Metella (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 02

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Metella (illustré, Hetzel 1852)
MetellaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 10-16).

II.

Un matin, lady Mowbray, qui s’était fixée en Suisse, reçut une lettre datée de Paris ; elle était de la supérieure d’un couvent de religieuses où Metella avait mis deux ou trois ans auparavant sa nièce, miss Sarah Mowbray, jeune orpheline très-intéressante, comme le sont toutes les orphelines en général, et particulièrement celles qui ont de la fortune. La supérieure avertissait lady Mowbray que la maladie de langueur dont miss Sarah était atteinte depuis un an faisait des progrès assez sérieux pour que les médecins eussent prescrit le changement d’air et de lieu dans le plus court délai possible. Aussitôt après la réception de cette lettre, lady Mowbray demanda des chevaux de poste, fit faire à la hâte quelques paquets, et partit pour Paris dans la journée.

Olivier resta seul dans le grand château que lady Mowbray avait acheté sur le Léman, et dans lequel depuis cinq ans il passait auprès d’elle tous les étés. C’était depuis ces cinq années la première fois qu’il se trouvait seul à la campagne, forcé, pour ainsi dire, de réfléchir et de contempler sa situation. Bien que le voyage de lady Mowbray dût être d’une quinzaine de jours tout au plus, elle avait semblé très-affectée de cette séparation, et lui-même n’avait point accepté sans répugnance l’idée qu’un tiers allait venir se placer dans une intimité jusqu’alors si paisible et si douce. Le caractère romanesque d’Olivier n’avait pas changé ; son cœur avait le même besoin d’affection, son esprit la même candeur qu’autrefois. Avait-il obéi à la loi du temps, et son amour pour lady Mowbray avait-il fait place à l’amitié ? il n’en savait rien lui-même, et Metella n’avait jamais eu l’imprudence de l’interroger à cet égard. Elle jouissait de son affection sans l’analyser. Trop sage et trop juste pour n’en pas sentir le prix, elle s’appliquait à rendre douce et légère cette chaîne qu’Olivier portait avec reconnaissance et avec joie.

Metella était si supérieure à toutes les autres femmes, sa société était si aimable, son humeur si égale, elle était si habile à écarter de son jeune ami tous les ennuis ordinaires de la vie, qu’Olivier s’était habitué à une existence facile, calme, délicieuse tous les jours, quoique tous les jours semblable. Quand il fut seul, il s’ennuya horriblement, engendra malgré lui des idées sombres, et s’effraya de penser que lady Mowbray pouvait et devait mourir longtemps avant lui.

Metella retira sa nièce du couvent et reprit avec elle la route de Genève. Elle avait fait toutes choses si précipitamment dans ce voyage, qu’elle avait à peine vu Sarah ; elle était partie de Paris le même soir de son arrivée. Ce ne fut qu’après douze heures de route que, s’éveillant au grand jour, elle jeta un regard attentif sur cette jeune fille étendue auprès d’elle dans le coin de sa berline.

Lady Mowbray écarta doucement la pelisse dont Sarah était enveloppée, et la regarda dormir. Sarah avait quinze ans ; elle était pâle et délicate, mais belle comme un ange. Ses longs cheveux blonds s’échappaient de son bonnet de dentelle, et tombaient sur son cou blanc et lisse, orné ça et là de signes bruns semblables à de petites mouches de velours. Dans son sommeil, elle avait cette expression raphaélique qu’on avait si longtemps admirée dans Metella, et dont elle avait conservé la noble sérénité en dépit des années et des chagrins. En retrouvant sa beauté dans cette jeune fille, Metella éprouva comme un sentiment d’orgueil maternel. Elle se rappela son frère, qu’elle avait tendrement aimé, et qu’elle avait promis de remplacer auprès du dernier rejeton de leur famille ; lady Mowbray était le seul appui de Sarah, elle retrouvait dans ses traits le beau type de ses nobles ancêtres. En la lui rendant au couvent avec des larmes de regret, on lui avait dit que son caractère était angélique comme sa figure. Metella se sentit pénétrée d’intérêt et d’affection pour cette enfant ; elle prit doucement sa petite main pour la réchauffer dans les siennes ; et, se penchant vers elle, elle la baisa au front.

Sarah s’éveilla, et à son tour regarda Metella ; elle la connaissait fort peu et l’avait vue préoccupée la veille. Naturellement timide, elle avait osé à peine la regarder. Maintenant, la voyant si belle, avec un sourire si doux et les yeux humides d’attendrissement, elle retrouva la confiance caressante de son âge et se jeta à son cou avec joie.

Lady Mowbray la pressa sur son cœur, lui parla de son père, le pleura avec elle ; puis la consola, lui promit sa tendresse et ses soins, l’interrogea sur sa santé, sur ses goûts, sur ses études, jusqu’à ce que Sarah, un peu fatiguée du mouvement de la voiture, se rendormit à son côté.

Metella pensa à Olivier et l’associa intérieurement à la joie qu’elle éprouvait d’avoir auprès d’elle une si aimable enfant. Mais peu à peu ses idées prirent une teinte plus sombre ; des conséquences qu’elle n’avait pas encore abordées se présentèrent à son esprit ; elle regarda de nouveau Sarah, mais cette fois avec une inconcevable souffrance d’esprit et de cœur. La beauté de cette jeune fille lui fit amèrement sentir ce que la femme doit perdre de sa puissance et de son orgueil en perdant sa jeunesse. Involontairement elle mit sa main auprès de celle de Sarah : sa main était toujours belle ; mais elle pensa à son visage, et, regardant celui de sa nièce, « Quelle différence ! pensa-t-elle ; comment Olivier fera-t-il pour ne pas s’en apercevoir ? Olivier est aussi beau qu’elle ; ils vont s’admirer mutuellement ; ils sont bons tous deux, ils s’aimeront… Et pourquoi ne s’aimeraient-ils pas ? Ils seront frère et sœur ; moi, je serai leur mère… La mère d’Olivier ! Ne le faut-il pas ? n’ai-je pas pensé cent fois qu’il en devait être ainsi ! Mais déjà ! Je ne m’attendais pas à trouver une jeune fille, une femme presque dans cette enfant ! Je n’avais pas prévu que ce serait une rivale… Une rivale, ma nièce ! mon enfant ! Quelle horreur ! Oh ! jamais ! »

Lady Mowbray cessa de regarder Sarah ; car, malgré elle, sa beauté, qu’elle avait admirée tout à l’heure avec joie, lui causait maintenant un effroi insurmontable ; le cœur lui battait ; elle fatiguait son cerveau à trouver une pensée de force et de calme à opposer à ces craintes qui s’élevaient de toutes parts, et que, dans sa première consternation, elle exagérait sans doute. De temps en temps elle jetait sur Sarah un regard effaré, comme ferait un homme qui s’éveillerait avec un serpent dans la main. Elle s’effrayait surtout de ce qui se passait en elle ; elle croyait sentir des mouvements de haine contre cette orpheline qu’elle devait, qu’elle voulait aimer et protéger. « Mon Dieu, mon Dieu ! s’écriait-elle, vais-je devenir jalouse ! Est-ce qu’il va falloir que je ressemble à ces femmes que la vieillesse rend cruelles, et qui se font une joie infâme de tourmenter leurs rivales ? Est-ce une horrible conséquence de mes années que de haïr ce qui me porte ombrage ? Haïr Sarah ! la fille de mon frère ! cette orpheline qui tout à l’heure pleurait dans mon sein !… Oh ! cela est affreux, et je suis un monstre !

« Mais non, ajoutait-elle, je ne suis pas ainsi ; je ne peux pas haïr cette pauvre enfant ; je ne peux pas lui faire un crime d’être belle ! Je ne suis pas née méchante ; je sens que ma conscience est toujours jeune, mon cœur toujours bon : je l’aimerai ; je souffrirai quelquefois peut-être, mais je surmonterai cette folie… »

Mais l’idée d’Olivier amoureux de Sarah revenait toujours l’épouvanter, et ses efforts pour affronter une pareille crainte étaient infructueux. Elle en était glacée, atterrée ; et Sarah, en s’éveillant, trouvait souvent une expression si sombre et si sévère sur le visage de sa tante qu’elle n’osait la regarder, et feignait de se rendormir pour cacher le malaise qu’elle en éprouvait.

Le voyage se passa ainsi, sans que lady Mowbray pût sortir de cette anxiété cruelle. Olivier ne lui avait jamais donné le moindre sujet d’inquiétude ; il ne se plaisait nulle part loin d’elle, et elle savait bien qu’aucune femme n’avait jamais eu le pouvoir de le lui enlever ; mais Sarah allait vivre près d’eux, entre eux deux, pour ainsi dire ; il la verrait tous les jours ; et, lors même qu’il ne lui parlerait jamais, il aurait toujours devant les yeux cette beauté angélique à côté de la beauté flétrie de lady Mowbray ; lors même que cette intimité n’aurait aucune des conséquences que Metella craignait, il y en avait une affreuse, inévitable ; ce serait la continuelle angoisse de cette âme jalouse, épiant les moindres chances de sa défaite, s’aigrissant dans sa souffrance, et devenant injuste et haïssable à force de soins pour se faire aimer ! « Pourquoi m’exposerais-je gratuitement à ce tourment continuel ? pensait Metella. J’étais si calme et si heureuse il y a huit jours ! Je savais bien que mon bonheur ne pouvait pas être éternel ; mais du moins il aurait pu durer quelque temps encore. Pourquoi faut-il que j’aille chercher une ennemie domestique, une pomme de discorde, et que je l’apporte précieusement au sein de ma joie et de mon repos, qu’elle va troubler et détruire peut-être à jamais ? Je n’aurais qu’un mot à dire pour faire tourner bride aux postillons et pour reconduire cette petite fille à son couvent… Je retournerais plus tard à Paris pour la marier ; Olivier ne la verrait jamais, et, si je dois perdre Olivier, du moins ce ne serait pas à cause d’elle ! »

Mais l’état de langueur de Sarah, l’espèce de consomption qui menaçait sa vie, imposait à lady Mowbray le devoir de la soigner et de la guérir. Son noble caractère prit le dessus, et elle arriva chez elle sans avoir adressé une seule parole dure ou désobligeante à la jeune Sarah.

Olivier vint à leur rencontre sur un beau cheval anglais, qu’il fit caracoler autour de la voiture pendant deux lieues. En les abordant, il avait mis pied à terre, et il avait baisé la main de lady Mowbray en l’appelant, comme à l’ordinaire, sa chère maman. Lorsqu’il se fut éloigné de la portière, Sarah dit ingénument à lady Mowbray : « Ah ! mon Dieu ! chère tante, je ne savais pas que vous aviez un fils ; on m’avait toujours dit que vous n’aviez pas d’enfants ?

— C’est mon fils adoptif, Sarah, répondit lady Mowbray ; regardez-le comme votre frère. »

Sarah n’en demanda pas davantage, et ne s’étonna même pas ; elle regarda de côté Olivier, lui trouva l’air noble et doux ; mais, réservée comme une véritable Anglaise, elle ne le regarda plus, et, durant huit jours, ne lui parla plus que par monosyllabes et en rougissant.

Ce que lady Mowbray voulait éviter par-dessus tout, c’était de laisser voir ses craintes à Olivier ; elle en rougissait à ses propres yeux et ne concevait pas la jalousie qui se manifeste. Elle était Anglaise aussi, et fière au point de mourir de douleur plutôt que d’avouer une faiblesse. Elle affecta, au contraire, d’encourager l’amitié d’Olivier pour Sarah ; mais Olivier s’en tint avec la jeune miss à une prévenance respectueuse, et la timide Sarah eût pu vivre dix ans près de lui sans faire un pas de plus.

Lady Mowbray se rassura donc, et commença à goûter un bonheur plus parfait encore que celui dont elle avait joui jusqu’alors. La fidélité d’Olivier paraissait inébranlable ; il semblait ne pas voir Sarah lorsqu’il était auprès de Metella, et s’il la rencontrait seule dans la maison, il l’évitait sans affectation.

Une année s’écoula pendant laquelle Sarah, fortifiée par l’exercice et l’air des montagnes, devint tellement belle que les jeunes gens de Genève ne cessaient d’errer autour du parc de lady Mowbray pour tâcher d’apercevoir sa nièce.

Un jour que lady Mowbray et sa nièce assistaient à une fête villageoise aux environs de la ville, un de ces jeunes gens s’approcha très-près de Sarah et la regarda presque insolemment. La jeune fille effrayée saisit vivement le bras d’Olivier et le pressa sans savoir ce qu’elle faisait. Olivier se retourna, et comprit en un instant le motif de sa frayeur. Il échangea d’abord des regards menaçants et bientôt des paroles sérieuses avec le jeune homme. Le lendemain, Olivier quitta le château de bonne heure et revint à l’heure du déjeuner ; mais, malgré son air calme, lady Mowbray s’aperçut bientôt qu’il souffrait, et le força de s’expliquer. Il avoua qu’il venait de se battre avec l’homme qui avait regardé insolemment miss Mowbray, et qu’il l’avait grièvement blessé ; mais il l’était lui-même, et Metella l’ayant forcé de retirer sa main, qu’il tenait dans sa redingote, vit qu’il l’était assez sérieusement. Elle s’occupait avec anxiété des soins qu’il fallait donner à cette blessure lorsqu’en se retournant vers Sarah, elle vit qu’elle s’était évanouie auprès de la fenêtre. Cette excessive sensibilité parut naturelle à Olivier, dans une personne d’une complexion aussi délicate ; mais lady Mowbray y fit une attention plus marquée.

Lorsque Metella eut secouru sa nièce, et qu’elle se trouva seule avec Olivier, elle lui demanda le motif et les détails de son affaire. Elle n’avait rien vu de ce qui s’était passé la veille ; elle était dans ce moment à plusieurs pas en avant de sa nièce et d’Olivier, et donnait le bras à une autre personne. Olivier tâcha d’éluder ses questions ; mais comme lady Mowbray le pressait de plus en plus, il raconta avec beaucoup de répugnance que miss Mowbray ayant été regardée insolemment par un jeune homme d’assez mauvais ton, il s’était placé entre elle et ce jeune homme ; celui-ci avait affecté de se rapprocher encore pour le braver, et Olivier avait été forcé de le pousser rudement pour l’empêcher de froisser le bras de Sarah, qui se pressait tout effrayée contre son défenseur. Les deux adversaires s’étaient donc donné rendez-vous dans des termes que Sarah n’avait pas compris, et, au bout d’une heure, après que les dames étaient montées en voiture, Olivier avait été retrouver le jeune homme et lui demander compte de sa conduite. Celui-ci avait soutenu son arrogance ; et, malgré les efforts des témoins de la scène pour l’engager à reconnaître son tort, il s’était obstiné à braver Olivier ; il lui avait même fait entendre assez grossièrement qu’on le regardait comme l’amant de miss Sarah, en même temps que celui de sa tante, et que, quand on promenait en public le scandale de pareilles relations, on devait être prêt à en subir les conséquences.

Olivier n’avait donc pas hésité à se constituer le défenseur de Sarah, et, tout en repoussant avec mépris ces imputations ignobles, il avait versé son sang pour elle. « Je suis prêt à recommencer demain s’il le faut, dit-il à lady Mowbray, que ces calomnies avaient jetée dans la consternation. Vous ne devez ni vous affliger ni vous effrayer ; votre nièce est sous ma protection, et je me conduirai comme si j’étais son père. Quant à vous, votre nom suffira auprès des gens de bien pour garder le sien à l’abri de toute atteinte. »

Lady Mowbray feignit de se calmer ; mais elle ressentit une profonde douleur de l’affront fait à sa nièce. Ce fut dans ce moment qu’elle comprit toute l’affection que cette aimable enfant lui inspirait. Elle s’accusa de l’avoir amenée auprès d’elle pour la rendre victime de la méchanceté de ces provinciaux, et s’effraya de sa situation ; car elle n’y voyait d’autre remède que d’éloigner Olivier de chez elle tant que Sarah y demeurerait.

L’idée d’un sacrifice au-dessus de ses forces, mais qu’elle croyait devoir à la réputation de sa nièce, la tourmenta secrètement sans qu’elle pût se décider à prendre un parti.

Elle remarqua quelques jours après que Sarah paraissait moins timide avec Olivier, et qu’Olivier, de son côté, lui montrait moins de froideur. Lady Mowbray en souffrit ; mais elle pensa qu’elle devait encourager cette amitié au lieu de la contrarier, et elle la vit croître de jour en jour sans paraître s’en alarmer.

Peu à peu Olivier et Sarah en vinrent à une sorte de familiarité. Sarah, il est vrai, rougissait toujours en lui parlant, mais elle osait lui parler, et Olivier était surpris de lui trouver autant d’esprit et de naturel. Il avait eu contre elle une sorte de prévention qui s’effaçait de plus en plus. Il aimait à l’entendre chanter ; il la regardait souvent peindre des fleurs, et lui donnait des conseils. Il en vint même à lui montrer la botanique et à se promener avec elle dans le jardin. Un jour Sarah témoignait le regret de ne plus monter à cheval. Lady Mowbray, indisposée depuis quelque temps, ne pouvait plus supporter cette fatigue ; ne voulant pas priver sa nièce d’un exercice salutaire, elle pria Olivier de monter à cheval avec elle dans l’intérieur du parc, qui était fort grand, et où miss Mowbray pût se livrer à l’innocent plaisir de galoper pendant une heure ou deux tous les jours.

Ces heures étaient mortelles pour Metella. Après avoir embrassé sa nièce au front et lui avoir fait un signe d’amitié, en la voyant s’éloigner avec Olivier, elle restait sur le perron du château, pâle et consternée comme si elle les eût vus partir pour toujours ; puis elle allait s’enfermer dans sa chambre et fondait en larmes. Elle s’enfonçait quelquefois furtivement dans les endroits les plus sombres du parc, et les apercevait au loin, lorsqu’ils franchissaient rapidement tous les deux les arcades de lumière qui terminaient le berceau des allées. Mais elle se cachait aussitôt dans la profondeur du taillis, car elle craignait d’avoir l’air de les observer, et rien au monde ne l’effrayait tant que de paraître ridicule et jalouse.

Un jour qu’elle était dans sa chambre et qu’elle pleurait, le front appuyé sur le balcon de sa fenêtre, Sarah et Olivier passèrent au galop ; ils rentraient de leur promenade ; les pieds de leurs chevaux soulevaient des tourbillons de sable ; Sarah était rouge, animée, aussi souple, aussi légère que son cheval, avec lequel elle ne semblait faire qu’un ; Olivier galopait à son côté ; ils riaient tous les deux de ce bon rire franc et heureux de la jeunesse qui n’a pas d’autre motif qu’un besoin d’expansion, de bruit et de mouvement. Ils étaient comme deux enfants contents de crier et de se voir courir. Metella tressaillit et se cacha derrière son rideau pour les regarder. Tant de beauté, d’innocence et de douceur brillait sur leurs fronts, qu’elle en fut attendrie. « Ils sont faits l’un pour l’autre ; la vie s’ouvre devant eux, pensa-t-elle, l’avenir leur sourit, et moi je ne suis plus qu’une ombre que le tombeau semble réclamer… » Elle entendit bientôt les pas d’Olivier qui approchait de sa chambre ; s’asseyant précipitamment devant sa toilette, elle feignit de se coiffer pour le dîner.

Olivier avait l’air content et ouvert ; il lui baisa tendrement les mains, et lui remit de la part de Sarah, qui était allée se débarrasser de son amazone, un gros bouquet d’hépatiques qu’elle avait cueillies dans le parc. « Vous êtes donc descendus de cheval ? dit lady Mowbray.

— Oui, répondit-il ; Sarah, en apercevant toutes ces fleurs dans la clairière, a voulu absolument vous en apporter, et, avant que j’eusse pris la bride de son cheval, elle avait sauté sur le gazon. Je lui ai servi de page, et j’ai tenu sa monture pendant qu’elle courait comme un petit chevreau après les fleurs et les papillons. Ma bonne Metella, votre nièce n’est pas ce que vous croyez. Ce n’est pas une petite fille, c’est une espèce d’oiseau déguisé. Je le lui ai dit, et je crois qu’elle rit encore.

— Je vois avec plaisir, dit lady Mowbray avec un sourire mélancolique, que ma Sarah est devenue gaie. Chère enfant ! elle est si aimable et si belle !

— Oui, elle est jolie, dit Olivier, elle a une physionomie que j’aime beaucoup. Elle a l’air intelligent et bon ; elle vous ressemble, Metella ; je ne l’ai jamais tant trouvé qu’aujourd’hui. Elle a votre son de voix par instants.

— Je suis heureuse de voir que vous l’aimez enfin, cette pauvre petite ! dit lady Mowbray. Dans les commencements, elle vous déplaisait, convenez-en ?

— Non, elle me gênait, et voilà tout.

— Et à présent, dit Metella en faisant un violent effort sur elle-même pour conserver un air calme et doux, vous voyez bien qu’elle ne vous gêne plus.

— Je craignais, dit Olivier, qu’elle ne fût pas avec vous ce qu’elle devait être ; à présent, je vois qu’elle vous comprend, qu’elle vous apprécie, et cela me fait plaisir. Je ne suis pas seul à vous aimer ici. Je puis parler de vous à quelqu’un qui m’entend, et qui vous aime autant qu’un autre que moi peut vous aimer. »

Sarah entra en cet instant en s’écriant : « Eh bien ! chère tante, vous a-t-il remis le bouquet de ma part ? C’est un méchant homme que M. votre fils. Il me l’a presque ôté de force pour vous l’apporter lui-même. Il est aussi jaloux que votre petit chien, qui pleure quand vous caressez ma chevrette. »

Lady Mowbray embrassa la jeune fille, et se dit qu’elle devait se trouver heureuse d’être aimée comme une mère.

Quelques jours après, tandis que les deux enfants de lady Mowbray (c’est ainsi qu’elle les appelait) faisaient leur promenade accoutumée, elle entra dans la chambre de Sarah pour prendre un livre et ramassa un petit coin de papier déchiré qui était sur le bord d’une tablette. Au milieu de mots interrompus qui ne pouvaient offrir aucun sens, elle lut distinctement le nom d’Olivier, suivi d’un grand point d’exclamation. C’était l’écriture de Sarah. Lady Mowbray jeta un regard sur les meubles. Le secrétaire et les tiroirs étaient fermés avec soin ; toutes les clefs en étaient retirées. Il ne convenait pas au caractère de lady Mowbray de faire d’autre enquête. Elle sortit cependant pour résister aux suggestions d’une curiosité inquiète.

Lorsque Sarah rentra de la promenade, lady Mowbray remarqua qu’elle était fort pâle et que sa voix tremblait. Un sentiment d’effroi mortel passa dans l’âme de Metella. Elle remarqua pendant le dîner que Sarah avait pleuré, et le soir elle était si abattue et si triste qu’elle ne put s’empêcher de la questionner. Sarah répondit qu’elle était souffrante, et demanda à se retirer.

Lady Mowbray interrogea Olivier sur sa promenade. Il lui répondit, avec le calme d’une parfaite innocence, que Sarah avait été fort gaie toute la première heure, qu’ensuite ils avaient été au pas et en causant ; qu’elle ne se plaignait d’aucune douleur, et que c’était lady Mowbray qui, en rentrant, l’avait fait apercevoir de sa pâleur.

En quittant Olivier, lady Mowbray, inquiète de sa nièce, se rendit à sa chambre, et, avant d’entrer, elle y jeta un coup d’œil par la porte entr’ouverte. Sarah écrivait. Au léger bruit que fit Metella, elle tressaillit et cacha précipitamment son papier, jeta sa plume et saisit un livre ; mais elle n’avait pas eu le temps de l’ouvrir que lady Mowbray était auprès d’elle. « Vous écriviez, Sarah ? lui dit-elle d’un ton grave et doux cependant.

— Non, ma tante, répondit Sarah dans un trouble inexprimable.

— Ma chère fille, est-il possible que vous me fassiez un mensonge ! »

Sarah baissa la tête et resta toute tremblante.

« Qu’est-ce que vous écriviez, Sarah ? continua lady Mowbray avec un calme désespérant.

— J’écrivais… une lettre, répondit Sarah au comble de l’angoisse.

— À qui, ma chère ? continua Metella.

— À Fanny Hurst, mon amie de couvent.

— Cela n’a rien de répréhensible, ma chère ; pourquoi donc vous cachez-vous ?

— Je ne me cachais pas, ma tante, répondit Sarah en essayant de reprendre courage. Mais sa confusion n’échappa point au regard sévère de lady Mowbray.

— Sarah, lui dit-elle, je n’ai jamais surveillé votre correspondance. J’avais une telle confiance en vous que j’aurais cru vous outrager en vous demandant à voir vos lettres. Mais si j’avais pensé qu’il pût exister un secret entre vous et moi, j’aurais regardé comme un devoir de vous en demander l’aveu. Aujourd’hui, je vois que vous en avez un, et je vous le demande.

— Ô ma tante ! s’écria Sarah éperdue.

— Sarah, si vous me refusiez, dit Metella avec beaucoup de douceur et en même temps de fermeté, je croirais que vous avez dans le cœur quelque sentiment coupable, et je n’insisterais pas, car rien n’est plus opposé à mon caractère que la violence. Mais je sortirais de votre chambre le cœur navré, car je me dirais que vous ne méritez plus mon estime et mon affection.

— Ô ma chère tante, ma mère ! ne dites pas cela ! » s’écria miss Mowbray en se jetant tout en larmes aux pieds de Metella.

Métella craignit de se laisser attendrir ; et, lui retirant sa main, elle rassembla toutes ses forces pour lui dire froidement : « Eh bien ! miss Mowbray, refusez-vous de me remettre le papier que vous écriviez ? »

Sarah obéit, voulut parler, et tomba demi-évanouie sur son fauteuil. Lady Mowbray résista au sentiment d’intérêt qui luttait chez elle contre un sentiment tout contraire. Elle appela la femme de chambre de Sarah, lui ordonna de la soigner, et courut s’enfermer chez elle pour lire la lettre. Elle était ainsi conçue :

« Je vous ai promis depuis longtemps, dearest Fanny, l’aveu de mon secret. Il est temps enfin que je tienne ma promesse. Je ne pouvais pas confier au papier une chose si importante sans trouver un moyen de vous faire parvenir directement ma lettre. Maintenant je saisis l’occasion d’une personne que nous voyons souvent ici, et qui part pour Paris. Elle veut bien se charger de vous porter de ma part des minéraux et un petit herbier. Elle vous demandera au parloir et vous remettra le paquet et la lettre, qui de cette manière ne passera pas par les mains de madame la supérieure. Ne me grondez donc pas, ma chère amie, et ne dites pas que je manque de confiance en vous. Vous verrez, en lisant ma lettre, qu’il ne s’agit plus de bagatelles comme celles qui nous occupaient au couvent. Ceci est une affaire sérieuse, et que je ne vous confie pas sans un grand trouble d’esprit. Je crois que mon cœur n’est pas coupable, et cependant je rougis comme si j’allais paraître devant un confesseur. Il y a plusieurs jours que je veux vous écrire. J’ai fait plus de dix lettres que j’ai toutes déchirées ; enfin je me décide ; soyez indulgente pour moi, et si vous me trouvez imprudente et blâmable, reprenez-moi doucement.

« Je vous ai parlai d’un jeune homme qui demeure ici avec nous, et qui est le fils adoptif de ma tante. La première fois que je le vis, c’était le jour de notre arrivée, je fus tellement troublée que je n’osai pas le regarder. Je ne sais pas ce qui se passa en moi lorsqu’il entra à demi dans la calèche pour baiser les mains de ma tante ; il le fit avec tant de tendresse que je me sentis tout émue, et que je compris tout de suite la bonté de son cœur ; mais il se passa plus de six mois avant que je connusse sa figure, car je n’osai jamais le regarder autrement que de profil. Ma tante m’avait dit : « Sarah, regardez Olivier comme votre frère ! » Je me livrai donc d’abord à une joie intérieure que je croyais très-légitime. Il me semblait doux d’avoir un frère ; et s’il m’eût traitée tout de suite comme sa sœur, peut-être n’aurais-je jamais songé à l’aimer autrement !… Hélas ! vous voyez quel est mon malheur, Fanny ; j’aime, et je crois que je ne serai jamais unie à celui que j’aime. Pour vous dire comment j’ai eu l’imprudence d’aimer ce jeune homme, je ne le puis pas ; en vérité, je n’en sais rien moi-même, et c’est une bien affreuse fatalité. Imaginez-vous qu’au lieu de me parler avec la confiance et l’abandon d’un frère, il a passé plus d’un an sans m’adresser plus de trois paroles par jour ; si bien que je crois que tous nos entretiens durant tout ce temps-là tiendraient à l’aise dans une page d’écriture. J’attribuais cette froideur à sa timidité ; mais, le croiriez-vous ? il m’a avoué depuis qu’il avait pour moi une espèce d’antipathie avant de me connaître. Comment peut-on haïr une personne qu’on n’a jamais vue et qui ne vous a fait aucun mal ? Cette injustice aurait dû m’empêcher de prendre de l’attachement pour lui. Eh bien ! c’est tout le contraire, et je commence à croire que l’amour est une chose tout à fait involontaire, une maladie de l’âme à laquelle tous nos raisonnements ne peuvent rien.

« J’ai été bien longtemps sans comprendre ce qui se passait en moi. J’avais tellement peur de M. Olivier que je croyais parfois avoir aussi de l’éloignement pour lui. Je le trouvais froid et orgueilleux ; et cependant, lorsqu’il parlait à ma tante il changeait tellement d’air et de langage, il lui rendait des soins si délicats, que je ne pouvais pas m’empêcher de le croire sensible et généreux.

« Une fois je passais au bout de la galerie, je le vis à genoux auprès de ma tante ; elle l’embrassait, et tous deux semblaient pleurer. Je passai bien vite et sans qu’on m’aperçût ; mais je ne saurais vous rendre l’émotion que cette scène touchante me causa. J’en fus agitée toute la nuit, et je me surpris plusieurs fois à désirer d’avoir l’âge de ma tante, afin d’être aimée comme une mère par celui qui ne voulait pas m’aimer comme une sœur.

« Je compris mes véritables sentiments à l’occasion du duel dont je vous ai parlé. Je ne vous ai pas nommé la personne qui me donnait le bras et qui se battit pour moi ; je vous ai dit que c’était un ami de la maison : c’était M. Olivier. Lorsqu’il revint, il était fort pâle, et tenait sa main dans sa redingote ; ma tante se douta de la vérité et le força de nous la montrer. Je ne sais si cette main était ensanglantée. Il me sembla voir du sang sur le linge qui l’enveloppait, et je sentis tout le mien se retirer vers mon cœur. Je m’évanouis, ce qui fut bien imprudent et bien malheureux ; mais je crois qu’on ne se douta de rien. Quand je revis M. Olivier, je ne pus m’empêcher de le remercier de ce qu’il avait fait pour moi ; et, tout en voulant parler, je me mis à pleurer comme une sotte. Je ne sais pourquoi je n’avais jamais pu me décider à le remercier devant ma tante. Peut-être que ce fut un mauvais sentiment qui me fit attendre un moment où j’étais seule avec lui. Je ne sais pas ce qu’il y avait de coupable à le faire, et cependant je me le suis toujours reproché comme une dissimulation envers lady Mowbray. J’avais espéré, je crois, être moins timide devant une seule personne que devant deux. Mais ce fut encore pis ; je sentis que j’étouffais, et j’eus comme un vertige, car je ne m’aperçus pas que {{M.{Olivier}} me pressait les mains. Quand je revins à moi, mes mains étaient dans les siennes, et il me dit plusieurs choses que je n’entendis pas. Je sais seulement qu’il me dit en s’en allant : « Ma chère miss Mowbray, je suis touché de votre amitié ; mais, en vérité, il ne faut pas que vous pleuriez pour cette égratignure. » Depuis ce temps, sa conduite envers moi a été toute différente, et il a été d’une bonté et d’une obligeance qui ont achevé de me gagner le cœur. Il me donne des leçons, il corrige mes dessins, il fait de la musique avec moi ; ma tante semble prendre un grand plaisir à nous voir si unis. Elle nous fait monter à cheval ensemble, elle nous force à nous donner la main pour nous raccommoder ; car il arrive souvent que, tout en riant, nous finissons par disputer et nous bouder un peu. Moi, j’étais tout à fait à l’aise avec lui, j’étais heureuse, et j’avais la vanité de croire qu’il m’aimait. Il me le disait du moins, et je m’imaginais que, quand on s’aime seulement d’amitié, et qu’on se convient sous les rapports de la fortune et de l’éducation, il est tout simple qu’on se marie ensemble. La conduite de ma tante semblait autoriser en moi cette espérance, et je pensais qu’on me trouvait encore trop jeune pour m’en parler. Dans ces idées, j’étais aussi heureuse qu’il est permis de l’être ; je ne désirais rien sur la terre que la continuation d’une semblable existence. Mais, hélas ! ce rêve s’est effacé, et le désespoir depuis ce matin… »

Ici la lettre avait été interrompue par l’arrivée de lady Mowbray.

Metella laissa tomber la lettre, et cachant son visage dans ses mains, elle resta plongée dans une morne consternation. Elle demeura ainsi jusqu’à une heure du matin, s’accusant de tout le mal et cherchant en vain comment elle pourrait le réparer. Enfin, elle céda à un besoin instinctif et se rendit à la chambre de sa nièce. Tout le monde dormait dans la maison ; le temps était superbe, la lune éclairait en plein la façade du château, et répandait de vives clartés dans les galeries, dont toutes les fenêtres étaient ouvertes. Metella les traversa lentement et sans bruit, comme une ombre qui glisse le long des murs. Tout à coup elle se trouva face à face avec Sarah, qui, les pieds nus et vêtue d’un peignoir de mousseline blanche, allait à sa rencontre ; elles ne se virent que quand elles traversèrent l’une et l’autre un angle lumineux des murs. Lady Mowbray surprise continua de s’avancer pour s’assurer que c’était Sarah ; mais la jeune fille, voyant venir à elle cette grande femme pâle, traînant sur le pavé de la galerie sa longue robe de chambre en velours noir, fut saisie d’effroi. Cette figure morne et sombre ressemblait si peu à celle qu’elle avait habitude de voir à sa tante, qu’elle crut rencontrer un spectre et faillit tomber évanouie ; mais elle fut aussitôt rassurée par la voix de lady Mowbray, qui était pourtant froide et sévère.

« Que faites-vous ici à cette heure, Sarah, et où allez-vous ?

— Chez vous, ma tante, répondit Sarah sans hésiter.

— Venez, mon enfant, » lui dit lady Mowbray en prenant son bras sous le sien.

Elles regagnèrent en silence l’appartement de Metella. Le calme, la nuit et le chant joyeux des rossignols contrastaient avec la tristesse profonde dont ces deux femmes étaient accablées.

Lady Mowbray ferma les portes et attira sa nièce sur le balcon de sa chambre. Là elle s’assit sur une chaise et la fit asseoir à ses pieds sur un tabouret ; elle attira sa tête sur ses genoux et prit ses mains dans les siennes, que Sarah couvrit de larmes et de baisers.

« Oh ! ma tante, ma chère tante, pardonnez-moi, je suis coupable…

— Non, Sarah, vous n’êtes pas coupable ; je n’ai qu’un reproche à vous faire, c’est d’avoir manqué de confiance en moi. Votre réserve a fait tout le mal, mon enfant ; maintenant il faut être franche, il faut tout me dire… tout ce que vous savez… »

Lady Mowbray prononça ces paroles dans une angoisse mortelle ; et en attendant la réponse de sa nièce, elle sentit son front se couvrir de sueur. Sarah avait-elle découvert à quel titre Olivier vivait, ou du moins avait vécu auprès d’elle durant plusieurs années ? Lady Mowbray ne savait pas quelle raison Sarah pouvait avoir pour renoncer tout à coup à une espérance si longtemps nourrie en secret, et frémissait d’entendre sortir de sa bouche des reproches qu’elle croyait mériter. Un poids énorme fut ôté de son cœur lorsque Sarah lui répondit avec assurance : « Oui, ma tante, je vous dirai tout ; que ne vous ai-je dit plus tôt mes folles pensées ! Vous m’auriez empêchée de m’y livrer ; car vous saviez bien que votre fils ne pouvait pas m’épouser…

— Mais, Sarah, quelles sont vos raisons pour le croire ?… qui vous l’a donc dit ?

— Olivier, répondit Sarah. Ce matin, nous causions de choses indifférentes dans le parc ; nous étions près de la grille qui donne sur la route. Une noce vint à passer, nous nous arrêtâmes pour voir la figure des mariés ; je remarquai qu’ils avaient l’air timide. « Ils ont l’air triste, répondit Olivier. Comment ne l’auraient-ils pas ? Quelle chose stupide et misérable qu’un jour de noce ! — Eh quoi ! lui dis-je, vous voudriez qu’on se mariât en secret ? Ce serait encore bien plus triste. — Je voudrais qu’on ne se mariât pas du tout, répondit-il ; pour moi, j’ai le mariage en horreur et je ne me marierai jamais. » Oh ! ma chère tante, cette parole m’enfonça un poignard dans le cœur ; en même temps elle me sembla si extraordinaire, que j’eus la hardiesse d’insister et de lui dire, en affectant de le plaisanter : « Vous ne savez guère ce que vous ferez à cet égard-là. » Il me répondit avec beaucoup d’empressement, et comme s’il eût eu l’intention de m’ôter toute présomption : « Soyez sûre de ce que je vous dis, miss ; j’ai fait un serment devant Dieu, et je le tiendrai. » La honte et la douleur me rendirent silencieuse, et j’ai fait de vains efforts toute la journée pour cacher mon désespoir…

Sarah fondit en larmes. Metella, soulagée d’une affreuse inquiétude, fut pendant quelque instants insensible à la douleur de sa nièce. Olivier n’aimait pas Sarah ! En vain elle l’aimait, en vain elle était jeune, riche et belle ; il ne voulait pas d’autre affection intime, pas d’autre bonheur domestique que celui qu’il avait goûté auprès de lady Mowbray. Un instant livrée à une reconnaissance égoïste, à une secrète gloire de son cœur enivré, elle laissa pleurer la pauvre Sarah, et oublia que son triomphe avait fait une victime. Mais sa cruauté ne fut pas de longue durée ; la passion de lady Mowbray pour Olivier prenait sa source dans une âme chaleureuse ouverte à toutes les tendresses qui embellissent les femmes. Elle aimait Sarah presque autant qu’Olivier, car elle l’aimait comme une mère aime sa fille. La vue de sa douleur brisa le cœur de Metella ; elle avait bien des torts à se reprocher ! Elle aurait dû prévoir les conséquences d’un rapprochement continuel entre ces deux jeune gens. Déjà la malignité des voisins lui avait signalé un grave inconvénient de cette situation. Elle avait résisté à cet avertissement, et maintenant le bonheur de Sarah était compromis plus encore que sa réputation.

Elle la pressa dans ses bras en pleurant, et dans le premier instant de sa compassion et de sa tendresse elle pensa à lui sacrifier son amour.

« Non, lui dit-elle, égarée par un sentiment de générosité exaltée, Olivier n’a pas fait de serment ; il est libre, il peut vous épouser ; qu’il vous aime, qu’il vous rende heureuse, et je vous bénirai tous deux. Ce ne sera pas moi qui m’opposerai à l’union de deux êtres qui sont ce que j’ai de plus cher au monde…

— Oh ! je le crois bien, ma bonne tante ! s’écria Sarah en se jetant de nouveau à son cou ; mais c’est lui qui ne m’aime pas ! Que faire à cela ?

— Il ne vous a pas dit qu’il ne vous aimait pas ? Est-ce qu’il vous l’a dit, Sarah ?

— Non, mais pourquoi se dit-il engagé ? Oh ! peut-être qu’il l’est en effet. Il a quelque raison que vous ne connaissez pas ! Il aime une femme, il est marié en secret peut-être.

— Je l’interrogerai, je saurai ce qu’il pense, répondit Metella ; je ferai pour vous, ma fille, tout ce qui dépendra de moi. Si je ne puis rien, ma tendresse vous restera.

— Oh ! oui, ma mère ! toujours, toujours ! » s’écria Sarah en se jetant à ses pieds.

Apaisée par les promesses hasardées de sa tante, Sarah se retira plus tranquille. Metella la mit au lit elle-même, lui fit prendre une potion calmante, et ne la quitta que quand elle eut cessé de soupirer dans son sommeil, comme font les enfants qui s’endorment en pleurant et qui sanglotent encore à demi en rêvant.

Lady Mowbray ne dormit pas ; elle était rassurée sur certains points, mais à l’égard des autres elle était en proie à mille agitations, et ne voyait pas d’issue à la position délicate où elle avait placé la pauvre Sarah. La pensée d’engager Olivier à l’épouser n’avait pu prendre de consistance dans son esprit ; vainement eût-elle sacrifié cette jalousie de femme qu’elle combattait si généreusement depuis plus d’une année. Il y a dans la vie des rapports qui deviennent aussi sacrés que si les lois les eussent sanctionnés, et Olivier lui-même n’eût pas pu oublier qu’il avait regardé Sarah comme sa fille.

Incapable de se retirer elle-même de cette perplexité, lady Mowbray résolut d’attendre quelques jours pour prendre un parti ; elle chercha à se persuader que la passion de Sarah n’était peut-être pas aussi sérieuse que dans ses romanesques confidences la jeune fille se l’imaginait ; ensuite, Olivier pouvait, par sa froideur, l’en guérir mieux que tous les raisonnements. Elle alla retrouver Sarah le lendemain, lui dit qu’elle avait réfléchi, et que le résultat de ses réflexions était celui-ci : il était impossible d’interroger Olivier sur ses intentions, et de lui demander l’explication de ses paroles de la veille sans lui laisser deviner l’impression qu’elles avaient produite sur miss Mowbray, et sans lui faire soupçonner l’importance qu’elle y attachait. « Dans la situation où vous êtes vis-à-vis de lui, dit-elle, le premier point, le plus important de tous, c’est de ne pas avouer que vous aimez sans savoir si l’on vous aime.

— Oh ! certainement, ma tante, dit Sarah en rougissant.

— Il n’est pas besoin sans doute, mon enfant, que je fasse appel à votre pudeur et à votre fierté ; l’une et l’autre doivent vous suggérer une grande prudence et beaucoup d’empire sur vous-même…

— Oh ! certes, ma tante, reprit la jeune Anglaise avec un mélange d’orgueil et de douleur qui lui donna l’expression d’une vierge martyre de Titien.

— Si mon fils, poursuivit Metella, est réellement lié au célibat par quelque engagement qu’il ne puisse pas confier, même à moi, il faudra bien, Sarah, que vous vous sépariez l’un de l’autre…

— Oh ! s’écria Sarah effrayée, est-ce que vous me chasseriez de chez vous ? est-ce qu’il faudrait retourner au couvent ou en Angleterre ? Loin de lui, loin de vous, toute seule !… Oh ! j’en mourrais ! Après avoir été tant aimée !

— Non, dit Metella d’une voix grave, je ne t’abandonnerai jamais ; je te suis nécessaire : nous sommes liées l’une à l’autre pour la vie. »

En parlant ainsi elle posa ses deux mains sur la tête blonde de Sarah, et leva les yeux au ciel d’un air solennel et sombre. En se consacrant à cette enfant de son adoption, elle sentait combien étaient terribles les devoirs qu’elle s’était imposés envers elle, puisqu’il faudrait peut-être lui sacrifier le bonheur de toute sa vie, la société d’Olivier.

— Me promettez-vous du moins, continua-t-elle, que si, après avoir fait tout ce qui dépendra de moi pour votre bonheur, je ne réussis pas à fermer cette plaie de votre âme, vous ferez tous vos efforts pour vous guérir ? Ai-je affaire à une enfant romanesque et entêtée, ou bien à une jeune fille forte et courageuse ?

— Doutez-vous de moi ? dit Sarah.

— Non, je ne doute pas de toi ; tu es une Mowbray, tu dois savoir souffrir en silence… Allez vous coiffer, Sarah, et tâchez d’être aussi soignée dans votre toilette, aussi calme dans votre maintien que de coutume. Nous allons attendre quelques jours encore avant de décider de notre avenir. Jurez-moi que vous n’écrirez à aucune de vos amies, que je serai votre seule confidente, votre seul conseil, et que vous travaillerez à être digne de ma tendresse. »

Sarah jura, en pleurant, de faire tout ce que désirait sa tante : mais, malgré tous ses efforts, son chagrin fut si visible qu’Olivier s’en aperçut dès le premier instant. Il regarda lady Mowbray et trouva la même altération sur ses traits. Les vérités qu’il avait confusément entrevues brillèrent à son esprit ; les pensées qui, par bouffées brûlantes, avaient traversé son cerveau à de rares intervalles, revinrent l’embraser. Il fut effrayé de ce qui se passait en lui et autour de lui ; il prit son fusil et sortit. Après avoir tué quelques innocentes volatiles, il rentra plus fort, trouva les deux femmes plus calmes, et la soirée s’écoula assez doucement. Quand on a l’habitude de vivre ensemble, quand on s’est compris si bien que durant longtemps toutes les idées, tous les intérêts de la vie privée ont été en commun, il est presque impossible que le charme des relations se rompe tout à coup sur une première atteinte. Les jours suivants virent donc se prolonger cette intimité, dont aucun des trois n’avait altéré la douceur par sa faute. Néanmoins la plaie allait s’élargissant dans le cœur de ces trois personnes. Olivier ne pouvait plus douter de l’amour de Sarah pour lui ; il en avait toujours repoussé l’idée, mais maintenant tout le lui disait, et chaque regard de Metella, quelle qu’en fût l’expression, lui en donnait une confirmation irrécusable. Olivier chérissait si réellement, si tendrement sa mère adoptive, il avait connu auprès d’elle une manière d’aimer si paisible et si bienfaisante, qu’il s’était cru incapable d’une passion plus vive ; il s’était donc livré en toute sécurité au danger d’avoir pour sœur une créature vraiment angélique. À mesure que ses sentiments pour Sarah devenaient plus vifs, il réussissait à se tranquilliser en se disant que Metella lui était toujours aussi chère ; et en cela il ne se trompait pas ; seulement pour l’une l’amour prenait la place de l’amitié, et pour l’autre l’amitié avait remplacé l’amour. L’âme de ce jeune homme était si bonne et si ardente qu’il ne savait pas se rendre compte de ce qu’il éprouvait.

Mais quand il crut s’en être assuré, il ne transigea point avec sa conscience : il résolut de partir. La tristesse de Sarah, sa douceur modeste, sa tendresse réservée et pleine d’une noble fierté, achevèrent de l’enthousiasmer ; expansif et impressionnable comme il l’était, il sentit qu’il ne serait pas longtemps maître de son secret, et ce qui acheva de le déterminer, ce fut de voir que Metella l’avait deviné.

En effet, lady Mowbray connaissait trop bien toutes les nuances de son caractère, tous les plis de son visage, pour n’avoir pas pénétré, avant lui-même peut-être, ce qu’il éprouvait auprès de Sarah. Ce fut pour elle le dernier coup ; car, en dépit de sa bonté, de son dévouement et de sa raison, elle aimait toujours Olivier comme aux premiers jours. Ses manières avec lui avaient pris cette dignité que le temps, qui sanctifie les affections, devait nécessairement apporter ; mais le cœur de cette femme infortunée était aussi jeune que celui de Sarah. Elle devint presque folle de douleur et d’incertitude : devait-elle laisser sa nièce courir les dangers d’une passion partagée ? devait-elle favoriser un mariage qui lui semblait contraire à toute délicatesse d’esprit et de mœurs ? Mais pouvait-elle s’y opposer, si Olivier et Sarah le désiraient tous deux ? Cependant il fallait s’expliquer, sortir de ces perplexités, interroger Olivier sur ses intentions ; mais à quel titre ? Était-ce l’amante désespérée d’Olivier, ou la mère prudente de Sarah qui devait provoquer un aveu aussi difficile à faire pour lui ?

Un soir, Olivier parla d’un voyage de quelques jours qu’il allait faire à Lyon ; lady Mowbray, dans la position désespérée où elle était réduite, accepta cette nouvelle avec joie, comme un répit accordé à ses souffrances. Le lendemain, Olivier fit seller son cheval pour aller à Genève, où il devait prendre la poste. Il vint à l’entrée du salon prendre congé des dames ; Sarah, dont il baisa la main pour la première fois de sa vie, fut si troublée qu’elle n’osa pas lever les yeux sur lui ; Metella, au contraire, l’observait attentivement ; il était fort pâle et calme, comme un homme qui accomplit courageusement un devoir rigoureux. Il embrassa lady Mowbray, et alors sa force parut l’abandonner ; des larmes roulèrent dans ses yeux, sa main trembla convulsivement en lui glissant un lettre humide…

Il se précipita dehors, monta à cheval et partit au galop. Metella resta sur le perron jusqu’à ce qu’elle n’entendît plus les pas de son cheval. Alors elle mit une main sur son cœur, pressa le billet de l’autre, et comprit que tout était fini pour elle.

Elle rentra dans le salon. Sarah, penchée sur sa broderie, feignait de travailler pour prouver à sa tante qu’elle avait du courage et savait tenir sa promesse ; mais elle était aussi pâle que Metella, et, comme elle, elle ne sentait plus battre son cœur.

Lady Mowbray traversa le salon sans lui adresser une parole ; elle monta dans sa chambre et lut le billet d’Olivier.

« Je pars, vous ne me reverrez plus, à moins que dans plusieurs années… et lorsque miss Mowbray sera mariée !… Ne me demandez pas pourquoi il faut que je vous quitte ; si vous le savez, ne m’en parlez jamais ! »

Metella crut qu’elle allait mourir, mais elle éprouva ce que la nature a de force contre le chagrin. Elle ne put pleurer, elle étouffait ; elle eut envie de se briser la tête contre les murs de sa chambre ; et puis elle pensa à Sarah, et elle eut un instant de haine et de fureur.

« Maudit soit le jour où tu es entrée ici ! s’écria-t-elle. La protection que je t’ai accordée me coûte cher, et mon frère m’a légué la robe de Déjanire ! »

Elle entendit Sarah qui approchait ; et se calma aussitôt ; la vue de cette aimable créature réveilla sa tendresse, elle lui tendit ses bras.

« Ô mon Dieu ! qu’est-ce qui nous arrive ? s’écria Sarah épouvantée. Ma tante, où est allé Olivier ?

— Il va voyager pour sa santé, répondit lady Metella avec un sourire mélancolique ; mais il reviendra ; ayons courage, restons ensemble, aimons-nous bien. »

Sarah sut renfermer ses larmes ; Metella reporta sur elle toute son affection. Olivier ne revint pas : Sarah ne sut jamais pourquoi.

Mais le temps est plus maître de nous que nous-mêmes ; la femme ne veut pas se flétrir sans avoir fleuri, et il n’est point de courageux dévouement que Dieu ne récompense dans ceux qui l’accomplissent, ou dans ceux qui en sont l’objet. Celui d’Olivier porta ses fruits. Sarah s’habitua peu à peu à son absence, et un jour vint où elle aima un époux digne d’elle. Metella, fortifiée contre le souvenir des passions par une conscience raffermie et par le sentiment maternel que la douce Sarah sut développer dans son cœur, descendit tranquillement la pente des années. Quand elle eut accepté franchement la vieillesse, quand elle ne cacha plus ses beaux cheveux blancs, quand les pleurs et l’insomnie ne creusèrent plus à son front de rides anticipées, quand l’effacement du marbre antique se fit calme, lent, et rationel, on y vit d’autant plus reparaître les lignes de l’impérissable beauté du type. On l’admira encore dans l’âge où l’amour n’est plus de saison, et dans le respect avec lequel on la saluait, entourée et embrassée par les charmants enfants de Sarah, on sentait encore l’émotion qui se fait dans l’âme à la vue d’un ciel pur, harmonieux et placide que le soleil vient d’abandonner.