mon vieux.

Puis il se donna un coup de brosse, et tous les trois partirent pour l’avenue des Champs-Élysées.



V


La kermesse était dans tout son éclat, ou, comme on dit en style moderne, battait son plein. L’hôtel entier, jardins et salons, était illuminé. Dans les jardins, sous les lanternes de couleur, sous les cordons de gaz, formant des arcades et des frontons, une foule d’enfants en grande toilette s’ébaudissait devant les différents théâtres. Des baraques de toile peinte, décorées de girandoles et de banderoles, s’élevaient deci delà, qui sur la pelouse, qui entre les arbres, qui s’accotant aux servitudes et les dissimulant. C’était une foire en miniature, mais une foire aristocratique, où acteurs et spectateurs étaient gens du monde. Des quêteuses, portant une écharpe bleu de ciel, se tenaient à la porte de chaque enceinte et tendaient leur bourse aux bébés qui y mettaient leur pièce blanche, aux mères qui joignaient à leur offrande un mot d’éloge ou un sourire de connaissance.

— Comment ! c’est vous ! bravo ! je ne vous savais pas si lancée dans…

— Il faut bien faire quelque chose pour les autres quand on voit tout le monde se dévouer. Avez-vous vu le petit B… ?

— Pas encore. C’est aux Puppazzi, n’est-ce pas ?

— Il est désopilant, ma chère, un entrain ! un brio ! Pendant les répétitions, c’était un feu roulant. Vous m’en direz des nouvelles.

— Maman ! maman ! nous allons manquer le spectacle !

— C’est juste, ma chérie, entrons vite. Au revoir, Berthe ! bonne recette, ma toute belle !

Aidant les quêteuses et traversant les jardins, de jeunes commissaires en habit, avec une rosette rouge et or, couraient avec des airs effarés, des airs d’une importance suprême. Parfois on les voyait escalader une scène, disparaître dans des coulisses, ou soulever des coins de tenture en se faufilant par-dessous. Des cris, des rires, des chuchotements, les phrases les plus baroques se heurtaient au passage. On les chargeait de commissions invraisemblables. On les voyait porter des objets inattendus.

— Raymond ! criait une voix désespérée, j’ai oublié ma perruque, la grosse perruque rousse ! va vite, c’est sonné !

Et Raymond revenait peu après apportant la perruque à bout de bras, à la grande joie des enfants, qui battaient des mains.

Plus souvent c’était un pot de rouge, une patte de lièvre, une boîte à poudre, que les commissaires faisaient passer aux acteurs. Puis, toujours à la besogne, ils revenaient au plus pressé des groupes, soulevaient des chaises, enlevaient des enfants par-dessus les têtes pour les placer ou les déplacer, recevaient beaucoup de réclamations et heureusement aussi beaucoup de sourires.

Dans les cas graves, il fallait en référer à la maîtresse de céans. On voyait alors le jeune homme à rosette rouge et or, ramenant à son bras une grande femme brune, vêtue d’une robe noire ouverte, étincelante de jais, ruisselante de diamants, très droite, très froide, ne lâchant jamais son éventail, et marchant avec des airs de reine. Mme Fulston avait dû être belle. On le sentait surtout à son air qui en était évidemment convaincu. Mais elle était devenue beaucoup trop forte, et ses grosses joues flasques, jointes à un nez courbé, à une physionomie impérieuse, lui donnaient un aspect souverainement désagréable.

— Elle se croit en or ! disait Frumand.

Pourtant, Mme Fulston, recevant chez elle, avait la prétention d’être aimable. Sa bouche se détendait dans une sorte de sourire, et elle faisait ce qu’elle pouvait pour s’empresser. Après s’être informée de la difficulté, elle envoyait un ordre, parlait haut, serrait la main à quinze ou vingt personnes, jetait un coup d’œil satisfait sur l’affluence des gens et s’éloignait tout d’une pièce, en reprenant sans le vouloir cet air gourmé des Américaines qui ont la prétention de singer les Anglaises.

D’autres jeunes gens plus habiles ou plus rompus à la vie mondaine, s’adressaient à Mlle Fulston. Ils allaient la chercher jusqu’à son comptoir, au milieu des vendeuses ; ils la conjuraient de venir à leur secours, et elle y consentait, très flattée sans qu’il y parût.

Mlle Georgina Fulston était une grande fille aux cheveux châtains. Certes, on ne pouvait pas dire qu’elle fut jolie et cependant elle n’était pas laide. Mais tous ses traits étaient exagérés ; son nez, assez droit, était trop fort ; quand elle ouvrait la bouche, c’était pour montrer de larges palettes d’ivoire ; la couturière s’évertuait à diminuer la longueur de sa taille ; ses pieds et ses mains désolaient le gantier et le cordonnier ; et pourtant il y avait dans cette grande personne je ne sais quoi de plaisant, de bon enfant, de cavalier, qui harmonisait l’ensemble. Ce qu’elle avait de plus étrange, c’étaient les yeux. Ils faisaient contraste avec elle-même. Mlle Fulston avait l’allure décidée ; la forme de son visage aussi bien que de son caractère étaient arrêtés. Et ses yeux, ses yeux étaient d’un bleu pâle, si pâles, si clairs, si dégradés, comme disent les peintres, qu’ils paraissaient presque décolorés. Naturellement ces yeux-là ne pouvaient rien exprimer de bien vif, et c’était la plus singulière chose du monde d’entendre Mlle Fulston parler hardiment, avec un geste déterminé, un port de tête énergique, sans pouvoir mettre d’accord son regard éternellement terne, éternellement perdu comme un lointain.

À tout prendre, elle ne manquait point de prétendants. Mlle Fulston devait hériter d’une fortune incalculable ; sa dot était de trois millions, qu’on savait être déposés chez un banquier et prêts à être versés le jour du mariage. Elle était d’une élégance suprême, inaugurant les modes et portant la toilette avec une désinvolture, avec un sans-gêne tout à fait conquérants. Personne ne donnait le shake hands avec autant de crânerie. On ne l’avait jamais vue embarrassée. Elle ne se gênait pas plus pour dire leur fait à ses amies qu’à ses adorateurs, voire même à sa mère, quand l’occasion s’en présentait. Pas plus capricieuse qu’une autre, et même assez raisonnable, pour une enfant gâtée, comme elle l’avait été toute sa vie.

On lui donnait dix-huit ans, elle en portait au moins vingt. Il y avait deux ans qu’elle habitait Paris avec sa mère. Elles étaient très lancées dans le monde et recevaient beaucoup. M. Fulston était apparu une ou deux fois, mais le plus rarement possible. Il n’aimait pas l’Europe et parlait à peine français. On disait même tout bas que sa façon de traiter les affaires n’aurait pas reçu l’approbation de nos tribunaux. Inventions jalouses probablement, histoires malveillantes de quelque amoureux évincé qu’il n’était guère utile d’approfondir.

C’était la première fois que Mme Fulston prêtait son hôtel pour une fête de charité. Il fallait lui rendre cette justice, qu’elle avait fait magnifiquement les choses. Le rez-de-chaussée avait été bouleversé ; les portes étaient enlevées ; une ou deux cloisons avaient été sacrifiées, et l’on avait obtenu ainsi un hall splendide où étaient installées les vendeuses.

L’intention des organisateurs avait été de représenter les cinq parties du monde. C’était vaste. Par une attention des plus délicates, Mme Fulston avait donné la suprématie à l’Europe, en ce sens que l’Europe occupait le fond de la salle. Sous un dais immense, les diverses nations européennes étaient figurées, oh ! bien singulièrement figurées par des poupées que l’on avait habillées de différentes façons et groupées par peuples.

Il y avait là de grandes Anglaises ; les unes en tenue de voyage avec la toque et le châle, les autres en robe de cérémonie, naturellement du plus mauvais goût. L’une d’elles, qui obtenait un succès fou, représentait une lady suivie de sa famille, quinze enfants, par rang de taille, alignés derrière elle, depuis la blonde miss qui n’a pas encore les cheveux relevés, jusqu’au baby qu’on a arraché pour la circonstance aux mystères de la nursery.

À côté, on avait mis les Allemandes, sans doute à cause des alliances royales : des tresses blondes à l’infini et de petites tailles rondelettes, de petites mines à la fois sentimentales et rebondies qui réjouissaient l’œil.

Puis les brunes Espagnoles, les Italiennes, les Grecques, les Turques, les Russes, les jolies Parisiennes, les Suissesses ; et dans un coin, comme une note attendrie, quelques Alsaciennes avec leur grande coiffure, triste comme un deuil.

Et derrière les poupées, à demi cachées, allant et venant, les jeunes filles faisaient choisir les enfants et, quand elles avaient vendu, déposaient leur recette dans une corbeille. C’était charmant de les voir passer si vivantes et si fraîches derrière ces figures inanimées. Du plafond pendaient des lustres. Des drapeaux flottaient : drapeaux anglais, italiens, hollandais, drapeaux de toutes les nations. Mais la fête était bien française, à en juger par cette jeunesse, et dans le fond, enveloppant l’estrade, il y avait des guirlandes de roses d’automne, autre richesse nationale.

Jeanne d’Oyrelles se distinguait au milieu des autres vendeuses par son entrain et sa grâce. Elle était empressée sans affectation, nullement préoccupée de l’effet qu’elle pouvait produire ; sa simplicité, son aisance naturelle lui créaient une place à part au milieu de ses compagnes qui ne semblaient appliquées qu’à se copier. Jeanne restait elle-même ; elle avait son originalité, sa façon d’être, et sa mère avait veillé à ce qu’elle ne perdît pas ce don précieux. Chose rare ! Jeanne était très affable. Elle causait, et causait bien. Elle était même aimable ! C’est démodé, dira-t-on. On ne fait plus de frais que quand on est chez soi, et encore !

Mme d’Oyrelles ne tenait pas de si près à la mode.

— Ma chère enfant, répétait-elle à sa fille, il faut qu’une femme soit aimable. C’est un devoir social, un devoir comme un autre, trop souvent négligé.

— Mais, maman, on va m’accuser de faire des avances.

— Sois tranquille. Personne ne s’y trompera. Tu seras d’autant plus réservée, et partant d’autant plus respectée, que ton affabilité s’éloignera davantage de ces façons cavalières qui sont en usage aujourd’hui envers les jeunes gens. Je les trouve à la fois rudes et provocantes. Rien n’est choquant comme cette camaraderie qu’on affecte à l’égard des hommes. Je te réponds qu’elle leur déplaît et que ce n’est pas le moyen pour une jeune fille de s’attirer des hommages sérieux.

— Ah ! disait Jeanne avec un soupir, des hommages sérieux ! épouser un mari qui soit vraiment un homme ! quel rêve irréalisable !

Mme d’Oyrelles sourit :

— Pas tant que tu le crois. Il faut le mériter, voilà tout. Il faut tâcher d’être toi-même, et meilleure que tant d’autres. Quoi qu’en pense le monde, ma Jeanne, on n’épouse jamais que celui qu’on mérite, crois-le bien.

Mme d’Oyrelles regardait sa fille. Puis, tout à coup, craignant de montrer malgré elle la fierté que lui inspirait cette vue, elle détournait les yeux et changeait de sujet.

À droite de l’Europe, on voyait l’Afrique.

Là, on vendait des fruits étalés sous une forêt de palmiers et de bananiers. Fruits en boîtes, fruits en conserve, fruits dans toute leur fraîcheur, et surtout, au milieu de la boutique, un échafaudage d’ananas, couronnés de leurs feuilles vertes qui s’enlevaient comme des panaches et qu’on emportait comme des trophées.

En face de l’Afrique, l’Asie.

Une foule de détails : des chinoiseries sans nombre, tasses, vases, écrans, paravents, boîtes de laque, potiches, assiettes, plantes en miniature. De grands eucalyptus se penchaient entre les girandoles. Puis on trouvait aussi de petits dieux hindous, quelques étoffes de kachemyr, quelques armes pour les amateure et de jolies croix de paille avec des fleurs de Jérusalem.

Les deux autres places représentaient l’Amérique et l’Océanie. L’Océanie était peut-être un peu sacrifiée. Il n’y avait guère que des coquillages, de petits objets de bois des îles et quelques affreuses statuettes simulant des sauvages. On avait pourtant adjoint à cette partie du monde, parce qu’on la trouvait déshéritée et aussi pour apprendre aux enfants qu’on ne pouvait y aller que par mer, on avait adjoint la section des bateaux. Il y en avait de toutes les formes et de toutes les grandeurs. Navires à vapeur, à voile, cuirassés, de guerre, de commerce, chaloupes, barques, pirogues, canots, et jusqu’à des objets d’étagères, creusés dans une coque de noix et appareillés comme une corvette.

Les garçons petits et grands s’arrêtaient devant l’Océanie et rétablissaient un peu l’équilibre.

Mais l’Amérique était bien séduisante !

D’abord, Mlle Fulston y trônait en personne. Elle avait l’air d’être vêtue comme Peau d’âne, d’une robe couleur du soleil, tant étincelaient les broderies de son corsage et de sa jupe, faites d’or et d’argent mélangés. On avait sans doute cru être modeste en choisissant pour l’Amérique la seule représentation de natures mortes ; Mais cet étalage de fourrures, de peaux, de grands oiseaux empaillés, d’ailes étendues, de bois de cerf, de têtes d’antilope, de plumes et de quelques flèches indiennes, jetées çà et là, comme au hasard, produisait un effet somptueux. Des serpents enroulés autour de troncs d’arbre encadraient la scène. Quelques-uns retombaient du plafond, suspendus par la queue. Deux ou trois singes grimaçaient dans des branches. Des oiseaux de paradis étaient soutenus en l’air par des fils invisibles.

C’était une singulière idée de passer sous silence les industries américaines et de ne vouloir prendre du nouveau monde que ses richesses naturelles. Mais il y gagnait. Mlle Fulston, entourée de quelques compatriotes, ne suffisait pas à échanger contre des pièces d’or ses tapis de peaux de bêtes, et les jeunes gens surtout assiégeaient la boutique. Plus libres que les Françaises, les jeunes Américaines riaient avec eux, s’accoudant pour causer, et les traitant de pair à pair.

Un peu plus loin, dans un autre salon, les mères s’étaient réunies et tenaient le buffet.

Il était huit heures du soir quand Bernard et ses deux amis firent leur apparition. Depuis une heure déjà la fête était en train, on avait commencé tôt à cause des enfants qui peu à peu s’en allaient dormir, cédant la place à de plus grands.

Souvent on voyait des têtes de jeunes filles, penchées entre les feuillages, et cherchant quelqu’un dans la salle. D’autres vendeuses s’asseyaient, déjà lasses, et peut-être déçues.

Bernard, qui avait d’abord fait un tour dans les jardins, fut ébloui en entrant dans le hall aux boutiques.

— Quel luxe ! c’est superbe, en vérité !

— Tu trouves ? dit Frumand d’un ton rogue.

Frumand n’avait pas l’air de bonne humeur. Il s’était pendu au bras de Bernard, qu’il ne voulait pas lâcher. Mélinot les suivait, toujours silencieux, toujours rangé, se faisant le plus petit possible pour passer sans gêner personne.

— Ah ! voilà le vicomte de Cisay ! cria un des jeunes gens qui se tenaient en permanence devant l’Amérique.

— Bonjour, Bernard.

— On vous croyait perdu dans les bois de Chanteloup.

Plusieurs mains se tendirent vers lui, tout le monde se retourna, et Bernard, se dégageant de Frumand, s’avança pour saluer les jeunes filles.

Il fut accueilli d’une façon très flatteuse, et Mlle Fulston, tenant au bout de ses doigts une magnifique sagaie, quitta l’angle gauche où elle se trouvait pour se rapprocher du jeune vicomte.

— Un louis ! disait-elle, en réponse à quelqu’un. C’est trop peu, n’est-ce pas, M. de Cisay ?

Bernard comprit. Et mettant la main à la poche de son gilet, il en retira plusieurs pièces d’or, les déposa dans un plateau que lui tendait l’héritière et reçut en échange la sagaie, accompagné d’un sourire rayonnant

— Peste ! murmura Frumand à l’oreille de Mélinot, comme il y va !

— C’est une belle personne, dit le clerc de notaire.

— Une belle personne ! exclama Frumand. Oh ! non ! par exemple, dites que c’est une millionnaire qui veut se passer la fantaisie d’une couronne.

Et tirant Mélinot par le bras, il l’entraîna plus loin, comme s’il était mécontent.

Au même moment, Mme Fulston apparaissait. Elle voulait sans doute parler à sa fille. On s’écarta pour la laisser passer.

— Tiens ! M. de Cisay ! dit-elle d’un ton de surprise très naturel, quoiqu’elle eût aperçu Bernard depuis son entrée dans la salle.

Bernard salua ; la maîtresse de la maison lui tendit la main et, oubliant sans doute le sujet qui l’avait amenée, se mit à causer avec lui, à lui demander des nouvelles de son père et de son grand-père.

Évidemment on s’occupait beaucoup de Bernard. Pour lui, il répondait d’un air tranquille aux politesses dont on le comblait. Et quand il le put, il se dégagea du groupe, et alla retrouver Frumand.

Il fut mal reçu : Frumand avait son air railleur et son coup d’œil sec :

— Mes compliments, mon cher.

— Compliments de quoi ?

— Je ne te savais pas tant de succès près de la colonie étrangère.

— Tu plaisantes, répondit Bernard distrait.

Ses yeux, en effet, parcouraient la salle. Ils passaient de l’Asie à l’Afrique et de l’Océanie à l’Europe avec une vague inquiétude.

— Allons aux ananas, dit Frumand qui était assez gourmand.

Bernard se laissa entraîner, et le long du chemin, de droite et de gauche, il retrouvait bon nombre de gens qui l’arrêtaient au passage. Il était de ces hommes sympathiques qui se font aimer partout. Il y a deux genres de sympathies : celle qu’on pourrait appeler la petite, et une autre qui est plus pénétrante. La petite s’applique aux gens qui n’ont ni vertus ni défauts, bataillon banal, inoffensif, qui ne fait ombrage à personne et porte une flatterie dans sa médiocrité même. L’autre s’attache à ceux qui ont un caractère ouvert et certaines vertus communicatives, certaines qualités en dehors, appuyées de dons physiques qui rendent agréable tout ce qu’on voit d’eux. Celle-là est plus rare. Elle ne tient pas précisément aux perfections, car il y a des êtres excellents qui ont la perfection renfermée ; elle n’exclut pas les défauts, mais elle ne va point sans une supériorité quelconque.

Bernard n’était pas meilleur que Frumand, mais il plaisait cent fois plus. Son élégance naturelle, une manière à la fois simple et noble de tenir la tête, ses beaux yeux clairs, et surtout son sourire d’honnête homme, si franc, si droit, prévenaient en sa faveur dès le premier coup d’œil.

Quelques personnes aussi connaissaient Frumand :

— Comment, vous ici ! lui disait-on à l’oreille. C’est donc une gageure !

— Non. J’y viens simplement comme traître. Je l’ai déclaré d’avance.

Pendant que Frumand et même Mélinot achetaient leurs ananas, Bernard, le dos tourné, continuait à regarder la salle.

— Pardon, monsieur, dit une voix de femme tout près de lui.

Bernard tressaillit et ramena son regard qui s’égarait au loin. À sa droite, frôlant son bras, Jeanne d’Oyrelles essayait de passer en tenant un paquet de poupées. Mais elle avait peine à fendre la foule, et elle avait dû s’arrêter là en demandant protection à Bernard.

— Comment ! c’est vous, mademoiselle ?

Il se troubla un peu.

— Je ne vous croyais pas là… je cherchais, au contraire…

Elle ne répondit rien, mais Bernard crut deviner qu’elle l’avait reconnu depuis longtemps, au moment peut-être où il était entré dans la salle, au moment où il avait acheté à Mlle Fulton la sagaie qu’il portait encore sous le bras.

Ils se rapprochèrent de la boutique de Jeanne et se mirent à causer comme s’ils s’étaient quittés d’hier. Leurs pensées se retrouvaient aisément ; elles habitaient les mêmes régions. D’instinct, ils choisissaient les sujets qui pouvaient rapprocher leurs deux vies, en dehors de cette salle de fête. Ce dont ils parlaient, sans être intime, et quoique ce fut à haute voix, le plus tranquillement du monde, ne tenait ni à la vente ni à Paris. C’était de Fontainebleau, et de la forêt, et de Chanteloup, et du logis de Jeanne, c’était même des travaux de Bernard qu’il était question. Elle l’interrogeait sur les choses qu’elle savait le toucher, s’en préoccupant autant que lui, attentive et souriante aux progrès d’esprit du jeune homme. Grâce à l’éducation qu’elle avait reçue, Jeanne était femme à s’intéresser aux choses sérieuses. Elle avait entendu remuer beaucoup d’idées, et, par culture autant que par nature, elle avait la vue haute et l’horreur des banalités. Peut-être, comme elle était spécialement attachée aux sujets qui occupaient Bernard, ne manquait-elle pas une occasion de se tenir au courant. D’ailleurs, elle comprenait d’un mot, et surtout n’avait pas l’ombre de prétention. Ce qu’elle disait était parfaitement simple, et pourtant Bernard en était pénétré. Était-ce à cause de l’accent qu’elle y mettait, du regard, du sourire ?… Mon Dieu ! quelle était charmante avec sa robe bleue, son teint rose et ses jolis cheveux blonds relevés à la Louis XV, ce qui la rajeunissait encore ! Comme elle faisait tout sans apprêt, sans pose ! Elle était aussi semblable à elle-même dans ce salon bruyant que dans le jardin de la Gerbière…

Bernard en était là de ses réflexions quand Frumand, qui avait enfin acheté son ananas, se rapprocha et salua Jeanne.

Au même instant, un coup de cloche retentit dans le jardin. Il y eut un silence général, puis on s’interrogea :

— Qu’est-ce que c’est ?… Qu’est-ce que c’est ?

Un mouvement se fit vers le milieu de la salle, et tout à coup on distingua la voix de Mlle Fulston :

— Mesdemoiselles, dit-elle en parlant très haut pour se faire entendre de partout, c’est une représentation destinée aux vendeuses. Elles sont priées de descendre au jardin.

— Très volontiers, s’écrièrent les jeunes filles.

— Nos mères tiendront les boutiques, ajouta Mlle Fulston.

Chacune se précipita vers la porte ; des groupes de jeunes filles serrées les unes contre les autres, passaient en riant. Mlle Fulston, restée en arrière pour veiller au départ, en bonne maîtresse de maison, se rapprocha du comptoir des poupées.

— Venez-vous, Jeanne ? demandèrent les compagnes de vente.

— Oui, oui, certainement, répondit Jeanne.

Mais elle ne bougea pas. Elle attendait sa mère qu’elle voyait venir à elle. Bernard lui en sut gré. Jeanne continua, sans affectation, de causer avec les jeunes gens.

Bernard parlait peu. Il écoutait, il regardait. Mais Frumand, jusque-là taciturne, se mettait en verve. On eût dit que la présence de Mlle d’Oyrelles lui était douce. Sa physionomie s’éclairait, ses yeux avaient leur belle profondeur veloutée, et Jeanne prenait plaisir aux théories originales, aux idées vivantes qu’elle l’entendait émettre.

Mme d’Oyrelles rejoignit sa fille. Sans prétendre donner de leçon à personne, elle n’aimait pas à la quitter dans les foules, et se tenait près d’elle le plus possible.

— Bonjour, Bernard ; bonjour, M. de Frumand. Allez-vous nous accompagner aux baraques ? On en dit merveille.

— Mais, madame, est-ce que nous serions admis ?

— Je le crois. On ne demande que des spectateurs.

— Comment donc ! s’écria Mlle Fulston, qui s’était tout à fait rapprochée, mais venez vite ! Courons, si nous voulons avoir des places.

Elle se tenait près de Bernard et lui prit le bras sans autre cérémonie.

— Encore ! murmura Frumand qui se hâta d’offrir le sien à Mme d’Oyrelles.

Quand ils arrivèrent au jardin, les baraques étaient déjà combles.

Les plus courues étaient le combat de coqs (une innovation), les marionnettes et les Pupazzi.

Mlle Fulston essaya d’abord d’entrer aux combats de coqs, mais il y avait foule ; on ne pouvait rien apercevoir. On entendait seulement des battements d’ailes, des cris de fureur, des colères subites, et, tout dans le haut, des voix de femmes qui disaient sur un ton maniéré :

— Oh ! c’est cruel ! vraiment c’est trop cruel !

Mlle Fulston chercha à se faufiler, ou à voir les coqs en s’élevant sur la pointe des pieds. Ce combat sauvage l’attirait et tous les muscles de son visage se tendaient en avant. Mais ses grands yeux glauques ne purent rien découvrir.

Pendant ce temps, Mme d’Oyrelles et Jeanne, conduites par Frumand, avaient trouvé place au théâtre des marionnettes que montrait avec beaucoup d’esprit le fameux petit B…

Bernard et Mlle Fulston les rejoignirent et s’installèrent près d’eux. La chaise de Bernard se trouva juste derrière celle de Jeanne et pendant tout le spectacle, il put contempler à loisir cette svelte et gracieuse personne, les mouvements harmonieux de cette taille souple et de ce cou charmant. Parfois même, Jeanne tournait la tête, et Bernard apercevait un contour de joue, et le rayon d’un œil bleu. Il respirait le parfum léger qui s’échappait des cheveux de Jeanne. Il était sous le charme, et ce qu’il répondait à Mlle Fulston était sans doute bien machinal, car tout son être, tout son rêve était ailleurs.

Il n’eût pu dire vraiment si la représentation avait duré dix minutes ou si elle avait duré une heure. Seulement, vers la fin, et au moment où Mlle Fulston battait des mains en riant tout haut, il entendit Frumand qui se penchait vers lui et qui lui dit :

— Bernard, il faut tenir ta promesse à ton tour. Il est temps que nous partions.

— Quand tu voudras.

— Que dites-vous ? s’écria Mlle Fulston. Nous quitter ! Mais ce n’est pas fini, et je sais que ma mère veut vous retenir au souper.

— Désolés, mademoiselle, dit la grosse voix de Frumand, mais nous avons un engagement, M. de Cisay et moi, qui va nous arracher à toutes ces douceurs…

— Un engagement irrémissible ? insista Mlle Fulston.

— Hélas ! oui, mademoiselle, reprit Bernard. Mais veuillez croire que nous en sommes très malheureux.

Jeanne s’était retournée, et écoutait. Bernard fut violemment tenté de manquer de parole à Frumand. Mais ce n’était point facile. Frumand venait de tirer sa montre et regardait l’heure. Il avait son air résolu :

— Hélas ! hélas ! nous n’avons pas une minute à perdre.

Il saisit le bras de Bernard, et tous deux, prenant congé à la fois de Mme d’Oyrelles, de Jeanne et de Mlle Fulston, disparurent rapidement dans une des allées.

Quand ils furent dans la rue, ils marchèrent quelque temps en silence. Bernard, un peu fou d’amour, se chantait intérieurement mille douces choses. La longue présence de Jeanne et le charme souverain qui émanait d’elle l’avaient grisé. Frumand mordait sa moustache :

— Ah ! çà, dit-il tout à coup, je ne suis pas content de toi, Bernard. Tu m’inquiètes.

— Pourquoi donc ?

— Pourquoi ? Parce que tu vas tomber dans l’ornière commune, dans le vulgaire million, et que tu y laisseras tout ce que nous aimons en toi.

Bernard sembla sortir d’un rêve :

— Oh ! dit-il, Mlle Fulston ?…

— Eh ! oui, Mlle Fulston, répondit gravement Frumand.

Bernard frappa doucement sur l’épaule de son ami.

— Tranquillise-toi. Tu n’y es pas. Cette beauté-là me laisse froid comme le lac Ontario.

— Bah ! tu me le jures ?

— Oh ! oui !

— Mais alors…

Ils se turent tous deux, tous deux songeant. Ce fut encore Frumand qui reprit la parole. Ils marchaient côte à côte, sur le trottoir.

— Mon petit Bernard, dit Frumand de sa voix profonde et tendre, je vois pourtant bien que tu es amoureux…

— Ah ! dit Bernard en souriant, tu n’en sais rien… ni moi non plus.

— Si, si. Je suis certain que tu es amoureux.

Bernard fît un geste évasif et tourna la tête pour éviter le regard de Frumand.

— Non, dit-il. Tu sais bien que je suis un homme froid. Tu me l’as souvent répété.

— Toi, un homme froid ! Il faut s’entendre. Tu es trop discret, voilà tout. Tu ne sais pas, à l’occasion, lâcher la bride à tes pensées intimes pour les jeter dans le cœur d’un ami.

Bernard, ému peut-être, resta silencieux. Frumand passa son bras sous le sien. Il faisait nuit. La rue était déserte. Leurs pas résonnaient seuls sur le bitume.

— Allons, mon Bernard, pourquoi faire de la peine à ton vieil ami, pourquoi lui cacher tes sentiments ? Confie-moi ton secret. Confie-moi le pour moi, si ce n’est pour toi, pour moi qui ai besoin d’être rassuré sur ton compte.

— Comment cela ?

— Je ne veux pas que tu souffres.

— Mais je ne souffre pas ! dit Bernard, au contraire. Ce que j’éprouve, c’est du bonheur, c’est un charme, c’est…

— Bravo ! s’écria Frumand.

Puis, s’arrêtant soudain et se mettant en face de Bernard :

— Mais, dis-moi, cela ne sent-il pas l’étranger ?

Bernard se mit à rire :

— Pour cela, non, je te l’affirme. C’est du pur sang gaulois.

— À la bonne heure 1

Bernard essaya de reprendre son chemin. Sa nature contenue souffrait malgré tout de se laisser arracher un secret jusqu’alors caché au plus profond de lui-même. Pourtant il sentait à quelle amitié il avait affaire, et il était trop épris pour rompre l’entretien de vive force. Mais il cherchait le moyen de voiler sa confidence ; il ne voulait pas la refuser et il ne voulait pas la donner tout à fait. D’ailleurs Frumand, si perspicace, semblait avoir devant les yeux une barrière qui l’empêchait de voir la vérité. Il était à cent lieues de penser que le jeune vicomte aimât Jeanne. Son esprit cherchait ailleurs, et son cœur, incliné peut-être, sans qu’il s’en rendît compte, vers Mlle d’Oyrelles, contribuait à tromper son esprit. Tant il est vrai que nous sommes toujours l’obstacle à nous-mêmes ! Cependant, moins il trouvait, plus il voulait savoir. Étonné de son ignorance, aiguillonné par l’hésitation de Bernard et par le trouble où il l’avait mis, Frumand poussa plus loin.

— Un mot encore, Bernard… Est-ce à Paris ?

— Indiscret !… Eh bien, non. C’est en province. C’est une provinciale.

— Provinciale !… Je ne t’en demande pas davantage.

— Mais…

— Non, non. Je sais tout ce que je voulais savoir. La province, c’est la France ! Paris, c’est l’étranger !… Puisque tu aimes en province, marie-toi, mon ami, et que Dieu garde ta postérité !

— Oh ! oh ! s’écria Bernard en riant, comme tu y vas !

— Eh bien ! quoi ? il n’y a pas de plus honnête conclusion ni de meilleure pour toi, mon cher vieux !…

Au même instant, quelqu’un qui accourait derrière eux, les rattrapa. Ils se retournèrent et reconnurent Mélinot qu’ils avaient l’un et l’autre oublié.

— Vous voilà ? dit Bernard.

— D’où viens-tu ? demanda Frumand.

— D’où je viens ? répondit le clerc de notaire essoufflé, mais de la kermesse, parbleu ! où je vous cherchais, où je vous attendais !

— Tu nous avais donc perdu dans la foule ?

— Mais ! oui. Et la réunion ! nous sommes en retard.

— C’est juste, dit Bernard avec son ton de bonne humeur. Voilà un garçon sérieux qui nous rappelle à la réalité des choses.

Frumand reprit :

— Encore cent pas et nous sommes rendus. Mais attends un peu, Bernard, que je fasse ta toilette !

— Quelle toilette ?

— D’abord enlève tes gants. Bien. Puis relève le col de ton pardessus et enfonce un peu dans ton gilet le nœud florissant de ta cravate.

— Mais, à quoi bon ! dit Bernard, tout en se laissant faire.

— C’est désolant ! murmura Frumand en se parlant à lui-même, il n’y a pas moyen de lui ôter son air. Voyons, passe-moi donc ton chapeau.

Il prit entre ses mains le joli feutre gris du jeune de Cisay, un feutre souple et d’une nuance fine, et il essaya de le bosseler un peu.

— Que fais-tu, que fais-tu ? criait Bernard.

— Je mets tes jours à l’abri… Maintenant, suivez-moi mes amis ! Mélinot et moi, c’est plus commode ; nous n’avons pas besoin de tant d’apprêts. Tels que nous voilà faits, le communard nous tient pour un frère.



VI


Vers dix heures du soir, les trois amis pénétraient au milieu d’une foule compacte et agitée, dans une salle basse, étouffée, mal éclairée par une dizaine de quinquets d’un autre âge, qui répandaient une odeur d’huile rance. Au fond de la salle, un bec de gaz unique, entre deux drapeaux, brillait comme une étoile au milieu de la nuit, et éclairait le bureau déjà formé, composé de trois citoyens, l’un maigre et vieux, le président ; les autres gros et jeunes, le vice-président et le secrétaire. Quelques journalistes étaient à droite. Tous fumaient, citoyens du bureau, citoyens de l’auditoire, et la fumée des pipes commençait déjà à former de lourds nuages qui menaçaient d’étouffer les lampions.

C’était la première fois que Bernard assistait à une réunion publique, et il avait fallu toute l’autorité morale et la ténacité de Frumand pour qu’il se résignât à fouler aux pieds ses répugnances. Il était convaincu qu’il n’y avait rien à gagner au milieu de ces faux ouvriers des barrières, foule mélangée de paresseux et de repris de justice, de Parisiens et d’étrangers, d’ambitieux vulgaires et de fous à lier, et il craignait, en les voyant, d’attiédir la vive tendresse qu’il avait au cœur pour les vrais ouvriers, pour les laborieux des métiers.

Frumand était d’un autre avis :

— C’est dans la nuit profonde, disait-il, qu’il faut porter la lumière que Dieu nous a donnée ; c’est à la source du mal qu’il faut verser le remède. Et puis… c’est amusant.

Et, plein de vaillance et de foi généreuse, Frumand courait de réunions en réunions, jetant partout de bonnes vérités cachées sous des formes qui plaisaient au peuple. Il était devenu un des contradicteurs principaux des socialistes, connu de tous, et, à cause de son caractère, assez bien supporté.

Bernard, Frumand et Mélinot s’assirent les uns près des autres, et de suite Frumand entra en scène par quelques interruptions qui furent accueillies par des bordées d’applaudissements, mêlées de cris aigus, sauvages, et de quelques sifflets. Il s’agissait de l’amélioration du sort des travailleurs, et l’orateur à la tribune, tribune composée de quatre planches posées de travers, à gauche, sur deux chaises, déroulait la thèse anarchiste : « Pour améliorer le sort du peuple, il faut d’abord détruire les sociétés actuelles basées sur la propriété individuelle et développées par le capital. » Il n’avait pas fini que Frumand s’élançait vers la tribune. De ses grands bras, il écartait la foule ; avec ses longues jambes, il passait aisément par-dessus les bancs. Le bureau le vit arriver avec terreur, car Frumand avait les sympathies d’une partie de la salle, qui déjà l’applaudissait et se réjouissait à l’avance de ses saillies. Il fallut donc lui laisser la parole, et le jeune homme se campa sur les planches. Bernard et Mélinot étaient stupéfaits de tant d’audace, mais leur ami paraissait fort à l’aise, et sa tête légèrement renversée, ses épais cheveux noirs, sa haute taille et sa forte stature en imposaient évidemment à la foule.

— Ah ! quel malheur, disait un citoyen, que ce type-là ne soit pas avec nous.

C’était la note générale : on regrettait ses idées, mais on aimait sa franchise et sa rondeur.

Le discours de Frumand ne fut point long, mais bourré d’idées. Il commença par railler spirituellement les anarchistes et leur système de destruction universelle, puis il flatta avec adresse les ouvriers, déplora leurs misères dont il fit un saisissant tableau, et aborda enfin la question des remèdes. À ce moment, il y eut un mouvement d’attente parmi la foule, et Frumand, pour faire provision de courage, jeta les yeux sur ses amis. Il est vrai qu’il n’en reçut pas grand secours. Bernard était pâle et Mélinot défait. D’un tour de tête il rejeta ses cheveux en arrière :

— Attention maintenant ! citoyens, s’écriait-il, je vais entamer la question à l’ordre du jour, et dam, vous le savez, avec la bonne franchise que vous me connaissez… Suis-je libre de dire ce que je pense, ici ?

— Oui, oui, crièrent mille voix. Vous êtes libre… nous sommes tous libres !

— Eh ! bien, si je suis libre, je vous déclare qu’il n’y a que deux grands moyens d’amélioration pour les travailleurs : un moyen matériel, l’association sous la forme corporative…

À ces mots, toute la partie gauche de la salle, formée d’anarchistes et de socialistes avancés, se souleva avec colère et fit entendre d’énergiques protestations, fortifiées de cris d’animaux. Des chaises furent levées, des bancs soulevés, le tumulte commença, et les journalistes s’apprêtèrent à quitter la salle. Bernard et Mélinot se rapprochèrent, au contraire, de leur ami pour le protéger, pendant que le président agitait sa sonnette. Le danger de Frumand leur avait rendu la vaillance. Les yeux de Bernard commençaient à flamber. Mais Frumand fit un puissant effort, et sa voix domina un instant la tempête :

— Attendez donc ! cria-t-il, je n’ai pas fini ! Il y a aussi un moyen moral…

Et comme on l’entourait pour l’arracher de la tribune, il sauta sur un banc vide, près de la porte, et brandissant son chapeau :

— Vous ne voulez pas m’écouter ? Eh ! bien, tant pis, je vous le dirai tout de même !… Citoyens, il faut croire en Dieu !

À ce mot, il fut saisi par une dizaine de mains, frappé de quelques coups de canne et poussé violemment hors de la salle. Bernard et Mélinot le reçurent dans leurs bras et l’entraînèrent rapidement jusqu’à la rue, pendant que les anarchistes et les radicaux, mis en goût de tapage, se battaient entre eux et obligeaient le bureau à lever la séance.

Quand les jeunes gens eurent fait une vingtaine de pas et que Frumand se fut épongé, Bernard, demeuré pensif, s’arrêta un instant.

— Et tu crois, dit-il à son ami, que de semblables réunions peuvent servir à quelque chose ?

— Assurément. Qui sait ce qu’un mot jeté dans cette mêlée peut faire de bien dans une âme égarée au milieu des autres. J’ai lancé ma flèche… à Dieu de la conduire !

— Sans doute, mon ami, tu as été un vaillant, un crâne, mais j’ai peur que tant de forces ne soient perdues. Il vaut mieux organiser peu à peu les associations ouvrières que de…

— Mon cher, il faut des soldats partout.

Sur cette profonde vérité, affirmée de ce ton bref qui coupait court à toute discussion, les trois amis se séparèrent.

Le lendemain, la journée fut très remplie. Bernard assista à plusieurs comités, régla quelques améliorations importantes à préparer pour l’hiver et prit sa part de différents services concernant les écoles et les patronages. Bernard apportait dans ces réunions une droiture, un esprit conciliant, une aménité qui le faisaient aimer de tous. Et pourtant il avait une véritable modestie qui l’entraînait à s’effacer toujours ; non pas cette modestie maniérée, extérieure, qui se complaît à s’exprimer, mais cette conscience intime d’une jeunesse qui se sait jeune, d’une vertu qui se sait novice.

— Bah ! disait Frumand, Bernard est trop réservé, il ne donne pas le quart de ce qu’il pourrait donner.

— Attendez ! attendez ! disait un des vieux Pères. Laissez-le amasser, laissez-le se faire un trésor qu’il dépensera plus tard.

— Pourquoi pas tout de suite ? Ce qu’il sent vivement, qu’il l’exprime ; ce qu’il pense, qu’il le dise ; ce qu’il croit bon, qu’il le fasse.

— Non. Un jeune homme ne doit rien jeter au vent. Il ne faut pas laisser piller la mine, et c’est assez quand on peut présumer qu’elle existe.

C’était bien connaître Bernard, et comprendre comme il le fallait l’éducation lente et discrète d’une âme dont on veut ménager toutes les beautés. Chez Frumand, fleur des tropiques, qu’il y ait des brûlures sur les feuilles, et des branches folles et de folles poussées ; mais, chez Bernard, fin lys de France, il ne fallait rien risquer de trop hâtif et garder toute la sève pour l’heure de l’éclosion parfaite.

— Alors tu retournes demain à Chanteloup ?

— D’enthousiasme.

— Pourquoi faire ?

— Pour chasser, pour voir les miens, pour me reposer de toi, terrible ami !

— J’ai envie de t’accompagner.

— Parles-tu sérieusement ? Ce serait si bon !

— Oui, mais je ne peux pas.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce que j’ai trop de choses en train. Adieu, mon Bernard, va rêver à tes amours, à l’ombre des bois de Chanteloup ; sois fidèle à ta provinciale et surtout reviens-nous bientôt.

Il était parti dès le mercredi matin, le cher Bernard, et si joyeux d’aller retrouver son vieux nid, qu’il aurait volontiers couru et sauté et chanté par les chemins. De la gare, il était venu à pied jusqu’au château ; et de loin, du fond de l’allée, il apercevait sur le perron la grande chaise berçante de son grand-père, qui se balançait entre un massif de roses et une corbeille de géraniums. Le marquis était mollement étendu sur les coussins algériens qui rembourraient l’osier. Il tenait une cigarette dans un bout d’ambre, la tête renversée, regardant flotter de petits nuages blancs dans un ciel bleu, et de temps à autre lançant en l’air une mince spirale de fumée, qui montait, qui se perdait. Un journal avait glissé de ses genoux à terre, sur le sable de la terrasse. Parfois il bâillait :

— Est-ce que j’aurais faim ?

Mais, voyant passer par la fenêtre ouverte de la salle à manger la silhouette de Courtois, qui préparait le dessert en jetant un coup d’œil attentif sur son maître :

— Non ! je ne dois pas avoir faim. Courtois n’est pas prêt.

Du comte, il n’était jamais question avant l’heure du déjeuner. Dormait-il, travaillait-il ? Son appartement était toujours fermé. Parfois on croyait l’entendre faire des armes, car il tenait beaucoup à ne pas engraisser. À dix heures, il sonnait son valet de chambre et s’habillait. On lui disait bonjour en se mettant à table.

Quand Bernard était tout petit, c’était le marquis qui allait voir l’enfant dès le matin, c’était le marquis qui s’amusait à le regarder jouer dans la baignoire et constatait les progrès de ce jeune corps souple et robuste, sainement constitué :

— Ah ! c’est un de Cisay celui-là !

Il entendait aussi que l’enfant tînt de lui certains usages auxquels il attachait importance :

— Il y a une manière de s’habiller qui sent la race comme il y a une manière de parler.

À défaut de choses plus sérieuses, il donnait à Bernard ce qu’il pouvait, et s’il eût eu plus, il l’eût encore dépensé sur ce petit être de prédilection. Bernard le savait si bien, qu’il avait, en dépit de sa modestie habituelle, la vanité, la fatuité de l’affection de son aïeul. En l’apercevant de loin sur la terrasse, il se disait de la meilleure foi du monde :

— Grand-père s’ennuie, puisque je ne suis pas là.

Mais, en grandissant, à mesure que le jeune homme se formait et que s’épanouissaient en lui de rares qualités morales, cette affection changeait de nature. Ce n’était plus la protection du vieillard sur l’enfant, c’était presque le contraire. Il y avait une sorte d’instinct qui avertissait le marquis que son petit-fils valait mieux que lui, était monté plus haut dans l’échelle morale, et que s’il n’avait plus rien à lui apprendre, il avait peut-être par contre quelque chose à en recevoir.

Du côté de Bernard, il y avait, à l’égard du marquis, un sentiment de délicatesse exquise. Jamais il ne se fût avoué que son grand-père eût besoin d’indulgence pour certains vides ou certaines faiblesses. Il ne voulait pas le voir ; il ne voulait connaître que la bonté proverbiale de M. de Cisay. Mais nul ne travaillait plus que lui à combler les vides et à combattre les faiblesses. Les rôles avaient changé. Le point d’appui maintenant, c’était Bernard.

En regardant son grand-père, du bout de l’allée, le cœur lui sauta.

— Il faut que je me fasse reconnaître, dit-il.

Et pour l’égayer plus vite, il se mit à chanter à pleine voix une vieille chanson que le marquis fredonnait souvent :

Si à mes genoux, Thérèse,
Si à mes genoux
Vous voyez des trous !
C’est à vos genoux, Thérèse,
C’est à vos genoux
Que je les fis tous !

M. de Cisay cessa d’abord de se balancer, puis il tourna la tête, reconnut la voix, aperçut Bernard à travers un taillis, et s’épanouit comme sous un rayon :

— Ah ! le polisson ! le voilà pourtant !

Il se leva, descendit le perron et marcha vite au-devant du jeune homme.

Bernard avait le cœur en fête. Pendant qu’il avait traversé les grands bois, pour venir du chemin de fer à sa demeure, l’image de Jeanne n’avait cessé de voltiger autour de lui, plus séduisante, plus pressante que de coutume. Il la revoyait encore, telle quelle était à la soirée de Fulston, si parfaite à côté des autres, révélant malgré elle la supériorité morale que lui avaient donnée Dieu d’abord et sa mère ensuite. Il lui semblait que rien ne pouvait s’opposer à ce que sa petite amie d’enfance devînt sa grande amie de toute la vie, à ce que ce petit nid qu’on appelait la Gerbière vînt s’accrocher aux tourelles de Chanteloup. De quelle femme eût-il pu être sûr comme il était sûr d’elle ? Il connaissait tous les arbres du logis et toutes les pensées de l’esprit de Jeanne. Entre eux, point de mystères, point de ces voiles inquiétants qu’on craint de soulever dans un passé inconnu ; tout était clarté dans leur jeune vie et tout serait confiance dès l’aube de leur amour… Alors pourquoi attendre quand le bonheur appelle ?

Bernard se disait que la réalisation de son rêve reposait entre ses propres mains, et que le jour où il oserait en parler à son père, ce jour-là le verrait heureux. Un peu de naïveté ou tout autre cause l’empêchait de songer à la possibilité d’un refus de la part de Jeanne. Ce qu’il craignait bien davantage, c’était l’avis du comte. Bernard avait réellement peur de son père. Cet homme sombre, dont nul ne pénétrait les pensées, l’effrayait à l’égal d’une chose ténébreuse. Si souvent il l’avait trouvé bizarre, dur, impitoyable. Mais, quand cette pensée lui venait, il la repoussait, comme font les enfants pour ce qui les inquiète, et il revenait à Jeanne et à l’ivresse de ses doux rêves. Pour se donner du courage, il se montait ; et M. de Cisay profita de cet état d’esprit ; car Bernard, plus expansif que d’ordinaire, soulevé par une décision naissante, courut vers son grand-père et lui sauta au cou :

— Et la ! et la ! s’écria le bon marquis en redressant son faux-col, comme tu nous reviens fringant !

Ils entrèrent tous deux au château, bras dessus, bras dessous, ayant mille choses à se dire pour s’être quittés si longtemps, Bernard causant comme un merle, le marquis un peu surpris et charmé de l’expansion assez rare de son petit-fils. Quand ils arrivèrent au salon, le comte les attendait en compagnie de Durandal :

— Hé ! bonjour ! mon vieil ami, s’écria le marquis en apercevant le gros notaire, bonjour, fidèle champion ! vaillant paladin des Bonnes causes !

— Oh ! monsieur le marquis, je ne mérite pas tant de…

— Comment, comment ! ne savons-nous pas combien de fois vous avez combattu pour nous, et toujours en vainqueur, mon brave Durandal ?

— En vérité, monsieur le marquis, si j’ai pu rendre quelques services, vous avez une façon de les reconnaître qui fait qu’on est toujours en reste avec vous !

— Voyez-vous ça ? comme c’est troussé ! autant d’esprit que de cœur, et toujours sur la brèche ! Je gage que vous causiez encore de nos affaires avec mon fils.

Le comte interrompit :

— Oui, mon père, et, avec votre permission, j’ai retenu Me Durandal à déjeuner.

— À la bonne heure ! voilà qui me fait plaisir. Et j’en augure que vous avez quelque bataille à livrer en sortant de table, quelque vieille querelle de créancier qui n’est point encore vidée. Ah ! Durandal, je l’ai dit et je m’y tiens : vous êtes un preux, mon ami Durandal.

— C’est le nom qui en est cause, dit modestement le notaire.

— Sans doute, sans doute… Il y a des gloires de naissance… des gloires fatales.

Et passant son bras sous celui du vieux serviteur de la famille, le marquis l’entraîna dans la salle à manger, aussi mince, aussi droit, que Durandal était gras et voûté. Le marquis avait un ton semi-railleur, semi-affectueux. Ses façons d’être enchantaient Durandal, qui se fût fait tuer pour lui.

— Avec le comte, pensait intérieurement le notaire, on fait son devoir. Mais avec le marquis, on deviendrait un héros. Et la seule pensée qu’il pourrait devenir un héros fit épanouir Durandal.

Restés dans un coin du salon, le père et le fils échangeaient quelques phrases :

— Tu es content de ton voyage, Bernard ?

— Oui, mon père.

— Tes réunions pieuses ont bien marché ?

— Fort bien.

— Et tes amis, les bons jeunes gens, n’ont pas abandonné leurs utopies ?

— Pas encore, Dieu merci.

M. de Frumand se calme ?

— Au contraire. Il est plus ardent que jamais.

— C’est un fou, dit le comte d’un ton sec. Mais au moins sa folie est amusante.

— Eh bien ! Rodolphe ! cria le marquis qui était déjà à table.

Le comte et son fils passèrent dans la salle à manger.

— Comme il manque de respect à la cuisine de Gothon ! continua le marquis. Il ose la faire attendre ! Ce n’est pas vous, Durandal, qui agiriez si légèrement envers les chefs-d’œuvre de votre incomparable souveraine.

Le fait est que le marquis et Durandal se tinrent tête et firent preuve, en face du déjeuner, non seulement du plus joyeux appétit, mais de la plus scientifique, de la plus expérimentale dégustation. Ce qui n’empêchait pas le marquis de causer comme un traquet et le notaire de lui répondre avec un bon gros rire sonore qui soulevait tout son ventre et faisait danser sa serviette. C’est à peine si Rodolphe et Bernard trouvaient l’occasion de glisser leur mot dans les intervalles. D’ailleurs Rodolphe était sombre et Bernard rêveur. Rodolphe semblait se dire :

— Comment peut-on s’amuser de pareilles choses ?

Et pourtant, le marquis et Durandal s’amusaient, à n’en pas douter. Ils étaient gaillards, le marquis avec une légère rougeur sur la pommette des joues, Durandal luisant comme un cuivre, de sourcils au menton. De temps à autre ils se lançaient sur des sujets que le comte ne trouvait rien moins que plaisants :

— Ah ! mon ami, disait M. de Cisay, que de fois déjà nous en avons vu de rudes ! Vous souvenez-vous en 1830, quelques années avant mon mariage, quand mon père mourut en nous laissant tant de dettes ?

— Parfaitement, parfaitement. Sans l’héritage de l’oncle d’Olbois, nous sautions du coup, monsieur le marquis.

— Est-ce l’héritage qui nous a sauvé cette fois-là ?… Ma foi oui, vous avez raison. Ce pauvre oncle d’Olbois ! rien ne faisait prévoir qu’il mourrait si à point ; il était encore jeune… Ah ! il y avait là un fameux trou à boucher !

— Et en 1850, quand mon prédécesseur à l’étude leva le pied avec 200 000 francs de capitaux à la famille de Cisay.

Le marquis éclata de rire :

— Vieux fripon ! on n’en retrouva jamais que la moitié. Le reste court encore l’Amérique… Mais tout cela ne vaut pas l’affaire de mon arrière-grand-père, l’affaire du dix-huitième siècle.

— Quelle affaire ? demanda encore Bernard.

— Vous savez bien, Durandal ?

— Parbleu ! monsieur le marquis, si je la sais ! On me l’a racontée au berceau.

Tous deux se mirent à rire.

— Quand monsieur votre aïeul joua dans la même nuit sa fortune et son château.

— C’est bien cela…

— Il perdit tout ? demanda encore Bernard.

— Sans doute… Et voilà le piquant ! Pendant huit jours il fut au désespoir. Mais quand vint le moment de livrer la place, il s’aperçut qu’il lui restait encore ses boutons de chemise en diamant, qu’il avait oublié d’engager.

— Et alors ?

— Et alors, avant de quitter Chanteloup, l’idée lui vint d’une dernière chance. Il proposa au vainqueur une suprême partie sur les boutons. Il la gagna. Ma grand’mère était déjà partie ; la berline roulait sur la route. On fit courir. Mon grand-père rejoua toute la journée et regagna tout ce qu’il avait perdu huit jours avant. Quand ils furent quittes et qu’il se retrouva maître chez lui :

« — Mon cher ami, dit-il, nous sommes quittes ! Mais je vous dois bien une consolation. Emportez ça !

Il lui glissa dans la main les boutons de chemise. L’autre se figura que c’était un talisman et s’en alla ravi. Et le marquis ajouta avec un sourire de complaisance :

— Eh non ! ce n’était pas un talisman ! mais les de Cisay sont chanceux ! c’est dans leur sang. Tout leur arrive !

— Oui, tout leur arrive, en effet, dit le comte Rodolphe de sa voix creuse.

— Tel que vous me voyez, monsieur le marquis, s’écria le notaire qui devenait de plus en plus expansif, je saurais qu’un de Cisay est tombé à l’eau depuis une heure que je ne le croirais pas noyé.

Cette affirmation amusa Bernard :

— Voilà une robuste confiance, maître Durandal.

— Rien d’exagéré, monsieur Bernard. Vous en ferez l’épreuve par vous-même.

Il cligna ses petits yeux vifs et, se penchant vers le marquis :

— Fait comme il est, la fortune sera folle de lui comme de ses ancêtres.

— Je le crois, fit le marquis.

Ils sortirent de table, passèrent au salon, et Bernard, qui se sentait tout pensif, les laissa causer et s’en alla dans le bois qui joignait la forêt. Sa jeunesse, la hauteur de son âme, avaient soif d’autres sentiments. Il lui arrivait souvent d’éprouver le vide du monde dans lequel il était né et comme un découragement qui lui passait sur le cœur ; mais il lui suffisait d’un peu de solitude pour se retremper dans une conception plus large et plus chrétienne de la vie. On lui avait appris que la fortune ne doit pas être l’unique but de nos désirs et en tous cas, ne doit pas servir à notre seule jouissance, qu’il était soumis comme les pauvres à la loi du travail, à laquelle menait s’adjoindre l’obligation de l’exemple à donner. Il était décidé à suivre cette voie et non pas celle du plaisir. Seulement, il avait besoin d’un appui. Il sentait que, jeune comme il l’était, traité dans la maison par deux générations ascendantes comme un enfant non encore formé, il aurait peine à réaliser ses projets. Et sa raison, conforme aux inclinations de son cœur, l’entraînait vers une compagne qui le comprendrait, qui l’aiderait et le charmerait dans ce perpétuel combat entrepris par un chrétien contre une société à-demi païenne. Alors l’image de Jeanne accourait à lui :

— Oui, se disait-il, je l’aime ! Je l’aime parce qu’elle est belle, parce qu’elle est bonne, parce que nous voyons la vie des mêmes yeux et que je suis sûr, appuyé sur elle, d’être compris et soutenu quand je ferai mon devoir.

Bernard ne croyait pas, en pensant ainsi, toucher si juste la vraie théorie du mariage, cette haute convenance sociale qui doit primer les questions de fortune, les questions de beauté et même les questions d’amour. Il obéissait simplement à une sorte d’instinct moral, lumière providentielle que Dieu accorde aux cœurs droits. Quand il entrevoyait son union avec Jeanne d’Oyrelles, sa raison, sa foi, ses projets d’avenir, étaient aussi pleinement satisfaits que ses rêves de tendresse. Tout était dans l’ordre voulu.

— Eh bien, se dit Bernard, plus accessible peut-être à la pensée du devoir qu’à celle de l’amour, comme toutes les jeunesses chastes, il faut que cette question soit tranchée. Le temps est venu de déclarer ce que je désire, et ce serait lâche à moi d’hésiter davantage à en parler à mon père.

Alors il s’assit sous un grand chêne, et là, les pieds dans la mousse, il médita longtemps sur la conversation qu’il allait avoir et les résultats qu’elle pouvait amener. Une émotion intense faisait battre ses veines, et pourtant, sur ce jeune visage, passaient, comme un reflet intérieur, des rayonnements d’idées graves, de plans sérieux et profonds, qui lui donnaient une nouvelle et plus mâle beauté.

Tout à coup, il se releva, reprit d’un pas ferme le chemin du château, s’informa du comte, apprit que son père était seul et monta lestement l’escalier.

Le comte était dans son cabinet, devant son bureau. En voyant entrer son fils, il repoussa ses dossiers et recula un peu son fauteuil, l’éloignant de la table. Du premier coup d’œil, il remarqua la physionomie de Bernard, et lui dit de son air toujours légèrement moqueur :

— Qu’est-ce qu’il y a, chevalier de la Manche ?…, Venez-vous d’abattre un moulin ?

Bernard s’assit, un peu tremblant au fond de lui-même, mais d’un trouble qui n’enlevait rien à sa détermination.

— Mon père, je viens causer avec vous. Je désire vous parler de choses graves… de questions d’avenir.

— Oh ! oh ! C’est sérieux en effet. Je t’écoute, mon enfant.

— Vous savez, mon père, que j’aurais désiré entrer à Saint-Cyr et servir mon pays comme soldat.

— Eh bien, tu n’as plus l’âge. Quelle diable d’histoire ancienne vas-tu évoquer là ?

— Vous m’avez demandé, vous et mon grand-père, de renoncer à cette idée pour ne pas me séparer de vous. J’y ai consenti de bon cœur.

Le comte fit un signe d’assentiment. Il écoutait, et, sous l’arc comprimé de ses sourcils, l’œil brillait, inquiet et perçant.

— Il a donc été décidé que je ne vous quitterais jamais et que je me ferais une vie absolument liée à la vôtre. Dans ce plan était comprise, je crois, l’idée d’un mariage jeune que vous désiriez l’un et l’autre après les cruelles épreuves qui vous ont frappés.

— Parfaitement. Je ne l’oublie point. Il ne se passe guère de jours sans que j’y songe pour toi.

Bernard reprenait de plus en plus possession de lui-même. L’effort qu’il avait dû faire pour aborder la question avait mis en train son énergie naturelle ; il se sentait un homme, et voyait avec une certaine fierté un peu d’étonnement naître chez le comte devant cette révélation à laquelle les pères ne s’attendent jamais.

— Eh bien, mon père, je viens vous demander l’autorisation de réaliser ce plan…

Le comte se leva. Il avait le pressentiment d’une situation difficile, et se mit à marcher les deux mains derrière le dos. En pareil cas, quand il était intérieurement agité, ses paroles étaient brèves :

— Après ? dit-il.

— Comment, après ? demanda Bernard.

— Oui, ce n’est pas tout. Il y a la femme…

Bernard se recueillit un instant. Il faut toujours un effort pour avouer le nom de la femme qu’on aime, et Bernard, plus réservé que d’autres, surtout en face de son père, avec lequel toute confidence était difficile, hésitait encore à livrer son secret.

Le comte s’arrêta soudain, et, regardant son fils :

— Est-ce que tu aurais fixé ton choix ?

— Oui, mon père…

— Oh ! oh ! s’écria le comte, saisi d’une nouvelle inquiétude, voilà qui me paraît au moins prématuré… Il me semble que tu n’as guère cherché à savoir ce que ton grand-père et moi devions penser en pareil cas. Enfin !… voyons ! quel est le nom de cette jeune beauté ?

— Vous la connaissez depuis longtemps, et quant à ce qui me concerne, je l’aime depuis mon enfance.

— C’est… ?

— C’est notre voisine, Mlle d’Oyrelles.

Le comte fit un mouvement brusque.

— Voilà qui est purement absurde, dit-il entre ses dents.

Puis il se contint. Il ne céda pas à la violence qui lui était naturelle, et l’autorité absolue qu’il avait si souvent employée vis-à-vis de Bernard fit place à la volonté de persuader, de convaincre son fils. Il ne songea pas un instant qu’il allait briser le cœur de Bernard. Cette considération n’était point de celles qu’il était capable d’apprécier, et il n’eut pas même l’idée de la douleur qu’il allait lui infliger. Deux choses seulement lui parurent à considérer : — il fallait détourner Bernard de Mlle d’Oyrelles — et l’amener à en épouser une autre. Devant cette nécessité, qui ne lui paraissait pas douteuse, M. Rodolphe de Cisay crut devoir mettre en jeu toutes les ressources de son habileté en affaires.

Bernard, déjà blessé, relevait la tête en essayant de comprimer au fond de son cœur un bouillonnement de révolte jusqu’alors inconnu et subitement soulevé par le mot violent de son père. Le comte revint à son bureau et s’assit.

— Voyons, mon enfant. Je m’aperçois que tu n’as jamais réfléchi à certaines choses et qu’il faut que je te les fasse toucher du doigt. Tu parles d’épouser Mlle d’Oyrelles. Mais sais-tu seulement quelle est sa situation de fortune ?…

— Oh ! dit Bernard, je sais qu’elle n’est pas riche, mais…

— Bien. Je n’en veux pas davantage. Mme d’Oyrelles n’a pas de fortune, et sa fille n’a aucun avenir. Je sais même quelle est sa dot. On lui donnera 200 000 francs, et Mme d’Oyrelles conservera pour elle de cinq à six mille livres de rentes, à peu près de quoi manger. Est-ce exact ?

Bernard fit un geste évasif, n’étant jamais entré dans de semblables détails.

— Oui, reprit le comte. Tu n’en savais pas si long. Mais il faut être précis dans ce monde, il faut être pratique. Et c’est le rôle réservé aux pères, rôle ingrat peut-être, mais rôle nécessaire pour empêcher les enfants de faire folie sur folie.

— Mais il me semble qu’une dot de 200 000 francs est déjà une fort jolie dot et qu’avec ce que nous possédons…

Le comte fit un mouvement de la main :

— Un instant. Je t’arrête ici… T’es-tu quelquefois demandé quel était le chiffre de notre fortune ?

Bernard hésita :

— Non, j’avoue que je l’ignore absolument. Je sais que nous vivons largement…

— Enfant ! tu ne connais pas même ta propre fortune et tu formes des projets de mariage, sans avoir aucune base de raisonnement.

Il sembla réfléchir et se consulter.

— Écoute-moi, dit-il.

Bernard ne le quittait pas des yeux. À son assurance, à l’aisance qu’il avait montrée au début de la conversation, succédait une sorte d’angoisse douloureuse qui l’étreignait plus encore à cause de l’attitude qu’à cause des révélations de son père. Le comte se formait un plan avant de parler. Soit orgueil, soit calcul, il était résolu à dissimuler les pertes récentes qu’il venait de faire à la Bourse. Il lui en coûtait d’avouer ses erreurs, et il se trouvait plus fort, plus habile en ne se présentant pas à son fils sous un aspect désavantageux. D’ailleurs, d’après son idée, ces pertes ne prouvaient rien, car, n’eussent-elles pas existé, Bernard n’en devait pas moins, à cause de leur situation, faire un mariage riche. Mais les explications dans lesquelles il allait se lancer étaient dangereuses avec de pareilles réticences, et, malgré toute son adresse, il était à craindre qu’il ne fût pas toujours clair, pas toujours logique. N’importe ! il se décida, et, prenant un air de bonhomie qui n’était ni dans son caractère ni dans ses habitudes :

— Écoute-moi bien, mon enfant. Ce que j’ai à te dire mérite toute ton attention.

Il n’était pas fâché de faire sentir à Bernard la supériorité de son expérience et de le traiter comme un commençant auquel on explique d’abord les éléments d’une science. Les esprits courts aiment à se faire des surfaces vis-à-vis des autres.

— Il faut que je t’explique en quoi consiste la fortune de la famille ; il faut que tu sois absolument éclairé sur nos ressources pécuniaires.

— Je vous en serai reconnaissant, dit Bernard très attentif.

Le comte sembla faire un calcul mental :

— Tout compte fait, il nous reste…

À ce mot de « reste » Bernard dressa l’oreille :

— Il nous reste, dites-vous ?

— Non, ce n’est pas cela. Je m’exprime mal… Notre fortune consiste dans la terre de Chanteloup, avec le château et les dépendances, et dans notre hôtel de Paris. Le domaine vaut environ sept à huit cent mille francs. L’hôtel en vaut de deux à trois cent mille.

— N’est-ce pas fort beau, mon père ? s’écria Bernard, qui avait craint tout autre chose.

Le comte secoua la tête :

— Tu trouves ?… As-tu calculé ce qu’il nous fallait annuellement pour vivre, à ton grand-père, à toi et à moi ?

— Je ne puis guère l’évaluer.

— Sans doute… Mais je vais te le dire, moi, je vais te le dire tout de suite. Nous dépensons à nous trois, bon an, mal an, aux environs de 40 000 francs.

— Oh ! mon père !

— Cela t’étonne ?… Et sans faire de folies ! Que tu es neuf, mon pauvre Bernard, sur les questions d’argent. Réfléchis donc que cela ne fait pas une grosse somme pour chacun de nous.

— Oui, mais la vie commune…

— Je t’y attendais. La fameuse vie commune ! c’est encore une illusion, mon cher enfant, comme tant d’autres belles choses. Quoique nous vivions ensemble, je te prie de remarquer que nous avons chacun nos domestiques, chacun notre appartement, chacun notre bottier… et chacun notre tailleur ! que diable ! Il n’y a pas de vie commune qui puisse nous en empêcher.

Il y eut instant de silence. Bernard semblait chercher à s’expliquer un point qu’il ne comprenait pas. Le comte griffonnait des chiffres sur une feuille de papier. Au dehors, le soleil luisait, un beau soleil d’automne. On n’entendait aucun bruit dans la maison. Sans doute le marquis faisait une petite sieste. La pendule de marbre noir, surmontée d’un grand Socrate en bronze sonna trois heures.

— Oui, dit le comte, comme s’il venait de trouver une solution, il faut, de toute nécessité, que ta femme nous apporte au moins un million de dot. Il serait même impossible qu’il en fût autrement.

— Un million !

— Si elle a moins, c’est la misère.

— Oh ! par exemple, mon père, s’écria le jeune homme en se levant sous le coup de l’étonnement et de l’émotion.

— C’est bien simple. Ce n’est pas parce qu’une femme entrera dans la maison qu’aucun de nous réduira son train, n’est-ce pas ? Au contraire. Eh bien ! fais le compte de ce qu’elle apportera avec elle de dépenses forcées, de réparations, de frais, de réformes de service, d’achat de corbeille. Crois-tu que je sois bien exagéré en doublant la dépense de notre budget annuel ?

— C’est énorme !

— Retranchons si tu veux quelques mille francs. Je te fais cette concession. Mais il faut songer aux enfants qui surviennent, aux santés de femme qui exigent le Midi, les eaux, les déplacements, à la diminution des revenus en terre… Ah ! vois-tu, mon enfant, il faut se mettre bien en face des nécessités, il ne faut pas craindre de les prendre sur le vif. Avec ta naissance, ta situation sociale et notre train de maison, tu ne peux épouser qu’une femme très riche. Tout autre projet t’est interdit d’avance.

Bernard était atterré. Il lui semblait qu’on allait étouffer en lui cette flamme généreuse qui, jusqu’alors, l’avait animé. Le nom de Jeanne, comme un sanglot, résonnait à ses oreilles. Pour la première fois aux prises avec les exigences de la vie, il se débattait contre elles, commençant le combat où tant d’autres se sont usés. Se mettre au-dessus des difficultés de fortune, n’est-ce pas plus laborieux que de découvrir le pôle ? Mêmes montagnes de glace autour du navire, même enserrement. Il se laissa tomber sur un tabouret en face de son père, de l’autre côté du bureau, et prit son front dans ses deux mains :

— Mais je l’aime !

— Que dis-tu ? Je n’ai pas entendu, demanda le comte.

— Rien… Je me parlais à moi-même.

À quoi bon, en effet, essayer de faire comprendre son amour ? On lui répondrait par la froide raison, et Bernard se sent déjà assez frappé pour ne pas courir au-devant de nouvelles blessures. Les réflexions se pressaient dans sa tête.

— Mon père, dit-il en se redressant, je ne voudrais pas vous imposer un sacrifice, ni à vous, ni à mon grand-père, mais croyez-vous qu’il soit impossible de réduire notre manière de vivre ?

— Non seulement je le crois, mais j’en suis sûr. Tiens, voilà un calcul que je faisais à l’instant même, de souvenir, pendant que tu réfléchissais. Il est bon que tu le connaisses. C’est le montant de nos dépenses annuelles.

— Voyons, dit avidement Bernard.

— L’entretien du château et de l’hôtel avec les jardins nous coûte environ dix mille francs.

— Dix mille francs !

— Mais ce n’est pas énorme en comptant le jardinier, la basse-cour, les serres, l’entretien des allées, les plantes rares. Et note bien que je ne parle pas des grosses réparations qui, les unes ou les autres, reviennent à peu près chaque année… Continuons. Nourriture, chauffage, déduction faite du bois pris à Chanteloup, douze mille. Mille francs par mois, c’est fort peu. Tu sais que ton grand-père tient à la table. — Passons au personnel. Huit domestiques, sans compter le garde : de cinq à sept mille francs. Nous sommes à trente, n’est-ce pas ? à peu de chose près. Il y a maintenant les chevaux, deux pour la voiture et deux pour la selle. Il y a les dépenses de toilette. Il y a la chasse, les voyages. Il y a enfin l’imprévu… ce terrible imprévu… qui mange tout… J’ai la conscience, mon enfant, dans tout ceci, d’être plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité. Crois en mon expérience, la vie n’est pas facile, et rien ici-bas ne peut se faire sans argent. Grâce à ton nom, à tes qualités personnelles et même à tes propriétés, tu peux épouser une héritière, et c’est pour toi un devoir, Bernard, un devoir impérieux contre lequel tu essaierais vainement de te débattre… et qui, après tout, ajouta-t-il en essayant de sourire, n’a rien de très désagréable.

Bernard ne répondit pas. La dernière phrase de son père l’avait atteint au vif. Trop malheureux pour se contenir davantage, il jeta sur le comte un long regard triste et sortit du cabinet sans rien ajouter. Deux cent mille francs ! Que paraissait la dot de Jeanne au milieu des chiffres qu’on venait de mettre sous ses yeux ! Il passait dans le monde pour un jeune homme riche, il l’était, en effet, devant hériter de plus d’un million, et pourtant cette richesse même ne servait qu’à lui lier les mains et à entraver le mouvement de son cœur.




VII


Au moment même où Bernard sortait de chez son père, la porte de l’appartement du marquis s’entr’ouvrit. Bernard l’entendit. En toute autre occasion, il se fût retourné pour courir au-devant de son grand-père ; mais il souffrait trop pour désirer autre chose qu’une solitude complète, une solitude dans laquelle il pourrait penser à son aise, et pleurer le pauvre rêve de sa jeunesse. Aussi il descendit les marches à toutes jambes, traversa le vestibule et sortit à la hâte, se dirigeant du côté de la forêt. Il ne se retourna pas vers le château ; il ne vit pas le marquis s’approcher d’une fenêtre et le suivre des yeux, étonné et inquiet.

Le marquis, après le départ de Durandal, avait un peu dormi, ce qui lui arrivait parfois dans les grands jours. Puis il était monté faire sa toilette, et en passant devant le cabinet du comte Rodolphe, il avait reconnu les voix de son fils et de son petit-fils qui causaient sur un ton animé. Cette seule animation l’avait mis en éveil. Il fallait peu de chose pour aiguiser sa finesse, quand il s’agissait de ceux qu’il aimait. Ses aperceptions étaient merveilleuses. Il devinait sur un mot, sur un signe, convaincu d’ailleurs que toute l’intelligence humaine réside là, comme Rodolphe était convaincu qu’elle réside dans la logique. M. de Cisay entra chez lui songeur, et en s’habillant, il laissait son esprit trotter de droite et de gauche, sur Rodolphe, sur Bernard. Contre son usage, il ne fredonnait pas. L’oreille, qu’il avait conservée excellente, était tendue. Il guettait et il se pressait, instinctivement, pour être prêt à tout hasard.

Ce fut ce bon hasard, si serviable pour les gens adroits, qui lui fit ouvrir la porte de sa chambre à l’instant précis où Bernard sortait de chez le comte, Le marquis n’eut besoin que d’un seul jet de prunelle pour voir que Bernard était bouleversé, et la façon dont le jeune homme s’enfuyait lui en apprit davantage encore. Il le suivit des yeux, le vit aller vers la forêt et se mit à frapper du pied contre le parquet :

— Ah ! vertubleu ! qu’est-ce qu’on lui a fait à ce pauvre enfant ?

Il se retourna prestement. Courtois était derrière lui, présentant un objet, pressentant un désir :

— Monsieur le marquis veut sans doute son chapeau !

— Certainement que je le veux !. Ah ! nous verrons bien ! Mon pauvre Bernard !… mon enfant !

Il disait cela en descendant, aussi vite qu’il le pouvait, et en prenant dans le parc la même direction que Bernard. Mais celui-ci avait beaucoup d’avance, et sa jeunesse, encore excitée par le chagrin, lui permettait de courir comme un cerf blessé qui a échappé aux chiens et s’enfonce sous bois. Hélas ! il n’échappait que matériellement aux embarras qui l’avaient traqué. C’était un répit, ce n’était pas un sauvetage. Sans doute il pouvait penser à Jeanne, il pouvait sentir mieux que jamais combien elle lui était chère et avec quelle force il tenait à elle. Mais il savait maintenant que ses espérances ne se réaliseraient pas, et plus le rêve était beau, plus le renoncement était dur.

Quand il fut en forêt, près d’une grosse roche qu’il connaissait, il se laissa tomber à terre et s’étendit tout de son long, accablé et étonné par une souffrance intime qui lui était si nouvelle. Jusque-là, ceux qui l’entouraient lui avaient épargné la moindre sensation de douleur ; on avait écarté de sa vie les contacts pénibles aussi soigneusement, plus soigneusement peut-être que ceux du mal ; deux affections différentes, mais profondes, sans cesse en éveil autour de lui, montaient la garde contre le chagrin. Chose bizarre ! c’était d’une de ces deux affections qu’il recevait le premier choc.

L’endroit était sauvage. La roche, demi-nue, s’élevait à pic d’un côté, et s’étendait de l’autre en pente douce, couverte de fougères et de géraniums bec-de-grues. Un filet d’eau formant une mare s’en échappait. L’eau est rare dans la forêt de Fontainebleau ; mais là, comme ailleurs, quand elle s’épanche de la terre, elle féconde, elle embellit, elle double la vie. Des ronces énormes, des lianes, des épines, formaient comme un rempart autour de la roche, rempart couronné par les frondaisons des chênes, et que franchissaient seulement ceux qui connaissaient le passage et le sentier, Étant enfant, Bernard y venait souvent. Il prétendait que c’était une découverte à lui ; il en était fier, il en jouissait comme d’une conquête et n’avait consenti à en révéler l’existence qu’à ses deux fidèles compagnons, Rosa d’abord, le marquis ensuite.

Plus grand, il y venait seul et y rêvait de longues heures. Il apportait un livre, il regardait autour de lui. Il étudiait les sous-bois. Il entendait bruire la forêt, et parfois, dans les jours d’orage, il écoutait les belles grandes plaintes du vent dans les sommets des branches. Si souvent l’image de Jeanne avait hanté cette retraite qu’il croyait vraiment qu’elle y avait vécu :

— Je l’amènerai là, se disait-il, quand elle sera ma femme, et je lui raconterai que je l’y ai vu grandir.

Et maintenant ! maintenant il faut la chasser, Bernard, sous son apparente réserve, cachait une nature ardente, un cœur chaud, un esprit logique, une volonté très ferme. La conversation qu’il venait d’avoir avec son père heurtait toutes ces choses et les révoltait.

— Comment, c’est parce que je suis riche que je suis contraint d’épouser une femme riche ! c’est parce que je suis riche que je serais moins libre qu’un autre ! Mais cela choque le bon sens ! Cela ne peut pas être, je le sens, j’en suis sûr. Et pourtant.

Pourtant le raisonnement du comte lui revenait, si net, si concluant, qu’il ne savait comment lui échapper. Il y avait cependant plusieurs points qui lui paraissaient obscurs. D’abord son père ne lui avait pas parlé de capitaux. Or il se rappelait à n’en pas douter l’avoir entendu maintes fois causer de déplacements d’argent, de versements au banquier, de ventes d’actions, de courses chez l’agent de change. La semaine dernière encore, M. Pignel était au château. Ce n’était ni pour l’hôtel ni pour Chanteloup. Et puis, comment se pouvait-il faire, qu’avec le seul revenu de leurs terres les de Cisay dépensassent 40 000 francs par an ?

IL s’était relevé sur son coude, la tête appuyée sur sa main et réfléchissait en regardant vaguement le ruisseau qui s’enfuyait sous les broussailles. Des craquements de feuilles, un bruit de pas se firent entendre à quelque distance. Il écouta :

— C’est un braconnier, sans doute.

Les pas se rapprochaient et semblaient avancer dans la direction de la roche. La surprise se peignit sur le visage de Bernard. Jamais personne n’était venu le troubler là. Est-ce que sa retraite aurait été découverte et violée comme venaient de l’être les secrets de son cœur ?

Mais voilà qu’une grande ombre se profile sur le ruisseau et que, se glissant par le sentier habituel, Bernard reconnaît tout à coup la silhouette maigre du marquis. M. de Cisay marche vite. Il est un peu essoufflé. Il accourt, et surprenant le jeune homme qui n’a pas eu le temps de se relever, il s’écrie de sa bonne voix tendre :

— Eh bien ! mon petit Bernard ! eh bien ! mon cher enfant !

Bernard se trouble, et, à ses yeux qui n’avaient point encore pleuré, il sent monter deux larmes qu’il refoule à grand’peine.

— Comment, c’est vous, grand-père ?

— Et qui donc serait venu te trouver ici ? Est-ce que nous n’avons plus nos secrets, à nous deux ? Est-ce que tu es trop grand, ou que je suis trop vieux ?

Trop vieux ! c’était pourtant un mot qu’il n’aimait point à prononcer. Mais il était ému, lui aussi. Il s’était assis sur l’herbe, à côté de Bernard, il s’essuyait le front, en plongeant son regard pénétrant dans le fond des yeux de son petit-fils. Bernard se pencha vers lui :

— Vous m’avez donc suivi ?

— Parbleu !

Bernard fut un peu surpris, mais sans excès. Quand il s’agissait de lui-même, rien ne l’étonnait de la part de son grand-père. Le marquis était-il au courant ? blâmait-il ou approuvait-il le comte ? Bernard n’avait pas assez d’expérience de la vie pour le démêler dans l’attitude de M. de Cisay. Il voyait seulement ce qu’il connaissait de longue date, c’est-à-dire l’extrême tendresse qui veillait sur lui, et craignant d’affliger cette tendresse, obéissant aussi à je ne sais quelle pudeur secrète qui nous porte à cacher nos maux, il se tut. Peut-être hésitait-il d’autant plus à parler qu’il avait espoir dans la protection du marquis et qu’il ménageait ce dernier espoir, comme on ménage sa dernière cartouche.

Le marquis attendit un instant. Bernard s’était un peu haussé et avait passé son bras autour du cou de son grand-père qui se tenait assis tout droit. Ni l’un ni l’autre ne parlaient. Les branches s’agitaient confusément au-dessus de leurs têtes. Une grosse couleuvre verte à marbrures jaunes sortit du buisson à leurs pieds et se dirigeant vers l’eau s’y glissa lentement. Le marquis semblait toujours attendre. De temps à autre, pendant que se rétablissait sa respiration, un peu agitée par la rapidité de sa course, il regardait Bernard du coin de son œil gris. Bernard songeait, ou restait à dessein en dehors des interrogations de ces coups d’œil. Tout était d’un calme parfait. Pourtant le cœur de Bernard battait dans sa poitrine. Il se sentait mal à l’aise. Et peu à peu le marquis s’impatientait et s’agitait. Soudain, il éclata :

— Ah ! çà, te figures-tu que je suis venu ici pour le seul plaisir de me promener ?

Bernard se releva, un peu confus.

— À mon âge, continua le marquis, courir après toi parce qu’on t’a fait du chagrin, et te trouver muet comme un poisson ?

— Grand-père, vous saviez donc…?

— C’était, ma foi, bien difficile à deviner ! Tu es sorti de chez ton père pâle comme un linge, sauvage comme un loup… Grâce à Dieu, ce n’est point ainsi que nous t’avons bâti, et je n’ai pas besoin d’être sorcier pour comprendre qu’il s’est passé quelque chose…

Alors Bernard se décida tout à fait.

— Ah ! tant mieux ! tant mieux ! nous allons pouvoir causer !

Et sans autre préambule, ayant maintenant besoin de parler, il commença de raconter son chagrin à ce confident de ses plus jeunes années.

— Grand-père, c’est ma vie entière qui est changée !

— Tu crois ?

— Je voulais me marier jeune. J’aimais. J’avais confiance. Maintenant tout cela est fini. Je ne me marierai jamais.

— Saprelotte ! dit le marquis avec un soubresaut, je n’entends pas ça ! C’est le contraire qu’il nous faut, mon enfant. Je veux voir la quatrième génération, et le plus tôt possible, sache-le bien.

Bernard balança la tête :

— C’était donc cela que tu allais dire à Rodolphe ? Mais c’est très bien de vouloir se marier ! Je t’approuve des deux mains, mon Bernard, et je m’étonne… Est-ce que Monsieur ton père y trouve à redire ?

— Pas à la chose.

— Eh bien ?

— Mais à la femme.

— Ah ! c’est différent. Fais-moi juge alors. Il se peut que tu aies mal choisi.

— Vous ne le pensez pas, grand-père, puisque vous dites toujours que je vous ressemble.

Le marquis sourit légèrement et pressant de la main gauche la poche qui contenait son portefeuille :

— Je voudrais pour toi que tu pusses choisir comme je l’ai fait. Mais c’est impossible. Cela n’arrive pas deux fois dans un siècle. Il n’y a plus de femmes comme ta grand’mère.

— Pourtant, dit Bernard, je ne me trompe pas. Jeanne lui ressemble. Oh ! grand-père, aidez-moi ! Faites qu’elle soit un jour ma femme !

— Jeanne ! s’écria le marquis redevenu sérieux. Tu as dit : Jeanne !… ah ! voilà un vrai malheur !

Il respira longuement :

— Non pas qu’elle soit laide, morbleu ! elle n’est bien que trop jolie ; tu as le goût bon. Je me reconnais là.

Il regarde Bernard :

— Les petits seraient beaux comme des anges… c’est évident. Mais il ne faut pas que tu l’épouses.

— Alors vous allez me parler d’argent comme mon père, dit Bernard d’autant plus désolé qu’il avait cru trouver un appui.

Il se sentit abandonné, seul avec ses idées, seul avec ses affections. Les objections du marquis, venant à la rescousse des objections du comte, lui causèrent un second étonnement, plus douloureux que le premier. Bernard était si habitué à compter sur son grand-père ! C’était même la joie de M. de Cisay de batailler pour Bernard. Il le faisait à tort ou à raison, que la chose en valût la peine ou qu’elle fût légère comme une ombre. Au fond, Bernard avait toujours espéré que son grand-père l’approuverait dans son amour pour Jeanne. Avec le marquis, il se sentait plus à l’aise pour parler des choses du cœur :

— Mais, grand-père, vous avez aimé ! vous aimez encore celle qui a plané sur toute votre vie. N’est-ce donc pas là le suprême bonheur… ?

— Attention ! interrompit le marquis. Ta grand-mère était aussi riche que belle. Elle était parfaite en tous points !

Il s’arrêta. Bernard se taisait, très affaissé. Le marquis jeta on regard sur lui et s’attendrit :

— On ne peut pas trop te blâmer, cependant, mon pauvre enfant. Avant nos dernières pertes, ce mariage eût peut-être été possible.

— Des pertes ?

— Oui… Ton père a dû te dire.

— Il ne m’a rien dit de semblable.

— Tiens, tiens ! Cette franchise ! Mais nous venons de faire une perte énorme… dans un coup de bourse. Il ne nous reste plus de capitaux, et Rodolphe est inquiet de savoir comment nous allons vivre… Ah ! mon Dieu, je sais bien qu’il ne faut pas se tourmenter de ces choses-là ! J’ai vu maintes fois qu’elles s’arrangent toujours. Mais ce n’est pas une raison pour négliger les moyens de…

— Fort bien, dit Bernard, je commence à comprendre.

— J’ai peut-être tort de te raconter ce que ton père avait jugé bon de garder pour lui ; mais comme, après tout, c’est de toi qu’il s’agit !…

Bernard fronçait le sourcil, durement, avec un regard à terre, très concentré.

— Oh ! ne fais pas cela ! s’écria le marquis en lui touchant le bras. Ne prends pas cette vilaine physionomie. Tu ressembles à…

— Je calculais. Il le faut bien.

— Non. Ne calcule pas… Je ne l’ai jamais fait, et cela m’a réussi.

— Savez-vous ce que rapporte Chanteloup ?

— Oui, environ 30 000 francs.

— On ne peut pas songer à faire des économies là-dessus ?

Le marquis fit la grimace,

— Oh ! des économies ! ce serait funeste ! Quelle innovation pour une vieille famille comme la nôtre ! Nous nous sommes refaits de bien des façons, mon enfant, mais par l’économie… jamais !

— Eh bien ! s’écria Bernard, j’aimerais mieux être casseur de pierres et n’avoir pas un sou vaillant que d’être le vicomte de Cisay ! Au moins je pourrais être heureux comme je l’entends !

— Sans doute, sans doute. Pauvre comme un millionnaire ! c’est connu.

Bernard était sur le point de s’emporter :

— Oui, cela tue tout ce qu’il y a de bon dans le cœur. Frumand a raison, cela dessèche, cela ronge jusqu’à la moelle, et, comme il le dit, c’est fatal.

— Allons, Bernard, tu deviens tragique. N’exagérons rien. On ne te demande pas tant. Il s’agit bonnement d’épouser une jeune et jolie femme que tu choisiras où tu voudras, pourvu… pourvu qu’elle ait les rentes que nous n’avons plus. En cela je ne puis manquer d’approuver ton père. Un de Cisay gêné serait un de Cisay dégénéré.

Ainsi le marquis au lieu de consoler Bernard achevait de le désespérer en lui révélant qu’il leur restait à peine de quoi vivre dans leur situation sociale. Tout lui manquait à la fois, et la seule idée à laquelle il s’était rattaché, celle de ne pas se marier, allait elle-même lui devenir difficile.

Pourtant, en le voyant si abattu, le marquis avait pitié de cette jeunesse fauchée :

— Ne te désoles pas, mon enfant, tu seras heureux un jour, j’en suis sûr.

— Non. Il n’y a qu’un bonheur pour chacun de nous ; quand on passe à côté, il ne revient pas.

C’était vrai. M. de Cisay le savait. IL comprit que Bernard aimait Jeanne plus fortement qu’il ne l’avait pensé tout d’abord. Le cœur lui sauta. Il fut sur le point de crier :

— Mariez-vous donc ! Elle est charmante ; le bonheur enflera vos voiles, et nous trouverons bien moyen de vivre, puisque l’argent n’a jamais manqué aux de Cisay… Je l’adore déjà, ta Jeanne.

Il ouvrit la bouche, mais il se contint. Il crut voir Rodolphe s’interposer entre eux, et, ému, hésitant, il se borna à saisir de ses deux mains la tête de Bernard et à l’embrasser au front comme lorsqu’il était tout petit :

— Mon pauvre chéri, je t’aimerai plus que jamais !

Puis, incapable de supporter longtemps la tristesse, il se sentit un petit tiraillement d’estomac et regarda sa montre :

— Six heures passées ! Que va penser Courtois ? Allons-nous-en vite, et, pour l’amour de Dieu, ne sois pas triste, mon petit Bernard.

Bernard se leva. Il tendit son bras sur lequel son grand-père s’appuya. Il était plein de courage, et essaya même de lui sourire. Mais c’était désormais un rayon voilé de pluie.

VIII

Ils étaient rentrés à Paris. L’hôtel avait repris son train. Le mois de décembre venait de finir avec ses jours sombres, ses jours courts. Ils étaient rentrés dans l’activité apparente de la grande ville.

Le comte était de plus en plus préoccupé de Bernard. Il avait conscience de la difficulté extrême d’amener son fils à faire un mariage d’argent. Non seulement le caractère du jeune homme ne s’y prêtait pas, mais son fâcheux amour pour Jeanne d’Oyrelles était un obstacle grave.

Pourtant l’attitude de Bernard était aussi correcte que possible, et pour le comte, qui tenait aux apparences, il y aurait eu lieu d’être satisfait. Ni à son père ni à son grand-père, Bernard n’avait reparlé d’avenir. Il en évitait jusqu’aux allusions. La vie de tous les jours, les petits incidents du monde, et, quand il le pouvait, quelque idée élevée et générale, alimentaient sa conversation pendant les repas, seul moment où ils se rencontrassent régulièrement tous les trois. Cette réserve même inquiétait le comte Rodolphe. Elle laissait pressentir plus d’énergie qu’il ne l’avait d’abord supposé. Seulement comme il se sentait de son côté une volonté de fer, comme il était convaincu que son plan était le seul bon, il était bien résolu à ne pas céder d’un pouce.

— J’en viendrai à bout. Avec de la persistance, on arrive toujours à ce qu’on veut. Bernard oubliera Jeanne d’Oyrelles ; il épousera une héritière, et la fortune de notre maison sera rétablie ; c’est ce qu’il nous faut. À moi de tenir ferme !

Quand ils se trouvaient réunis, il y avait maintenant entre eux un malaise que chacun tâchait vainement de dissimuler. Le marquis plaisantait beaucoup, cherchant à enlever son monde. Le comte lui-même causait plus que d’habitude. On entendait ses phrases courtes, martelées, incisives, parfois terminées par un rire bref. L’un et l’autre levaient fréquemment les yeux sur le jeune homme et l’observaient à la dérobée. Quant à Bernard, il avait vieilli, si tant est qu’on puisse vieillir à vingt-deux ans. Ses traits s’étaient un peu creusés, un peu accentués. Son regard était plus terne. il évitait de le fixer sur son père. Une sorte d’affaissement, aussitôt réprimé, le saisissait quelquefois,

— Mais tu as mal dormi ! tu es pâle ce matin ! lui disait alors l’inconséquent marquis.

Bernard répondait en souriant :

— Ne vous inquiétez pas, grand-père, c’est l’air de Paris.

Et le comte ajoutait de son air mordant :

— Voudriez-vous qu’il fût rouge comme un chantre ?

— Oh ! il aurait du chemin à faire !

— Pas déjà tant ! Mais s’il avait envie de devenir intéressant vous l’y pousseriez, mon père, avec vos singulières inquiétudes. Il n’y a rien de tel pour rendre les gens malades que de s’informer de leur santé.

Le marquis se taisait, puis regardait Bernard, puis, levant son verre, avalait une rasade :

— Tu as peut-être raison, après tout ; Bernard est taillé, comme moi, pour vivre cent ans.

Au fond, le grand-père ne s’y trompait pas. Il voyait bien que son cher enfant souffrait, et plus cette souffrance était dissimulée, courageusement supportée, plus il en devinait l’amertume.

— Ah ! nous allons le faner, nous allons le faner dans sa fleur !

Cela le navrait, le bon marquis. Il eût fait tout au monde pour arracher à Bernard un autre sourire que ce sourire contraint qui lui faisait mal à voir. Il allait, dans ses moments de trouble, jusqu’à se reprocher d’avoir soutenu Rodolphe, jusqu’à s’accuser de sacrifier Bernard à la fortune. Mais cette faiblesse ne durait pas.

— Car, au fond, c’est Rodolphe qui connaît les difficultés de la vie. Il faut que Bernard soit raisonnable.

Et les jours passaient, et la vie coulait, et MM. de Cisay, chacun livré à ses préoccupations diverses, s’agitaient péniblement pour réaliser leurs espérances, comme des fourmis pour transporter une paille.

L’état d’inquiétude de leurs esprits commençait à se trahir dans leur entourage et surtout dans leur dépendance, malgré eux, sans qu’ils y contribuassent, par cette seule force des choses existantes qui se révèlent comme d’elles-mêmes. Un matin que Rosa préparait du linge dans la grande lingerie du rez-de-chaussée, elle vit arriver Courtois qui lui apportait des cravates à repasser.

— C’est bien. Je vous ferai cela tantôt.

Courtois ne s’en alla point. Il s’assit plutôt sur le coin de la table, croisant l’une sur l’autre ses deux jambes et ses fameuses pantoufles de cuir noir.

Rosa continua son ouvrage, jetant des gouttes d’eau sur les objets étendus, et les roulant ensuite avec soin pour en former une grande pile. D’habitude, Courtois parlait peu, même à Rosa. Mais, ce matin-là, elle vit bien qu’il avait quelque chose à lui dire :

— Savez-vous, Rosa, que je ne suis pas tranquille ?

— Pourquoi donc, Courtois ?

— Vous n’avez rien remarqué dans la figure de M. le marquis ?

— Dans la figure de M. le marquis ? Ma foi, non. Il a l’air de se porter comme un charme. Il mange, il boit, il dort.

— Eh bien ! non, justement. C’est là ce qui vous trompe.

— Serait-il malade ?

— Pas encore. Mais M. le marquis réfléchit beaucoup plus souvent que d’ordinaire. Il réfléchit en s’habillant, il réfléchit en se promenant dans le jardin. Cela ne lui vaut rien. Je le sais, moi qui le soigne depuis quarante ans.

— Peut-être, dit Rosa d’un air grave.

Courtois, encouragé, s’épancha davantage :

— L’autre soir, il me sonne, très tard. Je cours, croyant avoir oublié la veilleuse.

— Oh ! Courtois

— Dame ! cela pourrait m’arriver !… Mais non. Je le trouve dans son lit, les yeux grands ouverts. Il me dit : « Courtois, donne-moi un livre pour m’empêcher de penser. Je ne peux pas dormir. » Et depuis j’en mets un tous les soirs sur sa table de nuit. Cela nous change beaucoup. J’étais habitué à le voir s’endormir comme un enfant. Souvent, avant que j’aie le temps de quitter la chambre, je l’entendais ronfler. Voyez-vous, Rosa, il faut qu’il y ait quelque chose, parce que je ne l’ai jamais vu ainsi.

— Jamais ?

— Non. Pas même après la mort de Mme la marquise.

— Ah ! dit Rosa avec un gros soupir, avoir des chagrins à l’âge de M. le marquis, c’est tout naturel. Mais à l’âge de M. Bernard c’est bien triste !

— Vous croyez que M. Bernard ?…

— Si je le crois, hélas ! j’en suis sûre. Regardez-le donc !… une mine à faire peur !

— Une belle mine tout de même, Rosa,

— Parce qu’il ne peut pas faire autrement. C’est en lui. Mais la joie n’y est plus…

— À son âge, on se console. Mais si cela prend à M. le marquis, je crains bien.

Rosa s’assit devant la table et appuya ses deux coudes sur la nappe :

— Courtois, avez-vous idée de ce qu’ils peuvent avoir ?

— Aucune, Rosa, aucune. J’ai beau chercher. Et vous ?

— Oh ! moi, j’ai mon idée, comme de juste.

— Une idée… pour tous les deux ?

Rosa fit un signe de tête affirmatif.

— Ah ! vraiment, dit Courtois.

Il hésita un peu avant d’aller plus loin. Rosa, qui avait débuté dans l’hôtel près de vingt ans après Courtois, avait si bien su, avec son adresse féminine, faufiler son autorité, qu’elle régnait maintenant en souveraine. Le temps n’était plus où elle s’appliquait à obtenir les bonnes grâces de Courtois. « Laissez prendre aux femmes un doigt de considération, elles deviendront bientôt princesses. Elles ont l’instinct du gouvernement. » C’était le marquis qui disait cela, et Courtois le pensait comme son maître, en moins bons termes peut-être. Il le pensait, et pourtant il s’était laissé prendre. À nulle autre personne, il ne se fût permis de confier une chose relative à M. de Cisay. Mais, pour lui, Rosa tenait dans le monde une place à part : dans le monde, c’est-à-dire dans l’hôtel de Cisay.

Peu s’en fallait, toutes proportions gardées, qu’il ne comparât ses perfections à celles de la marquise. Volontiers, il se fût écrié, en s’assimilant à son maître : Nous avons rencontré une exception !

L’amour-propre y trouvait son compte. On aime à s’avouer ces choses-là. C’était d’autant plus étrange de sa part qu’il n’avait jamais apprécié les autres femmes. Il était célèbre pour la petite estime qu’il accordait au sexe féminin. Mais, en attendant, Rosa en prenait à son aise avec Courtois, Plus fine que lui, plus jeune et point sourde, sachant son service sur le bout du doigt, elle lui en imposait par certaines supériorités. Le projet de mariage, vaguement élaboré entre eux, toujours remis, jamais abandonné, contribuait aussi à fortifier son influence :

— Voyez-vous, reprit-elle ex professo, cela ne fait qu’un, le grand-père et l’enfant.

— Parbleu !

— Je l’ai bien vu, quand il était petit.

— Et moi donc !

— Eh bien, alors, c’est la même chose !

— La même chose qui leur fait du chagrin.

— J’en mettrais ma main au feu.

— Mais qu’est-ce que c’est, Rosa ? dit timidement Courtois.

Rosa sourit d’un air impénétrable. Que savait-elle ? Ou, jusqu’à quel point voulait-elle en faire accroire ? Avait-elle l’intuition de la force du mystère ? En tout cas, ne doutant pas de ses propres mérites, elle ne dédaignait pas de les faire valoir.

— Tout de même, dit Courtois en se penchant un peu de son côté, vous me le diriez si vous étiez Mme Courtois ?

— Probablement.

— Eh bien, Rosa, si nous pressions un peu les choses ?

— Se presser ! ma foi, non. Croyez-vous que j’aurais le cœur à me marier pendant que mon petit Bernard…

Courtois poussa un gros soupir et se remit debout sur ses pantoufle :

— Allons ! il faut savoir attendre.

Rosa fut satisfaite de le voir si soumis, et comme le vieux valet de chambre qui avait glissé jusqu’à la porte allait la refermer sur lui.

— Vos cravates seront prêtes ce soir, lui cria-t-elle. Faudra venir les chercher.

… Le comte de Cisay s’apercevait bien des fluctuations d’esprit de son père. Non seulement il s’en apercevait, mais il s’en effraya connaissant l’impressionnabilité, et l’inconséquence, et les entraînements, et les faiblesses de cœur du marquis.

— S’il tournait à Bernard, ce serait terrible, pensait-il, et tout est à craindre avec ces soubresauts de tendresse qui ne mènent à rien dans la vie. Il est clair qu’il s’attendrit déjà sur Bernard. Pour un peu, il irait lui demander pardon. Cela ne lui coûte pas de virer de bord. Il est ainsi fait. Et les événements l’ont gâté en se mettant toujours de son côté. Il en prend pied pour raisonner de l’avenir comme du passé, c’est-à-dire pour ne pas raisonner et s’abandonner au fil de l’eau, à la dérive, en bâton qui flotte. C’est une chance qu’il ait bien voulu jusqu’à présent me comprendre et m’appuyer, chance qu’il ne faut pas perdre.

Tout en parlant, il se dirigeait vers le jardin, où le marquis, assis sur un banc, remuait du sable du bout de sa canne.

Rodolphe s’assit à l’autre bout du banc :

— Eh bien, père, le temps passe.

— Mon Dieu, oui.

— Voilà l’hiver qui s’avance. Il faudrait pourtant songer à faire pour Bernard quelque chose de sérieux.

Le marquis regarda son fils, visiblement effrayé :

— Ah ! qu’as-tu inventé de nouveau ? Ne vois-tu pas que le pauvre enfant est déjà triste comme la mort ?

— Justement. Il ne faut pas le laisser en pareil état. C’est mauvais. C’est mauvais pour lui, et cela ne vaut rien pour nous.

— En tout cas, dit le marquis, son chagrin me désole, je ne te le cache pas.

— Eh bien, mon père, il faut agir, il faut le sortir de là, il faut au moins essayer de le distraire. Il s’absorbe trop dans ses œuvres et dans ses travaux.

Le marquis ne répondit pas. Il avait le menton appuyé sur sa canne et regardait devant lui.

— Aidez-moi, dit le comte. Vous pouvez tout sur lui. Puisque nous avons obtenu qu’il renonce à ses folies vis-à-vis de Melle d’Oyrelles…, car c’est obtenu, vous le voyez bien, il n’en parle jamais… eh bien ! profitons de notre succès, faisons-lui voir des choses possibles et marions-le, ce sera le moyen de le consoler tout à fait.

— Marions-le, répéta le marquis avec résignation. Je le veux bien.

— Mais pour cela, mon père, il serait bon que nous le conduisions ensemble dans quelques maisons. Ce serait le moyen de faire un premier choix, à la volée, que nous approfondirions ensuite en étudiant ses dispositions, sa manière d’être. Il est nécessaire que nous entourions, que nous le dirigions. C’est une œuvre délicate entre toutes, dans laquelle il ne faut rien moins que votre perspicacité.

— Oh ! interrompit le marquis, quand on ne se marie pas à sa guise, et sans le secours de personne, tout se vaut.

— Vous ne le pensez pas ?

— Bah ! si l’on se marie sans amour, la différence d’une femme à une autre n’est pas grande. Il faut chercher la plus riche, tout bonnement. Et c’est ce qu’on fait, c’est ce que nous allons faire, si tu m’en crois.

— À la bonne heure !

Il était toujours difficile de savoir si M. de Cisay parlait sérieusement. Il avait une façon leste de lancer la phrase, en observant les gens par un coup d’œil de côté, qui déconcertait et déroutait. Mais Rodolphe, enchanté de le voir en si bonnes dispositions, ne s’amusa point à approfondir les sentiments secrets du marquis. Il trouvait que l’entretien marchait à souhait et que son père était plus raisonnable qu’il ne l’avait supposé.

Le marquis donna son petit coup habituel sur le fond de son chapeau, l’appuyant sur la tempe droite.

— Continue donc, dit-il. Tu as quelque projet ?

— Rien de formulé. Je trouve seulement d’une extrême importance d’arracher Bernard à sa mélancolie, de ne pas laisser son esprit courir, mais de tâcher dès à présent de le fixer.

— C’est entendu. Après ?

— Après ? Je m’arrêtais là pour l’instant.

— C’est peu. Cela ne le consolera pas beaucoup.

— Il y a un nom qui me revient toujours, reprit Rodolphe. C’est celui de Mlle Fulston. Belle personne, fille unique, caractère avenant, et quant à la fortune,… merveilleuse, dit-on.

Le marquis fit une grimace :

— Belle personne !… Moi je la trouve terriblement laide. Je l’ai aperçue au Bois… Elle n’a pas d’yeux.

— Vous n’êtes pas de l’avis général, Mlle Fulston a beaucoup de réputation.

— Enfin ! dit naïvement le marquis en se redressant, il n’y a pas à espérer que notre race restera ce qu’elle est aujourd’hui. La beauté physique n’a qu’un temps. C’est une loi fatale pour les familles comme pour les individus. J’aurais pourtant aimé… mais n’y pensons plus… Eh bien, oui, Mlle Fulston n’est peut-être pas plus mal qu’une autre. Il faudra l’étudier avec Bernard.

— Ne brusquons rien, si vous m’en croyez. N’insistons pas trop vite. Suivons notre projet de le distraire d’abord…

Mais quand on a au fond du cœur un désir très vif, il est difficile de le contenir, et, à peine MM. Cisay eurent-ils commencé à mettre en pratique leur complot, qu’ils furent entraînés à pousser Bernard du côté de la riche héritière. Le comte en donnait une excellente raison :

— Elle peut nous être enlevée d’un jour à l’autre. Tout le monde la demande.

Quant à Bernard, arraché par deux forces vives à la solitude qu’il cherchait, et lancé dans le monde à la remorque de son père et de son grand-père, il avait l’air d’une ombre qu’on promène. Il n’avait point fait résistance. Mais rien ne l’égayait, rien ne lui plaisait.

Parfois, en s’enfonçant dans la vieille calèche qui allait les conduire au bal, le marquis, qui aimait encore les habits de fête, et l’odeur des fleurs, et le tapage des roues courant sur le pavé, le marquis, jetant un coup d’œil complaisant sur l’élégance de Bernard assis en face de lui, et même sur la belle tenue de Rodolphe, qui était à sa gauche, sentait revenir à lui ses plaisirs de vingt ans :

— Ah ! nous allons nous amuser, mes enfants ; nous allons voir de jolies choses et de jolies femmes, parées pour nous.

— Mais oui, disait le comte.

— Eh ! eh ! Bernard, c’est ton tour de conquête ! Nous avons fait notre temps, hélas ! C’est à toi, maintenant.

Mais rien ne secouait la torpeur de Bernard. Il faisait cependant effort pour être aimable. Il ne boudait point, et son sourire de convention, ce sourire qu’on prend et qu’on laisse à la porte, avait encore assez de charme pour tourner bien des têtes. Le marquis le savait, le comte en était fier. Bernard seul n’avait pas l’air de s’en douter, Avances des mères, regards des jeunes filles, phrases polies, phrases engageantes, il traitait tout avec la même indifférence, comme une botte de fleurs qu’on jette par-dessus la haie.

Le comte n’en était pas moins satisfait. Ne regardant pas de près aux sentiments, il finissait par trouver la docilité de Bernard de très bon aloi. Jamais l’éducation de son fils ne lui avait paru plus réussie.

— Il se rend, c’est clair. La raison a prise sur lui. Il n’a pas encore vaincu toute tristesse, mais il n’a pas même l’idée d’une résistance. Le moment est venu d’aller plus loin.

Un lundi donc, par une belle après-midi de janvier, sur les quatre heures du soir, les trois de Cisay montèrent en voiture pour aller rendre visite à Mlle Fulston.

Chose étrange, le marquis était hargneux. Au moment de partir, il avait dit à Rodolphe :

— Va avec Bernard, moi, je reste.

— Comment, mon père, votre présence est indispensable ! Sans vous, rien ne se fera. Il faut que vous voyiez, que vous jugiez.

— C’est tout jugé.

Nonobstant il avait enjambé le marchepied, mais sans enthousiasme.

Quand ils entrèrent dans le joli hôtel des Champs-Élysées, il y avait déjà beaucoup de monde. C’était le jour où Mlle Fulston restait chez elle. À travers les vitres des fenêtres, on voyait passer des femmes en toilette, on entrevoyait des serrements de main, des bonjours, et des têtes qui se penchaient de droite et de gauche.

— Drôle de manie, grommela le marquis en montant l’allée, que cette foire hebdomadaire !

— C’est la mode.

Dès le premier salon, on apercevait, empressée autour d’une table et entourée de gens qui riaient, la tasse à la main, Mlle Fulston offrant le thé. Des jeunes femmes se faisaient servir des gâteaux par un groupe d’officiers en tenue. De vieilles dames mangeaient avec conviction, en appréciant sérieusement le fournisseur. Des jeunes gens passaient et repassaient, attentifs à ne rien renverser. Des domestiques en livrée transportaient des plateaux et remplissaient la théière, C’était un brouhaha, un caquetage, un va-et-vient des plus libres. Mlle Fulston, habillée d’une robe qui lui serrait la taille, comme une peau de gant, riait beaucoup, et promenait sur son entourage ses regards ternes, toujours en contraste avec elle-même. On lui disait mille choses, les unes folles, les autres flatteuses, la plupart bêtes. On était aux petits soins pour elle, même les femmes. Elle parlait haut, interpellant tout le monde, quelquefois jusqu’à une extrémité du salon, aussi à l’aise que dans sa chambre à coucher. Au premier regard que le marquis jeta sur elle, il se sentit froissé. Il la trouva forte et commune, et sûre d’ellemême comme un grand gendarme en uniforme. Il n’aimait pas d’ailleurs cette importation du lunch de quatre heures : volontiers il eût répondu, comme cette grand’mère à qui sa petite fille offrait du thé :

— Mais, mon enfant, je n’ai pas trop dîné.

Il trouvait aussi que cette façon, pour la maîtresse de maison, de trôner dans le fond d’un salon, avec les repus, pendant que sa fille fait les honneurs du festin, enlevait quelque chose à la dignité des uns et des autres. Quant à la surveillance absente et à la liberté régnante, il l’eût peut-être goûtée quarante ans plus tôt, et, comme il n’était point collet monté et n’avait ni fille ni petite-fille à garder, il m’eut garde de s’en choquer.

Sans s’arrêter aux douceurs des gâteaux, il salua, prenant instinctivement son meilleur air, précédant les deux autres de Cisay, et se rendit droit à Mme Fulston.

Il y eut un mouvement à leur entrée. On se retourna. On regarda. Mlle Fulston parut satisfaite et resta un moment sans rien dire à ses voisins. La maîtresse de céans rougit légèrement et se recueillit, préparant ses armes.

— Vraiment ! ma chère, dit une dame à sa voisine, tous les trois à la fois ! ce n’est pas pour rire.

— Cela devait arriver, répondit l’autre philosophiquement. Elle est si riche.

— C’est vrai. Mais le jeune vicomte peut viser haut. Il est si bien.

— Trop bien !

— Non, non. Ce n’est point un fat. Il est très simple au contraire.

— Comme vous êtes charitable aujourd’hui ! Moi, je ne puis souffrir les beaux hommes, par principe.

— C’est aller loin !

Beaucoup de jeunes filles ne pensaient pas de même, car MM. de Cisay étaient devenus le point de mire de leurs regards. Sitôt qu’ils eurent salué Mme Fulston, ils se dispersèrent dans différents endroits du salon, le marquis restant aux environs de la cheminée, retenu d’ailleurs par les phrases que lui adressait la maîtresse de maison ; le comte allant de droite et de gauche s’incliner ; et Bernard revenant vers le lunch sur l’invitation d’un jeune officier qu’on lui avait dépêché.

Mlle Fulston le vit arriver avec un sourire et lui tendit la main avec une vanité assez transparente. Bernard était certainement le parti de ses rêves. La fortune de la famille de Cisay était aussi connue que sa noblesse. Bernard avait de plus une véritable valeur personnelle et cette grâce, ce fini français, que les étrangers admirent toujours. Il y avait en lui ce qu’il fallait pour flatter la femme la plus ambitieuse, et si certaines mères avaient détourné leurs filles d’y songer, c’est parce qu’elles craignaient les déceptions. La présence du comte avec sa gravité, et du marquis avec son entrain, complétaient l’auréole :

— Et pas de belle-mère ! ajoutait chacun, ou plutôt chacune, dans le secret de son cœur.

Il n’y avait dans le salon aucun ordre, aucune symétrie. Peu ou point de conversation générale. De petites femmes, laides comme des chenilles, cherchaient à se faire une réputation d’esprit ; d’autres chuchotaient, mordant le prochain ; une série d’aparté. Le tout, très bruyant.

— Ne trouvez-vous pas que le marquis a l’air d’un autre monde ?

— Ah ! ma chère !

— Non. Je veux dire qu’il est un peu dépaysé. On cherche l’épée relevant le coin de son habit.

— Moi, je le trouve charmant. On peut avouer cela, vu son âge.

— En revanche, le comte est très moderne.

— Le marquis aussi. Il n’y a rien de plus moderne que de marier son petit-fils à une Américaine.

— Oui, mais c’est un peu rococo d’arriver tous les trois à la fois.

— Pourquoi, puisqu’ils vont tous trois dans le monde ?

— On se sépare !

— Ils sont formalistes, à ce qu’il paraît.

— Regardez donc Mme Fulston qui fait des frais. C’est laborieux : on dirait qu’elle pond.

Mme Fulston avait accaparé M. de Cisay. Peu préoccupée du reste de ses visiteurs, qui s’amusaient sans elle, elle ne lâchait pas le marquis. Un peu troublée au fond d’elle-même par le désir d’être aimable, elle se donnait des airs d’assurance d’autant plus énergiques, et, quoique s’adressant à lui seul, parlait très haut, comme s’il eût été sourd. M. de Cisay l’observait. Poli en apparence, légèrement incliné vers elle, le sourire aux lèvres, il n’en avait pas moins un air souverainement railleur. Attitude de grand seigneur qui tâche de rattraper une situation par l’impertinence courtoise. Mais Mme Fulston était bien loin de s’en apercevoir. Il eût fallu avoir plus d’esprit et moins d’orgueil. Elle savourait, au contraire, la présence du marquis et cherchait de toutes ses forces à le traiter d’égale à égal. En dépit de ses labeurs, rien n’était plus banal que sa conversation. M. de Cisay en était stupéfait, lui qui ne s’étonnait pas de grand’chose ; il lui revenait à l’oreille ce joli mot d’une femme d’esprit : « La pensée est un oiseau, mais elle a un vol plus ou moins noble. Il y en a qui s’ébattent seulement, comme les poules. »

Et, soit qu’il y ait un fluide, passant, dans un salon, d’une tête à une autre, soit que la comparaison s’imposât, le marquis reprenait, en regardant Mme Fulston, l’idée d’une grosse poule noire, carrément assise sur sa base. Comme elle portait fièrement sa crête sur son cerveau vide ! Se rendant compte qu’elle brillait particulièrement sur le terrain positif, ce dont elle se piquait, en bonne Américaine, elle aborda bientôt les questions de finances qui lui parurent ne pas manquer d’à-propos. On ne sait comment, le comte s’était rapproché et causait à deux pas de là, sans rien perdre des paroles de Mme Fulston.

— Monsieur le marquis, disait-elle, vous habitez du côté de Fontainebleau ?

— Oui, madame.

— C’est gentil, n’est-ce pas ?

M. de Cisay hésita :

— Comment, madame ? le château ?… la forêt ?

— Non, le pays en général.

— Oh ! très gentil. On le dit, du moins.

Elle sourit grandement.

— Vous devez vous y connaître ! Eh bien, il n’y aurait pas quelque petite chose à acheter par là, un coin de terre, une bagatelle, pour se retirer pendant les chaleurs ?

— Il ne manque pas de maisons à vendre, là comme ailleurs.

— Vous comprenez… je voudrais une petite propriété de sept ou huit cent mille francs, histoire de placer là quelques économies dont je ne sais que faire. Georgina me dit souvent qu’elle étouffe à Paris. On ne peut pas toujours voyager, et l’on aime bien à être chez soi, n’est-ce pas ?

— Certainement, fit le marquis.

Alors je me suis dit à moi-même, continua très haut Mme Fulston, je me suis dit que je pouvais bien me passer la fantaisie d’un mauvais placement. Car c’est mauvais, la terre, cela ne rapporte rien. Mais que voulez-vous ? ma fille a trois millions de dot, tout le monde le sait, trois millions qui sont placés en lieu sûr, à quatre et demi ; je ne crois pas nécessaire d’y rien ajouter, et je peux me permettre une petite folie.

En recevant cette déclaration en pleine poitrine, le marquis s’était senti mal à l’aise, Il en avait pâli.

— Oh ! oh ! pensait-il, c’est un peu yankee tout de même.

Involontairement l’image de la marquise lui revint, avec sa grâce, avec son parfum de patricienne. Il eut un serrement de cœur.

— Ah mon pauvre Bernard ! quelle différence !

Mais le comte accourut à la rescousse. Attiré par un aimant, il se rapprocha tout à fait de Mme Fulston et rattrapa la conversation que son père, découragé, était sur le point d’abandonner.

Au même moment, Mlle Fulston s’avançait, tenant à la main une tasse de thé en argent doublée de vermeil, un vrai bijou, qu’elle présenta au marquis avec la révérence étudiée du professeur le plus en vogue. On la reconnaissait, cette révérence. Toutes les jeunes filles la faisaient de même, sans avoir la permission d’y changer un pli de jarret. Mlle Fulston avait eu beaucoup de peine à y soumettre son grand corps. Mais enfin elle y était arrivée, et, maintenant qu’elle la tenait, elle n’avait garde de la varier.

Sa mère la regarda :

— Comme elle est bien ! pensa-t-elle. Une vraie marquise en herbe !

— Voilà donc cette fleur des pampas ! se disait au même instant M. de Cisay.

Malgré ses répugnances, il accepta le thé, n’ayant pas même l’idée qu’on pût refuser une femme qui vous l’apportait à travers trois salons. Il l’aurait bu, fût-ce une médecine.

— Mademoiselle, je suis vraiment confus…

— Pas du tout, Vous ne veniez pas : j’ai pris le parti d’aller à la montagne.

Elle se mit à rire, avec sa large bouche, et son air dégagé. Aussitôt une nuée de jeunes gens, portant des gâteaux, fondit sur M. de Cisay. Ils bavardaient entre eux, Mlle Fulston insistait ; d’autres personnes, avançant le bras, picoraient dans les assiettes. Le marquis prit son parti en brave :

— Puisqu’il le faut, mangeons ! Grâce à Dieu, j’ai encore l’estomac solide.

Et il se laissa combler, au grand plaisir de Mlle Fulston, qui resta persuadée qu’elle le conquérait tout à fait.

Le comte avait également accepté une tasse de thé et un sandwich. Chez lui, c’était régime.

Il était près de six heures quand on sortit. Le marquis était harassé.

— Tiens, Rodolphe, dit-il tout bas en prenant son pardessus das l’antichambre, je me sens fourbu comme si j’avais forcé un vieux solitaire.

— Vous avez pourtant lunché…

— Oh ! oui…

— Où étais-tu donc, Bernard ? on t’apercevait à peine.

— J’avais retrouvé Albert, mon vieux camarade, qui revient de Chine, Nous causions.

— La Chine ! l’Amérique ! murmura le marquis. Avec tout cela, il n’y a plus de France !

Il s’avança lestement vers la voiture qui attendait dans l’avenue des Champs-Élysées, et monta vite, comme pressé de partir. Le comte suivait.

Bernard, debout sur le trottoir, se mit tout à coup à lever les bras d’un air gai.

— Ah ! te voilà ! quelle joie ! Bonjour, mon cher ami !

C’était Frumand qui passait au même instant.

— Je suis enchanté de te rencontrer.

— Moi aussi.

— Tu viens de là ? dit Frumand avec un geste imperceptible du côté de l’hôtel Fulston.

— Oui.

Le comte s’était retourné. Frumand s’avança vers lui, puis s’approcha de la portière et salua le marquis. La conversation fut vite en train. Frumand n’était jamais à court. Les idées bondissaient entre lui et le marquis, ricochant sur le comte, avec autant d’impromptu que d’à-propos.

Bernard s’était épanoui. Il avait passé son bras sous celui de son ami et se tenait contre lui, avec la tendresse et l’abandon d’un enfant. M. de Cisay revit chez son petit-fils cette physionomie ouverte et cette flamme des yeux qu’il aimait tant.

— À la bonne heure, mon Bernard ! tu as l’air d’un homme heureux.

— Je l’emmène, dit Frumand, avec votre permission, monsieur le marquis.

— Où ça ? demanda le comte.

— Laisse-les donc, dit M. de Cisay. Ne sais-tu pas qu’ils ont toujours quelque complot en train.

Le comte monta dans la voiture.

— Ah ! nous conspirons, monsieur le marquis ; nous conspirons beaucoup contre la société. Nous voulons la refaire.

— Cela n’avance pas vite, risqua le comte en s’asseyant.

— Va donc ! mon Bernard, s’écria M. de Cisay. Il n’y a qu’un temps pour conspirer, et si j’étais plus jeune, je crois, ma parole, que je t’aiderais !

Les chevaux partirent :

— Grand jaseur ! dit le comte en faisant allusion à Frumand.

— Pas du tout ! c’est un brave. Il ne faut pas s’y tromper. Plus que cela, c’est un capitaine, et, par le temps qui court, ils ne sont pas communs,

— Je crains qu’il ne mette des billevesées dans l’esprit de Bernard.

— Tu n’y mettra rien de vulgaire, c’est l’essentiel.

— Le trouvez-vous si distingué ?

— Oui. IL a l’esprit haut, le cœur noble, la manière simple. J’aime ça. Et puis.

— Et puis ?

— Il m’a fait respirer un autre air que celui du salon Fulston. Écoute, Rodolphe, fais tout ce que tu voudras pour ton fils, mais ne m’emmène plus.

— Je ne vous comprends pas. Ces dames sont fort aimables ; leur monde est choisi, aussi choisi qu’on peut le demander à notre époque ; et vous voyez que Bernard est bien vu dans la maison.

— Parbleu ! dit le marquis en éclatant de rire.

— Vous avez entendu ce qu’a dit Mme Fulston à propos de la dot de sa fille ?

— Ah ! je crois bien, que je l’ai entendu !

— Encore une fois, mon père, vous m’étonnez beaucoup.

Le marquis regarda son fils. Puis, dédaignant sans doute de s’expliquer, ou décidé à se vaincre lui-même :

— Bah ! dit-il en plaisantant, c’est une digestion difficile, voilà tout.

Pendant ce temps, Bernard et Framand, causant comme deux frères, se rendaient à leur patronage, à leur chère œuvre d’éducation. En passant devant une église, Bernard avait voulu entrer. Il s’était agenouillé un instant, la tête dans les mains, et s’était relevé plus courageux que jamais, avec sa belle vaillance de jeune chrétien fervent. Puis ils avaient continué leur route, et dans ces heures d’amitié, dans ces heures de dévouement et de foi, toujours trop courtes, toujours combattues, et comme arrachées à grand’-peine, Bernard se sentait pourtant revivre.




IX


Comme le carnaval s’avançait, les fêtes se multipliaient. On avait peine à suffire aux invitations. On se plaignait d’être surmené. Mais on ne manquait à rien et, l’entraînement aidant, on trouvait moyen de suffire à tout. Une foule de gens qui, au commencement de l’hiver, avaient juré de rester chez eux, subissaient cet entraînement. La saison était vraiment brillante. MM. de Cisay sortaient beaucoup. Le marquis se laissait faire assez volontiers, ses goûts le portant vers tout ce qui était joie et mouvement. Les bruits de mariage allaient leur train. Chaque jour en voyait éclore. On parlait beaucoup de l’union probable du vicomte Bernard avec Mlle Fulston. Des intimes qui y avaient fait allusion devant le comte avaient reçu pour réponse un sourire. On savait que les de Cisay allaient souvent chez l’Américaine. Le marquis lui-même y était retourné plusieurs fois.

Un jour, cette nouvelle parvint aux oreilles de Frumand. Il en bondit :

— Non ! s’écria-t-il, non ! ce n’est pas possible !

On lui cita des faits. Il en fut frappé.

— Mais non, se répéta-t-il à lui-même. Bernard aimait une provinciale, il me l’a dit. Je le connais…

Et se mettant en colère, à la seule pensée que ce mariage pourrait être vrai :

— Ah ! c’est à désespérer du monde entier !

Le comte de Cisay semblait de plus en plus pressé d’en finir. Le marquis, au contraire, par répugnance instinctive, gagnait du temps. Bernard n’avait changé ni d’humeur ni d’attitude. Il avait assez de force de caractère pour demeurer impénétrable. La seule chose qu’il ne pût dissimuler était un état de souffrance qui lui enlevait la gaieté de son âge et de son caractère. Le marquis et le comte n’osaient ni l’un ni l’autre l’interroger à fond. Peut-être trouvaient-ils cela malhabile ; peut-être le caractère de Bernard leur en imposait-il à leur insu. Le marquis avait toujours, à intervalles, des révoltes soudaines qui épouvantaient Rodolphe. Ces boutades lui prenaient surtout quand il avait revu de plus près Mlle Fulston.

— Mais il y a de quoi enrager, disait-il, quand on les regarde l’un après l’autre : Bernard qui est un chef-d’œuvre de la nature ; et elle qui a l’air d’un gros hanneton, la tête au vent ! D’ailleurs, il est visible qu’elle ne lui plaît pas. Il a l’air malheureux comme un câble quand nous le traînons chez elle.

— Elle lui plaira plus tard, mon père.

— Jamais de la vie ! Je t’en réponds à l’avance.

Le comte fit un geste qui voulait dire : Il n’y a pas là de quoi se préoccuper. Et tout haut :

— Que voulez-vous, mon père, au bout de quelque temps on ne voit plus la figure de sa femme, c’est connu.

— C’est connu !… Mais c’est là une théorie à faire fuir !… On la voit double, au contraire, double et triple, et quelquefois même, en se multipliant, ça empire !

— On ne la voit plus, continua Rodolphe, et on lui sait gré toute sa vie de vous avoir apporté l’aisance, le luxe, tout ce qui fait le charme de l’existence.

— Il y a différents charmes, pensa le marquis.

— Songez donc, mon père, que sa dot est énorme. Ne voyez-vous pas quelle aisance, quelle supériorité, une pareille fortune va nous redonner ? Bernard pourra prétendre à tout.

— À quoi veux-tu qu’il prétende, une fois marié ? Le rêves-tu président de la république, par alliance avec les États-Unis ?

Le comte fit un geste vif :

— Ne plaisantons pas, je vous en conjure. C’est trop grave. C’est notre avenir à tous, c’est notre vie que nous jouons en ce moment.

— Allons, bon ! nous voilà dans le drame.

— Mais c’est vous qui en faites. Moi, je ne prétends qu’à une chose très simple, qui est de faire faire un bon mariage à mon fils.

— Dis… un riche mariage.

— Si vous le voulez. À mon sens, il n’y a que ceux-là de bons. Et en somme, je ne vois pas quels sacrifices nous avons à faire, car elle est très bien, cette jeune fille, elle n’est ni borgne ni boiteuse, ni…

— Il ne faudrait plus que cela !

— Elle a une belle santé, un air aimable…

Le marquis s’échauffait. Il avait pris son chapeau et, à mesure que Rodolphe faisait son énumération, il s’avançait vers la porte à petits pas saccadés. En mettant la main sur le bouton, il se retourna.

— Tiens, Rodolphe, il me vient une idée. Épouse-la donc, puisque tu es veuf…

Le comte resta atterré. Tant de légèreté le suffoquait. Sur le moment, il ne trouva rien à répondre. Quant au marquis, il avait pris la porte, et on l’entendait traverser l’antichambre en sifflotant.

— Il ne faut pas se le dissimuler, murmura le comte. Il n’y a que moi ici qui aie le sens commun.

Plus que jamais, il s’enfonça dans ses réflexions, dans ses projets. Se sentant fort et très sûr de lui-même, il se rassura :

— Il suffit d’une boussole pour conduire un navire.

D’ailleurs, M. de Cisay sembla n’avoir attaché aucune importance à leur conversation. Il n’en reparla pas et continua d’agir comme par le passé. Une fois même il fit l’éloge de Mlle Fulston devant Bernard. C’était à n’y rien comprendre.

— Sa tête tourne comme le vent, pensa le comte. Rendons-nous maître du vent, et filons vers le port.

Un matin, le marquis rentra déjeuner tout guilleret, tout joyeux. Il jeta sur la table trois jolies cartes bleues, avec une couronne au coin :

— C’est pour mardi. Soirée intime chez ma vieille amie la comtesse de Ferrand. Voilà nos invitations qu’on vient d’apporter.

Bernard avança la main. Son front se colora. Il décacheta vite et s’absorba dans la lecture, peu compliquée pourtant, de sa carte imprimée. Le comte avait froncé le sourcil. Le marquis riait.

Mme de Ferrand était, en effet, une vieille amie de la famille. C’était une digne femme, très respectée. Elle avait beaucoup connu et beaucoup aimé la marquise, avec qui elle était même un peu parente, et elle était restée liée avec M. de Cisay, par sympathie de caractère et par religion de souvenir. Mais, grâce à une singulière coïncidence, elle était en même temps la marraine de Jeanne d’Oyrelles, et le comte ne l’ignorait point, et Bernard le savait parfaitement. Chaque année, aux environs du carême, un peu avant et un peu après, Mme d’Oyrelles venait avec sa fille passer six semaines à Paris, chez Mme de Ferrand. C’était l’occasion de distraire Jeanne, de la faire assister à des cours supplémentaires, à des concerts, à des sermons, et même à quelques soirées depuis qu’elle était en âge de voir le monde. Mme de Ferrand appréciait Mme d’Oyrelles, qu’elle connaissait d’enfance, qu’elle avait suivie à travers de courtes années de bonheur et de longues années de chagrin ; elle s’était fait une joie de l’aider dans l’œuvre si complexe de l’éducation d’un enfant. « C’est un peu ma fille, disait-elle en parlant de Jeanne. » L’été, elle allait à son tour en villégiature à la Gerbière, et sa présence créait un lien de plus avec les de Cisay. Mme de Ferrand voyait peu de monde. Elle lisait beaucoup, elle aimait l’art et faisait de fort jolies aquarelles. Son mari, qui était mort depuis quelques années seulement, avait été un collectionneur. Il avait réuni de vieilles faïences, de vieux bahuts, de vieilles tapisseries, le tout avec beaucoup de goût et une véritable science d’antiquaire. Aussi l’appartement de Mme de Ferrand était un vrai musée. On n’avançait pas à regarder les choses curieuses qui s’y trouvaient groupées. Il en sortait un parfum de vétusté dû aux objets, à l’aspect grave et un peu recueilli de chaque pièce, à un ordre que rien ne troublait et à l’apparence même de la maîtresse de maison.

Mme de Ferrand n’avait jamais été mère. C’était une grande figure, pale, allongée, avec des yeux très doux, des manières parfaites, des mains effilées, aux tons de cire, et une sorte de lenteur monacale dans ses moindres mouvements. Elle était de ces gens qui font bien tout ce qu’ils ont à faire, mais auxquels il suffit de peu pour remplir une journée. Pourquoi se serait-elle pressée ? Rien dans sa vie n’avait jamais sollicité son activité, et les goûts de M. de Ferrand le portant aussi vers ce qui était tranquille et raffiné, ils s’étaient arrangé l’existence la plus perfectionnée du monde, existence qu’elle avait continuée depuis son veuvage. Chaque chose avait donc sa place : les objets, les amis, les études, la charité, les petits voyages, toujours les mêmes, et les causeries quand arrivait le soir. Car Mme de Ferrand causait fort bien. Plus instruite que la plupart des femmes, et en des branches diverses, n’ayant rien d’inopiné, rien de trop personnel, elle s’entendait merveilleusement à faire valoir son interlocuteur, à lui donner la réplique, à l’écouter et surtout à le mettre sur un terrain favorable. Son esprit ne visait pas au brillant et par là même ne choquait jamais. Elle glissait, ne heurtant pas plus les idées des autres que les faïences des tables. Cela ne l’empêchait pas d’avoir sa manière de voir ; elle n’apportait même aucun changement dans ses dispositions morales pas plus que dans ses installations extérieures, mais la forme était d’une aménité, d’une facilité, qui lui avait créé une réputation à part. Mme de Ferrand était une autorité. On comptait avec elle.

Quand Jeanne arrivait, toute cette tranquillité s’agitait un peu. Sa jeunesse, son entrain, jetaient une lumière dans ce clair-obscur, lumière qui allait éveiller un rayon jusqu’au fond sculpté des vieux bahuts. D’ailleurs, par un contraste assez fréquent, Mme de Ferrand aimait les natures expansives : « Tu me réchauffes, » disait-elle à Jeanne. Car c’était une de ses manies d’être glacée jusqu’au cœur de l’été.

Jeanne, ayant naturellement l’esprit très ouvert, comme elle avait les yeux, avait beaucoup profité des divers talents de sa marraine. Son goût s’était formé au contact des vieilleries artistiques. Son intelligence s’était fortifiée en entendant causer. Elle dessinait avec Mme de Ferrand, et sa mère, habile à faire sortir un enseignement de toute circonstance, redressait, échauffait, expliquait ensuite avec elle ce qu’elle avait vu et entendu. Il n’y avait pas jusqu’aux objets du musée qui n’eussent contribué à l’éducation de Jeanne. Parfois on la trouvait pensive devant une statuette ou même devant une fine sculpture qui courait le long d’une armoire. Elle avait eu des colloques avec les bergères en tapisserie et des envolements avec les grands oiseaux qui montent au-dessus des roseaux. Émotions vagues, rêves d’enfant, pendant lesquels l’âme se forme et le souvenir se creuse. Sillon ineffaçable où poussera ensuite le grain de la vie.

Cette année-là, quand Jeanne arriva, Mme de Ferrand eut un étonnement. Elle la trouva tout d’un coup si jolie, si faite, qu’elle lui demanda naïvement :

— Mais quel âge as-tu donc ?

Dix-neuf ans, marraine…, vous savez bien.

— C’est juste. Je n’y pensais plus.

Non, elle n’y pensait plus. Elle croyait peut-être que cette enfant allait demeurer à la même place, comme les bibelots de son mobilier, et elle était tout étonnée de voir qu’elle s’était épanouie. Elle se mit donc à la traiter en grande jeune fille et déclara que le temps était venu de donner une soirée chez elle à l’intention de Jeanne, projet qu’elle étudiait depuis longtemps et qui lui parut à point pour se réaliser.

Ce fut un événement. Il fallut déménager certains meubles. Il fallut poser des lustres sans endommager les panneaux. Pour personne au monde, si ce n’est pour Jeanne, Mme de Ferrand ne se fût donnée une peine semblable. Mais elle voulait que sa réception fût, comme elle-même, très parfaite, et elle y apporta tous ses soins. D’ailleurs Jeanne l’aidait et la récompensait à chaque instant. Personne ne s’entendait mieux à transporter un objet fragile d’une main adroite et légère, à relever une portière, à placer des fleurs, et surtout à montrer sa joie, ce qui était pour Mme de Ferrand un remerciement perpétuel. Les invitations avaient été, comme le reste, étudiées et choisies. Elles étaient peu nombreuses, mais triées sur le volet, et faites de façon qu’on fût flatté de les recevoir. Aussi, personne ne refusa. Personne : pas même le comte Rodolphe de Cisay, qui en aurait eu fort envie. Il dut se résigner, et accepter. Beaucoup de raisons l’y forcèrent : la situation personnelle de Mme de Ferrand, l’impolitesse notoire qu’il y aurait eue à ne pas se montrer chez elle alors qu’on allait partout ailleurs, les vieilles relations du marquis, la crainte de se heurter en résistant à une volonté arrêtée de M. de Cisay, et enfin le voisinage de campagne avec Mme d’Oyrelles et le désir de garder des relations mondaines d’autant plus courtoises, que les relations intimes le deviendraient moins. D’ailleurs la soirée promettait d’être charmante, et elle le fut en effet. Il n’y avait pas beaucoup de monde, les salons étant petits et Mme de Ferrand détestant la cohue. Mais quel joli ensemble ! quel goût discret ! Les gens se connaissaient, et la plupart depuis longtemps. On se sentait à l’aise, on se retrouvait avec joie, et la maîtresse de maison ondoyait de l’un à l’autre avec sa souplesse de corps et d’esprit. Peu de danseuses : trois ou quatre jeunes femmes et autant de jeunes filles. Mais c’était la fine fleur d’un monde élégant dans lequel Mme de Ferrand avait toujours vécu. Le marquis rayonnait. Dès les premiers pas, il ressentit un tel bien-être, qu’il se prit à regarder autour de lui pour savoir d’où cela lui venait. Certes, pendant ce dernier hiver, il en avait vu des soirées et des fêtes ; mais aucune qui eût ce charme, dû à la personnalité intelligente de sa vieille amie. Peu à peu la gaieté naquit, et d’autant plus sincère qu’on ne l’avait point forcée. Plusieurs des jeunes gens et des jeunes filles, amis d’enfance, s’appelaient par leur petit nom. Et les grands parents ne s’en étonnaient guère, occupés qu’ils étaient à repasser entre eux de vieux souvenirs de jeunesse. Là, point de chocs, point de heurts. Mots et gestes, tout était d’accord. Les femmes savaient de quel ton il fallait parler aux hommes. Peut-être, au fond des choses, y avait-il, comme partout, des rivalités vivaces. Mais c’était enveloppé de velours.

Le marquis s’en donnait à cœur joie de causer. Tout vieux qu’il fût, il était encore très brillant. Il portait le frac avec une désinvolture que de plus jeunes pouvaient lui envier ; il avait l’œil vif ; son teint, un peu chaud, rajeunissait sous la lumière, et les deux touffes de cheveux blancs, légèrement poudrés, qu’il faisait savamment bouffer à la hauteur des tempes, étaient d’une coquetterie, d’une élégance, d’un raffinement ! Il avait toujours des succès, c’était visible. On l’entourait. Mme de Ferrand lui consacrait tous les loisirs dont elle pouvait disposer.

— Mon Dieu ! que votre Bernard est charmant, lui disait-elle à mi-voix. Que vous devez en être fier ! C’est une flatterie vivante à votre endroit.

— Ne me le dites pas ; je serais tenté de le croire…

— C’est très original de vous voir tous les trois réunis ! Cela prête aux études comparées, aux études sociales. Je m’étonne que M. Le Play ne vous ait pas déjà croqués.

— Non. Comme famille souche nous ne sommes pas un exemple. Mais tels que nous voilà, nous représentons un siècle.

— C’est vrai.

— Oui, oui. J’y ai souvent pensé. Il faut trois de Cisay pour faire un siècle. Tant bien que mal nous faisons le nôtre. Il n’est pas fameux, mais c’est égal ; comme vous le disiez tout à l’heure, il finit mieux qu’il n’a commencé.

— Je n’ai pas dit cela. Vous me faites parler.

— Non, je pense tout haut pour vous et pour moi. Nous sommes en progrès, c’est évident, et ma génération était elle-même en progrès sur le dix-huitième.

— Ah ! vous croyez ? dit-elle en souriant.

— Je me rappelle fort bien mon père. Il avait de diables d’idées libérales. Il était voltairien comme la Prusse, et quand il parlait de mon grand-père et de mon bisaïeul, ce n’était point pour édifier le prochain.

— Vous dites cela avec une fierté…

— Ce n’est pas ma faute. Il est clair que tout le monde n’a pas des ancêtres, et que ceux qui en ont ne peuvent pas les refaire.

— Et puis, vous en avez d’autres. Sous Louis XIV, il doit y avoir des braves ?

— Oui, ces trois-là savaient leur affaire. C’étaient des batailleurs, toujours l’épée en main. Il n’y a que le dernier qui, sur la fin de sa vie, très gêné de ses blessures, avait un peu tourné aux lettres.

— Je suis sûre que Bernard aime beaucoup fouiller vos vieux papiers ?

— Oui et non. Il est surtout occupé de l’avenir.

Mme de Ferrand devint attentive :

— Comment cela ?

— Oh ! il a d’étranges idées… des idées neuves. Il est un peu épris d’idéal, mon Bernard.

— Ce n’est pas un tort.

— Il sait qu’une aristocratie a des devoirs sociaux, qu’il faut que la noblesse reprenne sa place, à la tête de la société, et pour cela, il veut s’employer à la régénérer, par l’exemple, par l’habitation constante dans ses terres, par des œuvres qui se sont fondées dans ce but. Je les entends, ces jeunes gens qui se disent entre eux : « Nous allons reconquérir le sol de la France, pied à pied, comme les chevaliers, nos ancêtres, l’ont conquis sur les païens !… »

— Bravo ! bravo ! s’écria Mme de Ferrand. Comment s’y prennent-ils ?

— Ils s’associent, ils se groupent, ils mettent en commun leur zèle et leurs idées.

— De mieux en mieux. Il faudra que je le fasse causer là-dessus. Je ne savais pas qu’il fût si lancé.

— Oh ! il est en plein dans le mouvement. Rodolphe en rit. Moi, qui n’en aurais pas fait autant et qui me suis laissé vivre sans me demander pourquoi, je ne puis m’empêcher de trouver l’idée généreuse, oui, généreuse, et même brave. Je ne m’étonne pas que Bernard s’y soit donné, car, en le voyant agir, j’ai quelquefois des regrets, comme les vieux chevaux qui entendent sonner la charge.

— Et ses amis pensent comme lui ?

— Ses amis sont enragés. Ils ont d’ailleurs une conception très large de ce qu’ils appellent l’aristocratie. Ils y admettent tout ce qui s’élève au-dessus de la masse par la supériorité de l’intelligence ou la hauteur des doctrines.

Mme de Ferrand eut un sourire, puis elle resta pensive.

— Vous avez raison, dit-elle enfin ; le siècle menace de bien finir.

Au même instant la robe blanche de Jeanne qui dansait, la frôla.

Elle leva les yeux. Le marquis en fit autant. Jeanne dansait avec Bernard, sur l’épaule duquel elle s’appuyait légèrement. Il la soutenait, l’enveloppant de son bras. Il y avait en eux tant de jeunesse et une si parfaite harmonie, qu’on ne pouvait les regarder sans éprouver cette émotion rapide et sûre qui nous saisit devant n’importe quelle émanation de la beauté. Le marquis, peu habitué à se contraindre, se pencha à l’oreille de Mme de Ferrand :

— Me permettez-vous de vous dire ce que je pense de votre filleule ?

— Oui. Vous pensez comme moi : c’est une bouffée de printemps. Je le sais d’avance. Quand elle arrive, j’ai l’instinct de me mettre à la fenêtre pour entendre chanter l’hirondelle.

Le marquis se tut. Elle exprimait ce qu’il avait ressenti. Son regard suivit Jeanne et Bernard que la valse avait entraînés plus loin. Jeanne était vêtue simplement. Mais la légèreté et la blancheur de sa robe convenaient à son genre de beauté. Elle avait une taille à elle, faite de souplesse et d’un modelé ferme et élégant, une taille qui n’était point un corset. Ses cheveux blonds, très relevés, semblaient retenus par une aigrette de fleurs piquée au sommet, et cette aigrette était une branche de cerisier sauvage. Tout en dansant, elle causait, car la danse lui semblait si naturelle et si facile, qu’elle n’avait pas besoin de s’y appliquer. On voyait ses lèvres s’entr’ouvrir, ses dents briller, et son regard, sur lequel s’abaissaient et se relevaient les paupières, son regard souriait en même temps que sa bouche. Bernard ! Bernard n’était plus le même homme. Son visage était transfiguré. Le reflet d’un bonheur intense courait sur toute sa personne. Ils causaient. Jeanne parlait de guignes. Pourquoi ? Elle avait une façon délicieuse de prononcer ce mot de guignes, une façon de loriot « qui mange des cerises et laisse les noyaux. »

Mme de Ferrand, qui la regardait encore, soupira vaguement :

— Quand je la vois si parfaite, dit-elle au marquis, je tremble, parce que ces femmes-là ne sont point de la terre. Elles y souffrent ou elles y meurent. Vous le savez, mon pauvre ami.

M. de Cisay ne répondit pas ; soit que cette comparaison l’eût attendri, soit que sa pensée fût ailleurs. Jeanne et Bernard revenaient vers eux. C’était le tour de Bernard de parler. Ce qu’il disait les amusait tous deux, car ils riaient du même rire.

— C’est étrange, pensa le marquis. Il est redevenu lui-même. Voilà mon Bernard retrouvé.

Ils arrivaient près de Mme de Ferrand. Jeanne s’arrêta, sans quitter le bras de Bernard. Elle se tourna vers M. de Cisay :

— Nous parlions de vous, monsieur le marquis.

— De moi ! fit-il, tombant des nues.

— Sans doute. Cela vous étonne ?

— Un peu, mademoiselle Jeanne.

Le bon marquis s’épanouissait. Déjà charmé, il ne résistait point à l’enchantement de ce jeune bonheur, de ce double bonheur qui éclatait sous ses yeux ; il avait la bouche ouverte pour un compliment, et Jeanne avait trouvé moyen de remuer son vieux cœur. Mais quelqu’un s’était approché, quelqu’un qui commençait de causer avec Mme de Ferrand et qui salua Jeanne, non sans cérémonie. C’était le comte de Cisay. Il fit sur son père l’effet d’un seau d’eau froide. Bernard lui-même eut comme un frisson. Vent d’hiver qui fit rafle de sa gaieté.

— Comment va votre âne, mademoiselle Jeanne ? demanda le comte. S’est-il amendé ?

Ce n’était rien, sans doute. Mais c’était dit sur un ton si sec, si mordant, qu’on ne pouvait manquer de s’en froisser.

Jeanne répondit quelque phrase banale ; sans savoir pourquoi, elle était devenue triste. On eût dit que du beau cerisier qui planait sur leurs amours, les oiseaux venaient de s’envoler à tire-d’aile, et, que, dans leur frayeur, ils avaient jeté à terre les fleurs fraîches et toute la neige d’avril. Pourtant, le marquis essaya de réagir. Il fut d’autant plus aimable que Rodolphe avait le regard plus dur. Mme de Ferrand avait promené ses yeux clairs de l’une à l’autre génération des de Cisay. Sans se hâter, comme d’habitude, elle se faisait une opinion.

La valse était finie. Bernard dut reconduire Jeanne. Il jouissait encore de la sentir près de lui. Mais ce n’était plus le fol élan qui l’avait saisi en entrant, ce n’était plus l’ivresse irraisonnée qu’il n’avait pas même pensé à combattre. La figure du comte s’était levée, stricte et impérieuse entre Bernard et son bonheur. L’idée de l’argent, cette horrible idée, sonnait à ses oreilles, comme un glas, avec des tintements métalliques qui lui étaient odieux.

Quand il eut quitté Jeanne, il se retira dans un petit salon d’où il pouvait la voir encore. C’était le coin aux livres, un boudoir où Mme de Ferrand recevait ses intimes. Elle y avait réuni ce qu’elle possédait de plus exquis en fait d’œuvres d’art, et n’avait pas eu le courage de le déménager à l’occasion de la soirée, de sorte qu’on n’y dansait pas.

Bernard s’affaissa dans un fauteuil. Il regarda nonchalamment le petit salon qui n’avait point un air de fête comme le reste de l’appartement. On voyait qu’on s’y était tenu tout le jour. Un ouvrage en broderie pendait au bord d’une table et sur un chevalet, dans un angle, un dessin était ébauché. Bernard s’en approcha. C’était la Gerbière, peut-être l’œuvre de Jeanne dans la dernière après-midi. Il se tint debout, attentif aux moindres détails et cherchant celle qu’il aimait entre les arbres et les tourelles. Il s’oubliait encore une fois dans une contemplation. Rêveur incorrigible, oiseau de trop large envergure qu’un coup d’aile enlevait. Un bruit de voix le rappela subitement à lui-même. Deux personnes venaient d’entrer dans le petit salon pendant qu’il avait le dos tourné : Mme d’Oyrelles et le comte de Cisay. Ils causaient. Elle avait voulu lui montrer une tapisserie et ils étaient venus ensemble jusque-là. Tous deux, en surprenant Bernard, eurent un étonnement. Tous deux s’aperçurent qu’il regardait le dessin de la Gerbière et même qu’il rêvait en le regardant. Mais ni l’un ni l’autre ne le montrèrent. Bernard seul fut confus et troublé, en dépit de ses efforts pour n’en rien laisser paraître.

Pourtant le comte avait eu besoin de son empire sur lui-même et de tout son savoir-vivre pour ne pas trahir son mécontentement. Tout l’irritait dans cette soirée : la joie de Bernard, l’attitude du marquis, la présence de Jeanne. Mais il était beau joueur. Il fut donc aimable autant qu’il était capable de l’être et tint à se montrer en conversation polie avec Mme d’Oyrelles, sa voisine de campagne. Quant au marquis, il s’était décidément regimbé contre les préventions de Rodolphe. À mesure que la soirée s’avançait, il trouvait Jeanne plus séduisante. Elle lui avait positivement un peu tourné la tête. Plusieurs fois il était allé causer avec elle, et Mme de Ferrand lui avait dit en souriant :

— Vous vous croyez donc le droit de vous passer de ma permission pour faire un doigt de cour à ma filleule ?

Le comte avait par hasard entendu. Il était furieux, au fond de lui-même, furieux de cette fureur froide et concentrée, d’autant plus violente qu’il la dominait davantage. Aussi, quand la vieille voiture roula sur le pavé, les emmenant tous les trois, il se tint très sombre dans son coin. Le marquis, au contraire, en veine d’expansion, attira Bernard et lui dit un mot à voix basse, un mot de tendresse sans doute. Il faisait nuit noire. Paris dormait. Sur le siège, à côté du cocher, était monté Courtois qui avait, lui aussi, assisté à la soirée. Connaissant le domestique de Mme de Ferrand, il était venu voir la fête, dans l’antichambre.

Le marquis se coucha de fort belle humeur. Il causa même avec Courtois et le fit causer. Il se prit à rire en voyant le livre que Courtois avait préparé sur la table :

— Tiens, c’en est un nouveau ! Tu croyais que j’avais fini l’ancien ? Pas de danger, mon brave Courtois. Il n’y a que les mauvais remèdes qu’on épuise. Les bons font leur effet tout de suite, à légère dose. D’ailleurs je me sens déjà sommeil après cette bonne soirée. J’ai même commencé un rêve… Éteins la bougie, Courtois.

Le valet de chambre se retira, sur la pointe de ses pantoufles, et rencontra dans le corridor son amie Rosa qui avait veillé pour attendre Bernard, quoique Bernard se fût fâché vingt fois à ce propos, et quelle sût fort bien qu’il n’avait point besoin de son service. Mais elle voulait voir, la vieille nourrice ! À part sa curiosité native, elle avait un peu de cet instinct maternel, toujours à l’affût, qui reste de longues nuits éveillé pour saisir, quand l’enfant rentre, un jeu de physionomie, un air de visage, toutes choses qui pourraient être effacées le lendemain au réveil, toutes choses qui parlent, et mieux qu’un discours.

Elle fut ravie de rencontrer Courtois, et, à voix basse, leur flambeau à la main, ils causèrent quelques instants.

— C’était beau, Courtois ?

— Oui. C’est toujours très bien chez Mme la comtesse de Ferrand.

— Et M. Bernard ?

— Ah ! ah ! M. Bernard !

— Eh bien ?

Courtois se pencha vers l’oreille de Rosa.

— Ils sont tous deux amoureux… et de la même. C’est moi qui vous le dis.

— Qui ça, amoureux ?

M. le marquis, donc, et M. Bernard.

— Mais vous déraisonnez, Courtois. C’est le champagne…

— Pas le moins du monde. Je suis sûr que Mlle Jeanne les a ensorcelés tous les deux.

Mlle Jeanne, dites-vous ?

Courtois mit ses gros doigts sur sa bouche.

— Jolie, dit-il, comme une princesse, jolie, ma foi, presque autant que madame, notre défunte marquise. J’ai bien vu que M. le marquis y pensait.

— Et M. le comte ?

— Pas content, Rosa, pas content du tout.

— Allons, dit-elle, assez satisfaite de son vieil associé, allons, c’est bien, Courtois ; nous reverrons cela demain, au clair du jour.

Au lieu de se mettre au lit, le comte était rentré dans son cabinet et s’était pris à réfléchir. Cette soirée avait irrité ses nerfs et affermi ses convictions. Ne pouvant plus douter que Bernard fût encore épris de Jeanne, il se préparait à agir en conséquence.

Sur sa table étaient rangés des papiers que Durandal lui avait apportés pendant la journée. C’étaient les contrats de prêts et d’hypothèques sur Chanteloup que le comte devait lire et présenter à la signature du marquis. C’est à peine s’il avait eu le temps de les regarder avant d’aller chez Mme de Ferrand.

— Laissez-les-moi, avait-il dit au notaire, et revenez demain. Nous signerons.

Il parcourut les pièces, le sourcil froncé. Durandal, pour atténuer l’humiliation, avait obtenu des prêteurs de ne pas prendre hypothèque sur le château et les réserves. Ils s’étaient contentés, comme garantie, de plusieurs fermes, choisies parmi les plus éloignées.

— Mais qui donc prête la somme ?

En feuilletant, il trouva la pièce qu’il cherchait et vit que le bailleur de fonds était un bonhomme de Chanteloup même, son propre adjoint :

— Diable ! dit-il entre ses dents, c’est désagréable. L’aurait-on cru si riche ? Il a économisé radis par radis.

Puis, repoussant les dossiers avec un geste violent, il se rejeta en arrière, dans le fauteuil :

— Et voilà le moment que choisit mon père pour papillonner avec Bernard autour d’une fille sans fortune !

Dans le silence de la nuit, les choses lui apparurent plus clairement encore. Il vit que Bernard était profondément amoureux de Jeanne. Il vit que le marquis était d’une faiblesse insigne. Il vit que leurs affaires d’argent étaient criardes et qu’il fallait les relever à tout prix. L’évidence lui en sauta aux yeux. Pour accomplir cette besogne, plus que jamais il se sentit seul.

— En principe, mon père est de mon avis ; en fait, il ne résiste pas à une impression.

Alors, en bon général, il s’en prit droit à l’obstacle :

— L’obstacle, c’est Mlle d’Oyrelles. Tant que Bernard y songera, je ne le convaincrai point de la nécessité d’une autre union.

Il se rendait parfaitement compte que Bernard, si on pouvait arriver à le détourner de Jeanne, n’aimerait pas de la sorte deux fois dans sa vie. Il prévoyait d’avance l’état d’indifférence dans lequel son fils passerait après la rupture de ce premier amour.

— Alors, se disait-il, la pensée de Jeanne une fois arrachée, il rentrera dans les réalités, et se mariera comme doit faire un homme sage.

C’était bien raisonné. Mais le difficile était de supprimer l’obstacle, c’est-à-dire de supprimer Jeanne d’Oyrelles.

Il ne faudrait pas s’y tromper, et croire qu’en agissant ainsi le comte était dur, était cruel vis-à-vis de son fils. Quand le chirurgien coupe et tranche, il ne songe même pas à s’attendrir sur le malade ; il a l’idée du bien qu’il va faire et jamais celle de la souffrance qu’il cause. Le comte aimait Bernard, non pas tendrement, sa nature n’en était pas capable, mais profondément. Le bien de cet enfant, le bien de sa race était sa préoccupation constante, et pour y arriver, il taillait dans le vif. Son erreur était de se placer à son propre point de vue pour juger du bonheur humain, et ce qu’il avait rêvé pour lui-même, c’est-à-dire la richesse, la grandeur, le luxe, de le chercher avec la même âpreté pour le donner à son unique fils. Les questions de sentiment, peu développées chez lui, étaient à ses yeux des questions secondaires dont il était utile et mâle de ne jamais s’embarrasser.

De long en large, les mains derrière le dos, le comte se mit à marcher dans son cabinet. Sa pensée courait par le monde, À grandes chevauchées. Tout ce qu’il avait d’imagination était en jeu. Il se faisait une poussée dans toutes les parties inventives de son cerveau.

Des projets, des images, vingt figures différentes passaient devant lui. Visions fugaces qui s’abîmaient dans l’ombre sans être relevées par sa volonté.

Tout à coup une idée le frappa. Quelque chose brilla dans ses yeux.

— Pourquoi pas ? ce serait parfait. Elle serait certainement heureuse et nous serions délivrés du même coup.

Mais pour en arriver là, il lui fallait un auxiliaire. Par une chaîne de pensées il fut alors ramené vers une vieille dame qu’il connaissait beaucoup, Mme Magnin, une parente de sa femme. Il eut un sourire :

— Elle réussira… Elle n’en manque pas un !

Mme Magnin était une petite femme chétive, maigre et sentimentale. Fort malheureuse en ménage, elle ne rêvait que de marier les gens. Ce n’était point vengeance. Bien loin de là ! C’était au contraire idéal rentré. Elle était sincère en s’imaginant être utile à l’humanité. Cela lui paraissait beau de faire le bonheur des autres. Elle croyait s’y connaître. On en souriait dans le monde, on se racontait tout bas sa manie — innocente, disaient les uns, cruelle, soutenaient les autres ; — et, en somme, on la laissait faire, car Mme Magnin était une femme qu’on plaignait et qui se donnait de la peine pour être aimable. Elle recevait beaucoup, ce qui facilitait ses entreprises. Les mères de familles, qu’elles songeassent ou non à son idée fixe, y conduisaient volontiers leurs enfants. Sitôt que Mme Magnin voyait un jeune homme, sitôt qu’elle voyait une jeune fille, elle se disait : « À qui conviennent-ils ? » Talent s’impose, là comme ailleurs ; et il est certain que cette frêle personne avait un talent réel pour assortir les gens du premier coup d’œil. Talent, avons-nous dit ; elle eut pensé : vocation. Car c’est à la hauteur d’une vocation que sa sensibilité égarée plaçait le désir de faire des heureux. D’ailleurs, l’hymen conclu, elle se retirait. Cela ne la regardait plus, et surtout ne l’intéressait plus. Au lieu de s’attendre à de la reconnaissance ou de chercher à l’imposer, comme tant d’autres, elle trouvait simple d’être oubliée, oubliant elle-même. C’était un des mérites de ses œuvres matrimoniales. Aussi répétait-elle naïvement :

— Je n’ai jamais reçu un reproche.

Quand elle avait fait son cadeau, elle disparaissait,

— Comme les fées, disait le marquis, qui étaient des personnes de beaucoup d’esprit.

Le comte, en temps ordinaire, n’avait pas assez d’épigrammes pour les travers de sa vieille cousine. Peut-être avait-il eu à s’en défendre. En tout cas, il ne lui avait pas confié Bernard, fidèle à son principe de mener seul ses propres affaires. Mais, dans la circonstance, l’activité de Mme Magnin lui parut d’une incomparable ressource.

— C’est ce qu’il me faut, pensa-t-il. Elle va faire son plan, et comme le projet se présente sous d’excellents dehors, elle l’enlèvera de main de maître.

Fort de son idée, il s’assit devant la table et écrivit deux mots à Mme Magnin pour la prier de lui accorder un rendez-vous « d’affaires. » Cela fait, il se sentit plus tranquille, et fut, comme toujours, extrêmement satisfait de lui-même. Le moyen qu’il venait de trouver pour se jeter à la traverse des amours de Bernard flattait à la fois ses instincts d’habileté et ses instincts de prudence. Le comte de Cisay était de ceux qui aiment à faire jouer les ressorts sans se montrer. Comme toutes les natures froides, qui n’ont point de goût pour l’assaut, il n’aimait pas attaquer de front. En revanche, les prises à rebours lui allaient fort. Il n’avait jamais eu à leur égard le moindre soupçon de déloyauté.

Voyant filtrer sous les rideaux une première lueur du jour naissant qui allait bientôt combattre la lumière affaiblie de sa lampe, il tira brusquement sa montre. Le temps avait marché. Il était sept heures du matin. Il sonna, donna ordre de porter sa lettre à la première poste. Puis, rentrant dans sa chambre, le visage tiré, les yeux creux, avec cette lassitude adhérente à chaque trait que laisse une nuit sans sommeil, il se dit :

— Qu’importe le repos ?… Avant tout, il fallait jouer serré !


X


Les jours qui suivirent ressemblèrent, dans l’hôtel de Cisay, à des lendemains de bataille, tristes et longs. Le marquis, d’humeur incertaine, tantôt bavard, tantôt morose, semblait prendre à tâche de taquiner Rodolphe. Il lui mordait les jambes ; il eût mis en rage un tempérament tant soit peu nerveux. Se croyant tenu, par raison, d’approuver la conduite de son fils, il s’en vengeait en détail en le harcelant, en lui cherchant chicane à propos de tout. Manière d’agir où glissent aisément les caractères faibles. Le comte y prêtait le flanc, étant plus que jamais renfermé en lui-même. Il sortait beaucoup et parlait fort peu.

— Cela ne t’étouffe pas de manger sans rien dire ? lui demandait le marquis de son ton narquois. Autant te faire Chartreux. Tu y tournes, d’ailleurs. Tu maigris, et ton teint de cheminée a des lueurs claustrales qui font honneur à ton austérité.

— Chacun prend la vie comme il peut. Les uns en rient. Les autres en pleurent. Certains passent leur temps à gazouiller comme les hirondelles, certains travaillent en silence, comme les fourmis. Il ne m’appartient pas de décider ce qui vaut le mieux.

— Mais, dit Bernard, ce n’est point une question de comparaison. C’est une simple question de fait. Chacun de nous est créé avec des aptitudes diverses et doit coopérer d’une manière différente à l’œuvre commune, sans qu’il y ait lieu à blâme ou à supériorité.

— C’est consolant, ce que tu dis-là, mon petit Bernard, interrompit le marquis. J’aime assez cette philosophie. C’est la raison des oiseaux, une jolie raison, toute chantante, une raison qui a des ailes, au moins, et qui peut monter…

— Bah ! dit Rodolphe, les ailes ne sont jamais que du luxe. C’est avec les pieds que l’oiseau gratte la terre, c’est avec le bec qu’il cherche sa vie. Pour eux comme pour nous, c’est là l’essentiel. Le reste n’est qu’un badinage.

— Eh bien ! s’écria le marquis en s’échauffant, que ceux qui ont des pattes gardent leurs pattes ! Moi, je suis pour le sucre dans le café, pour le vol dans l’oiseau, et je me sens plein d’excuses pour ceux qui ont un grain de folie au coin du cœur !

Le comte ne répondit rien. Craignait-il que la discussion ne déviât sur un terrain glissant ; renonçait-il au combat, fort de ses convictions ? Il prétexta une course à faire, et se hâta de sortir.

Mais Bernard, recevant le contre-coup des escarmouches que se livraient incessamment son père et son grand-père, sachant bien qu’il en était l’enjeu, devenait plus triste de jour en jour. La soirée de Mme de Ferrand, cette soirée qui l’avait d’abord charmé, ne lui avait laissé qu’une plus lourde peine. En revoyant Jeanne, il avait senti mieux que jamais qu’elle était parfaite et qu’il l’aimait. Un instant, il s’était livré à ce rayonnement de bonheur qu’elle éveillait en lui, rayonnement où toutes les facultés de son âme trouvaient leur compte, où tous les sentiments de justice, de vérité, de sagesse étaient satisfaits comme l’était aussi la flamme de sa jeunesse. Puis, en rentrant à l’hôtel de Cisay, il avait retrouvé les volontés de son père, les obligations de son rang et même, il le sentait à travers des instants de faiblesse, certains penchants de son grand-père pour une autre union. Il se voyait au moment d’être pressé d’en finir. C’était en lui une lutte perpétuelle dans laquelle il ne pouvait ni se vaincre ni se dérober. Bernard en était arrivé à ce point où la souffrance éprouve le besoin de s’épancher. Lui, jusqu’alors si fort et si jaloux de ses secrets, se sentait entraîné à les confier à un autre qui lui aiderait à en porter le poids. Pourtant il résistait encore à cette tendance naturelle, et pendant qu’il montait l’escalier de Frumand, il ne savait s’il parlerait, comme il en avait soif, ou s’il se tairait, comme il y était porté.

Il sonna. Frumand était servi par une vieille cuisinière qui était venue avec lui de la province. Mais il avait l’habitude, quand un de ses amis arrivait, d’accourir toujours au-devant de lui. On était sûr de le trouver dans le petit vestibule sur lequel ouvraient les appartements. Comment faisait-il pour reconnaître celui qui tirait le cordon de la sonnette ? Il eût été difficile de l’expliquer. C’était une des intuitions de son amitié. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne se trompait pas, et que, fût-ce Bernard ou Mélinot, ou tout autre, il les distinguait à leur coup de cloche, repoussait son fauteuil et bondissait à leur rencontre. Ce jour-là, au premier coup d’œil, Frumand démêla Bernard, et, lui passant son grand bras sur l’épaule :

— Mon vieil ami, tu n’es pas bien. Il y a un chagrin dans ta prunelle.

— Comment le saurais-tu ? Comment peux-tu deviner ce qui n’a jamais passé par mes lèvres ?

— Enfant ! reprit Frumand d’un air tendre. Est-ce que ta pensée, est-ce que ta souffrance ont besoin d’une porte pour entrer chez moi ?

Frumand était une de ces âmes puissantes qui ont, vis-à-vis des autres, des attraits d’infirmières, une de ces âmes qui s’inclinent, qui s’agenouillent auprès de ceux qui souffrent, d’autant plus sensibles aux faiblesses qu’elles sont elles-mêmes plus fortes et plus braves. Il puisait dans la richesse même de sa nature, cette compassion ardente qu’il déversait sur ses amis, et on eût pu dire de lui, comme de la vieille Sœur hospitalière : Au moment où l’œil voit, la main panse.

— Nous allons causer, mon Bernard. J’ai mille choses à te dire, moi aussi. Mais auparavant, viens que je te présente à ma mère.

— Comment ! ta mère est ici ?

— Mon Dieu, oui. Elle est arrivée hier, parce que j’avais besoin d’elle. Je suis content qu’elle te voie… et, ajouta-t-il plus bas, je suis très fier de te la montrer.

Bernard, fort étonné, se retint pourtant d’interroger son ami. Il savait que Mme de Frumand, qui habitait Orléans, n’était venue à Paris qu’une seule fois, pour installer son fils. Il avait souvent entendu dire qu’elle avait horreur des voyages, et il se demandait quelle pouvait bien être la cause d’une arrivée si imprévue. Mais il voulut attendre que Frumand jugeât bon de s’en expliquer, et il le suivit sans réflexion.

Frumand ouvrit la porte d’un petit salon où l’on n’entrait jamais d’ordinaire. Très simple de goûts, il n’habitait que sa chambre, et, à l’heure des repas, sa salle à manger. Le petit salon ne le voyait pas :

— C’est du luxe, disait-il… Je n’y suis pas chez moi.

Près de la cheminée était assise une femme de haute et forte taille qui tricotait un ouvrage de laine grossière, sans doute destiné aux pauvres. Son profil, très accentué, se détachait en sombre sur le cadre de la fenêtre. Ses deux pieds étaient tendus au feu. Elle se tenait droite sur un fauteuil assez mal commode, sans s’appuyer le dos. En voyant entrer les jeunes gens, elle tourna la tête de leur côté, et laissa retomber son tricot sur ses genoux, le soutenant d’une main et gardant l’autre libre, pour la tendre.

— Ma mère, dit Frumand en parlant très haut, je vous présente mon ami, Bernard de Cisay.

Mme de Frumand sourit, et Bernard fut frappé de la ressemblance entre le sourire de la mère et le sourire du fils. C’était le même rayon dans les mêmes grands traits, c’était la même douceur dans la même force.

— Soyez le bienvenu, monsieur. Je suis heureuse de vous voir. Quant à vous connaître, c’est déjà fait depuis longtemps.

Elle avait un timbre de voix couvert et voilé qui contrastait avec son apparence. Bernard en fut frappé, et, remarquant aussi le ton élevé dont Frumand se servait pour s’adresser à elle, il en conclut quelle était un peu sourde. Il prit la main qu’elle lui tendait, une main grande et brune, mais de belle forme, une main qui devait être active, et il se sentit une sympathie soudaine pour la mère de son ami. Elle avait l’air un peu austère, c’est vrai ; ses longs bandeaux noirs, encore abondants, encadraient son visage sans élégance et se mettaient surtout en contravention avec toutes les modes actuelles. Mais il y avait en elle tant de dignité, qu’elle inspirait le respect, et sa bonté, qui était visible, tempérait ce que son énergie pouvait avoir d’effrayant. Les vêtements semblaient du temps des bandeaux. Ils étaient d’une rigidité et d’une coupe tellement simple, qu’elles en étaient originales. Mme de Frumand était comme son fils, une personnalité. Quand on l’avait vue, on ne pouvait l’oublier. C’était d’elle que Frumand tenait ses qualités et probablement ses défauts. Sa vie avait été une suite d’épreuves qui avaient mis à contribution toutes les vaillances de son caractère et qui, peu à peu, en se succédant, avaient amené chez elle le calme et une sorte de résignation puissante. Chez Frumand, il n’y avait encore que fougue et emportement, que passions généreuses, mais parfois inconsidérées. Chez la mère, l’équilibre s’était fait, et la sagesse s’était assise sur un sol que les chagrins et les huttes avaient incessamment labouré.

— C’est un caractère, pensa Bernard.

Puis, se reportant vers le fils :

— Ce sont ces femmes-là qui préparent les générations fortes…

Mme de Frumand les fit asseoir et se mit à causer avec beaucoup d’aisance et d’entrain. Elle avait une manière de prendre l’idée que Bernard avait souvent remarquée chez Frumand. Quand elle l’avait saisie, elle la suivait jusqu’au bout, avec une logique impitoyable, et, à force de la presser, elle en faisait jaillir une autre qu’elle travaillait par le même procédé. Ses yeux, suppléant à ce que ses oreilles avaient d’imparfait, s’attachaient sur les gens d’un seul jet, rapide et sûr. De même qu’elle pensait juste, elle voyait juste, et son regard était aussi mobile que les évolutions de son esprit étaient promptes. En même temps, elle avait repris son tricot et travaillait sans relâche. Frumand, assis en face d’elle, ne la quittait pas des yeux.

— Ma mère, dit-il tout à coup, j’admire comment vous pouvez à la fois si bien causer et si bien tricoter. Vous avez le talent de mener les petites choses en même temps que les grandes, et ni les unes ni les autres ne se font tort.

— Mon cher enfant, c’est mon métier de femme, tout simplement. Réfléchis un instant. Quelles sont nos attributions spéciales ? Tenir un ménage et élever des enfants, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus vulgaire et tout ce qu’il y a de plus noble ; l’un et l’autre s’enchaînant et exigeant la même application de nos facultés. Il nous faut bien vivre à la fois sur les sommets et dans la plaine. Et du sommet, où l’on prend l’air du ciel, on veille au grain qui pousse dans la plaine.

— Voilà le grain, dit Frumand en touchant le tricot.

Puis, se levant, il baisa le front de sa mère, entre les deux grands bandeaux.

— Quant au sommet,… vous êtes le mien, ma chère maman.

Mme de Frumand sourit de nouveau en regardant son fils, mais d’un sourire bref, avec une tendresse qui n’avait rien de mignard. Elle trouva un mot aimable pour Bernard, et même un compliment très bien venu à l’adresse du marquis de Cisay.

Quand Bernard sortit du petit salon, il lui sembla que son amitié pour Frumand avait augmenté. Ainsi vont les cœurs. Les fils profitent de ce que gagnent les mères.

Passant son bras sous celui de Bernard, Frumand l’entraîna au fond de sa grande chambre, une grande chambre aux tentures vertes, qui donnait sur le Luxembourg, et que tous ses amis connaissaient, car il y habitait depuis sa première année de droit. C’était en même temps son cabinet de travail. Que de choses s’étaient dites entre ces quatre murs ! combien d’idées y avaient vécu ! Et, par la fenêtre qui souvent restait ouverte hiver comme été, combien de généreux élans s’étaient envolés vers le ciel bleu, à la suite des nuages, sur les ailes du vent, dans les rayons du soleil ou dans les lueurs des étoiles, enfin dans ce monde supérieur qui domine le nôtre et se tient toujours inaccessible.

En face de la fenêtre, il y avait un canapé, un peu bas, bien rembourré, où l’on était assis à merveille, assez large pour deux, même quand on aime à gesticuler, et, par lui-même, invitant à causer. À droite, la bibliothèque, un peu étrange, très diverse de tons, dénotant une tendance au paradoxe, et une somme énorme de travail. À gauche, Frumand s’était dessiné à lui-même un grand saint Michel terrassant le démon. Saint Michel avait des yeux étincelants, un geste superbe, grand comme le monde, et le démon avait une figure de juif. Les lignes n’étaient point parfaites, les proportions surtout laissaient à désirer ; mais, tel qu’il était, le dessin avait du relief et Frumand en était ravi.

— Vous ne sauriez croire ce que ça me fait plaisir de voir un ange qui écrase quelque chose de mauvais. Je ne m’en rassasie pas et, quand je faiblis, il n’en faut pas davantage pour me redonner du courage. Chacun devrait en faire autant.

— Mais les murs se couvriraient de saints Michel.

— Pas du tout. Ce n’est pas là ce que je veux dire. Chacun aurait un dessin particulier, où l’on mettrait son idée dominante. C’est une sorte de miroir moral…

— Tu te flattes, Frumand, car, si c’est un miroir, lequel des deux réfléchit ton visage : est-ce saint Michel ou est-ce le juif ?

— Ni l’un ni l’autre, mes amis. C’est le tout.

— Ah ! j’y suis, s’écria l’un d’eux. Frumand n’est lui-même que lorsqu’il se fâche. Il se délecte dans la vue d’une sainte colère.

Ce fut sur le canapé, que Frumand fit asseoir Bernard, en s’installant près de lui.

— Maintenant, dit-il, allumons un cigare.

Quand il eut tiré la première bouffée blonde, voyant que son ami en avait fait autant, il le regarda longuement. Ce regard, très bon et très pénétrant, rappelait celui du médecin qui s’apprête à observer pendant que le malade va parler. Nul mieux que lui ne pouvait constater l’altération des traits de Bernard. Il saisissait dans les moindres détails, l’empreinte d’une douleur secrète. Bernard, troublé, et toujours hésitant, fumait sans rien dire.

— Que veux-tu, mon pauvre ami, s’écria tout à coup Frumand, les millions te consoleront du reste !

— Quels millions ? demanda Bernard, que ce mot fit revenir de loin.

— Ceux de Mlle Fulston, parbleu !

Ce fut au tour de Bernard de regarder Frumand, et, au fond de ses yeux bleus, il y avait un reproche qui allait toujours grandissant comme un flot qui arrive à la côte.

— Toi aussi, Frumand ! toi aussi, tu l’as cru ?

— Eh bien, tu l’épouses ! C’est connu, mon vieux, tout le monde en parle ; et je comprends fort bien que tu n’en sois point parfaitement heureux.

— Tu l’as cru, reprit Bernard, et cela ne t’a point étonné de moi ?

— Si. Cela m’a étonné et, au fond de moi-même, j’en ai frémi. Mais que veux-tu, mon ami ? il y a des nécessités dans la vie. Je me suis dit que tu n’étais pas libre, que tu ne t’appartenais pas complètement. Je sais que tu as des devoirs de famille. J’ai accusé les autres pour te disculper. J’ai même accusé ta provinciale, qui, sans doute, t’a abandonné. Et puis, vois-tu, mon Bernard, je suis déjà un vieux de la vieille, et, bon gré mal gré, j’ai vu faiblir, dans cette petite phalange serrée que nous formions au sortir du collège, il y a déjà bien des blessés. À la vie, c’est comme à la guerre : on part en nombre, et on s’égrène tout le long du chemin.

— Ainsi, pour toi, je suis un blessé ?

— N’est-ce pas ce que je pouvais penser de mieux ? Je ne te le cacherai pas, Bernard, j’avais fait fond sur toi. Qui de nous accomplira l’œuvre que nous avions rêvée ? Qui de nous continuera la croisade contre le paganisme moderne ? Qui de nous contribuera longtemps encore au relèvement de la France ? Je ne sais. Il ne faut être embarrassé ni de trop ni de trop peu d’argent. Il faut l’entourage, la santé, les dons personnels. Il faut la grâce de Dieu, qui fait les chefs. Quelques-uns d’entre nous, je l’espère, batailleront encore à l’âge d’homme pour les saintes causes qui ont enflammé notre jeunesse ; mais ils seront rares, et les autres, il faudra peut-être les plaindre plus que les blâmer.

Il disait cela pour consoler Bernard. Mais, à sa grande surprise, Bernard s’était levé, l’œil brillant et la lèvre frémissante :

— Frumand, dit-il, j’ai deux sortes d’amour au cœur. Ceux que tu viens de dire et celui de la femme que j’aime. De mon plein gré, et si je garde du sang dans les veines, je ne les abandonnerai jamais.

— Mais alors ?…

— Alors, dit Bernard avec un peu plus de calme, Mlle Fulston est loin de ma pensée.

— Tu ne l’épouses pas ! cria Frumand en bondissant comme un chat.

— Non, dit brièvement Bernard. Je ne l’épouse pas.

Frumand saisit son ami dans ses deux bras et le pressa contre sa poitrine :

— Mon Bernard ! mon enfant ! tu es encore à nous ! Moi qui t’avais rayé des cadres !

Puis, passant à une autre pensée, avec son habituelle rapidité d’allures :

— Mais si tu ne souffres pas de cette douleur, qu’est-ce que tu as ?… Je ne comprends plus.

Bernard s’était laissé retomber sur le canapé. Son invincible répugnance à parler de Jeanne venait de le reprendre. Frumand s’assit de nouveau près de lui et lui prit la main, sans le regarder, les yeux fixés sur la large baie de la fenêtre.

— C’est de l’amour, se dit-il comme parlant à lui-même.

— Oui, murmura Bernard.

Frumand se retourna vers son ami :

— Pourquoi ne t’ouvres-tu pas à moi ? Est-ce que tu doutes de mon amitié ?

— Oh ! non. Cela me serait impossible.

— Tu étais venu pour me confier tes peines, je l’ai vu dès ton entrée.

— Oui, sans doute, je le voulais, et maintenant, il me semble que je ne le pourrai pas.

— Étrange ! pensa Frumand.

Loin de s’en blesser, il en augura que Bernard était possédé par une tendresse profonde, par une tendresse rivée au fond du cœur. Il lui revint à l’esprit cette pensée si vraie : « Les grandes amours ne peuvent ni se taire ni s’exprimer. »

— Allons, se dit-il, il faut que j’entre dans son cœur sur la pointe des pieds.

Un instant il sembla chercher.

— Elle ne t’aime donc pas, mon Bernard ?

Bernard releva la tête, un peu surpris.

— Je crois que si. Ce n’est pas là qu’est le mal.

— L’as-tu demandée ?

— Non. Mon père et mon grand-père s’y opposent.

— Elle est pauvre ? dit Frumand en posant le doigt sur la véritable difficulté.

— Elle n’est ni pauvre, ni riche. Mais on m’assure que je ne puis épouser qu’une millionnaire. Ah ! Frumand, voilà ce qui me torture, d’un côté je suis entraîné vers elle qui tient en ses mains le seul bonheur de ma vie, et de l’autre on me montre un tas d’argent en me disant que c’est mon devoir de le ramasser.

— L’argent, grommela Frumand. Je le pensais bien que c’était encore l’argent.

Sa lèvre s’avança, son œil étincela. Une flamme de colère passa sur lui, flamme qui s’allumait à l’étincelle de certaines idées.

— Vois-tu, Bernard, il n’y a que trois ou quatre agents du mal en ce monde, pas davantage. Ce sont toujours les mêmes, qu’on retrouve sous différentes formes. Et le pire de tous… je crois, en vérité, que c’est celui-là.

Il allait s’emporter ; déjà il tenait le sarcasme aux dents. Mais il eut peur d’effaroucher la confiance naissante de Bernard. Il se contint.

— Il y a longtemps, mon ami, que tu subis cette torture ?

— Depuis que nous sommes revenu de Chanteloup.

Frumand fit sa voix plus douce. Ce singulier homme se transformait à chaque instant C’était comme un flot mouvant, comme une marée perpétuelle qui, sans relâche, montait et descendait en lui.

— Bernard, est-ce que je connais celle que tu aimes ?

Bernard se tut. Il eut un geste singulier, un geste d’effroi.

— Est-ce que tu me la nommerais ? insista Frumand.

— Non ! s’écria Bernard, non ! ne me le demande pas. Laisse-moi te parler d’elle, mais qu’elle reste cachée dans mon cœur.

— Comme tu voudras, mon pauvre ami.

Et il pensa tout bas :

— Ce sera pour une autre fois. Allons par étapes.

— Écoute, mon Bernard, ne te désoles pas. Il n’y a rien là d’irrémédiable, ni entre toi et elle, ni entre toi et tes parents. Tu ne te heurtes pas à des faits, — ces choses de pierre contre lesquelles on se brise, — mais à des idées qui peuvent se modifier.

— Les idées amènent les faits.

— Pas toujours, et, encore une fois, elles permettent la lutte, et par conséquent la victoire ; en pareil cas, vois-tu, le revirement peut arriver. C’est un des procédés du bonheur. Il se fait prier, puis il entre comme un coup de vent, par une petite fenêtre oubliée.

Bernard secoua la tête en signe d’incrédulité. Il avait déjà trop souffert, et, à sa manière, trop lutté, pour ne pas se rendre compte qu’il avait peu de chances de succès.

Frumand, au contraire, était si heureux de penser que son ami ne faisait point un sot mariage, si heureux de le retrouver à lui, à leurs idées, qu’il ne saisit pas, dans le premier moment, toute la gravité des embarras de Bernard. Ce qui lui sautait aux yeux, c’était ce qu’il venait d’exprimer : rien d’irréparable… rien de conclu… Bernard restant à nous !… Pour le reste, on aurait le temps d’aviser. Il se sentait en veine de chance, maintenant que l’Américaine était écartée ; son humeur batailleuse se réjouissait même de guerroyer pour Bernard, avec Bernard.

— Et quant à l’amour, le nuage qui passe devant n’est que le brouillard des belles aubes.

Plein de cette confiance, formant déjà dans sa tête, toujours chaude, une foule de projets virulents, il dut faire un effort pour ne pas laisser paraître devant Bernard, plus de joie que de tristesse. Sa pensée s’enlevait malgré lui, pendant qu’il cherchait à la ramener vers le pauvre cœur blessé qui battait près du sien. Elle l’entraînait dans des sphères différentes. Son imagination avait pris le galop. Il en était à peine maître. Ce qu’elle lui montrait, c’étaient des lointains souriants et des charges endiablées contre le dollar et ses adeptes.

Bernard, voyant qu’il s’oubliait à réfléchir, le regarda à différentes reprises. L’aveu qu’il avait fait, si restreint qu’il fût, l’avait un peu soulagé. Il subissait aussi l’influence secrète qu’une organisation puissante exerce toujours sur ceux qui l’approchent.

— Mon ami, dit Frumand, ne te désoles pas, je te le répète. Plus j’y songe, plus je trouve que rien n’est perdu. Si je te connais bien, tu es aussi résolu dans le fond que tu es doux dans la forme. On n’a pas raison de ces caractères-là. Un jour ou l’autre, demain peut-être, tu t’ouvriras à moi tout à fait…

Bernard sourit :

— Peut-être !

Frumand eut un moment d’hésitation. Puis il ajouta, avec une sorte d’embarras, comme une chose dont on n’a point l’habitude.

— Je voudrais pourtant bien te donner l’exemple. Moi aussi j’ai à te parler, et puisque je suis le plus âgé, la justice veut que je commence…

— Comment, dit Bernard étonné, est-ce que toi aussi ?…

— Nous y voilà ! En avant !

— Toi… Frumand ! tu vas me parler d’amour !

— D’amour ; pas encore, mais de mariage, oui.

— Tu vas te marier ?

— J’ai fait une demande. C’est pour cela que ma mère est venue.

— Est-ce à Paris que tu as fait ta demande ?

— À Paris même. Oh ! ne crains rien, je n’ai pas dérogé à mes principes. Celle dont je voudrais faire la compagne de ma vie est aussi bonne Française, aussi bonne chrétienne qu’on la puisse rêver.

— Et ta mère t’encourage ?

— Ma mère ne ressemble pas à tout le monde, dit Frumand avec un certain orgueil ; elle a des idées à elle, tu as pu t’en apercevoir, et, en particulier, elle a des théories très spéciales sur le mariage appliqué à son fils. Mais ce que je savais bien, et ce qui n’a pas manqué, c’est qu’elle l’a trouvée charmante.

Bernard écoutait avec une attention avide. Il ne comprenait qu’à demi. Son étonnement et sa curiosité étaient surexcités, et il éprouvait un trouble étrange qui l’agitait plus que de raison. Il se leva et fit le tour de la table, chargée de livres.

— Quelle nouvelle, Frumand ! est-ce bien toi qui parles ? Tu l’aimes, n’est-ce pas ? Fait comme je te connais, tu l’adores, sans doute ? Toi qui n’avais jamais voulu aimer, tu te seras épris plus qu’un autre.

— Non, dit Frumand très grave. Je ne l’aime pas encore, et je ne veux pas l’aimer avant d’être fixé. J’ai mes raisons, j’ai mes idées, moi aussi, sur le mariage. Je ne veux donner mon cœur qu’à celle qui le gardera… Mais je suis tout prêt à le jeter à ses pieds si elle ne le refuse pas. Ma raison est aussi satisfaite de mon choix que le sont mes yeux et mes oreilles. Et pourtant !…

— Pourtant ?

— Je suis un original, tu sais, et je ne me serais peut-être pas décidé si on ne m’eût poussé par les épaules. J’avais de l’union conjugale une si haute idée, et de moi-même une si pauvre, que je n’osais m’y lancer. Mais on a agi, on m’a persuadé que je serais agréé ; on m’a flatté, on m’a pressé, beaucoup pressé, et, ma foi, je me suis laissé faire, et je ne m’en repens point. Maintenant, j’attends. Que sera la réponse ? Je ne sais. Comme je te l’ai dit, je veux me tenir prêt à tout.

— Oh ! Frumand, qu’elle sera heureuse, la femme que tu aimeras !

Frumand sourit à son tour. Son cœur s’enflait déjà comme une voile à la brise.

— Tu voudrais la connaître. Tu es plus curieux que moi, Bernard. Eh bien, pourquoi pas ? Je n’ai aucune raison de te cacher son nom. J’ai dit que je te donnerais l’exemple. Tu prieras mieux pour moi quand tu sauras qui elle est. D’ailleurs, elle ne t’est point étrangère : c’est Mlle Jeanne d’Oyrelles.

Bernard chancela. Il s’appuya de la main sur la table, et, réunissant toutes ses forces, se tourna du côté de la fenêtre. Il s’y accouda pour se cacher de Frumand. Sa tête en désordre pensait à la fois à tout et à rien. Il se sentit perdu. Un seul sentiment surnageait : une sorte de terreur folle.

Frumand s’approcha et lui toucha le bras :

— Eh bien ! qu’est-ce qui te prend donc ?

— Rien, dit Bernard en faisant un suprême effort… Je ne m’y attendais pas… j’ai été surpris.

Il chercha de nouveau à se dérober au regard qui s’était attaché sur lui, à ce terrible regard de Frumand qui s’enfonçait comme un tourne-vis. La situation était délicate entre toutes. Avant de s’y reconnaître, il suppliait Dieu de ne pas lui laisser dire une parole qu’il dut regretter ensuite.

— Tu ne me félicites pas, Bernard !

— De quoi ?… dit-il, c’est trop tôt.

— C’est vrai. Tu agis comme un sage.

Bernard comprit qu’il ne pouvait pas rester davantage. Il se sentait pâle, d’une pâleur qu’il eût voulu dissimuler. Frumand, qui fumait toujours en marchant autour de la table, avait sa physionomie des jours sombres, des jours où de grands tourbillons lui passaient dans la tête ; il était à la fois méditatif et tourmenté. Son silence, comme celui des flots, avait des profondeurs inquiétantes.

Bernard prit son chapeau ;

— Adieu, dit-il en tendant la main à son ami.

— Bonsoir, Bernard, répondit une voix creuse et grosse d’orages.





XI

La Gerbière avait rouvert ses volets. Mme d’Oyrelles et Jeanne venaient d’y rentrer, avec dessein de n’en plus sortir de l’été. Elles avaient défait leurs malles parisiennes, rangé les vêtements de fête, et repris leur vie de tous les jours, à laquelle ce voyage annuel apportait une grosse exception. Pendant leur absence, la Renotte avait fourbi. De la cave au grenier, la propreté reluisait. François, pour ne point être en reste, avait gratté les allées, et même il avait préparé deux corbeilles en fleurs hâtives, l’une de pensées, l’autre de jacinthes. Le petit castel était calme et plaisant comme un nid. Les grands brins de vigne-vierge qui enlaçaient ses tourelles, encore dépourvues de leurs feuilles, couraient comme une ombre brune, en ramures irrégulières. Une plate-bande de crocus, violets et jaunes, étincelait au midi, sous la fenêtre du salon. Le soleil pointait, prêt à chauffer le printemps. Les pigeons de Jeanne roucoulaient sur le toit, et rentraient au gîte avec des brins d’herbe dans le bec.

La mère et la fille venaient d’achever leur déjeuner.

— Tu ne regrettes pas Paris, ma Jeanne ?

— Oh ! non, mère. J’aime cent fois mieux la campagne.

Mme d’Oyrelles était remontée dans sa chambre. Depuis quelques jours elle paraissait préoccupée ; la gaieté de sa fille ne parvenait point à la dérider. Elle s’avança jusqu’à la cheminée. Un reste de feu, allumé du matin, y brûlait encore. La cendre était chaude, parsemée de gros tisons rouges. Elle les remua du bout de la pincette, réprima un petit frisson qui lui serrait les épaules, et s’assit dans une chaise basse, au milieu du tapis, tout près du foyer. Elle voulait penser. Elle s’installait pour réfléchir. Ses deux mains se croisèrent sur ses genoux, qui étaient un peu relevés à cause des proportions de la chaise. Dans la chambre voisine, elle entendait Jeanne allant et venant, achevant de mettre de l’ordre dans ses menues affaires. Jeanne chantait. Parfois c’était un interminable refrain qui avait des airs de berceuse ; parfois ce n’était qu’un bout de chanson, qu’une moitié de phrase qui s’interrompait, sans qu’on sût pourquoi.

Mme d’Oyrelles mit la main à sa poche et en retira un petit portefeuille de cuir. Elle y prit une lettre, puis deux, les lut attentivement, relut même certains passages avec un léger mouvement des lèvres, preuve d’une attention plus grande, et, s’appuyant au dossier de la chaise, retomba dans ses réflexions. Il y avait déjà deux jours que la demande de Frumand lui avait été adressée. C’était même un des motifs qui avaient hâté son retour à la campagne. Elle voulait être chez elle pour méditer et prendre ses renseignements. D’ailleurs, cette demande lui avait produit un singulier effet. Elle en était à la fois satisfaite et déçue. Satisfaite ! parce qu’elle connaissait les grandes qualités du jeune homme, et qu’elle ne pouvait manquer d’avoir confiance en lui pour rendre sa fille heureuse. Déçue ! par un sentiment plus difficile à définir, qui tenait probablement à ce qu’elle espérait d’autres ouvertures, à ce qu’elle avait deviné que Jeanne attendait un autre aveu. Aussi, par une contradiction étrange avec elle-même et avec la ligne d’éducation qu’elle avait toujours suivie, elle n’avait point encore parlé à Jeanne de ce qu’était venue lui dire Mme Magnin. Une hésitation invincible l’avait retenue. Elle s’étonnait d’agir de la sorte, et pourtant, elle ne rompait point son silence. Sa pensée, incessamment attachée au même objet, creusait ce projet de mariage sous toutes ses formes, et elle remettait d’heure en heure le moment de consulter sa fille.

Une voiture roula dans les allées, venant vers le château, et s’arrêta devant la porte. Mme d’Oyrelles l’entendit, alla regarder à la fenêtre et vit descendre une petite femme maigre qu’elle reconnut aisément :

— C’est Mme Magnin, dit-elle avec un soupir.

Elle s’approcha de la glace, passa la main sur ses cheveux sans y penser, soit pour se donner du temps, soit par simple habitude, et, n’attendant pas qu’on vint la prévenir, se rendit au salon.

Mme Magnin avait mené rondement les choses. Dès le lendemain de son entretien avec le comte de Cisay, elle avait entrepris Frumand. Frumand n’avait fait qu’une résistance vague et pour ainsi dire sans motifs :

— Il était loin de songer au mariage, disait-il ; il ne se croyait pas fait pour cela… sa mère n’était pas prévenue.

— Qu’à cela ne tienne ! La jeune fille vous plaît, n’est-ce pas ?

— Oui, madame, avait répondu Frumand, trop franc pour déguiser sa pensée, c’est la femme la plus accomplie que je connaisse. Mais…

— Bon, bon, bon !… Je me charge du reste. Ce que vous allez dire, je le sais d’avance, mon cher monsieur. C’est la tendance au vieux garçon que les hommes ont tous au fond du cœur. Nous connaissons cela, nous autres. Pour les décider à se marier, il faut extirper cette vilaine racine. Les jeunes filles ne font point tant de façons… Eh bien, voilà qui est entendu. J’écris à votre mère aujourd’hui même…

— Mon Dieu ! madame…

— Écrivez, écrivez de votre côté, si vous le voulez. Cela ne fera point de mal. En ces sortes d’affaires, il faut surtout de la promptitude et de l’activité. Avez-vous vu faire des crêpes, mon cher monsieur ? En un tour de main, il faut les retourner. Eh bien, un bon mariage doit se faire comme une crêpe. De l’adresse et de la célérité, tout est là.

Si Frumand n’eût pas été d’avance entraîné vers Mme d’Oyrelles, il est à croire que Mme Magnin n’aurait point été de taille à le décider. Mais il y avait longtemps qu’il appréciait Jeanne, longtemps qu’il connaissait les vertus de Mme d’Oyrelles. Il pensa que Mme Magnin n’était que l’instrument futile dont Dieu voulait se servir pour accomplir une chose très grave, et, plus porté peut-être à la laisser faire qu’il ne voulait se l’avouer, il consentit à prévenir sa mère.

Fidèle à son système, enchantée de son succès, contente et même flattée de montrer ses talents à son cousin Rodolphe, Mme Magnin ne laissa rien refroidir. Les deux jeunes gens se connaissaient. Il n’y avait donc point lieu d’organiser des entrevues préparatoires. En huit jours, tout fut arrangé. Mme de Frumand fut appelée et endoctrinée sur les vertus de sa future belle-fille.

— Permettez-moi, disait Mme Magnin, de faire de votre fils l’homme le plus heureux du monde.

Frumand fut séduit. Il donna pleins pouvoirs à l’obligeante vieille femme qui, triomphante et respirant un nouveau succès, se présenta un matin chez Mme de Ferrand pour parler à Mme d’Oyrelles.

— Comme il est doux de faire le bien ! pensait-elle. Peut-on craindre sa peine quand on obtient de si heureux résultats !

Trop habile pour presser Mme d’Oyrelles, et sachant qu’une mère à laquelle on veut prendre sa fille passe toujours par un premier moment d’effroi, elle se borna dans cette visite à lui exposer la demande, appuyée seulement de quelques considérations générales sur M. Henri de Frumand et sur la profonde corrélation des idées et des caractères entre lui et Mlle Jeanne. Puis elle se retira :

— Je vous laisse, chère madame, je vous laisse à votre émotion que je comprends trop pour ne pas la partager. Si vous avez besoin de moi, pour n’importe quel renseignement, faites un signe et j’accourrai.

Mme d’Oyrelles n’avait fait aucun signe, et pourtant Mme Magnin accourait à la Gerbière, pensant qu’il était temps de revenir à la charge.

Elle était déjà pelotonnée dans un fauteuil et occupée à enlever avec hâte un de ses gants, afin de fouiller plus aisément dans une liasse de lettres qu’elle avait dans son manchon. Son visage ridé, toujours en mouvement, était éclairé par deux yeux gris qu’elle levait souvent au ciel sans qu’on pût savoir si c’était en souvenir de ses chagrins ou en prévision de ses espérances. Son nez était long et pointu. Depuis longtemps elle avait perdu ses cheveux et portait perruque, avec des frisures blondes qui retombaient sur le front. Cette couleur blonde qui, sans doute, avait été autrefois la sienne, ne s’harmonisait pas avec sa peau qui avait pris des tons de vieux parchemin. Jamais ombre de chaleur sanguine ne lui montait aux joues. Depuis les frisures jusqu’au menton, jusqu’à ce qu’on voyait du cou, c’était uniformément jaune comme une charte. L’aspect général de Mme Magnin et ses manières elles-mêmes révélaient plutôt l’adresse que l’intelligence. On y trouvait un penchant à louvoyer ; elle était souvent indiscrète, et on l’accusait d’insister à l’excès : au fond, assez commune et incapable de franchir un certain niveau. Elle excellait à présenter les choses sous un jour favorable, sans se préoccuper outre mesure de l’exacte vérité. Sa physionomie rappelait beaucoup celle des bonnes vendeuses ; son sourire en avait les complaisances. Née dans une position où il lui eut fallu gagner sa vie, elle aurait fait fortune dans le commerce. Sa mise était soignée. Elle portait d’ordinaire une robe noire, en étoffe soyeuse, et un manteau long, avec de grandes poches, garni de fourrure en hiver et de jais en été, le tout très bien fait et souvent renouvelé. Ce qui ne changeait pas, c’était son chapeau orné d’un bouquet de pensées. On ne la voyait jamais avec d’autres fleurs. Depuis des années, quand ses pensées de velours violet au cœur d’or étaient fanées, elle les remplaçait par d’autres, exactement semblables. C’était d’ailleurs commode pour la reconnaître de loin, quand on avait à lui parler.

Lorsque Mme d’Oyrelles entra dans le salon, Mme Magnin réunit ses papiers dans sa main gauche et s’avança avec empressement :

— C’est moi, chère madame, c’est encore moi. Je n’ai pu résister au désir de vous communiquer les excellents détails que j’ai recueillis à nouveau sur votre futur gendre. Oui, quoique j’aie servi d’intermédiaire et que je dusse peut-être garder plus de modestie, je ne puis m’empêcher de vous féliciter d’un pareil choix.

— Permettez, chère madame, interrompit Mme d’Oyrelles, je suis très flattée de la recherche de M. de Frumand ; mais n’allons pas si vite. Jusqu’à présent… il n’y a rien de fait…

Mme Magnin leva les yeux au plafond en souriant d’un air de sphinx.

— Je suis sûre que cela se fera ! Votre charmante Jeanne ne passera pas à côté du bonheur. Que dit-elle, la chère enfant ?

Mme d’Oyrelles s’arrangea de façon à ne pas répondre, elle n’aimait pas qu’on s’introduisît dans ses réserves maternelles. La visiteuse s’empressa d’ailleurs de reprendre sa phrase.

— Je disais donc que j’ai appris sur toute la famille des choses excellentes. La mère est une femme des plus distinguées, c’est une vertu antique !

— Ah ! vraiment !

— Figurez-vous qu’elle se lève tous les jours à quatre heures du matin.

— Cela prouve du courage.

— Ensuite elle passe deux heures en contemplation

— Comment cela ? demanda Mme d’Oyrelles.

— Attendez ! je me trompe… en oraison, voulais-je dire… C’est depuis qu’elle a perdu ses enfants : six enfants, chère madame, dont quatre sont morts et deux sont entrés au couvent, ce qui est tout comme. Il ne lui reste plus que son fils Henri. Mais celui-là, c’est son chef-d’œuvre !

Mme d’Oyrelles la laissait parler, cherchant à démêler sous un fatras de détails superflus, ce qui pouvait réellement l’éclairer, elle l’écoutait avec un intérêt évident et même croissant. De temps à autre elle disait un mot ou faisait une réflexion. Mme Magnin parlait d’abondance et se lançait à fonds perdus.

Pendant plus d’une heure elle discourut. Le notaire, la fortune, les espérances, la vie de la famille depuis trois générations, tout y passa. Elle avait beau jeu, n’ayant rien à cacher dans la circonstance. Plusieurs lettres, qu’elle avait reçues d’Orléans, furent communiquées à Mme d’Oyrelles. Mme Magnin avait eu soin d’en souligner les principaux passages. C’était une vraie plaidoirie, avec un dossier en règle, à laquelle il ne manquait rien, pas même la péroraison sentimentale sur l’amour passionné que Jeanne avait inspiré à M. de Frumand.

Mme d’Oyrelles ne paraissait pas s’échauffer comme l’eût souhaité l’avocat et comme l’eussent mérité tant d’efforts. Pourtant, elle était de plus en plus satisfaite de tout ce qu’elle apprenait, mais, aussi, décidée à n’en rien montrer avant l’heure.

M. de Frumand connaît beaucoup les de Cisay ? demanda-t-elle tout à coup.

Mme Magnin eut un singulier mouvement, ses yeux clignotèrent. On put saisir le travail de son cerveau, si rapide qu’il fut.

— C’est-à-dire que les jeunes gens ont été au collège ensemble.

— Mais, depuis, n’ont-ils pas continué leurs relations ? Je les croyais dans une grande intimité.

— Oh ! très relative. Mon cousin Rodolphe, qui n’est pas un saint, trouve que M. de Frumand a trop de zèle.

C’était par instinct que Mme Magnin répondait ainsi. Elle sentait vaguement qu’il ne serait pas bon de mêler Bernard à son affaire, et, quoique ce fût sur les instigations du comte de Cisay que la chose avait été mise en train, elle avait compris qu’il ne tenait pas à paraître. Mme d’Oyrelles, au contraire, la voyant hésiter, insista :

— Mon Dieu, dit-elle négligemment, mais sans la quitter des yeux, je ne vous cacherai pas que je ne veux rien faire à la légère et que je compte, avant de me décider, prendre des renseignements partout. J’avais pensé que MM. de Cisay pouvaient m’en fournir, et je comptais…

— Que vous manque-t-il, chère madame ? Dites-le moi plutôt et j’agirai pour vous. De ma part, ce sera sans importance, tandis que de la vôtre, c’est beaucoup plus difficile… et surtout moins sûr, parce qu’on n’ose pas dire à une mère ce qu’on dit à une tierce personne. Voulez-vous que je parle à Rodolphe ?

— Non. Je vous remercie.

Mme Magnin se hâta de glisser sur un autre point du sujet.

— Remarquez, dit-elle, que M. de Frumand aura une dot égale à celle de votre fille, ce qui est une exception, une rareté dans un mariage, ce qui ne se voit, pour ainsi dire, jamais. Il est tout naturel qu’une jeune fille apporte une fortune deux ou trois fois supérieure à celle de son mari. C’est reçu. C’est ce qui se fait partout. Vous trouvez là, chère madame, des avantages pécuniaires inespérés.

— Sans doute, répondit Mme d’Oyrelles, qui n’attachait peut-être pas à cette considération toute l’importance qu’elle méritait.

Mme Magnin sembla se recueillir un instant pour voir si elle n’avait rien oublié. Puis, probablement satisfaite de son examen, elle se leva pour prendre congé de Mme d’Oyrelles.

— Je m’en vais pleine d’espérance, dit-elle en lui tenant la main. Répétez-le à votre charmante fille.

— Elle sera aussi touchée que moi, madame, de toute la peine que vous vous donnez pour nous.

— Ne me remerciez pas, reprit Mme Magnin avec un regard noyé ; le bien qu’on accomplit porte sa récompense en lui-même, et, ce que je fais là, c’est la consolation de ma vie.

En s’envolant vers Paris, Mme Magnin était sûre du succès.

Lorsque la voiture s’éloigna dans l’allée, Mme d’Oyrelles fut sur le point d’appeler Jeanne pour lui faire part de la demande. Elle avait besoin de la voir, besoin de lui confier le trop-plein de sa tête et de sa tendresse. Pourtant elle résista encore à cet entraînement. Plus elle y pensait, plus elle se sentait poussée à aller parler aux de Cisay. Ils connaissaient à fond M. de Frumand, ils étaient trois, chacun d’eux pouvant lui apporter son contingent de vérité ; une force irrésistible l’entraînait vers eux. Il lui semblait qu’elle ne se déciderait jamais avant de les avoir vus. Elle était restée sur le canapé du salon, perdue dans ses réflexions, et regrettant d’avoir quitté Paris sans faire cette démarche. Jeanne entra. La jeune fille avait son chapeau et un manteau de jardin. Elle venait de se promener. L’air vif du mois de mars avait fouetté son teint, et, en arrivant au salon, la différence de température lui fit monter le sang aux joues.

— Que c’est joli, cette fin de l’hiver ! On devine que tout va naître. Voilà un bourgeon rose que j’ai cueilli pour vous.

Elle le tendit à sa mère, puis, sans transition :

— J’ai vu passer nos voisins de Cisay, en voiture, au bout du parc.

— Ils sont donc à Chanteloup ?

— Ne le saviez-vous pas ? Ils y étaient avant que nous fussions revenues à la Gerbière.

— Déjà ?

— Oui, on m’a dit que c’était pour affaire. Le comte avait des règlements qui l’appelaient ici. Il paraît que le marquis et Bernard ont voulu l’accompagner.

— Qui donc t’a si bien renseignée ?

— Vous ne le devineriez pas : c’est Me Durandal avec qui je viens de faire une causerie sans fin. Je l’ai même essoufflé en marchant trop vite. Je l’aime beaucoup, Me Durandal.

Mais Mme d’Oyrelles ne l’écoutait plus. Elle avait pris un parti et s’apprêtait à l’exécuter :

— Ma chérie, dit-elle en embrassant sa fille, je reviendrai dans une heure.

Jeanne fut fort étonnée, mais elle était trop bien élevée pour interroger sa mère. Elle se tut et la regarda s’éloigner, se contentant de faire beaucoup de réflexions dans sa tête de jeune fille.

Mme d’Oyrelles partit à pied. Elle avait besoin du grand air et de la marche. Jeanne la vit descendre le parc et resta songeuse à la fenêtre longtemps après que sa mère eût disparu au tournant de l’allée.

Chemin faisant, Mme d’Oyrelles sentait croître son agitation. Elle savait bien que sa démarche ne manquait point d’une certaine hardiesse, et il lui fallait toute l’intensité de sa tendresse à l’égard de Jeanne pour refouler une vieille timidité qui essayait de se réveiller. Mais elle n’y voulut pas songer. Elle se souvint d’avoir entendu dire à son mari que la bravoure n’aimait pas la réflexion et n’excluait pas la peur. « Entendons-nous : la peur des braves ! » ajoutait le colonel. « C’est ce que j’éprouve », pensait Mme d’Oyrelles en marchant d’un pas plus pressé que d’habitude.

Elle arriva au château sans rencontrer personne, et, dans le vestibule seulement, trouva Courtois. En reconnaissant Mme d’Oyrelles, Courtois parut content. Lui et Rosa suivaient attentivement ce qui se passait entre leurs maîtres, et ils étaient de moins en moins tranquilles. Ils avaient su, par le cocher, que le comte de Cisay était allé plusieurs fois de suite chez Mme Magnin, et ces visites, ajoutées à d’autres indices, leur avaient paru extraordinaires :

— C’est pour marier M. Bernard, avait dit Courtois. Mme Magnin a la main si heureuse.

— Bast ! répondait Rosa, croyez-vous que M. Bernard ait besoin qu’on le marie ? Quand il en sera temps, il fera bien son affaire tout seul. Il n’a que l’embarras du choix, et celle qu’il demandera pourra se vanter d’être chanceuse.

Bref, ils n’y comprenaient rien. Leurs suppositions se démolissaient entre elles. Ils suivaient trois ou quatre pistes, plus fausses les unes que les autres. Mais quand Courtois vit venir Mme d’Oyrelles à Chanteloup, l’idée qu’il avait eue à la soirée de Mme de Ferrand lui parut claire et il se dit :

— Voilà qui s’arrange. M. Bernard va épouser Mlle Jeanne.

Comme cela lui convenait, ainsi qu’à Rosa, il fut enchanté d’apercevoir une si heureuse conclusion.

M. le marquis est-il là ? demanda Mme d’Oyrelles.

— Non, madame. Il est sorti avec M. Bernard.

Elle parut hésiter :

— Et M. le comte ?

M. le comte est au salon… Si madame veut prendre la peine d’entrer.

Il ouvrit la porte, et Mme d’Oyrelles se trouva en face du comte Rodolphe, qui lisait au coin du feu. Le comte se leva vivement, et jeta le livre sur un meuble. Son visage exprima l’étonnement, avec une nuance d’embarras, qu’il chercha à dissimuler de son mieux :

— Madame… dit-il, en s’inclinant profondément.

Elle lui tendit la main :

— Mon cher voisin, vous êtes un peu surpris de me voir, et vous le serez peut-être encore davantage quand vous saurez ce qui m’amène.

Elle s’assit sur le fauteuil que lui avait avancé le comte qui se mit devant elle, sur un tabouret. Il avait déjà repris possession de lui-même, et souriait de son sourire d’homme du monde.

— Je viens vous demander des appréciations confidentielles sur un jeune homme que vous connaissez beaucoup, je crois, tout au moins par votre fils.

— Oh ! dit M. de Cisay, je vois qu’il s’agit de mariage. C’est grave…

— Très-grave, je vous assure… Trop grave même quand on est seule pour décider une pareille question. Aussi vous serai-je reconnaissante de m’éclairer. Il s’agit de M. Henri de Frumand qui vient de me faire l’honneur de demander la main de ma fille.

— Je vous félicite, madame.

Le comte avait dit cela avec tant d’empressement et une conviction si apparente, que Mme d’Oyrelles ne put manquer d’en être frappée.

— Oui, reprit le comte, M. Henri de Frumand est un parti rare entre tous. C’est un jeune homme d’une intelligence remarquable. Il a des convictions fortes. Je le crois ambitieux, décidé à arriver (ce qui, dans sa bouche, n’était pas un mince éloge). Je sais qu’il a déjà eu des succès de parole… Il ira loin.

Mme d’Oyrelles ne s’attendait pas à des encouragements aussi chauds. De la part du comte, un pareil jugement tenait de l’enthousiasme, et c’était si étrange, qu’elle en fut un peu surprise.

Le comte, ami de la mesure et rarement enclin à la dépasser, sentit, d’ailleurs, qu’il ne fallait pas montrer trop de flamme.

— Ce que je vous dis là, madame, vous l’entendrez répéter partout. Chacun s’accorde à trouver que M. Henri de Frumand est un homme d’avenir, un porte-drapeau, un vaillant. Aussi l’appréciation que je vous donne n’a rien qui me soit personnel, croyez-le bien. Je ne me le permettrais pas.

— Pourquoi donc ?… au contraire… Ce sont vos vues personnelles que je désirerais connaître.

— Puisque vous me faites tant d’honneur, madame, je n’ai rien à vous refuser, dit le comte en inclinant la tête. Je vous avouerai alors, au risque de vous scandaliser, que M. Henri de Frumand a pour moi l’exagération de ses qualités. Je le trouve trop fervent, trop parti, et, que voulez-vous, trop parfait pour un pauvre diable comme moi, qui n’ai jamais eu de tendance à la perfection. En deux mots, il m’humilie, voilà ce que je lui reproche.

Le comte mesurait fort bien l’effet qu’il produisait en parlant ainsi. Il savait que les femmes ne s’effarouchent pas des extrêmes surtout dans le bien. Il ne s’appliquait qu’à faire ressortir, par un soi-disant écart, un excès de vertu dont il était bien sur que Mme d’Oyrelles ne s’effraierait point.

— Vraiment, dit-elle, vous me faites plaisir. Je connaissais depuis longtemps M. de Frumand, mais je ne lui croyais pas une si haute valeur. Votre jugement me frappe.

— Vous m’avez demandé de vous parler sincèrement. Vous voyez que je l’ai fait. Il est à croire que M. de Frumand exigera beaucoup de sa femme. C’est certainement pour cela qu’il a jeté les yeux sur Mlle Jeanne, qui est aussi parfaite que belle…

Mme d’Oyrelles ne s’arrêta point au compliment. Elle parut à peine l’entendre. Sa pensée, très condensée en ce moment, s’agitait sur un autre point de la question.

— Pourriez-vous me dire quel est son caractère ? C’est pour moi chose capitale, car, avec d’excellents principes, un homme peut avoir le caractère mal fait et rendre sa femme malheureuse.

Le comte de Cisay était enchanté de la tournure que prenait la conversation. Il savait que, lorsqu’on en est arrivé aux questions de caractère, les grosses objections sont déjà résolues et, jugeant du travail qui s’était fait dans l’esprit de Mme d’Oyrelles, il ne doutait point qu’elle ne fût à peu près décidée à donner sa fille à Frumand.

— Mon Dieu, madame…, c’est un original, vous le savez. On dit que ces gens-là sont les plus faciles à vivre et qu’avec eux il suffit, comme aux cerfs-volants, de lâcher la corde quand le vent souffle.

Mme d’Oyrelles ne put s’empêcher de sourire. La comparaison lui parut juste et vint appuyer dans son esprit, par sa justesse même, ce que le comte lui avait déjà dit. Elle aurait voulu l’interroger sur l’amitié de Frumand avec Bernard, mais le seul nom de Bernard était délicat à prononcer entre eux. L’un et l’autre se raidissaient contre ce que leur situation pouvait avoir d’étrange. Ils évitaient d’évoquer l’image du jeune vicomte, et cette image, malgré leurs efforts, ne les quittait ni l’un ni l’autre.

« Eh bien ! pensa Mme d’Oyrelles, je sais ce que je voulais savoir. Il est temps de me retirer. »

Pourtant elle n’en fit rien. Elle venait de s’apercevoir que le comte avait l’oreille tendue vers la porte et s’agitait un peu sur son tabouret. Au lieu de se lever, elle commença une nouvelle phrase. À ce moment, un bruit de voix se fit entendre dans le vestibule. Elle crut reconnaître son nom. Puis la porte s’ouvrit, et le marquis, appuyé au bras de son petit-fils, fit son entrée dans le salon.

— Comment ! c’est vous, chère madame ! vous ici, dans cette vieille demeure qui vous a connue si petite !

Le marquis s’était avancé vers Mme d’Oyrelles. Il lui avait pris la main et l’avait portée à ses lèvres.

— Ah ! que de souvenirs je retrouve en vous voyant à cette même place ! C’est une période de ma vie, une période lointaine, que vous évoquez à nouveau.

Il était réellement un peu ému et se replongeait dans le passé, ce dernier rayon de la jeunesse qui survit au coucher du soleil. En l’écoutant, Mme d’Oyrelles sentit aussi revenir un flot de souvenirs. Elle se rappela le temps où elle venait, entre son père et sa mère, faire visite à la marquise de Cisay. Pour la première fois depuis qu’elle était là, elle eut l’idée de jeter un regard autour d’elle. Chaque chose était à sa place, comme autrefois. Chaque chose, oui, mais ceux qu’elle aimait avaient disparu. Elle éprouva ce frisson lugubre qui nous saisit toujours après une longue absence ; elle pensa que le colonel eût dû être là, auprès d’elle, en cette grave circonstance. Tout la disposait à l’émotion. Le marquis s’en aperçut et lui en sut gré. Bernard, qui ne comprenait rien à la visite de Mme d’Oyrelles, s’était approché et la saluait, non sans quelque trouble. Le comte redressait le feu, et, frappant une bûche avec les pincettes faisait jaillir des étincelles. Mme d’Oyrelles comprit qu’elle ne pouvait pas tarder à expliquer sa présence.

— Monsieur le marquis, j’avais un renseignement à vous demander. C’est ce qui m’a amené ici.

Le marquis s’assit près d’elle à la place qu’avait d’abord occupée Rodolphe.

— Un renseignement, chère madame ?

— Que j’ai pu heureusement donner à Mme d’Oyrelles, dit le comte. Je sais d’ailleurs que vous ne me contredirez pas.

— Ma foi, moi je n’en sais rien ! s’écria le marquis. Nous ne sommes pas toujours du même avis, mon cher, et comme je suis un peu curieux de ma nature…

Mme d’Oyrelles jeta le nom de M. de Frumand. Bernard tressaillit. Le marquis parut fort étonné.

— Comment cela ? Il demande votre fille ?

— Oui, dit Mme d’Oyrelles.

Le marquis regarda instinctivement son petit-fils. Cette nouvelle lui parut cruelle et lui porta un coup. Pourtant, il n’y pouvait rien. Il aurait dû, au contraire, être content de ce que le hasard les servit si habilement et les débarrassât de l’obstacle qui s’était jusqu’alors dressé devant leurs projets ; mais il frémit pour son pauvre Bernard.

— Eh bien, reprit Mme d’Oyrelles, vous ne me dites rien. Ne m’en ferez-vous pas l’éloge, comme votre fils ?

— Je ne saurais en tous cas vous en dire de mal, car c’est un garçon que j’estime profondément. C’est à mes yeux un beau caractère d’homme. Mais…

— Mais quoi ?

— Du diable si j’aurais jamais pensé qu’il allait se marier.

— Le croyez-vous incapable de faire un bon mari ?

Le marquis était devenu nerveux :

— Je n’en sais, ma foi, rien. En pareil cas, on ne peut juger que par l’usage… Je n’aime pas donner mon avis là-dessus.

Le comte interrompit :

— Savez-vous, mon père, que vos paroles pourraient être mal interprétées. Vous aimez beaucoup M. de Frumand et pourtant vos réticences seraient faites pour lui nuire dans l’esprit de Mme d’Oyrelles.

— Est-ce vrai ? demanda le marquis anxieux. Ce n’est point mon dessein. Lui et votre fille feraient peut-être un excellent ménage. Mais, je vous l’ai dit, je ne suis point fait pour les œuvres matrimoniales. Je laisse ça à ta cousine, Rodolphe… Consultez-la donc, ajouta-t-il, elle est si forte !

Mme Magnin !

— Oui, Mme Magnin, dit le marquis en souriant, une marieuse… celle-là !

Le comte réprima un mouvement d’impatience. Mme d’Oyrelles se renfonça dans le fauteuil, écoutant et observant. Soudain le comte repoussa son siège d’un coup de jarret, et se levant pour s’adosser au marbre de la cheminée :

— Mon père, je me vois forcé de prendre la défense de M. de Frumand à cause du tort que vous pouvez lui faire. Qu’avez-vous à lui reprocher ? N’est-ce pas le plus honnête homme du monde ?

— Si fait.

— Un chrétien convaincu ?

— Parfaitement.

— Un orateur en herbe ?

— Cela pourrait arriver.

Le comte se tourna vers Mme d’Oyrelles :

— Vous voyez, madame, que la vérité s’impose.

Le marquis se contenta de faire un geste évasif :

— Écoutez-le, dit-il. Je ne suis pas compétent. Je vous en ai avertie.

Puis il croisa ses deux jambes et resta muet, de l’air qu’il savait prendre quand les choses ne marchaient pas à son gré.

Mme d’Oyrelles parut se consulter. Il y eut un moment de silence général. Le comte, qui n’avait cessé d’être inquiet depuis l’arrivée du marquis et de Bernard, s’était remis en place devant le feu. Bernard était froid et se tenait raide.

— Je vous en remercie, dit Mme d’Oyrelles. Je sais maintenant à quoi m’en tenir… Permettez-moi cependant une dernière question à laquelle j’attache beaucoup d’importance… Je voudrais bien avoir l’avis de M. Bernard qui, jusqu’à présent, est resté silencieux.

En achevant sa phrase, elle s’était tournée vers le jeune homme et le regardait avec un soi-disant sourire qui cachait à peine une curiosité anxieuse. Bernard devint blême. Il sentit que tous les yeux s’attachaient sur lui. Le marquis était au supplice, prêt à éclater. Le comte s’agitait, tremblant de ce qui pourrait arriver. Vingt réponses se pressaient sur les lèvres de Bernard, il les contenait toutes.

— Eh bien, reprit Mme d’Oyrelles, que me direz-vous de M. de Frumand ?

Bernard fit un suprême effort, et, d’une voix qui n’était plus la sienne :

— Madame, dit-il, c’est mon meilleur ami !

Mme d’Oyrelles se leva. Désormais, elle était éclairée.

— Très bien, murmura-t-elle.

Le comte ne put retenir un soupir. Il avait eu peur. Le marquis fit trois pas, furieux et s’en alla redresser un cadre qui était de travers contre la muraille. Puis, comme Mme d’Oyrelles allait se retirer, tous trois l’entourèrent et la reconduisirent.

Dix minutes après, Bernard s’était enfui dans sa chambre. Le comte était revenu s’asseoir en face du feu. Il tisonnait encore avec un regard fixe. Pour la première fois, en saisissant au vif la profonde souffrance et le beau courage de Bernard, il lui venait à l’esprit un vague remords, un vague soupçon du mal qu’il avait fait à son fils. Son œuvre allait réussir. Mme d’Oyrelles allait accepter M. de Frumand, et pourtant le comte se sentait souverainement mécontent. L’accent douloureux de Bernard lui sonnait aux oreilles. Il était devenu triste comme en face d’une chose brisée.

Debout devant la fenêtre fermée, du côté du parc, le marquis tambourinait sur les vitres. Il était en rage. Lui aussi s’en voulait à lui-même, mais plus franchement que le comte. Il se désolait de n’avoir pas lancé la vérité, au hasard, la vraie vérité qui éclaircit tout. Resté enfant jusque dans ses colères, il avait envie de trépigner sur place, son regret l’étouffait. Comment avait-il pu prêter les mains au supplice à froid qu’on avait imposé à son Bernard ! « Il est plus fort que nous », pensa-t-il.

Le marquis se retourna brusquement et considéra Rodolphe dont la tête immobile était toujours penchée vers le foyer. Sa franchise trop longtemps comprimée souleva impétueusement toutes les soupapes. Il prit sa canne qu’il avait déposée en entrant dans un coin du salon, il en fouetta l’air comme d’une cravache et, regardant son fils en face avec sa prononciation mordante :

— Mon Dieu ! Rodolphe, la belle victoire !

Et déjà un peu soulagé, il sortit bruyamment en frappant la porte.



XII


Frumand n’était plus tenable. Depuis qu’il avait fait à Bernard sa malencontreuse confidence, il était dans un état violent. Ses impétuosités ordinaires, surexcitées à leur plus haut point, se heurtaient et se confondaient, faisant dans son être moral un vacarme indescriptible. Non seulement son projet de mariage le mettait en fièvre ; mais la pensée de son ami malheureux l’exaspérait. Il ne cessait de creuser ce qu’il avait à la fois hâte de découvrir et soif de se dissimuler. Tantôt il ne voulait point voir ; tantôt il se reprochait de ne point avoir vu. Son malheur était d’être trop lucide. Pour la première fois de sa vie, sa perspicacité le gênait. S’il eût été sot et doué d’une conscience moins sensible, il eût tranquillement passé son chemin. Mais du premier coup il avait deviné que Bernard aimait Jeanne et cette aperception le torturait. Volontiers il se fût écrié comme ceux qui veulent s’étourdir :

— C’est déjà bien assez désagréable d’avoir une conscience sans que j’aille regarder dedans.

Mais un homme de sa trempe ne reste pas longtemps en mensonge avec lui-même. Il se décida vite à tirer la chose au clair, quelque prix qu’il pût lui en coûter. Un matin, dès l’aube, il sauta de son lit. Le grand saint Michel le regardait, toujours triomphant. Frumand n’avait pas clos l’œil. Il était las, en dépit de sa robuste santé, et, frappant un grand coup de poing sur la table, il se jura que la journée ne se passerait pas sans qu’il sût à quoi s’en tenir d’une façon formelle. Pour cela, il fallait bien interroger quelqu’un, car, en pareil cas, il faut des certitudes, et les suppositions, si probables qu’elles soient, ne sont pas suffisantes. Il s’habilla, s’accouda sur sa fenêtre en regardant les arbres qui commençaient à verdir, et se demanda qui lui dirait la vérité. Vingt fois il avait été sur le point d’aller trouver Bernard. Mais il savait qu’il n’en tirerait rien. Bernard ne lui avouerait jamais qu’il aimait Mlle d’Oyrelles, alors que lui, Frumand, était peut-être déjà accepté comme fiancé. Qui donc alors ? Le comte ? Il n’y fallait pas songer. Pourquoi ne pas s’adresser au marquis ? Il est si franc, le marquis, et il aime tant Bernard ! Frumand le soupçonne de ne point être entiché de l’Américaine, et en tous cas, il est sûr de lui faire avouer ce qu’il veut savoir. Sans hésiter, heureux d’agir, Frumand saute sur son indicateur et regarde l’heure des trains pour Fontainebleau. Il voit avec bonheur qu’il n’a que le temps de se rendre à la gare, et, prenant à la hâte son chapeau et une paire de gants, il bondit dans l’escalier. Déjà il se sentait mieux, et quand il fut dehors, marchant à grandes enjambées, voyant autour de lui l’activité du matin, les gens qui trottaient, qui balayaient, la vie qui coulait à plein, il se trouva dans son élément et comprit qu’il pouvait tout supporter, hors l’inaction et l’incertitude. En wagon, il combina son affaire, et quand il débarqua à Fontainebleau son plan était fait.

La route était fraîche ; il faisait bon. Le printemps s’annonçait partout, et le soleil avait les charmes du renouveau. Frumand aspira l’air à pleine gorge. Après la compression violente qu’il avait subie, il avait besoin de se dilater ; son pas allongé brûlait le terrain. Son allure était libre, et vraiment belle à force de vigueur et d’aisance. En entrant dans le parc, il tira sa montre, et fut stupéfait de s’apercevoir qu’il était neuf heures du matin. Il n’avait même pas songé que ce n’était pas le moment de se présenter chez M. de Cisay.

— Bah ! allons toujours ; s’il dort encore, on le réveillera. Ce que j’ai à lui dire en vaut la peine…

Le marquis ne dormait pas, mais c’était tout comme. Un peu fatigué de ses émotions de la veille, il était resté au lit et y dégustait son café, proprement arrangé sur un plateau, avec de délicieuses tartelettes de beurre frais. Courtois avait relevé un rideau pour que le soleil levant l’éclairât. Un rayon jouait sur la courtine de soie, et un autre s’obstinait à faire surgir des éclairs prismatiques d’un gros diamant que le marquis portait à la main gauche en souvenir de sa femme. Il mangeait le plus doucement du monde. Courtois allait et venait, préparant les objets de toilette, sans faire plus de bruit qu’une souris. À peine le silence était-il troublé par l’aboiement des chiens de Bernard, qui faisaient un peu de tapage parce que c’était aussi l’heure de la soupe. On frappa, et un domestique remit la carte de M. de Frumand. Le marquis fut si surpris, qu’il faillit renverser le plateau.

— Comment ?… si matin ! il demande à me voir ? qu’est-ce que cela signifie ?

Courtois n’était pas moins étonné que son maître et beaucoup plus choqué.

— Qu’il aille chez Bernard ! reprit M. de Cisay.

— C’est à M. le marquis que M. de Frumand désire parler.

— Ah ! par exemple !

La réflexion fit deux tours dans sa tête. Le marquis rapprocha cette visite matinale des renseignements que Mme d’Oyrelles était venue chercher la veille. Il se demanda pourquoi Frumand tenait à le voir en dehors de Bernard, et flairant quelque mystère, quelque écheveau à débrouiller pour lequel on avait recours à lui, il se complut dans une certaine importance :

— C’est peut-être curieux, pensa-t-il. Il faut voir.

Courtois attendait, incertain. L’autre domestique se tenait immobile au pied du lit.

— Eh bien, dit tout à coup le marquis, dans cinq minutes, vous ferez entrer M. de Frumand. Courtois, donne-moi ma flanelle.

Courtois obéit, non sans manifester une surprise qui touchait au mécontentement. Pour un matin, ses habitudes allaient être bouleversées, les heures changées. Il était presque scandalisé que M. le marquis, si jaloux d’ordinaire de sa toilette, consentît à recevoir un étranger avec un pareil sans façon. Néanmoins il apporta au marquis un déshabillé de molleton blanc, qui venait d’un bon tailleur anglais. C’était à la fois chaud, élégant et d’une forme aisée qui convenait à l’usage qu’on en voulait faire. Le pantalon était large et la veste à grands revers bleus, sous lesquels se nouait la cravate, pouvait à volonté s’ouvrir sur la chemise ou se boutonner jusqu’au cou. M. de Cisay n’ignorait point que ce costume un peu singulier lui allait fort bien, et parfois il se donnait le plaisir de le mettre pour se promener dans le parc avant le déjeuner. Il y a des tenues négligées qui n’en sont pas moins irréprochables. C’était celles qu’il aimait.

Pendant qu’il se lavait la figure et les mains, dans son cabinet de toilette, son imagination travaillait sur Frumand :

— Qu’est-ce qu’il y a là-dessous ? se demandait-il. En tous cas je vais le faire causer…

Il se donna un coup de brosse, s’aspergea d’extrait de violettes, et revint vers Courtois avec un regard qui voulait dire :

— Suis-je bien ?

Et Courtois ayant examiné son maître de la tête aux pieds sans faire aucune observation, le marquis se tint pour approuvé. En deux tours de main, et plus vite qu’on ne l’aurait supposé, le vieux domestique redressa le lit, enleva le plateau et donna à la chambre un aspect rangé. Pendant ce temps-là, M. de Cisay s’installait dans le grand fauteuil, au coin du feu, et se renversait en arrière, avec un sourire vague et un air de finesse qui s’adressait à ses pensées. Courtois n’avait pas tout à fait fini quand la porte s’ouvrît pour laisser passer Frumand. Le marquis se leva :

— Excusez-moi, mon cher ami. Je n’ai pas voulu vous faire attendre… Il me semblait que vous étiez pressé.

Frumand ne s’arrêta point au ton légèrement ironique du marquis. Il était trop occupé de son sujet pour avoir autre chose en tête et il ne songea même pas à s’excuser d’arriver de si bonne heure. Il salua, s’informa de la santé de M. de Cisay et ne se préoccupa plus que de l’objet qui l’avait amené.

Le marquis le fit asseoir en face de lui, et reprit, dans son fauteuil, sa position allongée :

— Eh bien, jeune cénobite, j’en apprends de belles sur votre compte. Comment ! vous vous mariez ?

— C’est-à-dire, répondit Frumand, que ce début étourdissait un peu, c’est-à-dire…

— Mes compliments. Mlle d’Oyrelles est une personne charmante… je n’en connais pas de plus jolie.

Frumand était assez mal à l’aise. Il n’avait point rêvé d’entamer ainsi l’entretien, un entretien où se jouaient les plus gros intérêts de sa vie. L’allure légère de M. de Cisay, qui ne se posait sur les choses les plus sérieuses qu’un seul instant, à la façon des papillons, ne s’accordait pas avec les déductions de son esprit, essentiellement logique, et ce qui le gênait surtout, c’était la présence de Courtois, qui ne s’en allait point. Frumand promena son regard autour de lui, à travers la chambre, et le marquis s’en aperçut :

— Quoi donc ? murmura M. de Cisay, en jetant les yeux de différents côtés. Il n’y a personne.

D’un signe imperceptible, Frumand montra Courtois.

— Ah ! s’écria le marquis en se mettant à rire, je disais bien… Ce n’est personne, n’en ayez cure, Courtois n’a d’yeux et surtout d’oreilles que pour mon service.

Le fait est que Courtois ne sourcilla pas, rangea tranquillement les brosses, et, quand il eut fini, sortit sans se presser. Sa discrétion était proverbiale ; il en avait fourni maintes preuves. Quand il était dans la chambre du marquis, il ne donnait pas le moindre signe d’intelligence en dehors de son service. On l’eût dit sourd-muet de naissance.

Malgré tout, sa sortie soulagea Frumand.

— À quand la noce ? reprit M. de Cisay, qui ne voulait pas lâcher son filon. Je gage que vous hâtez l’heure.

— Mon Dieu ! non, monsieur le marquis.

— Comment, non ? Voilà un étrange amoureux.

— Oh ! mais je ne suis pas amoureux ! s’écria le jeune homme comme s’il se défendait.

Le marquis ouvrit de grands yeux.

— Ah ! pardon ! dit-il, c’était de mon temps… on commençait par là.

Frumand sourit :

— Je veux être prudent, et comme je ne suis pas sûr de réussir…

— Bravo ! mon cher, belle théorie !… Mais je vous crois, au contraire, très bien en cour. J’en ai eu la preuve hier encore, car je peux vous confier qu’on nous a fait l’honneur de nous demander notre avis et que, tous les trois, à qui mieux mieux, nous avons renchéri sur vos vertus.

— Tous les trois ?

— Tous les trois. Bernard a porté le dernier coup. Il a répondu : « C’est mon meilleur ami ! » d’un ton si convaincu, qu’on ne pouvait manquer d’en être touché.

— Ah ! il a dit cela ?

— Mon Dieu ! oui.

Frumand hésita une seconde. Il comprit qu’il fallait s’arranger du tour d’esprit de M. de Cisay et qu’il n’était pas impossible d’en tirer parti. Sans avoir l’air d’y toucher, il amena le marquis à lui donner d’autres détails sur la visite de Mme d’Oyrelles. Il espérait toujours y trouver l’éclaircissement qu’il désirait. Mais rien ne vint. Force lui fut d’entamer autrement.

— Alors, je vois qu’il n’a pas été question de mon rival ?

Le marquis dressa l’oreille.

— De votre rival ?

Frumand attacha sur M. de Cisay son œil profond sans cesser pourtant de sourire, ce qui lui faisait une étrange physionomie.

— Avouez, monsieur le marquis, qu’il est bien redoutable. Vous le savez mieux que moi… on ne lui résiste pas.

Le marquis, un peu troublé, ne voulut pas avoir l’air d’attacher importance à ce qu’il venait d’entendre. Son dessein était toujours de faire causer Frumand, sans se douter que Frumand lui rendait la pareille. Il commençait seulement à se demander quand le jeune homme expliquerait sa visite et inclinait à croire qu’il était venu pour s’assurer que l’affaire était en bonne voie.

— Vous voulez parler de Bernard ? Oh ! il n’y a pas de mystère là-dessous. Il avait en effet, dans le temps, pensé à Mlle d’Oyrelles…

Frumand devint subitement très grave. M. de Cisay remarqua en lui un changement complet d’attitude.

— Mais c’est fini, ajouta prestement le marquis.

Frumand ne souriait plus ; et son regard seul continuait à révéler l’intensité de sa pensée. Une sorte de lutte intime, et en tous cas une souffrance, se trahissait dans son attitude.

Le marquis s’embrouillait de plus en plus dans ses conjectures :

— Oh ! c’est tout à fait fini, répéta-t-il machinalement.

Puis, voyant que Frumand ne se déridait pas et ne parlait plus :

— Ah ! ça ! s’écria-t-il en cherchant toujours à plaisanter, savez-vous que pour un vainqueur vous n’avez pas l’air fier ? Vous avez le mariage funèbre, mon jeune ami.

— Le mariage… murmura Frumand qui sembla sortir d’un rêve. Je ne vous ai jamais dit que je me mariais, monsieur le marquis.

— De mieux en mieux !

— Je puis même vous assurer du contraire.

M. de Cisay se leva et se mit à marcher dans la chambre.

— L’un de nous deux a l’esprit de travers, pensa-t-il à mi-voix. Vous veniez donc m’apprendre que vous aviez renoncé au mariage ?

— Pas précisément. Mais ce que je puis vous certifier, c’est que je n’épouserai jamais Mlle d’Oyrelles.

— Parce que… ?

— Parce qu’il y a cinq minutes que je me suis retiré.

— Cinq minutes, dites-vous ?

— Mon Dieu ! oui, monsieur le marquis. Cela s’est fait au moment où vous m’avez appris que Bernard l’aimait.

Le marquis s’arrêta court :

— Vous ne le saviez pas ?

— Pas au juste.

M. de Cisay fit un nouveau geste d’étonnement.

— Et c’est pour me le faire dire que… ?

Il se croisa les bras et, ne pouvant retenir sa joyeuse nature :

— Mais ils sont très-forts, ces petits jeunes gens !

— Ne m’en voulez pas, monsieur le marquis, dit Frumand de sa bonne voix franche.

— N’empêche que vous m’avez roulé sans que j’y prenne garde.

— J’étais si perplexe ! Bernard m’avait confié qu’il était amoureux. J’avais cru deviner le nom de Jeanne, mais je n’étais pas sûr, et vous devez comprendre qu’à tout prix je voulais m’éclairer.

— Eh bien ! s’écria M. de Cisay en faisant un demi-tour sur ses talons, il en adviendra ce qu’il pourra ! Je ne regrette rien. La franchise m’a toujours porté bonheur.

Frumand se leva :

— Et moi, monsieur le marquis, je vous remercie profondément, car vous m’avez rendu un service que je n’oublierai jamais.

Il y a des gens pour qui la vérité est presque une gourmandise. Non seulement ils n’ont pas de mérite à la dire, mais il leur est pénible de s’en priver.

— Voyez-vous, reprit le marquis, je suis trop vieux pour changer mes goûts. Penser tout haut est pour moi un simple penchant de nature dans lequel je me complais. Je croque la vérité comme je croque un bonbon, et, entre les deux friandises, m’est avis que la première est encore la meilleure.

— Je vous remercie pour moi, répéta Frumand toujours grave, et je crois que, du même coup, et pour Bernard, vous avez fait une bonne action.

— Comment cela ?… une bonne action ?

Le jeune homme hésita ; puis il commença très doucement et en tâtant son terrain :

— Oui, parce que ma retraite va permettre à Bernard de se consoler un peu, et qui sait ? peut-être de se reprendre à l’espérance.

— À l’espérance d’épouser Mlle d’Oyrelles ! oh ! oh ! mon ami, vous comptez sans les choses… et sans les gens !…

— Il est vrai, dit modestement Frumand que je ne puis me placer qu’à un seul point de vue : celui de ma tendre amitié pour Bernard. Je ne sais à quelles difficultés, à quels graves empêchements ses désirs peuvent se heurter. Mais, ce que je sais bien, c’est qu’il est aisé de briser à tout jamais un cœur comme le sien.

— Vous croyez ?… vous croyez vraiment que c’est si profond ?… Il y a pourtant bien des jeunes gens qui sont amoureux — qui n’épousent pas, — et qui n’en meurent point.

— Monsieur le marquis, j’ai cru deviner que Bernard s’était mis tout entier dans son amour. Il y cherche la correspondance à ses idées, à ses travaux, aussi bien qu’à ses tendresses. Jeune comme il l’est, avec son âme chrétienne, éprise d’idéal, mettant aux pieds de sa compagne toutes les intégrités de sa vie, il rêve un échange complet des trésors qu’il apporte, et, trouver une femme capable de cet échange, ce n’est pas chose commune…

— Je le comprends, dit M. de Cisay, qui s’était accoudé à la cheminée et écoutait avec beaucoup d’attention.

Frumand était toujours debout. Il s’animait et, se laissant entraîner par ses convictions, devenait plus pressant, devenait tout à fait lui-même. Le sacrifice qu’il venait de décider avait exalté son amitié, déjà si chaude ; il était porté par une puissance de sentiment plus grande qui lui faisait saisir avidement l’occasion d’aider son ami. Il se sentait aussi avec le marquis des affinités qui le mettaient à l’aise. Sans doute M. de Cisay, en dépit de son âge, était un peu neuf sur certaines questions de haute morale qui étaient familières au jeune homme, mais point incapable de les apprécier. Frumand, en faisant appel à la tendresse du marquis pour Bernard avait touché juste. M. de Cisay n’avait qu’une seule qualité éminente, c’était la richesse de son cœur. Par là, il pouvait saisir d’autres aperceptions, très élevées, même quand elles ne se rapportaient pas directement aux questions de sentiments, car une qualité supérieure, comme une montagne, ouvre beaucoup d’horizons.

— N’est-ce pas, reprit Frumand, qui, en causant, suivait une ligne, à l’inverse de M. de Cisay, qui volontiers se perdait en fioritures, n’est-ce pas que Bernard ne peut pas épouser une femme banale ?

— Sans doute. Je l’ai toujours dit. Ce serait fâcheux.

— Ce serait un crime d’abaisser son vol au niveau de la médiocrité. Ce que nous appelons dans le monde « une bonne enfant, une gentille petite femme », termes vagues qui cachent mal la vulgarité, ne peut suffire à Bernard. Il faut les laisser à ceux qui se marient « pour faire une fin ». Cela mettra un peu d’équilibre dans leur ménage !… Ne croyez-vous pas aussi qu’il est impossible à un homme d’échapper à la pression continue d’un caractère de femme ? Si on épouse une jeune fille commune, ou futile, ou sotte, on s’en détache peu à peu, mais on en subit l’influence. Les uns luttent longtemps, les autres cèdent tout de suite, personne ne revient de ces coups-là.

— Vous avez raison, mon cher ami. Je souhaite comme vous que Bernard fasse un choix digne de lui. Mais, hélas ! la vulgarité court le monde. Elle nous happe de cent façons.

— Vous voyez qu’il y échappe de lui-même en plaçant noblement ses rêves.

Le marquis regarda Frumand avec un intérêt qui n’était pas exempt de surprise :

— Mais, vous plaidez contre vous-même, car si vous jugez de la sorte Mlle d’Oyrelles, comment n’hésitez-vous pas à en faire le sacrifice ?

— Non, dit très simplement Frumand, le sacrifice n’est pas si grand qu’on pourrait croire… Il me semble que ma raison seule me poussait vers elle et que l’amour n’était pas encore né. Vous voyez qu’il n’y a pas de comparaison à faire entre moi et Bernard… vous voyez que je ne peux pas hésiter.

— Eh bien ! reprit M. de Cisay, il peut se vanter d’avoir en vous un fier ami… Quoi qu’il arrive, je vous félicite d’être capable de pareils sentiments

— Ma récompense serait de lui voir éviter le million ! s’écria gaiement le jeune homme.

Le marquis, au contraire, redevint sérieux.

— Ah ! le million ! c’est autre chose. Il faut de l’argent en ce monde, et beaucoup, hélas !

— Le croyez-vous, M. le marquis ?

— Moi ! j’ai peu d’opinions là-dessus, parce que je n’en ai jamais manqué… Mais demandez à mon fils si l’argent est nécessaire.

— Il en faut si peu pour être heureux… et surtout il le faut si pur, car, vous savez comme moi, que, puisé à mauvaise source, c’est le véhicule de tous les malheurs.

— C’est vrai. Mais on ne peut pas toujours analyser les sources.

— Il y en a qu’on sait empestées d’avance.

Le marquis comprit l’allusion.

— Nous verrons à les éviter. Ce n’est pas toujours facile.

Frumand cherchait le moyen de parler plus directement encore de Mlle Fulston. Il aimait, comme tous les esprits logiques, à mettre le fait à l’appui de l’idée, et, comme il n’avait rien de nuageux, sa conversation passait aisément du principe au détail topique. Il se rendait compte qu’il y avait grand intérêt à souffler des arguments au marquis, dont on aurait eu raison s’il eût été seul, et qui hésitait à se rendre, par peur de Rodolphe. Pendant qu’il faisait recherche dans sa tête, la porte s’ouvrit et la figure de Bernard apparut dans l’entrebâillement.

— Puis-je entrer ?

— Très bien, mon cher enfant.

Mais Bernard recula effaré en reconnaissant Frumand et en s’apercevant qu’il causait avec M. de Cisay d’un air particulièrement animé et presque joyeux. Jamais il ne l’avait vu plus en train.

— C’est un peu fort, pensa-t-il. Il vient sans doute annoncer qu’il a été agréé…

Il fit un mouvement pour refermer la porte sur lui.

— Je vous trouble, grand’père… Je reviendrai.

— Ah ! par exemple ! s’écrièrent en même temps M. de Cisay et Frumand.

Ils firent quelques pas de son côté, et Bernard, comprenant qu’il ne pouvait s’enfuir, se décida à pénétrer tout à fait dans la chambre. Frumand lui tendait sa large main. Bernard y mit la sienne, assez froidement. Il ne pouvait s’empêcher de penser que Frumand lui avait pris Jeanne. En vain faisait-il effort, avec son généreux caractère, pour élever l’amitié au-dessus de cette blessure. L’amour qui le tenait, sentiment absolu qui se place devant tous les autres sentiments, neutralisait ses efforts. Sa figure était contrainte, et, au fond de son cœur, il en voulait beaucoup à Frumand. Ce n’était pourtant pas dans la nature de Bernard d’être sévère avec ses amis. Au contraire, il était enclin à excuser toujours ceux qu’il aimait. Il ne pouvait s’empêcher d’atténuer leurs défauts et faisait en petit pour eux ce qu’il faisait en grand pour M. de Cisay. À force d’affection il ne voyait plus leurs faiblesses. Volontiers il eut répondu comme le paysan auquel on disait que sa fiancée était boiteuse : « Comment ?… Elle n’a qu’une petite guibolette ! » Souvent même, il avait querellé Frumand à ce sujet, car Frumand, à l’inverse de Bernard, ne se faisait aucune illusion sur les gens. Plus on lui était cher, moins il était indulgent. Ses maîtres prétendait qu’il « voyait gros ». « Sans doute, répondait-il, d’autant plus gros que j’y regarde de plus près ! »

Pour lui, aimer quelqu’un c’était voir plus clair, et, comme la flamme, son amitié était d’autant plus lumineuse qu’elle était plus chaude. Mais, dans la circonstance, les rôles étaient changés ; c’était Bernard qui avait des sévérités excessives ; c’était Frumand qui inventait toutes sortes d’excuses pour s’expliquer à lui-même la raideur de Bernard.

Courtois entra. Il apportait une petite bouillotte d’argent pleine d’eau chaude qu’il alla déposer dans le cabinet de toilette. Une mince vapeur s’en échappait. Le marquis était dressé à ne pas la laisser refroidir. Il eût pu dire de lui-même ce que disait un homme d’esprit à propos de son vieux serviteur :

— Il y a si longtemps qu’il est pour moi un maître indulgent !

— Mes enfants, reprit-il, il faut que je m’habille… D’ailleurs, vous avez à causer. Je vous retrouverai au salon. Il est bien entendu que M. de Frumand reste à déjeuner avec nous.

— Non, je vous remercie, monsieur le marquis. Deux mots à Bernard et je retourne à Paris.

— C’est irrévocable ?

— Je ne puis faire autrement.

— J’en suis fâché, mon cher ami.

M. de Cisay prit les deux mains de Frumand, et les serrant de toutes ses forces, il ajouta :

— Je vous félicite, monsieur de Frumand. Vous avez le cœur bien placé… à la française… Je n’oublierai pas cette matinée.

— Ni moi non plus, monsieur le marquis.

Frumand salua et passa lui-même son bras sous celui de Bernard. Tous deux sortirent.

— Où m’emmènes-tu ? demanda Frumand.

— Viens dans ma chambre. Nous y serons libres.

C’était un joli petit appartement, meublé avec un soin tendre et qui donnait, par une double porte, dans la chambre principale du château, dans la chambre vide de la maîtresse de maison. Cette disposition remontait loin. La marquise avait fait l’arrangement pour son fils, alors qu’il était petit enfant et qu’elle voulait l’avoir près d’elle. Elle avait orné la petite chambre de tout ce qui pouvait plaire à un jeune homme, et elle avait si bien réussi, que, plus tard, on l’avait donnée à Bernard parce que c’était la seule de toute la maison qui portât la trace d’attentions maternelles. Bernard aimait passionnément son appartement de Chanteloup. Souvent, quand il était petit, il entr’ouvrait la porte de la grande chambre dont les volets étaient fermés, et il rêvait longtemps au bonheur qu’il aurait eu à aller y trouver sa mère, ou tout au moins sa grand’mère. Tendre et doux comme il l’était, il enviait le sort de ceux qui ne sont point privés de semblables caresses. Plus grand, plus grand, il avait eu d’autres rêves, et cette chambre lui était apparue comme le sanctuaire béni où il amènerait sa femme.

Quand ils entrèrent ce matin-là dans la petite chambre de perse bleue, la porte de la grande était ouverte. Bernard alla pour la fermer.

— Qui demeure là ? demanda Frumand.

— Personne, répondit Bernard.

— Laisse-moi voir alors, dit Frumand, toujours curieux.

Bernard s’effaça un peu, tenant quand même la porte, et Frumand avança la tête :

— Allons ! tout est préparé pour faire de toi un homme heureux.

Il ne reçut aucune réponse. Bernard restait toujours froid et surtout triste. La seule présence de son ami était pour lui une souffrance, et il se disait que les choses humaines ont d’étranges renversements. Pourtant son amitié n’était point morte, mais elle sommeillait en lui comme certaines pensées refoulées sommeillent au fond des yeux.

Ils ne firent que traverser la chambre de Bernard et entrèrent dans un autre appartement qui y attenait et qui portait le nom de bibliothèque, nom trop pompeux, car la famille de Cisay n’ayant jamais été lettrée, la bibliothèque n’avait en fait jamais existé, c’était bonnement la salle d’études de Bernard, avant qu’il fût au collège, quand il avait son précepteur, et depuis, c’était encore l’endroit où il s’installait pour travailler. Il y avait réuni tous les objets à son usage, son chevalet dans un coin, son fusil dans un autre et ses pipes sur la cheminée. La fenêtre, qui était une large baie à triple ouverture, garnie de vitraux de couleur, donnait beaucoup de lumière et les vitraux jetaient leurs rayons un peu partout. En face, entre des planches de bois noir, étaient soigneusement rangés les livres de Bernard, depuis l’alphabet où il avait appris à épeler jusqu’à ses gros bouquins de droit. Au-dessous, on voyait plusieurs tiroirs fermant à clef, où il conservait ses papiers et ses notes intimes. Là point de trace d’une main féminine, point de tentures souples, point de petits détails. Au moment où cette salle avait été aménagée, la mort avait déjà fait sa rafle. Seulement un des Pères qui avaient élevé Bernard, étant venu passer une partie des vacances au château et s’étant servi de la bibliothèque comme d’un oratoire, avait laissé sur un des murs un grand crucifix et au-dessous un prie-Dieu. Ce prie-Dieu avait appartenu à la marquise. C’était sans doute le seul qu’il y eût dans la maison, et il était tout simple qu’il revînt à Bernard, personne autre n’ayant l’idée de s’y agenouiller.

Quand le marquis venait par hasard trouver son petit-fils dans la bibliothèque, il n’y restait jamais longtemps :

— Cela sent la science, disait-il. Tu dois avoir mal à la tête,… viens faire un tour.

Le marquis considérait les livres comme un homme bien portant considère une tisane.

— C’est bon pour les enfants ou pour les malades ; mais s’en servir en pleine santé, allons donc !

La fenêtre était ouverte et laissait entrer le soleil quand les deux jeunes gens s’assirent dans la bibliothèque. À la grande surprise de Bernard, Frumand devenait de plus en plus expansif, sa figure se colorait, ses yeux brillaient, il avait son sourire des bons jours, des jours où il avait l’âme enlevée.

— Ah ! que je suis content d’avoir vu M. de Cisay ! Que je bénis le ciel de m’avoir envoyé cette inspiration ! J’ai travaillé pour toi, mon ami, et c’est pourquoi tu me vois si heureux.

— Pour moi ? Je ne comprends pas.

— Nous avons causé d’avenir, avec ton grand-père. Bernard ne sembla pas s’émouvoir.

— J’ai plaidé de mon mieux pour qu’on te laisse épouser Mlle d’Oyrelles…

Bernard lui lança un regard plein de reproche :

— Tu plaisantes, Henri ?

— Pas le moins du monde. Si tu n’étais pas si sombre, je t’en dirais davantage ; mais tu ne m’encourages guère.

— Mon cher ami, dit Bernard, qui était violent à ses heures, je pense que tu n’es pas venu ici pour me torturer. Alors parles… ou…

— Ou va-t’en, c’est clair… Pauvre enfant ! comme on voit que tu es malheureux ! Tu l’aimes donc bien ! Me pardonneras-tu de n’avoir pas deviné plus tôt, et de m’être un instant, et à mon insu, glissé entre elle et toi ?

Il disait cela de son air tendre. Bernard, qui essayait de comprendre, le dévorait des yeux.

— Mon bon ami… je n’épouserai jamais Mlle Jeanne.

Bernard se dressa sur ses pieds comme si l’électricité l’eût touché. Pourtant il doutait encore et ce doute le rendit cruel.

— Elle t’a refusé ?

Ce fut au tour de Frumand de lui jeter un regard de reproche.

— Non, Bernard. Elle ne m’a pas refusé.

Bernard se rapprocha et lui prit la main :

— Alors, je te remercie, dit-il. Mais je ne puis accepter. Tu es sur les rangs, tu y es avant moi, et tu dois y rester.

— Jamais ! cria Frumand, qui s’emporta. Si tu m’as cru capable de ça, tu ne me connais pas, Bernard, et j’en suis navré.

— Pourtant.

— Pourtant… j’ai pu agir par ignorance, je me suis laissé entortiller comme un sot par des gens qui voulaient me marier, j’ai été inepte, présomptueux, tout ce que tu voudras, mais que j’aie consenti un seul instant de ma vie à te voler sciemment celle que tu aimes…, jamais, entends-tu bien !

— Alors, c’est toi qui t’es retiré ?

— Sans doute.

Pour toute réponse, Bernard se laissa tomber sur une chaise devant la table. Il se cacha la tête dans ses deux mains, et, soit qu’il fût trop ému, soit qu’il sût trop bien que la générosité de Frumand n’enrayerait pas les volontés de son père, il resta muet et comme anéanti.

Un autre s’en fût blessé. Frumand le connaissait et connaissait aussi les grands étouffements du cœur humain. Il attendit. Au bout d’un instant, Bernard releva son front. Il fixa sur son ami deux yeux brillants qui exprimaient mieux que des paroles la tendresse de son amitié, tendresse qui venait de l’envahir à nouveau, comme une marée montante qui s’engouffre dans une anse après l’avoir momentanément laissée à sec.

Henri, dit-il, je regrette qu’elle ne t’épouse pas. Tu l’aurais rendue heureuse.

Frumand secoua la tête, faisant onduler ses longs cheveux :

— Elle ne peut l’être que par toi.

Il s’accouda en face de Bernard, de l’autre côté de la table, et ; tous deux, les yeux dans les yeux, s’enfonçant avec ivresse dans la ferveur de leur amitié, firent enfin l’échange complet de leurs confidences.

Frumand raconta son entretien avec le marquis et les espérances qu’il ne pouvait manquer de concevoir :

— Ton grand’père ne se rend pas encore, mais il est ébranlé. J’en ai l’intime conviction. Persévère, mon Bernard. Tu réussiras, et, s’il le faut, je te soutiendrai dans la lutte.

Bernard, se jurant à lui-même qu’il resterait digne d’une pareille amitié, se mit à lui ouvrir son cœur, ce cœur fermé, ce cœur qui jusqu’alors ne s’était jamais entièrement révélé.

— Tiens, dit-il, aujourd’hui je veux te laisser lire tout à fait dans ma pensée.

Il alla chercher, dans un des tiroirs de la bibliothèque, un album de dessins qu’il déposa devant Frumand. Cet album était déjà vieux. Bernard y avait esquissé ses souvenirs depuis son enfance. Frumand reconnut différentes scènes que son ami lui avait racontées. Il en vit d’autres qu’il ignorait. Presque dès le début, l’image de Jeanne apparaissait.

Bernard avait dessiné là tous les événements de sa jeunesse. C’était son journal à lui, et ce mode d’enregistrer ses impressions s’accordait bien avec sa nature. C’est moins direct que d’écrire, et il y a certaines délicatesses, certains lointains que le crayon esquisse mieux que la plume.

À mesure qu’il feuilletait, Frumand se rendait un compte plus exact de la place que tenait Jeanne dans la vie de Bernard, et il s’élevait en lui une immense action de grâces d’avoir été éclairé à temps. Si grande était sa conviction, qu’elle étouffait son regret personnel.

Un des dessins le retint longtemps. Il représentait le marquis, vieilli de plusieurs années, assis dans un grand fauteuil, et une femme qui se penchait au-dessus de lui en lisant dans un livre très petit, sans doute un livre de prières. Le visage de cette femme était si doux, qu’on se demandait si ce n’était point une sœur garde-malade. Mais Frumand ne s’y trompa point. Il comprit qu’elle était l’œuvre rêvée par Bernard, et qu’elle était celle qu’il avait associée à cette œuvre.

Plus loin, vers les dernières pages, il y avait une esquisse plus vaporeuse que les autres, presque voilée. On y voyait, au premier plan, un cerisier en fleurs, servant de portique. En passant sous ses branches, une allée s’enfuyait, longue comme la vie, jusqu’à l’extrême horizon. Et au début de cette allée, encore sous l’ombre du cerisier, et sur le point seulement de s’engager dans le sentier, une jeune fille qui ressemblait à Jeanne venait de laisser tomber sa main dans celle d’un jeune homme qui ressemblait à Bernard. Le jeune homme était radieux, et prêt à entraîner sa compagne dans cette route sans fin qui s’ouvrait sous leurs pas.

Frumand sourit :

— Passons, dit Bernard.

Ils tournèrent le feuillet, mais la page d’après était blanche. Après ce dernier rêve, il n’en était point venu d’autres.

Alors Frumand ferma le livre et s’absorba quelques instants dans ses réflexions. Toujours préoccupé de l’action qui était chez lui inséparable de l’idée, il combinait un plan dans sa tête. La cloche du déjeuner l’interrompit.

— Déjà, dit Bernard. J’avais encore tant de choses à te dire !

Frumand sauta sur son chapeau.

— Ne t’inquiètes pas. Je sais maintenant ce que j’avais besoin de savoir.

— Henri, pourquoi ne restes-tu pas ?

— Parce que, dit, Frumand avec son large sourire, parce que je suis un homme occupé. J’ai beau être actif, ma tête me donne toujours plus d’ouvrage que je n’en peux faire. Aujourd’hui surtout, je ne veux pas être en retard avec ma besogne.

Bernard ne le retint pas davantage. Ils étaient désormais sûrs l’un de l’autre et plus décidés que jamais à lutter pied à pied et côte à côte.

Pourtant, quand il fut seul, en s’en allant à travers le parc, Frumand fut surpris de se trouver abattu. Il ressentait comme une faiblesse de l’esprit, comme une mollesse du cœur. État étrange qu’il ne connaissait point.

Il pensa qu’il avait besoin de se fouetter le sang, et marcha vite.

— Allons, se disait-il à lui-même, tout va bien… tout est bien… Mais réjouis-toi donc, imbécile, puisque tout va si bien !



XIII


L’antichambre était petite et toujours encombrée. Les deux banquettes de velours vert avaient pris des tons jaunâtres et s’étaient lustrées comme de la peluche à force de servir. On ne les voyait jamais vides. Que Mme Magnin fût chez elle ou qu’elle fut sortie, il y avait constamment deux ou trois domestiques qui venaient faire une commission ou chercher une réponse, et comme l’attente était longue parce qu’il fallait gagner son tour d’audience, les langues allaient bon train.

L’appartement n’avait rien de luxueux. Il était grand, mais sombre et assez mal tenu. Mme Magnin était si occupée qu’elle n’avait pas le temps de veiller à son ménage.

— Que voulez-vous, disait-elle avec la conviction du zèle, je suis dehors les trois quarts de la journée et quand je rentre, on m’assiège… Je ne m’appartiens pas ! Je n’ai plus de vie personnelle !…

Mme Magnin était venue au monde avec des instincts philanthropiques que les conditions de sa vie avaient développés. Comme tous les philanthropes, elle se prenait au sérieux et personne plus qu’elle-même n’était persuadée de l’excellence de ses bienfaits. Son dévouement, qui était très réel, différait autant de la vraie charité que la simple nature diffère de la vertu. Au fond, c’était sa propre satisfaction qui la guidait, et le mal apparent qu’elle se donnait n’était qu’une jouissance voilée, jouissance d’activité, de succès, d’éloges. C’était sa fierté de voir son antichambre pleine, c’était son plaisir de ranger ses lettres, de les classer, et de se mettre en voiture avec un carnet bondé de notes. Il lui arrivait même souvent d’avoir des jouissances raffinées. Dans un salon, elle voyait des choses dont les simples mortels ne se doutaient pas. On était obligé envers elle à tant de confidences ! Ses colloques intimes, dans le secret de son cœur, étaient pleins de mystères qui flattaient sa vanité, car chacun sait que rien n’est doux, pour certains esprits, comme d’être au courant des dessous de cartes.

Ce jour-là, vers midi, deux domestiques montèrent en même temps l’escalier. Il n’y avait entre eux que la différence d’un étage. Pendant que l’un tirait la sonnette en arrivant sur le palier du second, l’autre soufflait un instant sur le palier du premier. Ils se rejoignirent à la porte de Mme Magnin, parce que le temps qu’on mit à ouvrir avait permis au moins avancé de se rattraper.

— Tiens ! te voilà, Baptiste ? dit celui qui avait sonné. Tu apportes quelque chose de chez Mme de Ferrand ?

— Sans doute. Et toi, pour qui viens-tu ?

— Moi je viens pour un de nos locataires. Je suis maintenant concierge, depuis que j’ai épousé Clémentine, et je fais les commissions pendant que ma femme garde la loge.

La porte s’ouvrit. Ils entrèrent, et s’assirent côte à côte sur une des banquettes. En face d’eux, sur l’autre siège, il y avait trois femmes de chambre, qui chuchotaient.

Baptiste et son camarade prirent chacun dans leur poche de côté la lettre qu’ils venaient remettre, et la tinrent à la main, pour être tout prêts.

— Comment s’appelle-t-il, ton locataire ?

— Lequel ? nous en avons beaucoup.

— Celui qui t’envoie ?

— Ah ! ah ! je te vois venir, curieux !… D’abord, c’est un jeune homme.

— Sans doute.

— Un nommé M. de Frumand.

Baptiste se mit à rire :

— Tiens ! tiens ! tiens !… voilà qui est drôle !

— Pourquoi ?

— Nous sommes capables d’être ici pour la même affaire ?

— Comment ça ? Moi, tu comprends, c’est pour un mariage, comme de juste. Mais toi, de la part de Mme de Ferrand…

— Mon cher, dit Baptiste avec importance, tel que tu me vois j’arrive de la campagne, où nous sommes depuis hier soir, et c’est parce que la commission était pressée qu’on m’a fait prendre le train ce matin pour Paris.

— Tu viens de Fontainebleau !… de chez Mme d’Oyrelles !…

Baptiste le calma du geste, en jetant un regard sur les petites femmes de chambre :

— Pas si haut ! on pourrait nous entendre !

L’autre riait encore et tenait sa lettre devant lui, en relisant l’adresse. Tout à coup il poussa le coude à son voisin, et tapant du doigt sur l’enveloppe.

— Dis donc, Baptiste, je crois que cela ne va pas là-dedans.

— Ah ! par exemple ! Comment peux-tu le savoir ?…

Puis, se ravisant et riant aussi :

— Pour nous non plus, je crois que cela ne va pas, dit-il, en faisant le même geste sur la lettre de Mme d’Oyrelles. Ils furent interrompus par le bruit d’une porte qui venait de s’ouvrir derrière un rideau. C’était sans doute Mme Magnin qui sortait de son cabinet en reconduisant quelqu’un.

Un homme d’un certain âge, assez chauve, assez ventru, avec un teint flasque et un sourire souleva la portière et, tournant le dos à l’antichambre, s’inclina à plusieurs reprises. On devinait qu’il devait saluer Mme Magnin, mais on ne la voyait pas, parce que le rideau la dissimulait.

— Je me charge de tout, disait-elle. Soyez sans inquiétude. C’est comme si c’était déjà fait.

— Que vous êtes bonne ! Dès demain je vous amènerai ma fille…

— J’en serai charmée… il faut bien que je la voie, au moins une fois, pour prendre son air… J’ai une telle habitude, que du premier coup d’œil je saurai où la caser… Ah ! à propos !… m’avez-vous donné son petit nom ?

— Parfaitement… Elle se nomme Azéline… C’est écrit sur le petit papier bleu.

— Azéline… mais ce sera tout simple. Ah ! j’ai fait des choses autrement difficiles !

Mme Magnin avança la tête pour voir qui était dans l’antichambre, et reconnaissant le domestique de Mme de Ferrand, elle eut un mouvement de triomphe qu’elle ne contint point. Se rejetant derrière le rideau, elle dit à mi-voix au père qu’elle voulait encourager :

— Tenez, ce que je viens de voir là me comble de consolation ! Voilà une affaire superbe ! un mariage délicieux ! qui doit vous donner confiance.

— Vraiment ?

— Je ne puis pas nommer, mais d’un instant à l’autre ce sera connu… D’ailleurs ils se convenaient si bien, que cela a été tout seul. Cette petite d’Oyrelles est charmante !

Puis, comme effrayée de son indiscrétion, Mme Magnin congédia à la hâte le visiteur :

— Sauvez-vous ! sauvez-vous ! j’en dirais trop ! ce futur ménage me tient tellement à cœur !

Mlle d’Oyrelles ! c’est vous qui la mariez ! ah ! bravo ! mille fois bravo !

Baptiste et son camarade échangèrent un regard :

— Oh ! oh ! dit tout bas le domestique de Mme de Ferrand.

— Oh ! oh ! répondit le concierge en soupesant sa lettre comme s’il eût voulu se rendre compte de son poids.

Mme Magnin continuait à encourager le gros visiteur, mais elle évitait à dessein de timbrer sa voix qui n’arrivait plus dans l’antichambre qu’à l’état de murmure.

Enfin le père se retira. On voyait, à son air, qu’il était ravi de l’entretien et très soulagé d’avoir, en quelque sorte, déposé sa fille dans les bras secourables de Mme Magnin.

— Vous avez des lettres ? Donnez, dit-elle en s’avançant vers les deux domestiques.

Puis elle se tourna vers les femmes de chambre, les reconnut, et jugea sans doute que cela pouvait attendre, car elle leur dit : Tout-à-l’heure, du ton d’un ministre qui sait mesurer la valeur des affaires. Puis elle rentra dans son cabinet, en soulevant la portière, pendant que Baptiste et le concierge, leur mission accomplie, descendaient ensemble l’escalier.

Mme Magnin s’assit à son bureau et s’occupa d’abord à mettre en ordre le dossier que lui avait apporté le père de famille. Elle était méthodique et connaissait trop l’importance des pièces qui lui étaient confiées pour risquer de les brouiller. Elle prit donc une des feuilles de papier bleu, d’un bleu céleste, qui servaient de couvertures à ses dossiers, et rangea dedans plusieurs lettres, divers renseignements de fortune, l’adresse du notaire et quelques notes au crayon. Puis elle écrivit dessus un numéro d’ordre : 303, et se leva pour aller ramasser le paquet. Dans le fond de l’appartement, il y avait trois grands chiffonniers ayant chacun neuf tiroirs. Le premier, déjà comble, était celui des affaires terminées. Le second servait pour les affaires en cours. Le troisième donnait asile aux affaires sans suite, car Mme Magnin qui ne perdait jamais rien, pas même l’espérance, avait pour principe de ne pas détruire les papiers qui semblaient être devenus inutiles. Et plusieurs fois, elle s’en était félicitée. Quand elle eut refermé le meuble avec une des trois clefs qui ne la quittaient jamais, elle revint s’asseoir devant son bureau et décacheta la lettre de Mme d’Oyrelles :

— Elle met de la diligence à répondre. Je n’en suis pas surprise. Quand on est content on n’aime pas à faire attendre.

Mais pendant que ses yeux parcouraient la lettre, sa physionomie se rembrunit et passa de la confiance à une surprise qui n’avait rien d’aimable.

— Comment ! c’est insensé !… Elle nous refuse !…

Mme Magnin qui n’en pouvait croire ses yeux, se mit à lire à haute voix.

« … Croyez que nous sommes très flattées, ma fille et moi, de la recherche de M. de Frumand, dont le caractère et les principes…

— Eh ! bien ! sans doute. Espèrent-elles trouver mieux ?

« Mais Jeanne est encore très jeune et ne peut accepter la pensée de se séparer de moi… »

— Connu ! connu !… Ah ! le pauvre jeune homme ! Comment lui annoncer ?… Il faudra que je lui cherche vite une autre femme ! Elle ouvrit la lettre de Frumand, et en la lisant, effet inattendu, sa physionomie se dégagea :

— Allons, dit-elle, c’est complet ! lui-même se retire ! Quelles drôles de gens !

Mme Magnin, dans ses petites combinaisons, n’aimait que les succès. Quant aux affaires tournant mal, elle s’en dégageait à la hâte en ayant soin de mettre à couvert sa responsabilité.

— D’abord, pensa-t-elle, je ne m’étais pas trompée ! Ils se convenaient. Et la preuve, c’est qu’ils refusent ensemble, au même instant. Ce qui montre bien la communauté d’idées… Et puis, c’est Rodolphe qui avait lancé l’affaire !… Je vais lui écrire de suite pour lui dire que son plan n’a pas réussi… Rodolphe n’est pas né chanceux. J’aurais dû m’en défier…

Elle mit sous une seule enveloppe les deux lettres qu’elle venait de recevoir, en écrivant au-dessous : « Prière de renvoyer. » Elle ajouta trois lignes :

« Mon cher Rodolphe, je regrette que votre combinaison ait échoué. Les apparences vous donnaient raison. Mais l’expérience m’a appris qu’on n’était sûr de rien avec les originaux. »

Et, trouvant qu’elle avait suffisamment rejeté sur d’autres la responsabilité de ce petit échec, Mme Magnin mit l’adresse et pensa à autre chose. On venait de sonner. Elle avait en train plusieurs projets pressés. Il eût été fou de s’arrêter d’avantage au dossier d’Oyrelles-Frumand qui portait le numéro 295.

— 295, dit-elle,… affaires sans suite.

Elle le porta au chiffonnier, donna un tour de clef, et pressa son timbre électrique pour donner ordre d’introduire une autre cause.

On a beau être philanthrope, on ne peut pas faire le bonheur des gens malgré eux ! Il y a des enragés qui sont rebelles au bonheur, même à celui qu’on voudrait leur mettre tout fait dans la main ! Jeanne d’Oyrelles était évidemment de ceux-là, car elle avait résisté avec une vivacité primesautière au projet de mariage que sa mère lui avait transmis en revenant de Chanteloup.

M. de Frumand, dites-vous ?… Jamais, ma pauvre maman.

Puis elle avait fondu en larmes, en cachant sa tête dans les bras de Mme d’Oyrelles.

Sans doute la pauvre enfant avait eu d’autres espérances, car elle montrait un trop grand chagrin, une trop claire déception.

Sans doute, en réfléchissant que Mme Magnin était cousine du comte de Cisay, en voyant sa mère aller à Chanteloup, elle s’était fait de singulières illusions, qui venaient de s’effeuiller au souffle brutal des réalités. Peut-être, dans son doux rêve, s’était-elle étonnée que Bernard n’agit pas plus simplement et prît tant de détours pour lui dire tout à fait ce qu’il lui avait déjà, et si souvent, à demi avoué. Mais jamais le nom de M. de Frumand ne s’était présenté à sa pensée, et quand sa mère l’avait prononcé, Jeanne s’était sentie désolée.

Mme d’Oyrelles ne se fit point d’illusion, pas plus qu’elle ne s’en était fait sur Bernard. Mais, en femme prudente, elle pensa que ce jeune amour n’avait aucune chance de succès, et qu’il était de son devoir d’encourager sa fille à accepter la très honorable demande de M. Henri de Frumand. Elle lui montra ce qu’un pareil mariage apporterait à une femme de chances de bonheur, sécurité de fortune, sécurité morale. Elle lui dit que les renseignements pris par elle étaient unanimement bons. Mais Jeanne ne voulait rien entendre. Pendant que sa mère parlait, elle restait triste ; de temps en temps, elle secouait la tête, sans rompre son silence, décidée à ne pas se laisser persuader.

— Tout à l’heure encore, MM. de Cisay m’ont fait le plus grand éloge de M. de Frumand. Le comte en est enthousiasmé. Et Bernard, qui était là, aussi…

— Bernard ?… interrompit Jeanne.

— Oui, Bernard, lui-même, quoiqu’il eut l’air glacé et pâle comme un mort, a témoigné pour lui la plus vive affection.

— Ah ! il avait l’air glacé ?

— Oui.

Un éclair passa dans les yeux de Jeanne, elle se hâta d’ajouter qu’elle n’épouserait pas M. de Frumand.

Mme d’Oyrelles était fort embarrassée. Il lui vint à l’idée d’écrire à la marraine de Jeanne pour la prier de venir leur donner un avis. Mme de Ferrand arriva à la Gerbière. Il y eut de longs colloques entre les trois femmes, colloques qui se terminèrent par la réponse à Mme Magnin.

… Le comte de Cisay, plus agité que d’ordinaire, attendait avec impatience les nouvelles de Paris. Il trouvait que sa vieille cousine ne se pressait pas assez ; mais, comme il était convaincu qu’elle réussirait, il essayait de modérer sa hâte. En dépit de ses efforts, jamais il ne s’était senti tant d’inquiétudes. Sa conscience, habituellement silencieuse, le tourmentait. Son fils le préoccupait. Pour se calmer, il se disait qu’il allait apprendre d’un moment à l’autre l’acceptation de Jeanne d’Oyrelles et que, devant le fait accompli, ses agitations se dissiperaient d’elles-mêmes. Après, on aviserait.

Enfin le facteur remit une lettre de Mme Magnin, une grosse lettre, très épaisse. Le comte était encore dans sa chambre. Il venait de se lever. Il était seul. D’un geste sec, il brisa l’enveloppe et en fit sortir plusieurs feuilles de papier.

— C’est trop, pensa-t-il soudain.

Il eût voulu lire tout à la fois. Les signatures lui avaient sauté aux yeux et l’avaient alarmé. Pourtant il se modéra. L’une après l’autre, par deux fois différentes, il relut chacune des lettres. Puis il les déposa sur la table, à côté de lui, et resta dans son fauteuil, très songeur. Le comte de Cisay était surtout frappé de la coïncidence des deux refus.

— Comment ? se répétait-il, ils ne veulent ni l’un ni l’autre ? Ce n’est pas clair. Quand Mme d’Oyrelles nous a quittés, après sa visite à Chanteloup, elle paraissait fort bien disposée. J’avais eu soin de chauffer l’affaire. Elle est trop intelligente pour ne pas comprendre la valeur du parti qui se présentait.

Puis sa pensée revint vers Frumand :

— Il était ici hier. Je sais qu’il a causé avec mon père. Il a vu Bernard, et Bernard semble moins triste depuis cette conversation. C’est en rentrant à Paris que M. de Frumand a dû écrire à Mme Magnin. Rapprochant ces faits les uns des autres, le comte en conclut qu’ils avaient entre eux une corrélation. Mais laquelle ?

— Il y a là un point qui m’échappe.

Malgré tout, malgré ses regrets, il éprouvait une sorte de soulagement à ce que cette affaire ne se fût pas faite. Ce qui n’était pas trop desséché en lui, c’est-à-dire son affection pour son fils, se félicitait, peut-être inconsciemment, de ce que rien d’irréparable ne se fût encore accompli.

— Il est si étrange, Bernard, si inexplicable ! Je suis forcé de reconnaître en lui certaines aspirations que je ne lui ai certes pas données, mais qui sont vivaces. Il y a deux courants dans la famille, l’un sage et l’autre fou. S’il a pris du côté fou, tant pis pour lui, c’est irrémédiable. J’aurais beau faire, je ne le corrigerai pas… D’autant que je n’aime pas le voir souffrir, et que je redoute de lui faire de la peine, même pour son bien. Il n’y a rien de plus difficile à conduire que les caractères qui vous échappent.

Le comte médita longuement, sans se résoudre à rien. Il s’était cru sur de son chemin, et il était obligé de reconnaître qu’il s’était trompé de route. Ses orientations étaient mauvaises. Certaines ténèbres l’environnaient. Le trouble lui venait. Il ne voyait plus clairement ce qu’il fallait faire. Sa confiance en lui-même était ébranlée.

— Après ce singulier refus de Jeanne d’Oyrelles, comment m’y prendre pour décider Bernard à demander Mlle Fulston !



XIV


Depuis la visite de Frumand, le marquis de Cisay n’était plus le même. On eut dit qu’il portait un monde dans sa tête. Tantôt il s’absorbait dans un silence profond, coupé de gestes et de bouts de phrases ; tantôt il reprenait une exubérance qui, en dépit de son admirable conservation, était extraordinaire pour son âge. S’il eût été poète, on l’eût soupçonné de composer son chef-d’œuvre, car, par moments, il avait des airs inspirés. Mais cette pensée ne pouvait venir à personne. Pourtant tous ceux qui vivaient près de lui s’apercevaient de son état. Il était clair qu’il enfantait quelque chose et que la période de gestation l’agitait. Courtois en était inquiet, d’autant que le marquis avait maintenant des fantaisies qui lui prenaient comme une saute de vent et qui bouleversaient le service de son valet de chambre. Un matin, par exemple, M. de Cisay sonna avant sept heures. Courtois accourut, effaré, et trouva son maître déjà hors du lit et commençant de s’habiller.

— Pour l’amour de Dieu, qu’y a-t-il ? Monsieur le marquis est souffrant ?

— Pas du tout, mon ami. Mais je veux être prêt de bonne heure… J’ai dessein d’aller méditer dans la forêt.

— Méditer dans…

Courtois faillit tomber à la renverse et trouva la chose si forte, qu’il se permit de présenter quelques observations. Mais le marquis lui coupa net la parole :

— Je te dis que le temps me convient, que cette matinée d’avril est de mon goût et que d’ailleurs… j’ai des travaux qui pressent !

Des travaux ! Décidément M. le marquis n’était pas dans son assiette. Il se passait en lui un événement tout à fait anormal, quelque chose comme la grande révolution !

Rien ne le retint. Il resta deux heures absent, et quand il revint, toujours vif, toujours allègre, il fit à Bernard une longue tirade sur la beauté des bois. Bernard l’écouta, un peu surpris. Il n’avait jamais connu à son grand-père ces goûts poétiques. Mais le trouvant plus jeune que jamais avec un bouquet de fleurs forestières enfilé dans la boutonnière, les joues fraîches, une branche d’aubépine bourgeonnante à la main, il se dit qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.

— Un jour ou l’autre, pensa-t-il avec sa présomption affectueuse, un jour ou l’autre grand-père me racontera bien ce qui l’occupe. Laissons-le rêver.

Le comte Rodolphe était moins tranquille. Il aimait mieux voir son père plus expansif, quitte à l’entendre avancer quelque folie par-ci par-là. Aussi ne cessait-il de l’observer, ce qui d’ailleurs ne l’avançait à rien. Le marquis, quand il parlait, tournait toujours aux environs d’un même sujet. Il répétait à Rodolphe que Frumand était un homme incomparable. La première fois, le comte avait approuvé, la seconde, il avait encore assez vaillamment essuyé le feu. Mais, à force d’y revenir, M. de Cisay lui portait sur les nerfs.

— Oui, oui, incomparable… reprenait le marquis avec acharnement. Il a l’étoffe d’un héros !…

Le comte s’efforçait de se taire pour ne pas aviver la flamme, mais il en était obsédé. Et M. de Cisay, ravi de voir son fils obligé de se tenir à quatre, recommençait de plus belle ! Ceci d’ailleurs était dans les allures habituelles du marquis, qui était resté taquin depuis sa petite enfance. Mais ce qui ennuyait surtout Rodolphe, c’était de voir que ce n’était là qu’un petit effet d’une cause plus grande. Il attendait, non sans effroi.

Que se passait-il donc, chez M. de Cisay ?

Il se passait que Frumand avait remué en lui certaines idées qui y étaient à l’état latent et qui ne demandaient qu’à être un peu secouées pour voir le jour. Il se passait que la générosité du jeune homme avait réveillé chez le vieillard un vieux fonds d’honneur et de vaillance. Réfléchissant à ce que Frumand venait de faire pour un ami, M. de Cisay se dit qu’il n’avait pas assez fait, lui, le grand-père, pour son petit-fils, qu’il avait trop abdiqué ses droits. Il lui entra peu à peu dans la tête qu’il avait tout autant d’esprit que Rodolphe pour conduire la barque de la famille, et comme cette pensée ne laissait pas de le chatouiller agréablement, il la creusa volontiers. Elle devint l’objet de ses méditations quotidiennes.

Primo, se dit-il, je suis le vrai chef de la maison, et je ne vois pas pourquoi je céderais la place. Secondo, Rodolphe vient de donner deux fois la mesure de sa faiblesse, d’abord en perdant de l’argent, ensuite en ne parvenant pas à marier son fils, car voilà l’hiver passé et nous ne sommes pas plus avancés qu’au commencement. Son influence a glissé. Bernard ne s’est pas révolté parce qu’il est trop bon enfant, mais il n’a pas cédé d’un pouce, ce qui fait que nous n’avançons guère. Il en résulte que je peux, que je dois même essayer, à mon tour, d’arranger les choses. Comme mon fils a trouvé moyen de manger ingénieusement ses capitaux, ce qui reste de la fortune est à moi, puisqu’il n’a pas encore mon héritage, et il est assez juste que je reprenne en main les affaires, si cela me convient.

Une fois qu’il se fut bien persuadé de cette vérité, M. de Cisay se sentit comme une nouvelle jeunesse, comme une nouvelle vigueur. La persuasion qu’il pouvait être utile à Bernard le séduisit, et, avec son esprit apercevant, du jour où il se crut maître de la situation, il la jugea mieux. Pourtant il n’avait aucun désir d’empiéter sur l’autorité paternelle de Rodolphe, et il entendait que tous les droits fussent respectés.

— Seulement, se disait-il, je reprends les miens, que j’avais sottement délaissés.

Quant à la solution définitive, il attendait encore et mûrissait son idée.

Comme il faisait beau temps depuis quelques jours, les trois de Cisay avaient pris l’habitude de se promener en causant, après le déjeuner. C’était souvent plus pénible qu’agréable, car, chacun d’eux gardant sa pensée intime, ils ne s’entretenaient que de choses en l’air. Mais le comte remarquait que l’allure de son père était de plus en plus déterminée :

— Cela monte, pensait-il. L’explosion ne tardera pas.

On ne se gare pas d’une explosion, quelque précaution qu’on prenne, puisqu’on ne sait jamais de quel côté elle se produira, mais on tâche de s’en garer, et le comte avait tout à fait l’apparence d’un homme qui voudrait éviter une bombe.

Un des premiers jours d’avril, le soleil étant gai et la température tiède, le marquis se sentit en verve. Il s’arrêta tout court au milieu d’une allée :

— Mes amis, dit-il, écoutez-moi.

Rodolphe et Bernard restèrent immobiles de chaque côté du marquis, Bernard étonné, Rodolphe prévenu d’avance et grincheux.

— Mon fils, et vous mon petit-fils, je vous invite à rentrer avec moi au salon. Les de Cisay vont délibérer.

— À quoi bon, mon père ? Si vous avez à nous parler, faites-le tout de suite. Pourquoi tant d’apprêt pour une chose si simple ? Il ne nous est pas difficile de causer ensemble puisque nous nous voyons tous les jours !

— C’est justement pourquoi nous ne causons jamais. Remarque qu’il y a plus de six mois que nous ne nous sommes expliqués. Il en résulte que chacun suit sa ligne, ligne différente, et que nous sommes menacés de ne jamais nous entendre. Or il me paraît que les affaires de la famille sont graves. Il y faut aviser, et je convoque les états généraux.

Rodolphe fit un geste de mauvaise humeur, mais sans vouloir protester davantage, sachant que le meilleur moyen d’irriter les fantaisies du marquis était d’y résister. C’était un vieil usage de famille, dont le marquis avait été le premier à rire, que ces conseils intimes, qui ne manquaient pas d’une certaine solennité. M. de Cisay, dans ses jours de raillerie, prétendait qu’on ne les convoquait qu’à bout de finances et c’est pourquoi il les comparait à la réunion des trois ordres.

— Seulement, ajoutait-il, ils sont toujours suivis d’un héritage. C’est fatal.

— Quelle superstition, mon père !

— Cette fois-ci, nous allons bien voir, murmura le marquis. Il faut avouer que notre horizon est clair et net comme le ciel d’aujourd’hui. Je n’y vois pas poindre le plus petit héritage.

— Mais, sans doute… sans doute… Aussi il est absolument inutile de…

— Mon père, dit Bernard, que le dessein de son grand-père séduisait, à nous trois, nous hériterons peut-être d’une bonne idée.

— Bravo ! le petit ! s’écria le marquis. Voilà une première vérité, et, comme de juste, c’est le plus jeune qui la trouve. Suivez-moi au salon !

Et marchant le premier, tout guilleret, tout flambant, M. de Cisay fit sonner ses talons sur les dalles du vestibule et ouvrit les portes avec bravoure. Le comte venait derrière lui, mécontent, mâchonnant un cigare et se laissant faire de mauvaise grâce, comme un homme sérieux qui est obligé de prêter les mains à une plaisanterie. Quant à Bernard, il avait la belle confiance de la jeunesse qui s’arrange de tout et greffe l’espérance sur le plus petit bourgeon.

Le marquis s’installa dans son grand fauteuil au-dessous du portrait de la marquise qu’il avait, selon son habitude, regardé en entrant.

Il fit signe à Rodolphe de s’asseoir à sa droite et indiqua un siège à Bernard, du côté gauche, presque en face de lui. Puis il alla relever un store, de façon que le soleil les éclairât en plein.

— J’ai horreur des choses sombres, dit-il. J’ai dû naître au grand jour, en plein midi !

Quand il eût tout arrangé selon son idée, il jeta un regard circulaire, parut satisfait, et devint très sérieux. Bernard ne lui avait jamais vu une physionomie à la fois si digne et si conciliante. Il se tenait droit, avec sa belle prestance, relevant la tête un peu haut et paraissant se consulter avant de parler, avec beaucoup de sagesse et de réflexion. Il y eut un silence assez majestueux, jusqu’au moment où la voix de M. de Cisay se fit entendre. Rodolphe seul s’était retourné deux ou trois fois sur son fauteuil.

— Mes enfants, je commencerai par une confession. Cela vous donnera l’exemple et vous montrera qu’il nous faut, ici avant tout, de la sincérité. Le ciel m’a fait chef de famille, j’occupe ce poste depuis longtemps. C’est un poste de grand’garde, difficile et périlleux, je ne l’ai pas rempli comme j’aurais dû. Si notre fortune a diminué et si aujourd’hui nous sommes dans l’embarras, c’est de ma faute. J’aurais dû y veiller, puisque j’en étais chargé.

Ce premier point posé, le marquis s’arrêta. Peut-être attendait-il une réponse de Rodolphe. Il n’en vint point.

— Maintenant, continua-t-il, le mal est fait. Il faut le réparer. Nous avons pensé les uns et les autres à plusieurs combinaisons qui, jusqu’ici, à cause de diverses circonstances, n’ont pas réussi. Nous avions pensé notamment que Bernard pourrait faire un mariage riche, ce qui lui eût été facile, modestie à part, et eût assuré l’avenir de la famille.

— Parfaitement, opina le comte.

Bernard se troubla. Le marquis se tourna du côté de son fils.

— Seulement, Rodolphe, nous avions un peu oublié que le mariage, n’étant pas uniquement une question de finances, ne pouvait servir de remède à nos maux qu’autant que le principal intéressé y trouverait son bonheur en même temps que notre salut.

— Les deux sont liés, dit sèchement le comte.

— Ce n’est pas tout à fait mon avis. C’est là que nous nous sommes trompés ou du moins que nous avons exagéré. Pour ne rien confondre, je me chargerai dorénavant de la responsabilité de nos affaires de fortune. J’en prendrai la gestion, ce qui est un devoir pour moi et ce qui te donnera toute liberté, mon cher Rodolphe, pour conseiller et diriger ton fils en dehors des préoccupations d’argent.

— Mais, s’écria le comte, vous savez bien que nous sommes dans une impasse ! Vous trouverez donc une solution financière ?

Le marquis ne crut pas le moment venu de découvrir son plan.

— Ne t’inquiètes pas de ça !… Je m’en charge.

Tous trois se turent.

— Ce sera joli ! grommela Rodolphe en lui-même. D’ailleurs, je le défie bien de se débrouiller là-dedans. Il aura encore besoin de moi.

Le comte n’avait aucun droit de s’opposer à la volonté du marquis, puisqu’il savait mieux que personne que les restes de la fortune appartenaient entièrement à son père. Il était, même vis-à-vis de Bernard, dans une certaine dépendance morale, ayant englouti dans ses pertes la dot de sa femme, dont son fils eût été en droit de lui demander compte. Sa situation était mauvaise, il le sentait. Mais il pensait que le marquis allait s’enferrer dans quelque légèreté ou tomber dans quelque exagération, moment guetté, où son esprit pratique reprendrait la supériorité. Il l’attendait à la première objection :

— Vous savez, mon père, que nous n’avons pas de quoi vivre.

— Hélas ! oui, je le sais. Mais je ne suis pas encore découragé ! Je suis résolu au-dedans de moi-même à faire un sacrifice quelconque, parce que je ne veux pas que cette situation embarrassée pèse sur l’avenir de Bernard.

— C’est impossible. Vous n’y arriverez pas.

Le marquis lança à son fils un regard très ferme :

— J’entends que l’avenir de Bernard reste en dehors de nos pertes. Il n’en dépendra qu’autant qu’il le voudra bien.

— Ce serait l’idéal… Mais l’idéal n’est pas de ce monde.

— Parce qu’on l’en chasse toujours. Ceux qui savent l’appeler le voient venir à eux. Je l’ai connu, moi, l’idéal, j’en ai vécu !

Bernard sentit son cœur bondir, car rien n’est doux pour la jeunesse comme de voir chez un vieillard une foi qui est restée jeune et un enthousiasme qui ne s’est point éteint.

— Voyons, reprit le marquis, avec ce qui nous reste, il y a des gens qui trouveraient moyen d’équilibrer leur budget. Aidez-moi, mes enfants… Notre hôtel de Paris.

Il s’arrêta… Il voulait voir si sa pensée serait comprise, et son œil se promena de son fils à son petit-fils. Au même moment, par une sympathie de race, par une conformité de caractère et de déduction, la même pensée venait de traverser l’esprit de Bernard. Leurs regards se croisèrent.

— Si nous le vendions ! s’écria Bernard, qui se leva, ne pouvant contenir son élan.

— Je voulais vous le proposer, mes amis.

— Comment cela ? Où vivrions-nous, objecta le comte ?

— Ici, parbleu ! Nous voilà bien à plaindre. Un château superbe et des revenus suffisants, car cette vente nous donnerait de beaux revenus ! Tu les placeras, Rodolphe, ajouta le bon marquis par habitude.

Puis, se reprenant à la hâte :

— Nous les placerons ensemble !

Rodolphe resta froid :

— Vous pourriez vous résigner à habiter la campagne, l’éternelle campagne !

— Pourquoi pas ? s’écrièrent ensemble le marquis et Bernard qui se lançaient, au contraire, dans cette heureuse idée avec tout l’emportement de leur imagination.

— D’ailleurs, reprit M. de Cisay, habiter dans ses terres, c’est une des doctrines favorites de nos jeunes réformateurs. N’est-ce pas, Bernard, que vous prêchez là-dessus, toi et tes amis ? J’ai même aperçu l’autre jour un de vos journaux qui expliquait tout au long l’influence de la classe dirigeante sur les fermiers, les ouvriers, les domestiques et prônait le séjour aux champs…

Le marquis était fier d’avoir trouvé sa solution, solution acceptable, puisque Rodolphe lui-même n’y faisait pas d’objection de fond. Mais il était surtout heureux de penser que, grâce à lui, Bernard allait être libre. Il savait que le comte n’avait d’autre argument pour pousser au mariage Fulston que celui de l’argent nécessaire, et il ne se dissimulait pas l’importance du coup qu’il venait de porter à l’Américaine. Or vaincre l’Américaine, c’était rapprocher Bernard de Jeanne d’Oyrelles, projet dont M. de Frumand lui avait fait comprendre les beautés, et qui d’ailleurs, dès l’origine, avait eu les sympathies inavouées du marquis.

Tous deux, le grand-père et le petit-fils s’embarquèrent dans une foule d’arrangements qui avaient pour but la vie à Chanteloup. Ils ne comprenaient pas qu’ils n’y eussent pas songé plus tôt. C’était la meilleure des existences. Bernard avait beaucoup de raisons pour se plaire aux environs de Fontainebleau. De la part du marquis, c’était peut-être un peu plus méritoire. Mais il y allait d’aussi bon cœur que le jeune homme.

— Paris, disait Bernard, est absolument inutile comme séjour.

— Sans doute, répondait M. de Cisay, puisqu’on peut y aller quand on veut.

— Nous en sommes si près !

— Le chemin de fer est si commode !

— Et tes œuvres ? demanda ironiquement le comte.

— J’espère qu’elles n’en souffriront pas. J’ai bien le dessein de ne pas les oublier, et je leur donnerai d’autant plus de temps que j’irai à Paris exprès pour elles.

— Eh bien ! dit le marquis… voilà qui est décidé… n’est-ce pas ? Si Rodolphe s’ennuie trop ici pendant l’hiver, nous trouverons moyen de lui louer à Paris un appartement de garçon. Car je crois vraiment, et j’ai presque honte de l’avouer, je crois que nous allons faire des économies !

Le comte, un peu embarrassé, remercia son père et déclara qu’il ne voulait rien de particulier et qu’il vivrait de la vie des autres. Ses goûts ne le portaient pas à la dépense, et trop de fois il avait cherché le moyen de rétablir l’équilibre dans le budget pour s’élever contre une pareille réforme.

— Alors, c’est parfait, déclara le marquis. Je me trouve, sur le tard, des aptitudes mathématiques.

Bernard était toujours debout. Il s’agitait, n’écoutant plus que d’une oreille, et pressé du désir d’entamer la seconde partie de l’ordre du jour. Le marquis oubliait-il d’amener la délibération sur le mariage de Bernard, ou avait-il dessein d’en laisser l’initiative à son petit-fils ? Le jeune homme se le demandait, et, sentant le moment venu, voyant qu’il attendait en vain, il commençait à s’alarmer. Plusieurs fois, il avait levé les yeux sur son grand-père. M. de Cisay n’avait pas fait mine de comprendre. Alors Bernard se décida. Il pensa qu’il ne serait jamais en meilleure position pour adresser à son père une nouvelle requête, et, tâchant d’être calme, il se rapprocha du comte, poussé par une impulsion, par un sentiment irrésistible :

— Mon père, dit-il sans préambule, avec sa franchise simple, pouvez-vous me permettre maintenant de songer à Mlle d’Oyrelles ? Ne vous semble-t-il pas que les obstacles dont vous m’aviez parlé sont considérablement diminués ?

Le comte hésita avant de répondre. Il regarda son fils avec étonnement. Il était de ceux qui ont de la peine à croire à l’amour. Pour lui, amour, roman, légendes, autant de billevesées de l’esprit humain, bonnes à mettre dans le même sac. À son avis, la raison seule devait déterminer un homme : quand il était forcé de reconnaître chez d’autres la puissance des entraînements du cœur, il avait peine à comprendre et pensait :

— Que les hommes sont rares !

— Tu en es donc toujours épris ? demanda-t-il à Bernard.

— C’est assez facile à voir ! s’écria le marquis.

— Tu n’es donc pas frappé des avantages immenses que t’apporterait un mariage avec une héritière, avec Mlle Fulston, par exemple ?

Ce seul nom heurta Bernard, comme un choc douloureux.

— Mon père, si vous n’y voulez pas consentir, je n’épouserai pas Jeanne d’Oyrelles, mais il me sera impossible de songer à aucune autre. Je ne me marierai pas, voilà tout… D’ailleurs, l’excès de la fortune, loin de me séduire, m’épouvanterait, et je ne me sentirais pas de taille à en charger mes épaules… Il me semble, au contraire, qu’en ajoutant à la combinaison de mon grand-père, la dot que Mme d’Oyrelles donne à sa fille, nous pourrions vivre dans l’aisance.

— Peut-être !… mais ce sera toujours médiocre, et ce n’est pas là ce que j’avais rêvé pour toi.

Le comte se tut et sembla réfléchir. Il était troublé, hésitant. Il se sentait forcé dans ses derniers retranchements. Au fond, embarrassé comme il l’était depuis quelque temps, il n’était peut-être pas fâché de trouver l’occasion de céder. Mais sa nature autoritaire en souffrait.

— Ah ! reprit-il avec un soupir, j’avais rêvé par toi une élévation de notre famille !

— Eh bien ! tu l’auras, dit le marquis, mais pas de la façon que tu croyais.

Bernard, d’un signe reconnaissant, approuva son grand-père. Il lui dit avec les yeux : c’est bien cela. Vous m’avez compris.

Alors M. de Cisay se tourna complètement vers Rodolphe, et le fixant d’un regard à la fois doux et décidé, il lui posa la main sur l’épaule :

— Capitulons, mon fils !… si tu m’en crois, capitulons ! Vois-tu, continua le marquis, Bernard ne suit pas le même chemin que nous. Moi, j’ai passé ma vie le plus doucement possible, sans aucun but, me laissant aller tantôt du bon, tantôt du mauvais côté, suivant que le vent soufflait bien ou mal. Toi, tu as consacré ton existence à creuser les affaires d’argent, tu as fait un mariage avantageux, tu t’es lancé dans la finance… tu as été où tes goûts te portaient. Bernard rêve autre chose. C’est la faute de l’éducation que nous lui avons fait donner. Il n’est plus temps d’y revenir. Il veut consacrer sa vie à faire le bien ; il a grandi dans l’intimité du bon Dieu, et, pour être plus sûr de ne pas se tromper, il veut s’associer une femme qui partage ses idées, et qu’il a choisie entre mille… Est-ce bien ça, Bernard ? dit le marquis, un peu étonné lui-même de ce qu’il exposait.

— Parfaitement, grand-père. Vous êtes un admirable avocat.

— Eh bien ! cette manière de comprendre la vie ne manque pas de grandeur. Elle nous est nouvelle, mais elle a du bon. Si tu m’en crois, Rodolphe, laissons-le faire, et si ce n’est qu’un rêve, laissons-le rêver. Il plaisait au comte d’être à la fois imploré par son fils et par son père. Pour la dernière fois peut-être, il tenait en main son autorité, mais il constatait qu’il la tenait bien, et qu’encore un coup, tout dépendait de lui.

— Je n’ai jamais voulu que le bonheur de Bernard, dit-il, vous le savez bien. Si Bernard le place ailleurs qu’il n’était pour lui dans ma pensée, je crois qu’il se fait illusion ; mais, puisqu’il n’y a pas d’impossibilité, je ne me sens pas le droit de m’opposer plus long temps à ses désirs.

Le marquis s’épanouit :

— Très bien, mon enfant.

— Mon père, dit Bernard, dont le sourire devint radieux, je vous jure que la famille ne déchoira pas, j’en prends l’engagement et j’espère que Dieu le bénira.

— Va donc ! reprit le comte qui se mit à sourire aussi, dirige la barque à ton tour !… Mais ne crains-tu pas que Mlle d’Oyrelles te refuse, comme elle a refusé M. de Frumand ? Elle me paraît un peu bien difficile.

— Qu’en pensez-vous, grand-père ?

— Je pense… qu’il faut s’en assurer.

M. de Cisay se leva. Il était si content du résultat de leurs délibérations qu’il se sentait plus impatient que Bernard. Le fonds fougueux de sa nature s’était entièrement réveillé, et la joie de Bernard lui donnait des ailes. On voyait dans ses yeux passer maints rêves. Plusieurs fois sa pensée avait remonté vers la marquise et couru par une pente facile jusqu’à la charmante Jeanne d’Oyrelles. Pour lui, tout était parfait, puisque la jeunesse, l’amour, la beauté, allaient rentrer au château et éclairer la fin de sa vie des rayons qu’il avait toujours aimés. Déjà le grand’père préparait la place au foyer de famille à celle qui allait y entrer ; déjà son oreille, facile à l’illusion, croyait entendre chanter la douce chanson du bonheur ; déjà le front de Bernard lui paraissait ceint d’une auréole. Aussi, dans son enthousiasme, il était incapable d’attendre.

— Si nous y allions tout de suite ? pensait-il. Pourquoi pas ?

Et s’adressant à son fils :

— Viens-tu, Rodolphe ?

— Où ça ? demanda le comte qui décidément était dépassé.

— Chez Mme d’Oyrelles, parbleu !

— Chez Mme d’Oyrelles !… Pourquoi faire ?

— Demande à Bernard…

— Oh ! non, par exemple, reprit le comte qui devinait la pensée du marquis. Cela ne se fait pas ainsi. Il y faut des formes.

— Eh bien, Rodolphe…, si tu nous laissais y aller !… sans tes formes !

Le comte leva les bras au ciel. Le courant était trop fort. Il ne pouvait pas l’arrêter. Le marquis avait vingt ans, comme Bernard.

— Faites donc comme vous l’entendrez, mon père. J’ai consenti. C’est à vous d’arranger les choses.

M. de Cisay se le tint pour dit. Il passa son bras sous celui de Bernard, et lui dit à l’oreille :

— Partons, mon enfant, je n’aime pas attendre. Je parlerai à la mère. Tu auras sans doute quelque chose à dire à la fille. Nous enlèverons la redoute à la baïonnette. C’est la meilleure manière, et la plus française… La première fois que j’ai vu ta grand’mère…

Il s’interrompit :

— Ce serait trop long… je te conterai cela en route.

— Mon Dieu ! s’écria Bernard qui tremblait malgré lui, si nous étions refusés, grand-père ?

— Refusés ?…

Le marquis jeta un coup d’œil sur la glace ou leur double image se réfléchissait. Sans doute il pensa qu’ils n’étaient point faits pour une pareille mésaventure, car il reprit avec une coquetterie crâne :

— Eh bien ! que veux-tu ? nous le serons tous deux !

Il fit trois pas et se retourna encore :

— Adieu, Rodolphe. Je monte dans ma chambre pour changer de veste et nous partons. Souhaite-nous donc bonne chance !

— Mon père, dit le comte qui devenait aimable, vous êtes de ceux auxquels le succès ne fait jamais défaut, vous le savez bien.

— C’est assez vrai… Mon petit Bernard, va t’arranger… et retrousse un peu ta moustache… J’aime ça !



XV


Quand le marquis et Bernard descendirent le perron, Courtois et Rosa s’y trouvaient, causant à voix basse sur une des marches. Les deux domestiques se rangèrent chacun d’un côté, en attachant les yeux l’un sur le grand-père, l’autre sur le petit-fils, et, leurs maîtres passés, se firent un signe. Ils étaient joyeux. Leur instinct leur avait soufflé qu’une bonne nouvelle allait égayer la maison. Le marquis s’aperçut de leur mouvement, quoique cela se passât derrière son dos. Ce diable d’homme voyait tout, et surtout ce qu’on lui cachait. Il se pencha vers Bernard et lui dit à l’oreille :

— Voilà deux vieux amoureux qui ont un air d’accordailles.

— Tant mieux ! s’écria Bernard, qui eût voulu voir tout le monde heureux.

Le marquis se retourna. Courtois s’était rapproché de Rosa et lui parlait d’un air engageant :

— Ils sont superbes ! dit le marquis en riant. Pourvu que cela ne nuise pas à leur service !

L’allée tournait à gauche et les entraînait sous le taillis. Ils s’y engagèrent, tous deux légers, tous deux pressés. Le marquis donnait le bras à Bernard, mais par simple mouvement affectueux et sans nul besoin de s’appuyer. Il était si leste encore ! On se demandait comment ferait la vieillesse pour venir à bout de ce corps si sain et de cet esprit si vif.

En face d’eux, arrivait un gros homme. Celui-là était loin d’être leste, et, quoique l’hiver fût à peine fini, tenait déjà son chapeau à la main pour se rafraîchir,

— Tiens ! voilà Durandal.

La bonne face du notaire était plus épanouie que de coutume et on voyait, au balancement plus accentué d’une jambe sur l’autre, qu’il cherchait à précipiter son pas. Vains efforts d’ailleurs ! la rotation de cette grosse boule était vigoureuse ; mais la vitesse n’y gagnait rien.

— Ah ! M. le marquis ! s’écria-t-il de loin, je suis content !

— Pourquoi donc, mon brave Durandal ?

Ils se rapprochèrent.

— À force de penser à vos affaires…

Il ferma presque complètement ses deux petits yeux, et reprit de l’air, ayant la respiration courte :

— … À force d’y penser !… je crois que j’ai trouvé !

Et, s’arrêtant en face du marquis, il lança le rayon de ses prunelles en riant de son gros rire.

— Vraiment, mon bon ami ?

Le notaire fit un signe de tête. M. de Cisay se pencha vers lui et d’un air moitié souriant, moitié mystère.

— Eh bien, Durandal !… nous aussi !

— Bah ! dit-il, étonné et un peu incrédule.

Maître Durandal s’établit sur ses deux jambes pour écouter un cas si peu prévu. Il devint presque grave. Le marquis au contraire avait le triomphe assez fat :

— Ah ! ah ! mon vieux Durandal, il n’est si bon pupille qui ne s’émancipe !

Puis, avec sa bonhomie ordinaire :

— Tranquillisez-vous ! Votre tutelle est douce. Je m’y remettrai. Mais pour aujourd’hui, j’en ai eu l’idée. N’est-ce pas, Bernard ?

Il passa son bras sous celui du notaire.

— Venez. Pour l’amour de nous, faites volte-face… afin que nous causions sans perdre une minute… Je ne vous essoufflerai pas. Je vous promets de marcher doucement.

Et se tournant vers le jeune homme :

— Si je vais trop vite, tu me retiendras, mon petit Bernard.

Ah ! qu’il était aisé de s’emporter par cette belle après-midi d’avril, quand on avait le cœur fait comme M. de Cisay et que l’on entamait pareille course ! Le printemps qui germait de toutes parts, ouvrant les ailes, éveillant les assoupis, le réchauffait encore de son souffle. À côté de lui, Bernard, perdu dans un songe, déjà rendu en esprit à la Gerbière, souriait à ses propres pensées de l’air radieux et ému d’un bonheur qui se tâte et doute encore de lui-même. Le notaire, satisfait de ce qu’il entendait, approuvait le marquis, l’encourageait et jetait de temps à autre sur le jeune homme un regard semi-paternel. Tout au plus crut-il devoir à sa dignité professionnelle de faire quelques légères objections, légères comme le duvet qui tombait des nids. La combinaison du notaire s’était noyée dans le plan du marquis, avec lequel d’ailleurs elle avait certaines accointances. Il était si content, ce bon Durandal, qu’il se laissait entraîner comme un homme maigre, et suivait vaillamment ses deux compagnons, à la condition toutefois d’accrocher une partie de son poids au bras nerveux de M. de Cisay. On se sépara en vue de la Gerbière. Les adieux furent courts, et Bernard, tremblant, s’engagea près de son grand-père dans l’avenue qui conduisait au logis.

Ils ne parlaient plus. Sans doute M. de Cisay préparait ce qu’il devait dire à Mme d’Oyrelles. Quant à Bernard, depuis qu’il avait touché ce sol enchanté, il s’était fait dans son esprit un tel bourdonnement, une telle confusion qu’il n’était pas capable d’y retrouver une pensée. Ils marchaient dans les feuilles mortes, l’un près de l’autre, le marquis la tête en haut, Bernard les yeux fixés sur le chemin. Parfois le grand-père faisait un geste, répondant à une de ses impressions, parfois il suivait de l’œil un oiseau qui s’envolait pour aller se percher sur la fine pointe d’un arbre, parfois il jetait un regard sur le beau rejeton qui marchait à côté de lui.

Comme toujours, c’était le marquis qui se trouvait près de son petit-fils ; comme toujours il allait le guider et l’appuyer, vieille habitude prise auprès du berceau de Bernard, grâce à une de ces sympathies mystérieuses qui nous rapprochent les uns des autres. Dans une si grave circonstance, le marquis sentait mieux que jamais la douceur de son rôle, et il lui revenait pour ce grand jeune homme qu’il conduisait aux fiançailles des élans de tendresse protectrice comme il en avait, quand, penché sur le lit de Bernard enfant, il le regardait s’éveiller. L’heure qui s’approchait n’était-elle pas en effet un réveil pour Bernard ? Réveil au sortir d’une longue souffrance. Réveil, parce que l’amour heureux allait jeter dans son âme toutes les lumières, toutes les vitalités. C’est le volet qu’on ouvre au matin, c’est la gerbe de rayons qui éclaire subitement la chambre. Cette heure devait mettre la dernière main à ce long travail dans lequel se façonne tout notre être ; le bonheur qui nous ouvre les yeux aux suprêmes beautés de la vie, aux plus doux et aux plus graves devoirs, possède un art d’achever qui lui est propre. En sortant de là, Bernard serait un homme.

Ils arrivaient à un petit carrefour qu’ils devaient dépasser. Mais, juste à l’entrecroisement des allées, ils aperçurent, à quelques pas, Mme d’Oyrelles et Jeanne. Mme d’Oyrelles attendait sa fille qui, à demi enfoncée dans le taillis, cueillait des violettes, cachées dans de la mousse et du lierre. Ce n’étaient point les violettes petites et parfumées qui éclosent en hiver, mais des fleurs plus grandes et plus pâles, aux pétales allongées, au calice blanc, qui animent les bois et qu’on appelle des violettes folles. Elle en avait plein la main et se retournait pour les montrer à sa mère quand elle aperçut en même temps MM. de Cisay. Toutes deux se troublèrent, mais à Mme d’Oyrelles il ne fallut qu’un instant pour se remettre. Mme d’Oyrelles avait d’ailleurs une façon d’accueil toujours aimable, mais toujours un peu froide, soit que ce fût un reste de sa timidité d’enfance, soit que ce fût une suite de ses chagrins. Elle n’était pas de ces gens qui s’épanouissent en disant bonjour. Au contraire, son allure discrète ne s’animait qu’à la longue, et l’intimité, même avec ses meilleurs amis, ne venait jamais à la première phrase.

— Je n’aime pas, disait-elle, les entrées à grands fracas, ni les saluts étourdissants.

Cette disposition naturelle est une force dans le monde.

Jeanne, plus spontanée, montra moins de calme. Elle devint rouge, sortant à la hâte de son taillis, et, son embarras portant sur toute sa personne et jusque sur les fleurs qu’elle tenait à la main, elle releva un pan de sa robe et y jeta pêle-mêle son bouquet. Puis, tout près de sa mère, elle arriva vers MM. de Cisay. Cette visite n’avait rien en apparence que de très simple, étant donné leur voisinage, et pourtant ni Mme d’Oyrelles ni Jeanne ne s’y trompèrent. Au premier coup d’œil, Jeanne lut dans les yeux de Bernard et son cœur battit violemment. Tout naturellement, en revenant vers le logis, le marquis marcha près de Mme d’Oyrelles et Jeanne se trouva devant, près de Bernard. Tout naturellement aussi, le marquis ralentit le pas, causant confidentiellement, à voix couverte, comme lorsqu’on ne veut pas que les enfants entendent, et les deux jeunes gens, sans regarder derrière eux, entraînés par leur jeunesse et par un sentiment vif, prirent de l’avance. Jeanne était devenue grave. Son regard s’était nuancé d’une émotion profonde et, prévenue par un instinct de femme aimée, elle attendait. Il n’y avait pas jusqu’aux silences inusités entre eux, jusqu’à l’hésitation du jeune homme, qui ne la prévinssent que Bernard allait parler. Lui, prenait son courage et, dans la course folle de ses pensées, avait peine à en saisir une au passage. C’était comme une suite de visions qui galopaient trop vite pour avoir une forme. Enfin il se tourna vers elle et, tâchant de ramener son imagination emportée aux formules les plus simples :

— Jeanne, dit-il, savez-vous ce que mon grand-père demande en ce moment à votre mère ?

Elle rougit sans répondre. Il s’enhardit.

— Il lui demande si vous voulez consentir à devenir ma femme ?

Jeanne baissait la tête. Impuissante à dissimuler son trouble, elle sentait monter des larmes délicieuses qu’elle eût voulu refouler et qui, malgré elle, remplissaient ses yeux. Elle était tremblante, et laissait glisser à chaque pas, de sa robe mal soutenue, les violettes qui s’égrenaient dans le chemin.

Bernard, prompt à l’inquiétude, eut un frémissement :

— Jeanne, est-ce que je vous fais de la peine ?

Pour le coup, elle n’y tint plus, et, levant vers lui ses grands yeux humides :

— Oh ! non !

— Alors, vous voulez bien ?

— Oui, Bernard, oui…

Et redevenant tout à fait elle-même.

— N’est-ce pas convenu depuis notre première enfance ? Vous seul pouviez être mon mari, Bernard, comme moi seule pouvais être votre femme. Je savais bien que le bon Dieu y avait pensé avant nous, et je vous attendais…

Il lui prit la main droite. Elle le laissa faire. Leurs regards se rencontrèrent et sur les lèvres de Bernard voltigea le premier mot d’amour. Il le dit en tremblant, s’y essayant lui-même, et donnant, dans toute sa suavité, à celle qui allait être sa femme, cette première expansion d’une tendresse qu’il n’avait jamais profanée. Puis, comme des timides, ou plutôt comme des cœurs d’élite, habitués à se préoccuper de choses plus grandes que la terre, ils continuèrent à marcher l’un près de l’autre, la main de Jeanne ayant glissé sur le bras de Bernard et s’y appuyant, en accordant leurs pensées sur les grands devoirs et le grand but de la vie. L’un et l’autre regardaient de haut la longue existence qu’ils entamaient et qu’ils allaient confondre. Ni l’un ni l’autre n’étaient de ces fous qui confient à la seule jeunesse, au premier étonnement du bonheur, la solidité de leur amour. Ils avaient appuyé leur tendresse sur leur mutuelle vertu et comptaient la renouveler chaque jour en faisant chaque jour du bien. C’était là, et dès le début, l’objet de leurs préoccupations. Jeanne avait dit vrai : Dieu les avait créés pour se comprendre. Douceur supérieure à toute autre. Quand Mme d’Oyrelles et le marquis les rejoignirent, ils étaient déjà rentrés au salon. Bernard prit Jeanne par la main, et tous deux s’avancèrent vers Mme d’Oyrelles qui, sans grandes explications, embrassa sa fille et embrassa Bernard comme elle le faisait quand il était enfant et qu’il venait jouer à la Gerbière. Pendant ce temps, le marquis était agité. Ses impressions étaient trop vives pour lui permettre de rester tranquille. Il arpentait le salon d’un bout à l’autre. Puis, sitôt que Mme d’Oyrelles eut fini, il s’avança vers Jeanne, les deux bras ouverts :

— Venez, ma chère petite-fille, venez que je vous fasse à mon tour ma déclaration. Car ce n’est pas d’hier que je suis amoureux de vous, et si vous le permettez, je compte l’être toute ma vie, tant que battra mon vieux cœur. N’est-ce pas, Bernard ?…

— C’est bien ainsi que je l’entends, dit Jeanne.

— Grand-père, reprit Bernard, Jeanne est créée et mise au monde pour faire le bonheur de trois de Cisay.

— Tu as raison, mon enfant. Rien n’est plus vrai.

Le marquis sourit, et, se rapprochant de Mme d’Oyrelles pendant que Jeanne et Bernard se parlaient à mi-voix :

— Mon Dieu ! dit-il en les regardant, mon Dieu, ma chère voisine, que nous avons bien fait !

— Attendez donc ! Vous ne savez pas encore si Jeanne rendra Bernard heureux. Il faut plusieurs années pour en être sûr !

Le marquis se mit à rire :

— Je suis tranquille sur leur avenir, aussi tranquille que vous, chère amie. Le seul rêve que je forme encore, c’est de voir leur fils qui ne peut manquer d’être un beau de Cisay.

Elle sourit tendrement.

De fortune et d’arrangements de dot, il n’en fut guère question entre eux. Le marquis pensait : « Nous verrons cela plus tard, avec Rodolphe. » Mme d’Oyrelles se disait : « J’aurais donné ma fille à Bernard, même s’il n’avait pas eu un sou vaillant. Qu’importe le chiffre exact de ses revenus ? » L’un et l’autre jouissaient trop pleinement du bonheur de leurs deux enfants pour redescendre à de si minces détails. Et Mme d’Oyrelles, fière de son œuvre, heureuse de toutes les perfections qu’elle avait données à Jeanne, avait un doux sentiment de triomphe parce qu’en élevant si bien sa fille, elle s’était préparée, du même coup, un gendre exceptionnel. Tout s’enchaîne ici-bas. Le bien appelle le bien.

… Quand le marquis et Bernard sortirent de la Gerbière, ils étaient radieux. Bernard avait l’âme ouverte. C’était son tour de marcher vite, entraînant son grand-père. Il lui disait mille choses tendres, il lui contait mille rêves joyeux. Tantôt sa voix résonnait, tantôt il se penchait pour confier plus doucement sa pensée à M. de Cisay. En face de cette jeunesse, le marquis se reportait invinciblement à son jeune temps. Comme toujours, il prenait plaisir à trouver entre eux des ressemblances, et comme toujours aussi, quoi qu’il en fût un peu confus, il était obligé de s’avouer que Bernard était de plus grande taille.

— Grand-père, j’ai encore un souci.

— Lequel ? dit le marquis en s’arrêtant court. Je ne veux pas qu’il t’en reste un seul.

— C’est mon pauvre Frumand, à qui je pense sans cesse.

— Frumand !… le brave garçon ! Veux-tu que nous allions le voir tous les deux ?

— Si je le veux, grand-père. C’est une idée d’or, une idée à vous.

Deux heures après, le marquis et Bernard sonnaient à la porte de Frumand. La vieille servante vint ouvrir, et, suivant l’usage, Frumand apparut dans le vestibule. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que les événements avaient marché et que le bonheur de Bernard, qui était bien un peu son œuvre, était réalisé. Sa joie fut exubérante. Ses yeux brillaient comme le feu, sa grande bouche se détendait dans un immense sourire et ses deux mains, larges ouvertes, pressaient successivement celles du marquis et celles de son ami. C’était sa façon à lui d’être heureux et de faire taire ce bouillonnement qui s’obstinait à troubler le fond de son cœur. Il aimait à piétiner sur lui-même quand ce qu’il sentait n’était pas ce qu’il voulait, et bien fin eût été celui qui aurait pu se douter qu’une si belle joie cachait une si vaillante lutte.

Au contraire, M. de Cisay qui aimait, par nature, à voir les choses en beau, se persuada aisément qu’il était tout consolé, et peut-être même qu’il n’avait jamais eu besoin d’être consolé. Bernard, plus attaché à Frumand, se rassurait moins vite. Il se doutait que Frumand avait souffert. Dans quelle mesure ? C’est ce qu’il cherchait à démêler. Il voulait savoir si toute trace du sacrifice était véritablement effacée, et, toujours, avec une ténacité affectueuse et peut-être cruelle, il ramenait la conversation sur son ami :

— Mais ta mère, Henri, ta mère ! qu’a-t-elle pensé de ta retraite ?

— Ma mère !… Quand je suis revenu de Chanteloup, elle m’a embrassé comme elle n’avait encore jamais fait. Elle m’a dit : « Bravo, mon Henri ! Ton ami t’a rendu un fier service. Je repars à l’instant, et si tu m’en crois, ne me fais pas revenir. » Elle avait raison, la sainte femme. Ce voyage ne lui valait rien, ni à moi non plus. Je m’étais trompé de route en allant au mariage, et, comme elle me connaît bien, elle l’avait vu avant moi. C’est toi, mon Bernard, qui m’as remis dans mon chemin. Je ne l’oublierai pas.

— Dans votre chemin ? demanda le marquis. Je ne comprends pas. Quel est votre but, mon cher ami ? Que comptez-vous devenir ?

— Moi, dit Frumand, c’est bien simple. Je ne ferai rien comme tout le monde. Voilà mon plan. Quand j’essaie de me mettre au moule, je m’en repens toujours. Je ne me ferai pas couper les cheveux en brosse et je vivrai seul, c’est décidé. Soyez tranquille, je ne manquerai pas de travail. L’œuvre sociale me passionne et mes amis, à la façon dont je les aime, me taillent eux-mêmes de la besogne.

— Cela te suffit, Frumand ; cela te suffira toute ta vie ?

— Je serai le plus heureux des hommes !

Il se tourna vers le marquis, et, un peu monté sans doute, il dit plus bas, en dehors de Bernard :

— Car après tout, le mariage… c’est banal !

Jacques Bret.